Des psychothérapies à domicile : une démarche qui fait obstacle à la répétition de la maltraitance
1Les familles « à problèmes multiples » auxquelles fait référence Martine Moralès-Huet (1997) – familles désocialisées, exclues, en détresse psychologique et sociale, présentant des risques de maltraitance ou de carence pour l’enfant – sont des familles non seulement « difficiles à joindre », mais inaccessibles par d’autres moyens que les rencontres à domicile. Ces rencontres nécessitent avant de se mettre en place un long travail d’approche et de mise en confiance. Des suivis psychothérapeutiques particulièrement difficiles, qui ne s’engagent pas à la légère, en raison du coût financier et humain qu’ils exigent, du temps d’apprivoisement incontournable, de la ténacité dont il faut faire preuve, ténacité aussi patiente et convaincue que ces familles sont insaisissables. Incapables de s’adresser aux institutions officielles qu’elles craignent par-dessus tout, ces familles engagent à mettre en place une stratégie adaptée aux difficultés qu’elles rencontrent et génèrent à la fois.
2De nombreux travaux se sont intéressés à la manière d’atteindre ces familles en grandes difficultés sociales et psychiques et aux moyens d’enrayer la répétition des traumatismes. Ces recherches ouvrent sur des pratiques innovantes engagées actuellement autour de la mise en place des liens précoces et de leurs distorsions dont fait partie ce suivi thérapeutique d’inspiration analytique. Il fait suite à l’article précédemment paru dans la revue « Devenir » qui en exposait le déroulement (Cazenave, 2007). Il s’inscrit dans les travaux de recherche, comme le sont ceux sur le développement de la théorie de l’attachement, telle que l’a réfléchie S. Lebovici et actuellement l’équipe d’A. Guedney à l’hôpital Bichat-Claude-Bernard. Une recherche-action est en cours, qui cible l’évaluation et le soutien des compétences parentales et de l’attachement dans la petite enfance. Des interventions précoces par des psychologues formés à cet effet se font au domicile de l’enfant (Dugravier, Guedeney, Saias, Greacen, Tubach, 2009).
3Les temps qui entourent la naissance et l’arrivée de l’enfant sont des moments de remaniements psychiques intenses. Ils réactivent les fantômes terrifiants du passé, donnant aux intervenants une occasion unique de les démasquer et d’entraver ainsi la reconduite de leur mandat sur la génération suivante. « Lieu d’entre-deux par excellence » pour A. Guedeney, l’arrivée du bébé fait une place privilégiée et inquiétante à la répétition, elle est alors « la chance d’une remise en jeu » des forces en présence. C’est donc bien « un moment potentiellement fécond pour l’intervention ». Un moment où se déchaîne la violence de l’archaïque au cours duquel l’analyste, en y résistant, introduit au sein des familles par sa présence même la nouveauté qui va permettre une mutation « transformante », au sens de W. R. Bion. Pour la théorie de l’attachement, qui se préoccupe particulièrement de ces processus de répétition liés aux séparations précoces, à la carence des soins maternels et leur transmission intergénérationnelle, c’est un moment essentiel et une chance de « remise en jeu des comportements d’attachements » (Bowlby, 1978 ; Guedeney, 2000).
4Les psychothérapies à domicile d’inspiration analytique ont déjà une longue histoire. Elle se confond avec celles des cliniciens qui, de tout temps, ont lutté avec ténacité contre les croyances du moment, pour faire connaître l’isolement et la détresse des jeunes enfants, liés aux insuffisances de maternage et à leurs conséquences. Ces interventions sont multifocales et s’adressent en priorité aux familles « inaccessibles par d’autres moyens » et démunies devant les aides et les lieux de soins qui leur sont proposés (Guedeney, 1997). Désocialisées ou inscrites dans des ruptures majeures de liens avec leur entourage, leurs voisins, le corps social, elles ne font appel aux institutions que dans l’urgence et ne donnent pas suite. Ces familles en détresse physique, psychique et morale, isolées ou exclues, dont l’enfance a été souvent blessée, négligée ou séparée, refusent toute aide et sont insaisissables. Il s’agit souvent d’une détresse multifactorielle (Moralès-Huet, 1997), engendrant des comportements de méfiance envers les institutions, chez des familles qui ont renoncé à sortir de leurs difficultés et/ou qui n’en ont pas les moyens. Elles s’enferment dans un découragement majeur ou se déploient dans une lutte perpétuelle contre la dépression des comportements maniaques tout aussi dangereux et dommageables pour la croissance psychique et physique du jeune enfant que pour ses acquisitions, ses capacités de relations et parfois sa vie même.
5Se rendre au domicile de ces parents que l’on dit « sans qualités », c’est mettre à leur disposition la possibilité de conquérir celles-ci. C’est peut-être une occasion unique qu’il leur est donné de pouvoir « éprouver » un sentiment de sécurité, cette « base sûre » dont parle J. Bowlby lorsqu’il théorise les différentes sortes d’attachement. Ceci n’est possible qu’en leur laissant la « maîtrise » de la rencontre, au sein d’un environnement familier duquel elles peuvent rester maîtres. Cet espace non familier pour le thérapeute, qui peut devenir extrêmement mouvant, réclame une sécurité personnelle forte et une grande adaptabilité. Mais parallèlement, ce mode d’intervention facilite la diminution des modes de défenses habituelles de ces familles et autorise à « faire d’eux des partenaires » (Guedeney, 1997).
6Une visite conjointe est prévue dans ces familles lorsque la décision en est prise, celle de la sage-femme qui suit la parturiente et celle du thérapeute qu’elle introduit dès qu’elle le peut. Dans les grossesses non suivies ou à risques qui provoquent l’inquiétude des soignants de la maternité, un premier contact est pris au lit de la jeune mère et facilite le lien qui se met en place. La manière dont est engagée la relation avec une première figure de référence est primordiale. Elle garantit l’engagement et la suite du suivi thérapeutique. Ce premier soignant que la mère peut investir au cours de l’hospitalisation demeurera une figure de référence stable maintes fois évoquée au cours de « la thérapie » et sur laquelle il est possible de s’appuyer. En ce qui concerne Michèle et Myriam, une sage-femme plus ancienne que les autres a joué ce rôle, relayée par le professeur A. Guedeney qui propose à cette jeune mère désorganisée un suivi à domicile qu’elle accepte. Une alliance établie avec la grand-mère de l’enfant en facilite la mise en place.
7Il est essentiel, au cours de ces suivis, de travailler avec les professionnels, médecins, assistantes sociales et puéricultrices du secteur de pmi concernés ; pour ces dernières, l’alliance de travail est rapide, nous nous rencontrons régulièrement au staff de l’hôpital, dans leurs bureaux, sur le trottoir, lors des visites à domicile. Nous n’hésitons pas à nous joindre par téléphone dès que l’inquiétude pour l’enfant devient trop forte. Il nous semble important de pouvoir échanger nos expériences différentes sur ces familles « difficiles à joindre », et particulièrement sur ce couple mère/bébé (Michèle et sa fille Myriam) qui inquiète sérieusement tous les acteurs des services de prévention petite enfance. En lien avec le centre Ney et le service du professeur A. Guedeney, une coopération s’engage. Nous aurons longtemps des échanges intéressants et fructueux sur les comportements de la jeune mère avec son bébé, sur le développement de l’enfant, sur le mode de fonctionnement de la famille. Nous partagerons des inquiétudes réciproques, remarquant par la suite que nos sentiments de l’urgence sont décalés. Ainsi, il m’arrive de rassurer la puéricultrice qui sent un danger imminent pour l’enfant, percevant la mère comme dépressive et dangereuse pour le bébé, alors que ce n’est pas ce qui ressort de « l’observation » du moment. Inversement, je peux être très inquiète alors que la puéricultrice ne l’est pas. Les avis des puéricultrices ou de la directrice de la halte-garderie où va l’enfant me seront toujours d’une grande utilité.
8Dans l’immédiate après-guerre (1939-1945), des psychanalystes précurseurs ont lutté contre les conséquences irréversibles des carences précoces. R. Spitz prend conscience des conséquences dramatiques des séparations et des pertes chez le très jeune enfant. John Bowlby à la Tavistock Clinic à Londres collabore avec Jenny Aubry en charge de la fondation Parent de Rozan (1950-1958). M. David, G. Appell, M. Gerber en France (1955) développent de nombreuses pratiques préventives innovantes et travaillent en lien avec Emmi Pickler, fondatrice de l’institut de Loczy à Budapest (Guedeney, 2006). Parallèlement, M. David met en place un travail d’observation directe au sein même des familles et, avec l’aide de S. Lebovici, développe une prévention des placements en urgence. Ces recherches sont poursuivies actuellement en France par F. Jardin et son équipe, S. Stoléru et M. Moralès-Huet et coll, N. et A. Guedeney et coll.
9Parallèlement aux travaux de M. David, S. Fraiberg, en 1970, tente, à l’intérieur d’un programme de prévention des carences précoces, d’accéder à ces familles pour répondre aux besoins vitaux des mères et des bébés en grande détresse. Les observations cliniques qui en résultent sont présentées dans son ouvrage (Fraiberg, 1989). Elle décrit leur approche et les suivis psychothérapeutiques à domicile, qu’elle centre sur la relation. Ils permettent d’atteindre et de faire face « à des situations à “hauts risques” inaccessibles aux thérapeutes travaillant en institutions ». Travail véritablement pionnier, il fut poursuivi et/ou adapté par ses successeurs, entre autres : S. Greenspan et coll 1987, et d’autres équipes, Lieberman, Weston et Pawl, 1991, Weatherson, 2003 (Dugravier, Guedeney, 2007).
10S. Fraiberg, assistante sociale de formation, chercheuse en développement connue pour ses travaux sur les enfants aveugles, s’est appuyée sur son expérience à la fois des suivis à domicile des situations difficiles et sur sa formation analytique. Je me suis donc penchée avec beaucoup d’intérêt sur ses travaux. S. Fraiberg m’est apparue remarquable par sa capacité d’empathie, sa ténacité face aux situations les plus désespérées, particulièrement perceptible lorsqu’elle relate avec E. Adelson l’histoire, la rencontre et le suivi de Beth et de Trudy (Adelson, Fraiberg, 1999). Son ouvrage et tout particulièrement cet article m’ont servi de support de réflexion pour le suivi thérapeutique de Michèle et Myriam. J’ai donc rejoint sans difficulté et adapté une pratique et un mode d’intervention à domicile qui m’étaient familiers. La place centrale donnée au travail du contre-transfert et à son élucidation, ainsi que l’exerce S. Fraiberg, inscrit celui-ci dans une adaptation de la démarche analytique.
11Ainsi, avoir l’opportunité d’expérimenter une démarche personnelle dans un lieu où un projet commence à naître est une expérience passionnante et attachante. Pouvoir réfléchir en toute liberté à la façon de mettre en place une intervention thérapeutique, avec pour seule consigne une idée forte, celle « du lien à tout prix », laisse libre d’inventer et d’adapter ses attitudes aux circonstances et aux nécessités. Ainsi cette liberté permet-elle de rendre compte que c’est ce fil rouge du lien qui garantit au thérapeute de tenir éveillée sa pensée, au-delà de la sidération provoquée par le fonctionnement anarchique de ces familles. De plus, elle montre l’importance que revêt la certitude de la confiance et du soutien contenant et indéfectible d’un référent expérimenté. Ce soutien est indispensable à la sécurité nécessaire au thérapeute pour effectuer, parfois d’une manière solitaire, ces interventions à risques. Des suivis particuliers qui demandent que soient adaptées certaines des données du cadre et de la pratique analytique classique, tout en en gardant les caractéristiques essentielles qui garantissent la possibilité de son exercice. Ces modes d’intervention qui imposent l’immersion du thérapeute au sein de ces familles chaotiques promettent des moments difficiles certes, mais étonnants quant à leur caractère mutatif.
12La recherche engagée par le projet capedp-Attachement tente de comprendre la manière dont se fait la transmission du style d’attachement, « une manière de nouer des liens qui est primordiale pour les relations psychosociales ultérieures de l’enfant », écrit A. Guedeney dans la présentation de ce projet. Au sein de celui-ci, il a encouragé et suivi la mise en place d’une approche personnalisée, d’inspiration psychanalytique, d’une jeune mère de 19 ans Michèle et de sa petite fille de 4 mois, Myriam. Cet article tente d’élaborer le suivi thérapeutique de Michèle, de Myriam puis de la famille entière (Cazenave, 2006) dans la recherche d’une relation stable et sécurisante pour les adultes et pour l’enfant, en en dégageant les applications pratiques.
Michèle (prénom changé) a 19 ans lorsqu’elle accouche. Elle inquiète les soignants de la maternité par son comportement incohérent. Arrivée en urgence pour des maux de ventre, sa grossesse méconnue est venue la surprendre. Personne n’avait perçu son état. Encore moins sa famille, dont elle est séparée et qu’elle ne voit alors qu’épisodiquement, que le compagnon du moment qui accepte dans un deuxième temps de reconnaître l’enfant. Elle s’en séparera très vite, incapable de prolonger une vie de couple qu’elle n’habite que de l’extérieur.
À la maternité, elle est incapable de toucher Myriam. Elle ne le fera qu’en imitation de ses voisines et sur l’injonction de son compagnon. Elle perçoit son bébé comme persécuteur et dangereux car il entame brutalement, par sa présence incontournable, l’organisation fragile de la jeune mère. Dans l’impossibilité d’entrer en empathie avec lui pour en interpréter les manifestations, elle s’en défend par une interprétation toute puissante qui n’apaise pas l’enfant et en détourne le sens. Rapidement, les besoins du bébé vont non seulement lui être énigmatiques, mais rivaliser avec ses besoins propres. Michèle méconnaît les demandes de l’enfant comme il en a été précédemment des transformations de son corps adolescent aux formes masquées par l’embonpoint, puis de la grossesse dissimulée sous une montagne de pulls, enfin de ce bébé présent à côté d’elle et qu’elle ignore. Celui-ci risque d’être oublié dans ses silences, maltraité dans ses cris…, il ne semble représenter alors qu’une sorte de « chose » inanimée, dont les manifestations dangereuses pour la jeune mère vont être interprétées à l’aune des angoisses qu’elle projette sur lui.
Son passé est traversé par des maltraitances, de nombreuses séparations, des placements en familles d’accueil dont elle n’a aucun souvenir, des fugues, la solitude et des rencontres fugaces de compagnons désocialisés… Elle accouche sous X après avoir envisagé de faire une ivg, évoque l’idée d’un foyer maternel, puis l’éventuel retour chez ses parents. Ces signes inquiétants ajoutés à ses manifestations phobiques envers l’enfant amènent le service de la maternité à présenter son dossier « au staff de parentalité » de l’hôpital. Myriam ne présente heureusement aucun problème, c’est un beau bébé. En lien avec l’équipe hospitalière de la maternité, du cmp et de la pmi, sur l’instigation du professeur Antoine Guedeney, un suivi est décidé et accepté par la jeune mère. Ce suivi à domicile est alors proposé « à la fois comme mode de surveillance et d’évaluation ». Il commencera au domicile de la jeune mère et se poursuivra chez ses parents, obligeant la prise en compte dans le suivi thérapeutique de l’ensemble de la famille sur trois générations. Il s’avèrera difficile car la famille chez qui elle retourne ensuite n’aura de cesse, par un mode de défense particulier, d’en éliminer un à un tous les intervenants.
14Ces familles qui fonctionnent en autarcie n’éprouvent aucun besoin de consulter, fuient tout contact, vivent repliées sur elles-mêmes, restent inaccessibles aux interventions de soutien et refusent toute aide. Fusionnelles et emboîtées, les places et les générations sont échangeables, leur incapacité à créer des liens quels qu’ils soient et la violence qui naît de leur indistinction et de leur histoire traumatique se reconduisent d’une génération à l’autre. La crainte de la séparation, événement violent qui a déjà eu lieu (Winnicott, 1974), et les angoisses qui habitent en permanence ces familles les poussent involontairement à agir pour en provoquer la répétition. En cela, elles exposent aux regards extérieurs leur maltraitance sur le bébé. Elles mettent violemment en scène leurs conflits, en en exacerbant l’expression visuelle et sonore parfois à la limite du supportable. Cette extériorisation d’une histoire de violence passée, méconnue d’elles-mêmes, en porte ainsi la répétition. Aussi a-t-elle toutes les chances de sidérer les témoins ou de les déborder émotionnellement, les provoquant à agir dans l’urgence. Le risque est tout aussi grand de passer à côté de la maltraitance de l’enfant qu’il faut évaluer, tant les besoins des adultes d’attention pour eux-mêmes sont démesurés, que d’agir trop vite en fonction des craintes « catastrophiques » (Bion) que ces familles provoquent. Les ruptures de liens viennent sans cesse scander le quotidien de leurs relations précédant la crainte qui les habite d’être, à nouveau, objet d’abandon. Ces mises en scène sont là comme pour induire le rejet ou le retrait d’enfant, en miroir de l’intensité des éprouvés passés et des ressentis présents de persécutions. Elles font craindre des passages à l’acte impulsifs sur l’enfant qui le mettent régulièrement en danger. Le risque de maltraitances psychiques comme physiques est grand : bombardements sensoriels, empiétements liés aux projections parentales pathologiques débordant les capacités de l’enfant à y faire face (débordement du pare-excitant), entravant sa croissance. Car, élément nouveau dans ces familles closes sur elles-mêmes, le bébé agit comme un corps étranger qui réactive des défenses archaïques violentes et concentre toutes les contradictions.
15La capacité réflexive de l’adulte lui permettant de penser son existence propre a été mutilée très précocement, probablement par des mécanismes proches de ceux observés. Elle n’autorise pas le parent à penser le bébé comme différent de lui et entrave, par ce biais, la possibilité de son autonomie et celle de sa subjectivation. L’enfant n’est donc perçu que de l’extérieur, sans connaissance intime de ses besoins. Ses protestations, parce qu’elles sont incomprises, sont vécues par la mère comme dangereuses et sont en cela même ignorées ou rejetées. Les « Non, c’est pas çà ! », répétés avec une conviction butée comme un leitmotiv par Michèle, forment un barrage érigé chaque fois que je tente d’interroger le sens des manifestations du bébé.
– « Peut-être est-elle fatiguée ? A-t-elle faim, soif, besoin de sa maman… ? »
– « Non c’est pas ça, elle cherche qu’à m’embêter ! »
17Ce bébé non reconnu comme différent n’est pas autorisé à se différencier. Et ses tentatives de séparations sont insupportables pour sa jeune mère qui, involontairement, en ignorant ses besoins, le « maltraite ». Elle-même semble avoir subi cette violence de l’incompréhension, « ses (propres) parents ne l’ayant pas reconnue pour elle-même comme une individualité indépendante, assumant des pensées et des désirs autonomes » (Couchard, 1991, p. 157). La mère de Myriam exprime sans être entendue sa souffrance et sa solitude lorsqu’elle se punit et se maltraite à travers ce double qu’est l’enfant, duquel elle ne supporte aucun écart. Cette impossible quête maternelle cherchant à faire coïncider l’enfant réel avec l’enfant imaginaire est la création des mécanismes archaïques de clivage, d’identification projective pathologique et d’idéalisation primaire.
18Ces mères dépourvues « d’insight », parfois gravement perturbées dans la perception du monde qui les entoure, ne peuvent mettre qu’un monde dangereux et appauvri à la portée de l’enfant. Incapables d’identifier les intentions d’autrui, elles ne gèrent les relations que sur le mode de la violence, de la rupture et de l’absence. L’enfant est pris lui-même dans cette logique qui le rend menaçant aux yeux de sa mère. Il est alors menacé par les défenses qu’elle met en place pour s’en protéger.
19Nombreuses sont ces familles dites « sans qualités » qui vivent totalement isolées. Elles ont rompu tous les liens familiaux et n’engagent aucun lien social. De par leur organisation psychique fragile, leur histoire et leurs expériences passées, elles sont habitées par l’idée obsédante du risque du retrait de l’enfant. Cette crainte les engage dans l’évitement et non dans une recherche active d’être aidées. Les échecs successifs des intervenants s’inscrivent dans « l’attaque de tous les liens » (Bion), car c’est un des modes de défense habituel de ces familles que de rompre systématiquement les relations. Continuellement absentes ou inaccessibles, elles n’offrent pas la possibilité d’évaluer les risques réels que court l’enfant et pourtant, bien évaluer les risques est bien la difficulté ultime lorsque l’on « s’immerge » au sein de la famille.
20Des familles dont les réactions impulsives et agressives, peu intériorisées, fusent dans l’espace groupal : affects non élaborés, amour et haine, mouvements pulsionnels « désintriqués ». Ces éprouvés se confondent (M. Klein) sans pouvoir se conjuguer, mouvements psychiques contradictoires, qui ne peuvent qu’intensifier la violence de leurs influences. Ainsi, pour N. Guedeney, ces familles exposent-elles quotidiennement leurs « problèmes multiples » et leur maltraitance aux yeux de témoins extérieurs sidérés. En semant la peur autour d’elles, elles obligent bien souvent les équipes de prévention à envisager une action dans l’urgence comme le retrait de l’enfant. Par ces « mises en scène » de leurs conflits, elles peuvent provoquer les institutions à devenir les acteurs « agis » de leur histoire. Ce que pourtant ces institutions tentent d’éviter s’actualise alors à leur corps défendant, par méconnaissance de la part jouée par les projections des familles dans leurs décisions. Ainsi se renforce le traumatisme familial qui n’oublie pas d’en déléguer le mandat à chaque génération.
21Toute présence de personnes extérieures étant systématiquement vécue comme dangereusement intrusive et envahissante, le thérapeute doit savoir que ses premiers contacts avec la mère et/ou la famille déclencheront des montées d’angoisses hautement persécutrices provoquant « impérieusement » leur fuite, ou renforçant leur enfermement. Ces « familles si difficiles à joindre » sont absentes aux rendez-vous fixés, évitent par tous les moyens la présence des intervenants. Ainsi le thérapeute se retrouve-t-il le plus souvent devant des portes et des volets fermés à double tour, dans un silence insupportable, avec un sentiment de solitude, d’échec et de découragement profond. La capacité de ces familles à inverser les rôles, à mettre en échec toutes les aides, contrarie d’autant les nouvelles initiatives qu’elle se répète. Avec une ténacité sans faille, ces familles annulent tour à tour les effets d’un soutien pourtant efficace. Il en résulte un travail impressionnant qui épuise les équipes sans améliorer pour autant la situation (Cazenave, 2006).
22Par leur façon de fonctionner et la maîtrise pathologique de leur environnement, ces familles attaquent également les repères habituels des intervenants en semant la confusion autour d’elles. Ainsi divisent-elles les équipes et les provoquent-elles à ressentir leurs propres éprouvés d’abandon. La désespérante solitude contre laquelle chacun des membres de la famille lutte devient contagieuse. Par des comportements maniaques, dans une « rivalité primaire » qui ne peut être ni perçue ni pensée, chaque membre du groupe et le groupe tout entier neutralisent la pensée, les émotions et toute initiative éventuelle de leurs « interlocuteurs », vite plongés à leur tour dans une grande confusion. Sur le mur externe des défenses, tout impact des paroles d’un thérapeute et/ou des événements de la vie glisse ou rebondit, donnant l’illusion désespérante de ne jamais pouvoir entamer la carapace rigide de celui-ci. W. R. Bion parle d’une volonté obstinée de ne pas apprendre par l’expérience, position toute puissante à laquelle se heurtent les tentatives extérieures d’aide ou de conseils. Approcher ces familles en grandes difficultés et établir une relation durable s’avère difficile, c’est pourtant la condition première non d’une simple rencontre, mais d’un suivi des parents et de l’enfant.
23Afin de diminuer le risque de maltraitance, d’abus et de négligence envers l’enfant, il faut mettre en place des interventions extrêmement précoces, si possible en cours de grossesse, au plus tard dès les premiers mois de l’enfant.
24La question de la méthode, de la manière de tisser ces liens, d’arriver à les inscrire dans la durée se pose d’emblée. Comment approcher ces familles persécutées et inaccessibles, elles qui ne répondent à aucune convocation, ne se rendent aux consultations de l’hôpital ou d’un médecin de ville que dans l’urgence. Comment trouver « une manière adaptée d’entrer en relation avec elles, sans provoquer immédiatement leur fuite » ? (Cazenave, 2006).
25Une présence régulière au staff de parentalité de l’hôpital Bichat m’a permis d’évaluer la gravité des problèmes rencontrés par les équipes soignantes dans cet arrondissement. Problèmes d’hébergement, familles nombreuses vivant temporairement dans des hôtels, des logements insalubres, des squats…, familles monoparentales, isolées ; enfants placés et immédiatement remplacés par une nouvelle naissance, grandes détresses d’abandon de l’enfance, pathologies psychiques, grossesses adolescentes de mineures déscolarisées, ou femmes enceintes sans papiers et sans suivi ; maltraitances sur des femmes qui arrivent dans les services d’urgence ou de maternité, brûlées, défigurées ; maltraitances d’enfants petits, drogue, prostitution, mariages forcés, familles transplantées avec leurs lots de solitude et de pauvreté, grossesses non suivies, vih… Aux problèmes de santé publique se surajoutent de nombreux traumatismes liés aux carences multiples et/ou aux déracinements, avec pour conséquences les affects dépressifs et/ou les sentiments de persécution qui en découlent.
26Les multiples prises de contact avec ces familles « sans demandes » sont décourageantes ou stériles. Elles évincent les intervenants et entament, par leur absence de participation, la résistance obstinée que l’on met à entrer en relation avec elles. La période de la grossesse et les moments sensibles qui entourent la naissance sont pourtant des espaces de changements privilégiés et ne se représenteront qu’à l’occasion d’une autre grossesse, ils engagent la qualité du lien parent/enfant. Ils sont, par leur capacité de remise en jeu du destin, une chance pour la construction de la subjectivité de l’enfant et pour l’évolution de la jeune mère, une chance pour la qualité du lien qui les relie. Dès les premiers instants et en deçà, la qualité du lien parent/enfant détermine les modes de relations futurs du bébé, influe sur ses capacités à entrer dans les apprentissages, curiosité exploratrice qui a pu être constamment freinée par des interventions parentales autoritaires et discordantes.
27Vu les difficultés relationnelles de ces familles, l’expérience des visites au domicile en tant que puéricultrice et la liberté qui m’est octroyée, je fais immédiatement le pari de l’innovation : laisser se dérouler sans a priori ces rencontres, en adaptant ma pratique d’inspiration analytique aux événements tels qu’ils se présentent. Cette position permet de rester ouverte à la nouveauté et à son renouvellement, évite de rigidifier des attitudes qui se révèleraient rapidement intenables et stériles alors qu’il faut envisager d’inscrire coûte que coûte ces rencontres dans la durée (dans ce cas, jusqu’aux trois ans de l’enfant). Ces suivis thérapeutiques qui concernent en premier lieu ce « couple mère/bébé » fusionnel, inséparable et chaotique, incluent dans un second temps la famille sur plusieurs générations. L’environnement familial particulièrement perturbé, les comportements insolites et défensifs imaginés par le groupe familial pour faire barrage à ces rencontres demandent une grande souplesse d’adaptation aux circonstances, un aménagement renouvelé du cadre, une position inconditionnelle en la faveur de chacun des membres du groupe, un soutien discret mais efficace du bébé, une résistance « à toute épreuve ».
Des outils princeps pour une approche thérapeutique à domicile
28Les approches thérapeutiques à domicile sont multifocales. Des auteurs ont ouvert et développé dans la diversité des références théoriques de nombreux modes d’interventions : guidances interactionnelles, psychothérapies comportementales, attachementistes, psychodynamiques…, ces dernières ciblant les familles les plus précaires, exclues ou en grande difficulté (capedp-Attachement). Des variantes du modèle original de S. Fraiberg auquel je me suis intéressée se sont développées. Toutes privilégient un suivi social et thérapeutique précoce, à domicile, comme prévention des risques ultérieurs de santé mentale de l’enfant (Dugravier, Guedeney, 2006). Toutes ces interventions, basées sur la qualité des relations et la confiance entre thérapeutes et familles, réalisent un soutien réel de la parentalisation dans la relation au bébé.
L’alliance thérapeutique
29Pour S. Fraiberg et à sa suite Myriam David, Martine Morales-Huet (1997 p. 95), l’alliance thérapeutique « pré », ou premier transfert, va permettre l’inscription d’une suite possible du lien déjà établi au cours de ces différentes rencontres. L’importance requise de la qualité de ces contacts et de ces « attentions contenantes », au sens de W. R. Bion, et bienveillantes est majeure, puisqu’elles garantissent pour ces familles traumatisées et évitantes la possibilité d’accepter un suivi et d’y participer. Il s’agit, pour D. Stern (1995), de mettre en place « un mode d’être avec », une attitude thérapeutique, qui permet à l’intervenant d’établir une alliance avec la mère, dans le but de « rendre possible un travail de pensée, de tenter de mobiliser des capacités associatives », de « faciliter l’accès au monde interne des affects et de la conflictualité intrapsychique » (Moralès-Huet, 1997, p. 89).
30A. Guedeney a créé ce lien avec Michèle, ce qui a facilité par la suite la rencontre à domicile et le suivi thérapeutique au long terme. Cette première rencontre est restée pour la jeune mère et son bébé en permanence la figure de référence « suffisamment bonne », au sens de D. W. Winnicott, et « l’élément tiers et conjoint » de la thérapie : plus qu’un superviseur, une figure parentale rassurante s’inquiétant et prenant des nouvelles de chacun des membres de la famille, comme du bébé.
31Des lettres plutôt que le téléphone ; moins intrusives, elles peuvent être relues. Envoyées à chacune des absences des mères et de leurs bébés ou/et des familles, elles sont personnalisées, avec une attention égale pour chacun de ses membres, excusant le rendez-vous manqué, et supposant une bonne raison pour cela ou un oubli légitime, et s’inquiétant qu’un des membres comme le bébé ait pu être indisposé, malade… Les absences du thérapeute sont, elles, réduites a minima la ou les premières années du suivi… Toute défaillance de sa part est immédiatement sanctionnée par une porte fermée et la crainte que la rupture puisse être définitive. Le thérapeute aura à maintenir activement la relation clinique (Moralès-Huet) pour permettre à ces familles d’expérimenter une autre forme de lien, qui rompt la répétition des échecs passés. S. Fraiberg montre combien cette obstination est payante en termes de soutien et de transformation des liens.
32C’est en interrogeant ses travaux, repris par ses successeurs : Stanley Greepan en 1977 ; Lieberman, Weston et Pawl en 1991 (Weatherson D., 2003), les écrits de Myriam David, ainsi que de nombreux autres travaux sur la petite enfance, que j’ai tenté de repenser ces pratiques. Modèle d’évaluations cliniques et d’interventions précoces, utilisant les usages du suivi social et les principes de la théorie analytique, S. Fraiberg adapte ses connaissances et les met au service particulier de chaque suivi, pour répondre aux besoins spécifiques que réclame chaque situation souvent marquée par la détresse du bébé ou/et la souffrance de la mère. Cette pratique thérapeutique, elle l’appuie essentiellement sur la mise en place d’une alliance thérapeutique autour du bébé, sur l’utilisation du contre-transfert pour la maintenir, comme sur la disponibilité à éprouver, pour les comprendre, les mouvements de liaison et de déliaison qui traversent les rencontres.
33Après l’exposition de divers cas cliniques, S. Fraiberg décrit de manière très vivante la façon dont elle exerce son art, « avec ce sentiment d’urgence sans précipitation » qui la caractérise et sa capacité à faire des liens (Guedeney). Elle tente de soulager la souffrance de l’enfant et la terreur de la mère, ceci jusque dans les lieux les plus désolés, avec une disponibilité étonnante. Le suivi de Beth, maman adolescente, et de Trudy son bébé est exemplaire en ce sens. Après le refus par cette jeune mère adolescente de l’aide offerte par le projet de développement infantile, soutenu par le département de Santé du Michigan, S. Fraiberg décide de s’adapter aux circonstances et, dans des conditions « limites », tente de rester en lien avec la jeune mère anorexique et son bébé affamé, avec comme objectif « de dégager le bébé des conflits de sa mère » (1999, p. 343). Elle rend compte avec précision de ses visites, de leur contenu, de la démarche qu’elle utilise et de la patience nécessaire pour surmonter les résistances de cette mère adolescente pour pouvoir soulager le bébé.
34C’est un bébé qui aurait pu être retiré tant de fois… À l’interface de la mère et de la petite fille, S. Fraiberg se tait et écoute, de cette « écoute » qui lui permet d’entendre la plainte se déployer, qu’elle vienne de la mère ou de l’enfant. Lorsque quelque chose de la « tragique histoire d’abandon et de délaissement » de l’adolescente-enfant se rejoue dans la façon dont elle s’occupe ou plutôt ne s’occupe pas de sa petite fille, S. Fraiberg sait trouver les mots qui expriment la détresse des deux partenaires et arrive à force de patience à se faire entendre (1999, p. 331, 337). Elle permet que les « fantômes qui hantent la chambre d’enfants » soient débusqués, révélant des identifications parentales et grand- parentales annexées au passé, infiltrant le présent et pervertissant les liens de leur présence toute puissante et maléfique. La transmission inconsciente se fait d’autant plus sûrement qu’elle est méconnue. Le bébé en est le réceptacle privilégié, objet et source de ces projections défensives.
35Longtemps « réprimées », ces figures incluses dans l’histoire du sujet surgissent toujours par surprise, dans cette « inquiétante étrangeté » qui les révèle. Elles donnent soudain sens à une histoire insensée. De quelle manière bloquer la répétition de la maltraitance, dans ces familles où elle se reconduit d’une génération à l’autre, sinon en tentant d’en comprendre les modes de transmission ? Les travaux de S. Fraiberg sont inscrits dans une rigueur et une liberté de penser qui inclut et utilise les concepts de la psychanalyse. Ils rendent compte d’une démarche profondément humaine, centrée sur la qualité des relations mère/bébé et sur les conséquences gravissimes de certaines de leurs distorsions (Cazenave, 2006).
L’observation
36Je me suis appuyée sur l’adaptation de la méthode qu’Esther Bick (1963, 1964) imagine, à la demande de John Bowlby, pour tenter de faire cesser la chaîne des répétitions : expérience vécue pendant deux ans dans une unité de mères gravement dépressives et/ou psychotiques hospitalisées.
37Lorsqu’une mère entre en relation avec son bébé, elle s’inscrit dans la continuité des liens ou dans des ruptures répétées. Dans un groupe familial, l’observation des interrelations entre les membres et leurs répercussions sur le thérapeute met en évidence des modes de fonctionnement repérables. L’observation de ces attitudes, dans le cadre d’une « approche psychanalytique », permet de repérer les facteurs qui s’y expriment de concert, mais ils ne sont pas directement à la portée de l’observation. Il faudra les déduire des attitudes de la mère : amour, reconnaissance, haine, envie… Elles peuvent être observées certes dans le comportement, mais aussi dans l’écho qu’elles provoquent au niveau de la perception contre-transférentielle de l’analyste et de sa relecture. Ces deux pôles, observation et éprouvés contre-transférentiels, ne peuvent être à l’arrivée dissociés, sans que soit perdue la richesse qui permet d’en approcher le sens (Cazenave, 2006, p. 29).
38La théorie d’E. Bick, élève de M. Klein, est principalement pour son auteur une méthode d’observation, destinée à la formation des psychothérapeutes d’enfants de la Tavistock Clinic où elle exerce. Ses applications se sont développées en France avec D. Houzel et F. Jardin. Cette méthode, qu’E. Bick a mise en place à la demande de J. Bowlby, servira à former des générations de psychanalystes d’enfants de la British Psychoanalytical Society, puis différents spécialistes de l’enfance. Pour E. Bick, former des thérapeutes passe par la connaissance de l’enfant sain dans son milieu naturel. Au cours de leurs deux premières années, elle demande à ses élèves d’observer des bébés dans leur famille, une heure par semaine, à jour et à heure fixe. L’observation finie, elle conseille de noter de manière détaillée tout ce dont on peut se souvenir. Ceci est travaillé en groupe avec la supervision d’un psychanalyste. Pour E. Bick, « l’éthique de l’observation directe situe par ordre de priorité le bien-être de la mère et du bébé, la formation des personnes et seulement en dernier les objectifs de la recherche » (Siksou et Golse, 1997). Cette observation est thérapeutique à condition que l’observateur sache rester dans une « écoute sympathique », en ne donnant aucun conseil, ce qui serait immanquablement vécu par les mères comme un reproche ou une incapacité à s’occuper de leur bébé. Pour E. Bick (1964, p. 559), l’observateur est confronté à une situation dont l’impact émotionnel est intense.
39S. Lebovici (1983) fait remarquer que les bébés et les mères utilisent l’observateur (ici le thérapeute) comme contenant de leurs angoisses. Certains nourrissons peuvent faire une réaction de transfert massif sur lui. Il doit en cela rester prudent, car ce peut être un écueil à son acceptation par la mère.
40Rester momentanément sur une réserve volontaire évite de provoquer une réaction de dépit de la part de la mère qui peut se transformer en conflit ouvert ou en rupture, mettant en danger le suivi des rencontres. Le travail d’après-coup permet de se dégager et de déjouer l’emprise de la répétition, ce qui en se secondarisant dégage un espace de liberté psychique chez l’observateur. Il entraîne des mobilisations dans le psychisme de la mère et, par là même, dans les interactions fantasmatiques entre elle et son bébé. Il est important de ne pas renoncer à la voie « métaphorisante » dont parle S. Lebovici, elle donne du sens à ce qui est observé et remet en mouvement une histoire. Pour être en mesure d’observer réellement, l’observateur doit prendre de la distance par rapport à ce qui se passe. « Ainsi doit-il permettre à certaines choses d’advenir et résister à d’autres », écrit E. Bick (1963, p. 280).
41Observer, c’est le plus souvent rester silencieux, immergé dans les familles, attentif aux échanges qui se passent entre le bébé et ses partenaires. D. Winnicott a bâti sa théorie sur ses observations directes. Il pensait qu’il pouvait développer ses techniques thérapeutiques dans un cadre que procurait la fiabilité personnelle du thérapeute. Pour lui, observer, cela signifiait parfois « rien d’autre que d’être vivant et attentif et de communiquer en silence » (M. Davis, 1992). De la même manière, D. Houzel (1989) évoque le concept « d’attention », fonction très proche de la « fonction contenante » de W. R. Bion. S’il insiste sur celle-ci, c’est qu’il s’agit pour lui d’un support essentiel du processus thérapeutique. C’est un concept que l’on trouve dans les écrits de S. Freud (1911), dans « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques ». Mécanisme de défense du moi, l’attention est une instance contenante et délimitante de la psyché qui sert à protéger des empiètements du monde extérieur et des tensions intérieures. C’est une fonction proche du pare-excitation. C’est aussi un des premiers temps du fonctionnement de la pensée. Parallèlement au temps de mémorisation, il est suivi du temps de jugement, puis d’action. Ces quatre temps correspondent au déroulement de la méthode d’observation des bébés mise en place par E. Bick. Elle était très exigeante sur leur respect, pour éviter la confusion que provoquent les éprouvés contre-transférentiels violents chez l’observateur.
La fonction d’attention
42La fonction d’attention doit être soutenue. Pour D. Houzel, l’extension de la psychanalyse au très jeune enfant a déplacé la fonction d’interprétation vers la fonction d’attention, ce qui recentre son indication à des situations psychopathologiques qui sont peu organisées. C’est un outil particulièrement important dans le suivi de situations à risques, l’attention portée par l’observateur au bébé « permet de mettre en place les conditions nécessaires à l’expression de ses comportements compétents » (M. Lamour, 1990). Pour Nicole Guedeney, « l’observation Ester Bick » permet au clinicien, en s’intéressant au bébé, de se décentrer de la mère et ainsi d’être moins ressenti comme persécuteur. Le bébé devient alors objet transitionnel de la relation, objet « d’entre-deux », qui sépare et qui protège (Morales-Huet, 1997).
43Il est intéressant de voir que ces comportements compétents d’attention et d’observation peuvent se développer aussi chez les parents lorsqu’ils s’identifient progressivement à la fonction observante du thérapeute et proposent alors à leur tour leurs propres observations. C’est ainsi que G. Haag (1983) parle de « matrice observante » et D. Houzel (1989) de « support identificatoire ».
44Ce qui diffère ici de la méthode E. Bick, c’est que cette méthode d’observation directe était destinée à l’observation des bébés en « bonne santé » physique et psychique, avec un but de formation, c’est-à-dire : « une certaine expérience pratique du développement du nourrisson » (E. Bick, 1964, p. 558). Ce mode d’intervention est centré sur les familles à hauts risques physiques et psychiques pour le bébé. Il s’adresse à une population jeune, « en situation psychosociale fragile, ce qui majore les risques déjà présents aussi bien de marginalisation sociale que de décompensation psychique, dépression grave et conduites de ruptures » (Marcelli, 1995, p. 199). Elle engage le thérapeute dans une relation contre-transférentielle particulièrement orageuse et inquiétante, la défaillance des fonctions maternelles ayant des conséquences traumatiques pour l’enfant, d’autant qu’elle s’inscrit dans un climat de répétitions de ruptures et d’abandons.
45La méthode E. Bick utilise de la même manière que la pratique analytique le contre-transfert du thérapeute comme outil de travail. Elle oblige le clinicien à trouver un lieu pour son élaboration afin de ne pas s’encombrer des angoisses primaires, des sensations et des émotions dont il s’est chargé lors de ces rencontres. Pour rester libre de comprendre ce qui se joue entre les deux acteurs et entre les membres de la famille et le bébé, il faut que les événements prennent sens. Si cette étape de remise au travail des « projections-introjections » était sautée, les enclaves inconscientes déposées dans l’espace interne du thérapeute le conduiraient à les décharger dans des « actings », décisions intempestives et incontrôlées, ou des rétorsions inconscientes, face à l’envie, la jalousie primitive, la haine, le rejet ou le sentiment de disqualification que lui font vivre ces familles. Ces enclaves inconscientes restant agissantes, elles portent en elles le risque de devenir acteur de ce « destin » que tente de faire cesser le suivi thérapeutique.
46L’adaptation de cette méthode autorise à soutenir inconditionnellement la mère, tout en pointant les compétences du bébé et en trouvant parallèlement les moyens, parfois discrets, de le contenir. Au fur et à mesure du déroulement des observations et en fonction du changement chez la mère, le clinicien fait évoluer sa position en « essayant » de respecter le cadre et les données essentielles de cette technique. C’est donc une intervention « contenante » des processus archaïques et des angoisses de la mère et du bébé qu’il faut privilégier, afin que ceux-ci n’en viennent pas à déborder dans la relation les résistances fragiles de l’enfant.
47L’observation dans ces familles est éprouvante, il y a « une véritable violence dans la rencontre ». D’un côté, les mères mettent en place des défenses contre leur bébé et projettent leurs angoisses à la fois sur lui et sur le thérapeute ; de l’autre côté, la souffrance du bébé est difficile à supporter d’autant que le thérapeute se garde bien d’agir, pas plus directement que par des conseils. Cependant, en raison de la pathologie des jeunes mères ou des familles, il serait persécuteur pour elles que le thérapeute reste dans une réserve trop silencieuse et qui pourrait parfois devenir insupportable pour le thérapeute lui-même face à l’intensité des scènes qui se déroulent devant lui. Devant le « trop-plein » d’excitations traumatiques, il peut prudemment prêter sa voix à la mère et/ou au bébé, c’est selon… et tenter d’apaiser la tempête ou interroger le sens de ce qui se passe.
48Trop répondre aux demandes (papiers à remplir, aides diverses de la compréhension de courriers…) comporte, avec ces familles, le risque du retournement persécuté/persécutant, dans la mesure où les réponses ne correspondent pas aux attentes exorbitantes ou narcissiques en présence. Accueillir et soutenir tout en renvoyant, lorsque cela est possible, vers les intervenants compétents ou sinon répondre prudemment en interrogeant la question même, peut aider à élargir la réflexion vers un ailleurs tout en maintenant le lien et en se donnant le temps d’y répondre. Ces demandes d’aides immédiates, si elles doivent être entendues et parfois aidées ou répercutées vers les instances compétentes, sont aussi des demandes d’un autre ordre qu’il ne faut pas manquer. En cela, le thérapeute se doit de questionner sans cesse sa position.
49Ce qui est repris dans le travail engagé avec la famille de Myriam, ce sont des observations faites au domicile, à raison d’une heure par semaine, à jour et à heure fixe par le même thérapeute. Ces données de lieu et de temps, qui font partie du cadre, évoluent en même temps que la relation, mais sont redéfinies et remises au travail pour rester des repères fiables. En s’adaptant aux défenses mises en place par la famille, le thérapeute devient itinérant, adoucit les séparations en prolongeant le temps de la rencontre (Cazenave, 2006, p. 339). Bien qu’évitant de rester en silence, il demeure autant qu’il le peut dans une position observante et soutenante des liens qui se tissent ou se rompent autour de l’enfant. Pour cela, il centre son attention sur le bébé, ce qui laisse la mère libre de ses actes. Les réponses données restent volontairement vagues et évitent d’être des conseils. Elles peuvent être amorcées sous forme d’interrogations qui laissent la mère libre de les réfuter.
– « Myriam a des selles molles, peut-être le jus d’orange ? »
– « Myriam est très active et ne dort pas le soir ? »
– « Et bien, j’ai l’impression Myriam (14 mois) que tu demandes trop de “coca cola” dans ton biberon pour le goûter, comment une petite fille peut-elle dormir après cela ? »
51Ce mode d’intervention indirecte permet, tout en parlant à l’enfant, de mettre en mot la situation, sans trop persécuter la mère. L’intervention qui s’adresse avec une certaine légèreté stimulante à l’enfant et capte son intérêt reste ouverte sur la possibilité d’être questionnée à nouveau par la mère. Elle laisse aussi, en attendant un moment plus propice, la place aux défenses actives de s’exprimer.
– « Non, c’est pas ça, ni le jus d’orange ni le coca cola… C’est elle qui ne veut pas dormir. Elle le fait exprès ! »
53Il faudra donc tenter une autre ouverture, à un autre moment, en pensant que ce n’est pas grave, si cela ne met pas l’enfant en danger et si l’intervention faite préserve à la fois le narcissisme de la mère et le lien à l’enfant. Il faut donc avoir une idée de ce qui est supportable ou non par l’enfant, de ce qu’il est possible d’accepter ou pas et jusqu’où.
L’apport des thérapies de groupes
54Je me suis également appuyée sur mon expérience des thérapies de groupes mères/bébés, vécues pendant deux ans et exercées en institution avec des mères atteintes de pathologies du post-partum et leur bébé. Cette expérience, dont la théorie se réfère aux travaux faits sur les groupes par R. Kaës, D. Anzieu et W. R. Bion, consiste entre autres à comprendre les différents modes de fonctionnement et à contenir les fantasmes archaïques du groupe, au cours de son évolution. Les « hypothèses de bases, organisations typiques des formations psychiques groupales », mènent à créer soit un objet de dépendance totale, soit un objet ennemi contre lequel il faut lutter ou qu’il faut fuir, soit un objet idéalisé dont la venue sauverait le groupe. Ce concept de dynamique inconsciente des groupes permet de comprendre et de repérer les formes d’organisations que prennent les groupes en général – et, dans ce cas particulier, les groupes familiaux – et les angoisses primitives qui les habitent.
Le groupe familial qui gravite autour de Myriam passe par ces différentes évolutions de l’organisation de l’inconscient groupal. Les membres peuvent éprouver des sensations de dangers imminents venant de l’extérieur, en miroir des projections du groupe portées par le grand-père. Des éprouvés phobiques majeurs n’apparaîtront que très tardivement au cours de ce suivi, révélant les peurs que dissimulaient ses irruptions de colères incontrôlables.
56L’expérience de l’approche groupale est un outil qui permet de suivre, de contenir et de transformer les réactions impulsives et les projections du groupe familial. En dépit des conflits d’une violence psychique parfois difficilement soutenable pour l’enfant comme pour le thérapeute, les moments d’illusion groupale sont des moments d’apaisement reposants et gratifiants. Moments de pauses vers un progrès, pourtant jamais acquis, ils obligent à rester prudent. Travailler en s’appuyant sur cette approche groupale dans laquelle on inclut chacun des membres du groupe permet de ne pas oublier l’enfant. C’est, pour moi, une certaine « manière d’être là avec » une position thérapeutique, à l’écoute du contre-transfert, lorsqu’il n’entre pas trop en résonance avec la turbulence des mouvements psychiques groupaux, c’est-à-dire tant qu’il reste opérationnel. Parfois, le thérapeute devient inefficace, neutralisé par la violence des projections du groupe. Il peut imaginer sans difficultés ce que le bébé peut recevoir comme « éléments bêta » à l’état brut, éléments « troués/trouants » perturbant son fonctionnement psychique et entravant son développement. Cette approche aide le thérapeute à « survivre » pour détourner de l’enfant le trop-plein des excitations.
57Les notions de transfert, de contre-transfert et la théorie de W. R. Bion sur l’identification projective normale et pathologique aident à conceptualiser et à « penser au-delà de la sidération » la violence des processus archaïques en présence.
58Dans ce mode d’intervention, le transfert est un élément central. « Il s’agit d’une façon de penser et de faire, directement influencée par la psychanalyse et dans laquelle le transfert est l’élément central, s’il n’est, et de loin, le seul. » Il révèle, à partir de la mise en place d’une alliance thérapeutique, « le retour des fantômes de l’enfance des parents dans la relation au bébé » (Guedeney, 1997). Considérant que le transfert est un outil de « transformation », au sens de W. R. Bion, et comme une boussole qui permet de tenir le cap en dépit des turbulences, il permet à tout moment d’éviter les interventions intempestives autant que maladroites qui ne manqueraient pas de signifier une expulsion immédiate et définitive du thérapeute hors de la famille. Les concepts développés par W. R. Bion « d’attaques contre les liens », « d’identification projective » et de « transformations » sont alors une aide pour approcher une certaine compréhension des relations individuelles et groupales, interpersonnelles et intrapsychiques.
59Si le fonctionnement de « l’appareil à penser les pensées » n’est pas précocement perverti, il ouvre à la capacité de créer des liens, de découvrir le monde, d’apprendre par l’expérience. S’il l’est, l’enfant s’en trouve menacé à tous les niveaux de son développement. J’y ai introduit l’observation pratiquée avec les praticiens de la méthode E. Bick, observation où se déploie une « attention particulière » dans le sens de D. Houzel : « attention contenante » qui fait effet « d’interprétation », alors qu’avec ces familles, une interprétation classique ne porterait en elle aucun effet mutatif, mais serait immédiatement ressentie comme persécutrice. Cette capacité observante, qui rend à même de contenir, a une fonction « transformante » au sens de W. R. Bion. Elle accueille les éprouvés de la jeune mère et permet que se détournent de l’enfant les projections qui le bombardent quotidiennement, empiétant sa psyché et mettant en danger sa subjectivation.
Prétransfert, contre-transfert, transfert
60Pour M. Neyrault (1974), le contre-transfert précède le transfert. Ainsi, lorsque nous transmettons des indications de suivi thérapeutique à domicile pour des familles ou au cours des évaluations qui vont poser les indications d’interventions, nous transmettons bien plus que cela, comme nous pouvons l’observer dès les premiers liens faits lors de la toute première rencontre, quel que soit le lieu. Un « pré-transfert » inaugure le lien en amont de la transmission, originaire, il en garantit la poursuite. Il charge à leur insu les soignants et celui qui en reçoit l’information, ici le thérapeute, qui peut se retrouver chargé d’affects aussi étranges qu’ils lui sont étrangers, ressentant en particulier un intense sentiment d’abandon.
À la sortie de la présentation de Michèle et de Myriam par le professeur A. Guedeney, un éprouvé brutal que rien n’avait laissé supposé m’envahit. Il existe une marge non négligeable entre l’évocation, la présentation, la réflexion et l’éprouvé sensoriel ou émotionnel qui m’habite à ce moment-là : « intense et étrange sentiment d’abandon », qui résume l’expérience de cette jeune mère, placée avec ses frères, dès son plus jeune âge, à l’A.S.E. Elle dit, bien plus tard, lorsque je la rencontre : « Je ne voudrais pas que ma fille vive ce que j’ai vécu… ». Et, à ce moment précisément, celui où la transmission se fait, c’est bien de cela dont il est question dans mon fors intérieur, impression de « dépressivité » qui m’est profondément inconnue et qui s’inscrit a contrario de la défense maniaque que met en place le plus souvent cette jeune femme. Elle semble la protéger de la montée « d’un profond sentiment de perte, de solitude et d’abandon ». Je l’éprouve dans l’instant, ce sentiment de solitude et d’abandon, à la sortie de cet entretien. Il peut révéler une véritable solitude, face à la tâche qui m’attend, et pourquoi pas ? Mais ce n’est pas suffisant. Ce qui viendrait contredire cette réflexion, c’est que je ne reconnais pas cet éprouvé comme m’appartenant. Il est aussi étranger à ma personne qu’a pu l’être la découverte plus tardive d’autres sensations « contre-transférentielles ».
62Le contre-transfert n’existe pas sans son homologue le transfert. « Toutes les relations humaines, qu’elles se constituent spontanément ou qu’elles aient pour objet l’élucidation de cette relation elle-même, peuvent l’utiliser à leur insu et finalement en dépendre. C’est d’avoir dénoncé le concept et d’avoir insisté sur son importance que le psychanalyste tire le pouvoir, et peut-être l’obligation d’en élucider le sens » (Neyraut, 1974, p. 99). M. Neyraut pose la préséance du contre-transfert sur le transfert : ainsi, « les choses parlent avant que l’analyste parle, il pourrait bien ne jamais parler que ce qui l’entoure aurait déjà parlé pour lui ».
63Après avoir été considéré comme « un obstacle », « une résistance », S. Freud en fait une aide thérapeutique (Freud, 1905, 1910). Il n’est pourtant pas le fait unique attribué au seul patient ; il est aussi, pour J. Donnet (1995, p. 12), présent du côté de l’analyste, a des effets qui ne sont pas à négliger et doit faire l’objet d’un travail.
64La relation « transféro-contre-transférentielle » peut s’engager rapidement, parfois à la simple évocation de la famille et de ses ruptures traumatiques lors d’une transmission. L’éprouvé peut surprendre comme l’étrangeté « d’une impression profonde et inhabituelle au thérapeute, et qui met longtemps à disparaître » (Cazenave, 2006, p. 337). Il est ainsi surprenant dans ce cas de constater quand le contre-transfert précède le transfert.
65Le contre-transfert, comme le transfert, comporte des niveaux différents : conscients, préconscients et inconscients. Pour L. De Urtubey, le transfert apparaît comme un signe à décrypter, ni repéré ni compris d’emblée, surgissant sous forme d’affects, de sentiments, de représentations… Ce décryptage constitue une des étapes essentielles du contre-transfert (1994, p. 1271).
66Le jeu des mouvements transféro-contre-transférentiels à partir de la position de W. R. Bion, questionne le transfert du patient et le contre-transfert du thérapeute, ce qu’il en est de « la volonté » du patient de lui faire éprouver des ressentis indifférenciés, de lui laisser en « dépôt » une « réalité interne » dont il veut se débarrasser ou encore de déposer en lui des objets psychiques et des bonnes parties du Soi, pour les mettre ainsi à l’abri du risque d’être détruits par les mauvaises (mécanisme du clivage). Les écrits de Bion sur l’identification projective ont été pour moi une approche intéressante pour tenter de se représenter le mode de dysfonctionnement des relations au sein de ces familles. Si l’identification projective est un mécanisme de défense, il n’est pas toujours pathologique.
67Il existe une identification projective normale. Bion, reprend les travaux de Mélanie Klein sur l’œdipe précoce et sur les mécanismes schizoïdes. Il suppose connus ces travaux et en repart pour élaborer sa théorie « des fonctions », les concepts de « bons » et de « mauvais objets », « d’amour » et de « haine » projetés d’emblée sur la mère, « d’identification projective » et « de clivage » qui lui sont associés, ainsi que les mécanismes de défense primaires comme : « le déni », « l’idéalisation » et « la maîtrise omnipotente » des objets.
68C’est sur le mode de la projection et de l’introjection qui fonctionne dès le début de la vie que le nourrisson interagit avec le monde extérieur et se crée progressivement un monde intérieur. Bion parle d’une réalité de la toute première communication « mère/bébé », celle nécessaire à la survie et au bien-être de l’enfant. Il évoque l’identification projective comme un phénomène « normal », un mode de communication primitif, qui permet à l’enfant de faire connaître ses sensations de malaise ou de bien-être, en espérant que la mère puisse lui donner sens. Cet auteur pose l’identification projective normale comme prototype de tout lien, la rêverie maternelle comme une manière d’établir ce lien (fonction alpha). Cette rêverie est une capacité « observante », « contenante » de la mère ou de son substitut, un état d’esprit particulier, « un appareil à penser les pensées » qui lui permet, en décodant les ressentis que vit son bébé, de les lui confirmer ou d’en atténuer l’intensité. C’est une condition nécessaire à la cohésion de la personnalité du bébé et au sentiment de continuité d’être dont parle D. Winnicott (1949). Avec une approche différente, D. Stern parle « d’accordage affectif », de « transmodalité ».
69Les mouvements transférentiels sont des mouvements présents dans chacune des rencontres de la vie courante, ils créent des liens. Le bébé se sert de ce fonctionnement intuitif pour explorer la psyché de l’objet maternel et pour « absorber » le monde qui l’entoure. Le bébé est au centre de ce qui se joue autour de lui, impliqué avec la mère dans « la constellation familiale » (Stern, 1995). Avec cet outil, l’enfant va créer une façon de communiquer, intersubjectivité dont dépend la stabilité de son espace interne arrimé à la capacité qu’a la mère de comprendre les états internes de son bébé, de les lui traduire de telle manière qu’il puisse ressentir qu’il est compris.
70L’identification projective peut devenir pathologique. Considérée comme le premier mode de fonctionnement du bébé, du fait de son immaturité lorsque les pressions externes et les tensions internes le submergent, il n’a que ce moyen pour exprimer sa détresse et obtenir du secours. Encore peu résistant à la frustration quand il ne peut plus les contenir seul, il ne peut qu’expulser les tensions et les excitations qui le débordent, les peurs et les angoisses « non transformées » que leur intensité rend insupportables. Ce sont pour Bion des éléments bêta. L’enfant crie et s’agite de plus en plus fort, jusqu’à rendre insupportables ses cris. C’est une tentative de transfert d’affects intenses qui vise à obtenir du secours par une intervention de l’adulte, à même de sortir l’enfant de sa détresse (fonction alpha maternelle). Ces mouvements d’extériorisation des ressentis internes au sujet sont comparables à un langage, un langage qui précède le langage verbal. Si elles ne sont pas adoucies et transformées, au lieu d’être un enrichissement pour la personnalité, elles peuvent constituer des enclaves qui appauvrissent la psyché de l’enfant. Leur inscription est alors marquée par des carences ou des « trop-pleins » d’excitations traumatiques. Pour Bion, les éléments bêta sont des éléments à l’état brut, capables « d’intruser » l’espace mental d’autrui, pour le contrôler ou pour lui nuire, par envie de prendre ce qui est bon ou pour neutraliser ce qui peut être ressenti comme dangereux. Ils ont pour conséquence : des sidérations, l’inversion ou la confusion des psychés, les identifications partielles, les sentiments d’étrangeté, de danger imminent, de pressions internes, d’oublis, d’inclusion. Ces manifestations sont les symptômes de leur capacité agissante, celle d’attaquer les liens, tous les liens. Ce sont ces mouvements psychiques perclus de ruptures qui ont marqué et marquent encore ces familles dans les relations fusionnelles qu’entretiennent les membres entre eux. Ils créent des moments violemment contrastés, tant les liaisons sont impossibles à maintenir, et les attaques qui en découlent sont des attaques de survie qui protègent de la réalité ressentie comme menaçante, juste retour des projections. Lorsque la fonction alpha est défaillante, c’est qu’elle a été malmenée. S’est introjectée une suite de ruptures des liens qui rendent le sens inaccessible. C’est toute une fonction de communication qui est mutilée et qui va, du fait de son inaccessibilité au sens des expériences vécues, mutiler à son tour la psyché naissante de l’enfant. Ainsi, représentations internes et réalité se confondent avec toute la gamme des fantasmes de persécution qui lui est annexée, gauchissant la perception que la mère a de son bébé et celle qu’elle se fait du monde.
71L’enfant par sa présence même actualise les projections, réveille les fantasmes et les rivalités infantiles des adultes. D’une manière ambivalente, il porte avec lui la menace d’être vécu comme persécuteur et l’espoir de l’être comme sauveur. Un enfant-sauveur de qui l’on attend tout, aussi vite idéalisé qu’oublié, à qui l’on attribue la responsabilité de tous les ennuis (clivage et idéalisation primaire). Il est, par sa capacité à absorber les affects extrêmes qu’il provoque et son immaturité, en danger d’être anéanti. L’incapacité de ces familles ou de ces mères à inscrire leurs échanges avec le bébé dans la nouveauté et au sein d’une continuité structurante, une « sécurité de base », est impressionnante et dangereuse pour l’évolution de l’enfant. Les relations incohérentes et les projections maternelles violentes soumettent celui-ci à un « bombardement sensoriel » (Guedeney) qui entrave son devenir. À travers la violence des ruptures de relation dans des « agirs » hallucinés où se réactualisent les empreintes du passé, l’enfant réel est inexistant. Il est remplacé par un enfant indéfini, « l’enfant », celui qui se reproduit d’une génération sur l’autre, inscrit dans un même destin. Ainsi, si un enfant « ça » crie et « ça » pleure, « ça » menace et « c’est sa faute à lui », on n’a rien à en comprendre ni à en attendre, « que du mauvais et des ennuis », « d’ailleurs, il le fait exprès », « c’est la grand-mère qui l’a dit : “Ton portrait tout craché !” ». Des propos impersonnels qui, en niant l’existence d’une différenciation possible dans des familles à l’identité fragile, mettent à leur tour, dans la génération suivante, l’enfant réel en danger de ne pas se subjectiver, puisque la détresse de cet enfant-là n’est ni vue ni entendue. La grand-mère de Myriam a dit, et ses dires sont prophétiques et menaçants… Il est important de noter ce rôle central de la grand-mère et sa position clef dans la problématique de ces mères, et de ces bébés (Stern, 1995). De mère en fille, l’impossible différenciation engendre la maltraitance. C’est ainsi que les évènements se reproduisent… immanquablement ?
Les théories de l’attachement
72Les transmissions générationnelles font l’objet de nombreuses recherches. Les théories de l’attachement, qui prennent en compte l’enfant et ses manifestations d’attachement à son parent de référence, montrent que des « patterns précoces » d’attachement ont été dégagés et leur mode de transmission d’une génération à l’autre repéré, à travers l’expérience de la Strange Situation de M. Ainsworth et de l’Adult Attachement Interview (aai) de M. Main. Elles montrent que les expériences de détresse et les carences de soins maternels persistent et se reproduisent, si aucun « effet correcteur » ne vient en entraver leur reconduction (Guedeney, 2009). Les erreurs de maternage et les défaillances graves de fonctionnement se traduisent dans les comportements incohérents envers l’enfant. Des patterns « anxieux évitants » développés au cours de l’enfance à la figure d’attachement et reproduits à l’âge adulte ne montrent pas une indifférence de la mère envers son bébé, mais une stratégie d’évitement qui contourne le risque d’être rejeté. C’est aussi une manière de garder sa figure d’attachement à proximité et non une marque de l’indifférence. « On peut faire cela ensuite toute sa vie », écrit M. Moralès-Huet (1997). Cela permet aussi de comprendre les stratégies d’évitement mises en place par ces familles envers les intervenants. Leur isolement et leur fuite s’inscrivent dans cette approche comme la reproduction d’un mode de représentations et de comportements très précocement mis en place. M. Morales-Huet cite J. Bowlby (1988) qui, dans son livre A Secure Base. Clinical Applications of Attachment Theory, évoque le rôle de l’insécurité dans les relations précoces et son influence dans la relation transférentielle au thérapeute. Cette nécessité d’une « base sécure » fonde le devenir d’une alliance thérapeutique. L’important est de la mettre en place dès les premières rencontres. D’où le rôle majeur des sages-femmes en amont, des personnels hospitaliers et des liens qui s’établissent autour de la naissance et du bébé. De ces liens créés ou malmenés lors des contacts « obligés » avec les institutions dépend le suivi ultérieur quel que soit le mode d’intervention envisagé.
73Les ruptures de liens et les traces inscrites par la toute- puissance maternelle sont dommageables pour l’enfant. Pour Bion (1962), aux sources de l’expérience, s’inscrit l’empreinte des premières relations. La croissance physique et psychique dépend des liens que l’enfant petit établit avec son environnement et sans aucun doute de la capacité de la mère à faire différentes sortes de liens. Malheureusement, certaines mères sont privées de cette capacité.
74Souvent lié à leur histoire infantile, ce véritable handicap provoque, en même temps qu’une cécité envers les besoins de l’enfant, une inéluctable « violence de l’interprétation » (Aulagnier, 1995). La réponse à la demande du nourrisson est forcément décalée ; ajoutée à cette méconnaissance de ses besoins, c’est un véritable gauchissement de la réalité qu’elles mettent en place, entraînant l’enfant dans une vision toute subjective du monde et de ses exigences. C’est pourquoi les troubles de pensée de la figure parentale empêchent son propre apprentissage et par là même celui de l’enfant (Bion parle de conviction absolue de ne pas apprendre par l’expérience). Celui-ci doit faire face seul aux incohérences et aux impulsions maternelles, aux attaques incessantes contre les liens, aux discontinuités qui le terrorisent, le figent sur place et le mettent en danger. « Les moments relationnels qui engendrent des réactions de pleurs, de détresses ou de colère dans le présent, constituent des traces qui continueront d’être réactivées dans l’avenir. » Sans interventions « transformantes » (pour les psychanalystes) ou « correctrices » (pour les auteurs qui approchent la transmission inter- générationnelle par l’hypothèse d’une transmission probablement génétique liée à la représentation mentale du mode d’attachement – Internal working models mis en évidence par l’approche expérimentale de la Strange Situation par M. Ainsworth et de l’aai correspondant du parent par M. Main) (N. Guedeney, A. Guedeney, 2009), l’enfant « formaté » par la toute-puissance de la pensée et de l’agir maternel réagira systématiquement comme précocement il en a inscrit l’empreinte ; sous son influence. Ces premières expériences relationnelles ne sont pas sans conséquences sur la mise en place du langage et l’acquisition des apprentissages scolaires. Il y a des empreintes qui ne disparaissent pas. L’observation de Myriam montre que ces empreintes sont très précocement inscrites dans la psyché et le corps de l’enfant et que celui-ci en conserve les traces. Ainsi, ses réactions à certains évènements restent une énigme pour toute personne extérieure qui n’a pas accès à la genèse et pour la mère qui en méconnaît l’inscription.
Myriam pleure systématiquement dès que sa jeune mère ou ses grands-parents l’habillent et évidemment sans raison apparente, à l’étonnement de tout le monde. C’est oublier que dès les premiers mois, à l’observation, les réactions de l’enfant se sont révélées être des empreintes imperceptibles mises en place par la mère. Chaque fois que l’adolescente habillait sa fille, elle « secouait » sèchement mais imperceptiblement le bébé qui se mettait à pleurer. Ainsi, tout en attirant l’attention sur ce que lui faisait vivre sa fille, la jeune mère manifestait son incompréhension des pleurs sans avoir un « réel » accès à ses actes. Ce bébé qui pleure en elle et qu’elle met en scène continuera de pleurer et de se manifester sans raisons apparentes, à travers Myriam, chaque fois que quelqu’un l’habillera.
76Les moments relationnels qui engendrent des réactions de pleurs et de détresse ou de colère dans le présent constituent les traces qui continueront d’être réactivées dans l’avenir, comme un conditionnement des situations, mémoire des premières relations construites sur l’impression des sens (par exemple, la réponse alimentaire est systématique). L’enfant formaté par la toute-puissance de la pensée et de l’agir maternels réagira systématiquement comme tout petit il en a inscrit l’empreinte sous son influence. Ces comportements sont inaccessibles à la compréhension logique de toute personne extérieure à la relation, groupe familial compris. Pourquoi pleure-t-elle cette enfant lorsqu’on l’habille ou lorsqu’on veut la remettre dans sa poussette ? Pourquoi ne veut-elle pas manger, dormir ? Sans aucun doute, l’observation montre que ces empreintes relationnelles ont été très précocement inscrites dans la psyché et le corps de l’enfant qui en conserve les traces. Inscrites dans le diktat maternel, l’enfant pourra-t-il s’en démettre ou continuera-t-il ainsi à travers lui à se transmettre ?
77Dans ce cas, B. Cramer (1997) parle de « matérialisation » dans le corps de l’enfant des conflits ou des problématiques psychiques de la mère. Il y a des traces qui ne s’effacent pas ! Par sa présence « agissante », le thérapeute tente obstinément d’en entraver le destin.
La place du thérapeute
78Par sa position même d’étranger à l’emboîtement familial, le thérapeute va être fuite, ignoré, attaqué et rejeté vers l’extérieur. Il est ainsi mis en situation de s’inclure lui-même, en trouvant les moyens de s’immerger au sein de ce qui peut lui apparaître comme « une machine infernale » dans laquelle l’enfant est pris. Dans les familles aux liens impossibles à maintenir, les attaques incessantes contre ces liens détruisent la possibilité de mettre en place un suivi et de faire fonctionner en leur présence une pensée cohérente. Tout espace intérieur privé, qui pourrait amener avec lui la perception menaçante d’une différence, est neutralisé. L’intervenant est, pour cette raison, immédiatement parasité (et continuellement épuisé) par les intrusions violentes de l’objet maternel et du groupe. Ceux-ci tentent de neutraliser ce fonctionnement de penser « inadéquat », au sens de Bion, car étranger au leur. La nécessité de la répétition et de sa reconduction a pour but de neutraliser le danger de la nouveauté. Les angoisses d’effondrement sous-jacentes dans ces familles sont protégées par des défenses violentes que le thérapeute doit supporter et tenter de transformer.
79Ces premières « attaques » passées, l’intervenant court également le risque d’être idéalisé massivement par la famille, contreposition défensive à la peur qu’il leur inspire. L’idéalisation primaire de toute personne qui pourrait aider ces familles contient en germe leur condamnation, elle est persécutrice d’emblée et à bas bruit. Ces éléments défensifs sont à débusquer ; ignorés ou méconnus, le thérapeute serait sur le champ délogé de cette place illusoire, s’il se laissait prendre à la tentation d’y croire. C’est donc un renoncement nécessaire à la survie du lien et du thérapeute. Les sentiments d’impuissance, d’inutilité et la sensation de solitude profonde ou de colère que font vivre ces familles ne sont que le miroir de ce qu’elles éprouvent. Le thérapeute les éprouve à son tour, dans la réalité des rencontres ratées ou au contact des autres familles carencées, ces rencontres que lui font faire l’adolescente, le bébé et la famille, en « transhumant » dans les squares ou les lieux d’errance, lieux où momentanément il lui faut « à leur égal » survivre (Cazenave, 2007 a, p. 339).
80Le titre de chercheur a toute son importance. Il permet d’entrer en contact avec ces familles comme appartenant à d’autres registres que ceux qu’elles ont l’habitude de craindre ou qu’elles ont eu l’habitude de côtoyer par leur passé de ruptures, de retrait d’enfant et de placement. Ainsi, l’attachement du thérapeute à une recherche particulière, son appartenance à un laboratoire extérieur et/ou à tout lieu inconnu de ces familles est souhaitable, car toute institution évoque pour ces familles à hauts risques, un risque insensé, immaîtrisable et destructif. C’est une aide non négligeable à la demande faite en amont et renouvelée par le thérapeute qui diminue les fantasmes exorbitants « d’enlèvement d’enfant ». Obtenir leur accord et leur participation pour une recherche est une source narcissique importante pour ces familles « sans qualités » à qui, pour la première fois peut-être, il est demandé aide et collaboration, afin que le thérapeute puisse comprendre les bébés en général, et celui-là en particulier. Peut-on observer la façon qu’il a d’entrer en relation avec sa mère ? Cette position de l’observateur- thérapeute diminue la menace qu’il porte avec lui, du fait de son intrusion dans l’emboîtement de la famille. La menace ressentie par le parent diminue si on lui demande « l’autorisation » d’observer, pour une recherche, la manière dont son bébé entre en relation avec lui, et si lui-même peut aider l’intervenant à le comprendre. Avoir besoin de leur appui est une bonne façon de valoriser ces familles qui ne cessent de se dévaloriser elles-mêmes, tout en exerçant à tout va leurs « agirs » tout-puissants.
81Le thérapeute se sert de la psychanalyse, mais certaines de ses spécificités demandent à être aménagées. La psychanalyse peut être exercée de différentes manières, en exigeant cependant que soient respectées des conditions qui font sa spécificité. Certaines de ces conditions sont incontournables, d’autres doivent pouvoir être rendues plus flexibles. Tel est le prix à payer pour qu’une adaptation souple soit mise au service de la rigidité et de la violence des défenses maternelles et du groupe familial. C’est également le prix à payer pour supporter les attaques contre l’enfant et contre soi et pour lutter contre les ruptures de liens menaçant sans cesse le lien établi avec tant de peine (Cazenave, 2007 a, p. 348).
82Ces interventions utilisent le transfert. Si le transfert vient s’inscrire dans la répétition, il en déplace l’adresse sur le thérapeute, or celui-ci a justement pour but d’arriver à rompre la répétition traumatique. Immergé au sein « d’éruptions volcaniques » (J. André, 2002, p. 13), le thérapeute doit s’engager, et l’engagement dans ces familles est tout sauf superficiel. C’est ainsi qu’il va poser le cadre de ses interventions.
83Les rencontres ont lieu au domicile de la mère et du bébé. Ces propositions de rencontre au domicile sont souvent le « moyen ultime » de pouvoir entrer en contact avec « ces familles à problèmes multiples » (Morales-Huet, 1997) et de « rétablir l’activité de liaison » (Stoléru et Morales-Huet, 1989).
84Des rencontres dans leur propre lieu de vie donnent des indications intéressantes sur ces familles, sur leur façon de vivre, sur la manière dont elles utilisent l’espace sur l’endroit où est installé le bébé, sur le fonctionnement de la fratrie et la manière dont est accueilli le thérapeute. Le premier contact est primordial, il fait suite à ceux établis en amont qui ont permis que cette rencontre ait lieu. Dans cette première rencontre, la qualité de la relation et la « juste » distance sont primordiales. Elles permettront d’inscrire une suite à ce premier entretien et ce n’est pas gagné d’avance. Le domicile est un lieu familier qui rassure les mères, car elles y maîtrisent l’environnement et le thérapeute. Elles peuvent alors s’occuper à faire obstinément le ménage dans une autre pièce en le laissant seul avec le bébé ou l’isoler pour s’en défendre pendant que, dans un silence prolongé, elles s’installent devant la télévision. Si le thérapeute s’accorde au temps de la mère quel qu’il soit, la télévision regardée ensemble, cet objet contraphobique pour la mère, peut devenir un précieux support d’élaboration de sa relation au bébé. Les séries télévisuelles de l’après-midi lui permettent de s’identifier aux acteurs ou de prendre une position contraire de ces mères qui abandonnent leurs enfants, les maltraitent… La télévision devient un support d’élaboration, un objet intermédiaire.
– « Moi, je ne ferai jamais cela Mme Cazenave, je n’abandonnerai jamais Myriam ! »
86La famille se défend de « l’étrange visiteur » de manière semblable, entre télévision et (quelques) visites programmées à la même heure, mettant ostensiblement le visiteur à part. C’est ainsi que pendant de longues semaines, l’intervenant est neutralisé, ignoré, isolé dans un angle de la pièce et « surveillé » de loin, jusqu’à ce que la confiance venant il soit « introduit ».
87Ces mères peuvent aussi « à volonté » faire dormir leur enfant en l’épuisant, le soustrayant ainsi aux regards du visiteur et, par là même, annulent le but de sa visite et sa fonction. Le bébé dort, il n’y a rien à voir ni rien à dire ? Beaucoup plus tard, si le thérapeute a survécu, profitant du sommeil induit de l’enfant, la jeune mère peut ramener l’attention sur elle et sur ce bébé intérieur qui réclame sans cesse en elle l’attention du thérapeute. « Et l’enfant ? » interroge A. Guedeney. Cet enfant que nous font oublier ces mères…
88Cependant, un élément doit retenir l’attention : la mise en place renouvelée du cadre. Le cadre est une fonction délimitante, régulatrice et médiatrice (André, 2002, p. 13), il est essentiel dans la théorie et la pratique analytique. Il permet au thérapeute de se situer par rapport à des repères qui définissent son espace d’observation physique et psychique. C’est une frontière naturelle, transitoire et non une réalité invariante. Il permet de donner sens à ce que le thérapeute perçoit, lui évite de résonner aux mouvements inconscients de son patient, en lui permettant d’échapper à « l’art » déployé pour « rendre l’autre fou » (Searles, 1959). P. Gutton cite A. Fine : « Le cadre doit faire autorité pour protéger ce qui se passe en séance » (Gutton, 2000, p. 122). Il est indispensable à la protection de la subjectivité du thérapeute. Deux cadres agissent comme des repères contenants. Le cadre externe, qui délimite l’espace-temps de l’intervention du thérapeute et évite la tentation de sa propre violence sur l’autre par une intervention « sauvage ». Il est doublé du cadre interne qui devra résister et survivre à l’attaque du premier, second et ultime rempart contre le risque de fusion et contre la perte de ses propres limites, c’est-à-dire le risque de sa « folie ». Le thérapeute reste garant du cadre, mais il lui faut l’adapter.
89Le cadre garde ici toute son importance, dans la mesure où le psychothérapeute sort de ses repères habituels, ceux que pourraient représenter comme sécurité (illusoire) les repères espaces-temps de son cabinet. À raison d’une heure puis d’une heure et demie par semaine, au domicile, se met en place, avec l’acquiescement de la famille, un cadre externe souple. C’est déjà une première limite repérable, qui ne manquera pas d’être systématiquement attaquée.
90Le premier contact pris, le thérapeute attendra de pouvoir faire une deuxième visite parfois pendant longtemps. Les portes et les volets restent désespérément clos, le chien silencieux, le silence pesant. Si la famille s’absente, le thérapeute ne doit en aucun cas être absent. La moindre de ses absences, le moindre de ses retards sont sanctionnés dans l’instant par l’obligation de retourner à la case départ. La plus petite défaillance quant à la régularité des rendez-vous réactive les réactions de ruptures. Les volets se ferment à nouveau, les familles s’absentent… Il faut longtemps rester présent même absent, en rappelant combien le souci de ces jeunes mères, de leur bébé et de ces familles nous tient à cœur.
91Une carte pendant les vacances pour prendre des nouvelles du bébé et aussi de « chacun » des membres de la famille. La nécessité s’impose de ne pas trop s’éloigner, au besoin retarder des vacances au début d’un suivi… Il s’avère nécessaire de se rappeler à leur souvenir, l’objet absent n’ayant pas ou peu d’existence. Il est important de rester disponible si un besoin urgent se fait sentir pour le bébé, mais pas seulement, pas seulement pour le bébé, également pour sa jeune mère et pour chacun des membres de la famille dont il faut « se préoccuper » individuellement.
92Le cadre permet également au thérapeute de s’orienter, de se repérer dans l’espace et dans le temps et de comprendre les différents sens de sa défaillance ou de sa mobilisation. Ce cadre fixé à l’avance aide à repérer les répétitions ou le surgissement de la nouveauté. C’est un espace « écrin » de la rencontre qui reflète en partie le monde interne perturbé du parent ou du groupe familial ; la place que le bébé y tient et que le thérapeute occupe. Il va peu à peu et très progressivement laisser apparaître les liens qui se tissent et se transforment, au-delà de l’impression permanente que rien ne bouge. L’identification projective pathologique convoque la capacité de résistance du thérapeute face à la maltraitance de la mère ou du groupe familial envers tout élément étranger.
93Pour neutraliser en partie les attaques, la façon d’intervenir du thérapeute se met en place progressivement en fonction de ce que propose de vivre la jeune mère et son bébé, puis la famille. Persécutée par tout ce qui lui résiste, elle maîtrise l’environnement et « impose » au thérapeute, sous peine de rompre le lien, de la suivre à travers les lieux qu’elle fréquente, les rencontres qu’elle y fait. Ainsi, la rue, les squares, les bancs publics, les commerces forment l’arrière-fond du cadre thérapeutique, marqué par l’imprévisibilité du changement. Les hommes dans la rue, les amitiés passagères, les familles du quartier en errance sociale sont imposés dans un premier temps, comme une protection contre cette présence inquiétante. D’autres familles du quartier les rejoignent et exposent violemment leurs conflits et leurs addictions au regard du thérapeute. Elles exposent leurs difficultés et leurs plaintes en miroir de la problématique familiale. De lieu en lieu, dans les espaces publics se vivent les ruptures et l’errance… La violence psychique peut parfois être à la limite de « l’agir », l’enfant y est en danger… La question de la limite de ce qu’il peut supporter va se poser.
94Que faire lorsque le groupe familial se sépare au cours de la rencontre et que chacun part de son côté : la mère adolescente, l’enfant, l’amie du moment, la grand-mère qui toutes demandent une attention particulière ? Dans cette situation, la préoccupation première est le bébé et sa capacité à faire des liens ou à en provoquer l’attaque. Être partout où est l’enfant reste là aussi une consigne. Ainsi le thérapeute évite- t-il de rester sidéré, ou de participer involontairement au clivage « agi » du groupe, avec le risque de se retrouver seul ou de provoquer la rupture. « Tenir le cadre comme on tient le cap peut devenir en soi-même le but (unique) quand la tempête pousse au naufrage » (J. André, 2000, p. 13). Que deviennent dans ces moments-là les conditions d’exercice du transfert-contre-transfert de l’analyste ?
95Il faut s’adapter, assouplir sa position, rester très présent, non pas « là et ailleurs », mais « là et pas tout à fait là ». Il faut, dans ces familles, exercer une grande présence, une présence pleine, sans perdre sa position propre, toujours dissymétrique. C’est à ce prix et à ce prix seulement que le suivi est possible et que les multiples raisons de l’interrompre restent inopérantes. Cela convoque une grande souplesse d’adaptation du thérapeute, « une flexibilité suffisante », une vigilance à ses propres risques d’agir la rupture, et pourtant une grande rigueur et une solidité de ses points de repère propres.
96Mais en acceptant d’assouplir son cadre, le thérapeute évite que, trop rigide, il n’explose et s’il explose, lui n’en est ni affecté ni détruit, il faut simplement le mettre au travail et le rétablir. C’est à cette condition que la mère et le bébé peuvent alors s’en emparer et « jouer » avec, en tentant de le faire varier. Cette tentative, lorsqu’elle n’est plus annulée par les attaques primaires, rend vivante la relation. L’espace transférentiel créé est appelé à devenir progressivement un espace intermédiaire, espace transitionnel au sens de Winnicott, passant de « l’incorporation-rejet » à « l’introjection… ». Il est important, pour que cela se produise, de s’inscrire dans un soutien inconditionnel des mères (sans oublier le bébé), de ne leur faire aucun reproche sinon de s’interroger indirectement, jusqu’au jour où la confiance naissant, elles ne soustraient plus l’enfant au visiteur, en faisant dormir ce bébé qui risquerait de les trahir. C’est là que le cadre externe sans cesse en mouvement doit se doubler d’un solide cadre interne.
97Ces attaques incessantes du cadre externe doivent donc appeler le thérapeute à se servir de son espace interne comme second cadre, en sachant que lui aussi sera parasité et volera parfois en éclat. Ce cadre interne qui est appelé à être solide peut se représenter comme un espace intérieur, en creux, où les limites entre l’intérieur et l’extérieur sont bien différenciées, tant qu’elles ne sont pas attaquées, d’un côté comme de l’autre. Un espace intérieur qui fonctionne se veut tendu vers l’observation et la perception de ce qui se déroule dans l’espace psychique et physique de la rencontre. Un espace qui s’expérimente, renforcé qu’il est par la dissymétrie qui met une distance nécessaire à l’observation et à la saisie des mouvements psychiques. Une forme « d’absence-présence » du thérapeute s’y met en place. Certes, cette absence dispose une distance absolument nécessaire pour que le sentiment d’intégrité du thérapeute soit protégé. C’est en cela qu’il s’installe parfois dans de longs silences qui laissent se dérouler la vie autour de lui, c’est à ce prix qu’est la compréhension du sens. Mais il doit compenser son indispensable réserve par une grande présence, ayant pour but de soutenir les liens et diminuer les sentiments de persécution en permanence à l’œuvre dans ces familles. On peut dire que le cadre interne de l’analyste est protecteur pour les deux parties en présence (parexcitant) et garant d’une représentation des limites de la psyché du thérapeute. Le cadre analytique fait partie du « site analytique » évoqué par J. L. Donnet (1995). Celui-ci comprend l’ensemble des dispositions internes et externes que l’analyste peut mettre à la disposition du patient, y compris son contre-transfert et ses références théoriques. C’est un objet déjà là qui n’attend que d’être investi : à l’image du sein, objet « créé-trouvé » par l’enfant, dans la relation à ses premiers objets.
98La représentation d’une « vésicule » qui peut recevoir les projections du patient, soit dans une relation de l’ordre de la communication (identification projective réaliste) ou de la décharge, peut aussi être parfois une forme de communication très primitive, une exploration de l’intérieur de la psyché du thérapeute, lorsque l’angoisse est en partie apaisée. Ce concept est une représentation du modèle élaboré par W. R. Bion, du contenant destiné à recevoir un contenu. Celui-ci demande à être reçu, transformé et réintrojecté comme contenu déchargé des affects massifs qui le débordent ou des inquiétudes et des interrogations qui l’habitent pour se retrouver chargé de sens et d’émotions, au service de la croissance de la psyché et de la personnalité.
99L’espace psychique interne du thérapeute, enfin celui que le patient en perçoit et dont il peut se faire une représentation (car la majeure partie reste inconsciente), est un lieu de mise en travail des mouvements psychiques qui se croisent dans l’espace de rencontre défini par les limites du cade externe. Il va permettre au thérapeute de tenter de discerner ce qui lui appartient de ce qui lui est étranger et parfois étrange, déposé en lui, sans qu’il n’en ait dans un premier temps conscience. « Le dispositif spatial [y compris à mon avis le dispositif temporel] raréfie les perceptions “parasites”, épargne et freine la motricité [du thérapeute, dans le cas qui nous concerne] […], introduit une dissymétrie de position. Il est au service d’une concentration de l’attention de l’analysant [et ici de l’analyste plus particulièrement au début de la relation] sur sa propre activité psychique. » (R. Roussillon 1995, p. 117).
100La nécessité d’une certaine prudence du thérapeute s’inscrit dans sa fonction d’observation et son devoir de réserve, ce qui lui évite d’induire des comportements qui pourraient être faussés par une présence trop active. Ainsi, ses interventions concrètes d’aide seront effectuées avec discernement.
Les conséquences de l’aide que je porte à la jeune mère sans son autorisation, pour habiller l’enfant, en sortant de ma position de réserve en sont un exemple. C’est le sentiment d’hallucination que j’éprouve, lié aux défenses psychiques que la mère exerce à mon égard (à travers la violence des éléments bêta projetés dans ma psyché) et parallèlement cette impuissance confondante, qui m’est imposée de l’extérieur.
102Le temps de la rencontre n’est pas dans le cadre des interventions à domicile un temps secondarisé. Il ne peut qu’être un temps d’écoute « sans mémoire et sans désir », toute une attitude de réception flottante. L’attention, le thérapeute la doit à chacun, tout en ne perdant pas de vue quelles sont les personnes pour lesquelles il est « mandaté » (le thérapeute se dédouble et travaille à deux niveaux, un niveau conscient et inscrit dans la réalité et une écoute flottante à l’inconscient groupal ou individuel, selon les circonstances, fonctionnement étonnant d’une troisième oreille, ainsi que l’a décrit S. Ferenczi) (T. Reick, 1905/2001, p. 97). S’y inscrit une capacité à tolérer la violence qui se déroule devant lui et dans son ressenti contre-transférentiel. Au sein de ce bombardement projectif, il lui faut discerner ce qui reste tolérable pour l’enfant ou ce qui ne l’est pas et jusqu’où il peut aller, loin de l’idéal auquel il pourrait aspirer.
Entendre la violence « autrement »
103Seule, et c’est ma conviction, l’écoute contre-transférentielle permet d’entendre la violence « autrement » et protège le thérapeute de répondre immédiatement et par la peur à ce que la jeune mère et la famille non moins concernée mettent en acte, pour inscrire l’histoire dans une répétition de la violence et de l’enlèvement d’enfant.
104Pour sa survie psychique et pour dégager l’enfant des projections « empiétantes », le thérapeute doit sans cesse remettre en mouvement sa capacité de penser, permettant au bébé ainsi soustrait en partie aux projections du parent ou du groupe familial de s’organiser plus librement. L’enfant peut développer un espace psychique plus vivant, sans être obligé d’enfouir son moi profond sous la couverture de défenses rigides, marque du défaut d’intégration de la psyché dans le soma (faux self, Winnicott).
105Un compte rendu immédiat et un travail de reprise du déroulement de ces rencontres vont aider le thérapeute à rétablir du lien, car l’obligation de rétablir la continuité de son cadre interne à chaque fin de rencontre est impérative, tant pour la fiabilité de ses observations que pour sa liberté intérieure : la mise par écrit d’un récit le plus précis possible, d’abord des comportements et des événements de manière « descriptive-narrative » et chronologique, puis dans un deuxième temps à « l’écoute » des mouvements transféro-contre-transférentiels, de leurs manifestations. La remise au travail des observations et des ressentis passe par le fil de la narration. Cette méthode de retranscription détaillée, inspirée d’E. Bick dans l’observation mère/bébé, aide le thérapeute à rétablir sa cohérence interne et lui évite les abandons, les ruptures liées au découragement, passages à l’acte traumatiques inscrits dans la répétition, l’épuisement produit par l’annexion et la confusion de sa pensée. C’est à ce prix qu’il pourra continuer à être efficace.
106Les repères que donne le cadre interne, dans lesquels est incluse l’écoute transféro-contre-transférentielle, sont d’autant plus nécessaires que le cadre externe est systématiquement attaqué par ces familles. Le manque de plasticité de ces deux cadres conduit inévitablement à la rupture des rencontres, sans retour possible. C’est ainsi que « faire du lien à tout prix ! » conduit à dépasser ces attaques, à lier au-delà des ruptures de liens, à adapter les limites des cadres tout en les ayant fermement mises en place, pour éviter la rigidité défensive, les passages à l’acte ou le risque dangereux pour l’enfant, de la compromission.
107Une seule recommandation, peut-être un des outils les plus importants, qui permet de maintenir la relation vivante : « Faites du lien à tout prix ! ». C’est pourquoi cette « injonction » d’A. Guedeney est le fil « princeps » qui va guider ce mode d’intervention. En toute circonstance, avec chaque membre de la famille comme avec le groupe familial, y compris le bébé, il faut faire et rétablir sans cesse le lien. Faire du lien physique, établir un lien psychique, c’est le rôle essentiel du thérapeute, c’est aussi permettre que le bébé prenne sa place « au milieu » de la famille, qu’il en devienne l’élément inducteur et non destructeur des liens et que l’adulte, en l’occurrence dans un premier temps le thérapeute, s’attache à mettre en place « une certaine manière d’être avec » (D. Stern).
108« Faire du lien à tout prix », c’est ne pas se perdre, au plus fort des attaques contre les liens, au plus fort des projections, alors que la pensée du thérapeute est figée ou confuse et le fonctionnement contre-transférentiel neutralisé.
Dans cette ambiance maniaque, je suis envahie. À la fin de la visite, je confonds tout, les personnes et les situations, je demande à la jeune mère de me préciser si c’est elle qui a eu cet accouchement difficile avec Myriam ? Non, c’est l’amie… Je suis noyée, envahie, confuse, épuisée. J’ai du mal à installer mon cadre auprès de ces deux femmes qui me parlent sans arrêt et sans attendre leur tour. Je ne sais plus de quoi on me parle. D’ailleurs, la jeune mère m’adresse la parole et je n’entends pas. Je suis débordée. Je me contente de me taire et de hocher la tête…
Ainsi se jouent le débordement et l’annulation de la fonction contenante du thérapeute. Les relations sont des manifestations de captation primaire, en réaction à mon absence (retour de vacances). L’identification projective pathologique sévit, ainsi que l’attaque du cadre. Ma pensée est inopérante, mon espace interne envahi, plus aucun lien n’est possible, les limites entre l’espace interne et externe sautent. Ce n’est plus qu’un magma affreux, une relation psychique violente, l’espace interne est « intrusé », mon mal de tête patent, moi qui n’ai jamais de migraine, ce mal de tête ne m’appartient pas, il appartient à cette rencontre et à la confusion mise en place par le comportement maniaque qui s’y déploie. Je suis incluse dans le fantasme de rapt de Michèle. Les armes psychiques de la jeune mère s’aiguisent, la toute-puissance de la pensée est à son comble, en rapport avec la peur qui l’habite que je lui retire l’enfant, elle brouille ma capacité de penser la situation et de faire du lien. Par la toute-puissance de ses projections, elle me rend impuissante et totalement inopérante.
110En s’accrochant à cette « injonction thérapeutique » forte en vitalité : « faites du lien », le thérapeute peut garder le cap en tenant par la pensée ce fil conducteur qui prend malgré tout le relais d’une liberté de pensée entravée et permet de continuer à être présent jusque dans la confusion lorsqu’il ne lui reste plus d’autres possibilités. Cette parole enjointe d’être mise en « acte » maintient entier le projet du thérapeute au plus profond d’un ressenti douloureux, il peut le faire émerger des profondeurs de la tempête. S’il est par moment anéanti, il n’en est pas pour autant détruit. Un deuxième danger guette l’intervenant, celui de se sidérer à son tour, pris dans les répétitions familiales et leurs éprouvés d’inertie. L’impression que rien ne bouge génère un profond sentiment d’impuissance et d’inanité, alors que ce qui bouge échappe encore au thérapeute. C’est une impression épuisante qui peut conduire au renoncement. Ce souci permanent de faire du lien assure la continuité de son intervention et lui permet de garder le cap au moment où toute présence semble inutile quand le besoin que le parent a du thérapeute passe par sa propre destruction, ou ce qu’il en éprouve. Il est convoqué dans sa capacité à se laisser utiliser. La famille va faire usage de l’analyste jusqu’à l’usure.
111Ces familles vont de toutes les manières neutraliser le thérapeute, ainsi que les personnes qui interviennent dans leur espace de vie. Certes, le travail mené par un seul thérapeute est très difficile et il n’est peut-être pas en soi toujours souhaitable. Mais les circonstances peuvent en contraindre l’usage et mieux vaut, lorsque l’on est dans la place, y rester, quand on connaît la difficulté à laquelle on se heurte pour entrer en relation avec ces familles insaisissables. Dans cette position d’immersion, il est d’autant plus difficile de faire face aux projections violentes et à la rivalité maternelle ou familiale vis-à-vis du bébé que l’on est pris dans les mouvements psychiques archaïques qui brouillent et violentent l’espace groupal. Le thérapeute est invité à recevoir celles-ci et tenter d’accompagner leur transformation. « C’est dans la mesure où le psychanalyste accepte d’exercer sa propre capacité à se rendre dépendant (utilisation de l’objet), qu’il peut amener son patient à baisser sa garde et tenter d’en apprivoiser lui-même l’expérience. » C’est à ce prix qu’il pourra être progressivement reconnu comme entité séparée et non menaçante.
112Faire usage de l’analyste, c’est aussi « l’user », écrit avec humour D. W. Winnicott. Et « l’usage fait partie de l’usure » (1969/2000, p. 247). Lorsque le patient fait usage de l’analyste à un moment de son parcours, quelque chose a changé. Auparavant, en protégeant l’analyste de son usage, il le maintenait comme idéalisé et inatteignable.
113Il lui faut donc supporter les projections pour pouvoir aider à leur transformation et souvent renoncer à se faire entendre, sans jamais abandonner, même au moment des plus violentes attaques et des plus profonds découragements. Il lui faut encore et encore faire « du lien à tout prix ». L’impression générale qui est toujours la même, cette impression que « rien ne change », peut poursuivre le thérapeute pendant de longs mois. Elle renforce alors le sentiment d’impuissance et d’inutilité de celui-ci, alors qu’imperceptiblement quelque chose a changé et qu’il ne le sait pas encore.
115Ce « on » qui place ensemble le thérapeute avec la mère (ou le groupe familial) dans un même mouvement, tourné vers l’enfant, mais pas seulement, et qui exprime cette double difficulté d’ajustement pour le thérapeute. Une parole qui fait parler et l’adulte et l’enfant et qui exprime une double détresse. Qu’elle soit ou non agie comme une violence, elle est ressentie comme telle. Le thérapeute est (comme l’enfant) à « l’entre-deux » (ou « à l’entre-tous » du familial). Cet « entre- deux » à la fois objet de séparation et créateur de liens
116Parfois, il est possible de soutenir l’enfant par le regard, pendant que le thérapeute garde le lien en parlant à la mère « occupée » dans une autre pièce. Celle-ci, dans son apparente absence, ne perd rien de la scène qui se déroule entre le thérapeute et son enfant. Ainsi l’enjeu est-il en permanence de soutenir ce lien si difficile à faire, entre les deux.
117L’inverse est également possible : parler à la mère en même temps que le thérapeute ramasse un jouet qui tombe et transformer « l’appel » de l’enfant discrètement en jeu. « Tu exagères… », en prenant un ton amusé, permet encore une fois de tenir le lien entre les deux, sans avoir donné l’impression que seul l’enfant est intéressant ; c’est faire ce passage intermédiaire qui facilite progressivement la relation. Lorsque le thérapeute ramasse le jouet que l’enfant fait tomber au grand agacement de la mère et que cette « interrogation » de l’enfant se transforme en jeu, il faut espérer que cette jeune mère ou ses substituts puissent, une fois le danger passé, entrer dans une « imitation transformante », l’imitation ouvrant la voie à l’identification.
118Au plus fort de la crise, le thérapeute doit éviter d’être entraîné à prendre parti, en se concentrant sur le lien à faire avec l’enfant et parallèlement en tentant de n’oublier aucun des protagonistes jusque dans une présence silencieuse, ce qui lui permet de tenir sa place. C’est entre silence et parole que le travail du lien doit être permanent. C’est surtout dans ces moments de sidération qu’il faut s’efforcer de rester présent en maintenant l’effort de penser au-delà du traumatisme familial. En cela, le thérapeute peut continuer d’être contenant au plus fort de la crise.
119Lorsque les jouets apparaissent, c’est une vraie victoire, mais il faut attendre à nouveau les sollicitations de l’enfant et répondre avec prudence, même à l’invitation de la mère. Le basculement dans la violence de « l’envie primaire » et l’attaque qui en découle peuvent être immédiats, malgré l’invitation exprimée avec conviction. Si la jeune mère ne peut jouer, le thérapeute peut involontairement la dévaloriser en jouant et en trouvant du plaisir à échanger avec l’enfant, lui faisant ressentir ce manque qu’elle ne va pas manquer de vivre comme une incompétence. L’ambivalence maternelle met en permanence en danger la relation à l’enfant. La position de réserve n’empêche pas une réponse prudente.
120Tout en acceptant le jouet que l’enfant propose, introduire la mère dans la relation tout en la laissant libre reste possible et permet de garder un lien avec elle : « Et maman alors ? ». En répondant d’une manière sobre à la demande de l’enfant et en accompagnant le geste d’une parole adressée pour chacun, ces parents peuvent mieux vivre la tentative de l’enfant de faire du lien avec l’étranger et supporter le sentiment d’être trahi qu’ils éprouvent au départ et longtemps encore. Si la réaction du thérapeute est mal vécue par le parent, même s’il est prudent, les jouets disparaîtront à la visite suivante et resteront obstinément hors de portée, même si l’enfant les réclame. Si l’adulte est « oublié », la rétorsion est dirigée immédiatement vers l’enfant.
121De même, quand l’enfant s’installe à côté du thérapeute ou tente de monter sur ses genoux, il est important de l’accueillir, puis d’ouvrir la voie vers la mère, en riant : « Oh la coquine, d’accord, cinq minutes et après tu vas sur les genoux de maman. Ils sont plus confortables que les miens. » Le thérapeute narcissise ainsi en permanence la mère et le groupe familial dans ce qu’ils font de bon pour l’enfant, tout en répondant aux demandes de celui-ci. Il se positionne en figure grand-parentale (ou grand-grand-parentale) et non parentale, cherchant à apaiser dans cette position la rivalité maternelle (ou grand-maternelle) qui ne manque pas de se faire sentir. Le thérapeute travaille avec cette compassion qu’il éprouve contre-transférentiellement pour la détresse du bébé et celle du bébé dans la mère, quand l’enfance du parent ressurgit et se rejoue en chacun des membres de la famille face à ce nouvel arrivant. Ce sont des ressentis très archaïques qui ressurgissent dans l’actuel du bébé, ceux provoqués au cours d’une enfance de l’adulte, enfance presque toujours carencée, malmenée, arrachée ou détruite par les séparations brutales.
Un travail de collaboration
122Il faut accepter de rester seul dans la famille, sans pourtant ne jamais travailler seul. « Et l’enfant ? », dit A. Guedeney à la suite de Myriam David. Cet enfant que ces familles tentent de nous faire oublier au profit de leurs dévorants besoins infantiles et qui « ne peut attendre la résolution des troubles psychiques parentaux qui entravent son développement » (Guedeney, 1989, p. XIII). L’élaboration faite en supervision ou en groupe de travail en rappelle sans cesse la présence, ne jamais travailler seul, c’est en garantir l’existence.
123L’intervenant n’est donc pas un électron libre, il n’intervient pas seul. Introduire une aide familiale ou toute aide extérieure peut être tenté, mais s’avère la plupart du temps impossible du fait de l’organisation particulièrement persécutée de ces familles. Dans certains cas, des cothérapies sont mises en place avec deux intervenants. Elles permettent de partager leur attention entre les adultes et l’enfant. Ainsi peut être diminué l’impact des projections à absorber et à transformer, en en partageant le ressenti et en en rétablissant le sens dans l’après-coup. Mais avec les familles en rupture de liens, les liens sont tellement systématiquement attaqués et détruits que le thérapeute peut voir disparaître un à un les autres intervenants avec lesquels des liens avaient été créés autour du bébé et de ces familles. Les portes se ferment, la puéricultrice ne peut plus entrer. Les inquiétudes et l’impuissance se disent devant la porte, sur le trottoir. Toute tentative pour la faire entrer à nouveau échoue et met en danger le lien créé. Et encore, pour neutraliser le thérapeute, l’adolescente « s’arrange » pour faire intervenir une psychologue de l’extérieur, qui commence une thérapie parallèle sans concertation, au bout de deux ans… Cette position sans concertation est difficile à vivre et décourageante pour qui suit la famille depuis longtemps. Encore une fois et malgré tout, il faut dépasser un sentiment d’inutilité et de découragement qui pèse sur le thérapeute. Le lien établi sera-t-il suffisamment résistant ? Les psychologues sont alors mis en rivalité par la mère adolescente. C’est alors l’autre le bon objet avec qui l’adolescente s’épanche et pleure, elle qui ne le peut jamais, met en échec le thérapeute qui espère ces moments de transformation. Faut-il s’en réjouir ? Peut-être, mais ne pas bouger de la position que l’on tient. Clivage oblige, le thérapeute, à l’instar de la puéricultrice, sont rejetés, mauvais objets à leur tour désignés. Encore et encore, il faut résister, ne rien dire, « être là » en position d’écoute bienveillante, tenace et sans trop d’illusion, ni trop de « désapointement », c’est-à-dire de « rancœur » possible écrit Winnicott, devant l’énergie déployée et son peu d’impact apparent. Si un travail de mise en sens est tenté sur l’événement, sous forme de questions ébauchées, rien ne semble pouvoir se dire, sinon le clivage.
Ma position au sein de la famille est elle-même attaquée, encore et encore, non seulement de l’intérieur, c’est habituel, mais aussi de l’extérieur. Les familles en rupture de liens ne cessent de faire agir les personnes et de monter les intervenants les uns contre les autres. Au clivage du patient répond, en miroir, le clivage des équipes. L’intervention est remise en cause, une psychologue prend la mère en charge, sans que son intervention soit préparée. Dois-je rester ? Il me semble que je n’ai plus aucune raison d’être là. Dois-je continuer à tenter de donner du sens à l’insensé ?
125Rester dans la place s’inscrit dans la logique de « faire du lien à tout prix » et entre dans une forme de résistance du thérapeute. L’adolescente attaquera à son tour ce lien qu’elle a pourtant elle-même mis en place. Et le lien engagé avec ce thérapeute pour pouvoir s’inscrire dans une collaboration possible n’empêchera en rien la rupture.
126La maltraitance exposée engage à un travail multidisciplinaire. Le niveau impensable de violence auquel l’enfant est soumis, le thérapeute en a une idée à travers l’expérience qu’il en fait. Les défenses primaires matérialisées par les projections qui traversent l’espace psychique groupal ou les relations individuelles avec le thérapeute viennent provoquer des sensations et des expériences habituellement étrangères à sa propre psyché. Il est important d’en reconnaître certes l’étrangeté, ce qui n’est pas difficile, mais aussi l’étranger que l’autre a déposé en lui. S’il n’est pas reconnu, il ne peut être transformé, et tous les ingrédients sont prêts pour un retrait de l’enfant dans l’urgence, parfois espéré comme un soulagement par les acteurs extérieurs. Ainsi entre-t-on les pieds joints dans la répétition que ces familles, en tentant de l’éviter, font tout pour la provoquer en exposant une violence externe, difficile à évaluer.
L’indistinction des personnes fait que Michèle est connue par tout le monde, sans avoir de lien privilégié avec une personne en particulier. L’avantage en est l’animation d’une vie où l’isolement est marqué. Michèle n’a pas d’amis. L’inconvénient, c’est que cette jeune mère expose aux yeux de la rue les difficultés relationnelles qu’elle a avec sa fille et s’entend dire qu’elle est « une mère maltraitante » lorsqu’elle met de force l’enfant dans sa poussette ou, comme elle le raconte, lorsque Myriam se couche sous les voitures dans la rue (! ?)
À la voix de la mère qui hurle répondent les hurlements de l’enfant qui s’opposent « aux volontés » de celle-ci. Elles doivent former un spectacle impressionnant et édifiant, d’autant plus que cette exposition semble être mise en scène (inconsciemment ?) par Michèle qui, lorsqu’elle va bien, dit : « Myriam hurle tellement dans la rue, qu’on croit que je la tape ! »
Dans ces moments-là, Michèle peut avoir accès à une certaine réflexion. Si ce n’est pas le cas, la scène se déploie : lutte entre une mère maniaque et convaincue et une petite fille qui ne se laisse pas faire. De préférence, cela se passe sur le balcon et cela m’interroge, car sachant que c’est difficile (même si ces comportements ont été mis en place par Michèle), pas question de mettre l’enfant dans sa poussette à l’intérieur de l’appartement. Il faut que ce soit au vu et au su de tous ! ?… Je n’ai qu’une envie : protéger cette mère qui s’expose. Et l’enfant ? Je ne peux intervenir sans risque d’aggraver les choses. Cela se termine toujours par quelque chose à mettre dans sa bouche, une empreinte qui restera sans doute inscrite comme un moyen incontournable de se consoler.
128Ainsi le thérapeute est-il convoqué à se confronter à l’infantile des adultes qui le positionne en lieu et place de leur impuissance et de leur frayeur d’enfants, agresseur devenu agressé, par un renversement des positions. La seule chose qui joue contre lui et contre l’enfant, c’est le temps. Car si lui prend le temps de la transformation, il ne faut jamais oublier que c’est une urgence pour l’enfant qui se construit plus vite que les défenses parentales ne tombent.
129Le lien doit toujours être maintenu avec les intervenants du secteur pédopsychiatrique, d’autant que ces familles répandent la peur autour d’elles. Ce lien avec le médecin pédopsychiatre de l’unité du lieu, la puéricultrice de la halte- garderie où va l’enfant et plus tard, en son temps, l’équipe du centre de rattachement, orthophonistes, psychomotriciens, autres thérapeutes auxquels il sera possible d’adresser l’enfant dès que la famille en reprendra la nécessité à son compte. Ils feront à leur tour le lien avec l’école. Ce lien extérieur avec l’équipe du centre de prévention ne doit jamais être lâché au cours des rencontres, mais si l’on veut que l’enfant puisse être aidé en son temps, il ne peut être évoqué trop tôt, sous peine d’un rejet définitif, tant il réveille la méfiance, liée aux expériences passées décevantes ou traumatiques avec les institutions… Évoquer systématiquement la possibilité d’un suivi extérieur dans les moments d’ouverture en prépare la mise en place en son temps. La prudence veut que l’on ne brûle pas trop précocement ses cartes !
130Comme nous l’avons évoqué, la capacité du thérapeute à ne pas être détruit est la condition première d’une intervention efficace. Elle est grandement facilitée lorsque les visites peuvent être effectuées à plusieurs. Dans certains cas, les défenses de la famille sont telles que c’est impossible. Dans le cas d’un travail en solitaire, la fiabilité du thérapeute reste « garantie » par ses propres liens avec l’extérieur, incluant les superviseurs et l’ensemble des échanges réalisés avec les équipes concernées, quel que soit l’éprouvé de solitude que provoque en lui la famille. Ceci le protège de ses propres peurs, de la peur des intervenants extérieurs, évitant ainsi un retrait brutal et inopiné de l’enfant qui, à nouveau, répétera les événements traumatiques du passé.
131Dans ces familles où une cothérapie directe peut se révéler trop persécutrice et impossible à mettre en place, une « co- thérapie décalée » triangule la relation, fait le lien avec l’extérieur, protège l’intervenant d’une position trop exclusive et solitaire et permet une élaboration commune à des moments importants du suivi. En cas d’urgence, elle autorise un discernement rapide et conjoint, suivi d’une intervention de retrait immédiat et temporaire, pour soulager la famille et mettre le bébé à l’abri, le temps du dépassement de la crise, si le bébé est véritablement en danger. Il faut une conviction inébranlable du thérapeute pour maintenir le lien alors qu’il est sans cesse attaqué.
132Si le thérapeute se retrouve à travailler seul du fait de l’élimination par ces familles de tous les intervenants, il n’est réellement jamais seul puisque, ici, inscrit dans un laboratoire de recherche et il ne travaille ni n’élabore jamais seul. Il lui serait sinon très difficile de faire face aux projections violentes et à la rivalité maternelle ou familiale vis-à-vis du bébé, sans danger d’être envahi par des craintes hors de propos. Les différentes supervisions (institutionnelles et personnelles à l’intérieur et à l’extérieur du projet) permettent de mettre au jour les faces cachées de l’iceberg, les projections introjectées et déposées à son insu dans la psyché du thérapeute. On sait comment leur levée peut faire monter une angoisse qui semble étrangère et qui est pourtant hébergée à l’insu de lui-même.
133La supervision et le travail en « binôme décalé », avec le pédopsychiatre ou autre psychanalyste référent de la famille, restent une façon intéressante de travailler lorsque se retrouvant seul, aucun autre travail n’est possible. Ce travail en « binôme décalé » contient le thérapeute, introduit du tiers, à la fois référent symbolique et bon objet parental. Il est évoqué régulièrement par le thérapeute comme représentant de la loi, donc des règles sociales et de l’interdit, si l’enfant est maltraité ou que la jeune mère est éjectée de sa position par la menace des grands-parents de la déclarer maltraitante et ainsi d’adopter son enfant. En parallèle, il est en place « d’une mère suffisamment bonne » dont le rôle est de se soucier du bien-être de chacun en demandant régulièrement de leurs nouvelles à travers l’évocation du thérapeute. Il est présenté comme protecteur et soucieux de justes interventions, car il ne pourrait laisser faire ni la maltraitance ni le retrait injustifié de l’enfant à sa mère.
Michèle me dit le risque de rapt de l’enfant par le beau-père. C’est là que je réintroduis le juge. La loi ne permet pas que cela se passe ainsi sans que le juge s’en mêle.
– « C’est vous la maman, Myriam a besoin de sa maman. Vous vous occupez d’elle, même si parfois c’est difficile. »
– « Pourtant », me dit-elle, « on me dit que je suis maltraitante ». Je parle du père de Myriam. Elle l’idéalise : « Je voudrais retourner avec lui », et dans sa plainte, j’entends la petite fille qui pleure en elle.
– « Je voudrais rentrer à la maison ! » Idéalisée aussi cette maison de l’homme, comme sans doute celle qu’elle évoque du temps de son enfance. Je pointe et reformule, Michèle pleure ; un événement.
– « Je sais pas quoi à quoi je sers, si j’étais pas née ce serait peut-être mieux. »
– « Myriam a besoin de vous, vous êtes sa maman. »
Je tente de « narcissiser », de consoler, je sens l’empathie qui m’habite résonner aux propos de la jeune femme.
– « Et pourquoi pas rencontrer Mme X, thérapeute chez M. Guedeney ? »
– « Je n’accroche pas, avec elle j’y arrive pas… »
Myriam dort dans sa poussette et je crains pour elle. Mais je ne « vois » plus se dérouler devant mes yeux de ces « mauvais films » qui ne m’appartiennent pas. (Je ne sens pas poindre la crainte du mauvais objet menaçant. Peut-être, lui est-il encore trop difficile de se séparer de sa fille ?).
135Cette référence permanente à une figure tierce que j’évoque comme une figure de confiance m’offre la possibilité de parler de cette famille avec un référent qui la connaît, d’élaborer avec lui la place de l’enfant lorsque cela se fait sentir ou que le risque de maltraitance devient prégnant. Son souci de rappeler sans cesse à la présence de l’enfant, ajouté à la possibilité de le joindre à tout moment, en connaissance de cause, le rend c-créateur de la thérapie, un « cothérapeute » indispensable et sécurisant. Au moment de chaque séparation, je renforce le lien, j’introduis du tiers et je fais souvent référence à A. Guedeney, tentant de créer un lien virtuel, une présence du masculin que je tente de rendre permanente, en espérant qu’il se concrétise un jour. C’est ainsi qu’une continuité « sécurisante » pourra se mettre en place lors de la séparation engagée en fin de thérapie et que Michèle se tournera avec l’accord du groupe familial vers le pédopsychiatre et son équipe, pour faire soutenir le lien qui l’unit à Myriam et être rassurée sur ses acquisitions.
136Lutter contre les rivalités et les ruptures de liens dans les équipes qui suivent ces familles à haut risque est un acte thérapeutique. L’observation Ester Bick utilise l’élaboration en groupe des thérapeutes, elle permet d’échanger les ressentis et d’évoquer des sensations, les affects et les représentations s’y élaborent. Le groupe a un rôle formateur et détoxicant, il rétablit l’histoire de la famille au travers de la narration.
137En donnant un visage contrasté d’elles-mêmes, ces familles font en sorte de dissocier ou de faire s’opposer les différents intervenants, conflictualisant les équipes. P. C. Racamier (1970) a montré combien les pathologies psychotiques divisaient les soignants au sein des institutions. En ne laissant à chacun des intervenants qu’une partie explosée d’eux- mêmes, elles font exploser les équipes. Il est d’une importance non négligeable de bien entendre ce qu’a à dire le thérapeute immergé dans la famille et son référent. Le mode de fonctionnement pathologique de ces familles qui clivent et attaquent tous les liens engendre les mêmes comportements dans les réseaux qui les prennent en charge et dans lesquels elles sèment des ressentis de frayeur envers le sort de l’enfant. Elles conduisent à des distorsions des liens, des rivalités, des incompréhensions, des sentiments de terreur qui conduisent à des décisions de retrait, en oubliant totalement qu’il y a un psychologue immergé dans la famille et dont l’avis pourrait avoir son importance. Les actions de retrait de l’enfant doivent être discernées avec prudence sauf en urgence. Elles peuvent être temporaires, d’où l’importance de l’immersion dans la famille, évitant ainsi le plus possible « l’agir » sous projection et le retrait inopiné d’enfant empiétant sur son avenir, et qui dans certains cas aurait pu être évité.
138Le travail avec le bébé, dans ces familles qui nous font oublier l’enfant, nous oblige à apporter un soutien au bébé. Trop près ou dans un même mouvement trop loin, jamais à une juste distance, l’enfant bébé, et encore plus lorsqu’il grandit et échappe au contrôle de la mère, est malmené, en fonction des craintes fantasmées qu’il provoque. Ainsi, la jeune mère fait-elle porter à son enfant les intentions qu’elle lui prête. Le travail avec le bébé consiste à créer en permanence du lien quel qu’il soit. Ceci peut être fait même discrètement. Par sa présence vivante, le thérapeute amène avec lui de la nouveauté. Le soutien qu’il peut apporter au bébé, il le peut par le regard bienveillant et contenant, par la voix, par la présence psychique détoxicante, par sa capacité à faire tomber le niveau d’excitation familiale lorsque c’est possible, par sa disposition à jouer : « Coucou ! », dans le lit, devant la glace, discrètement, furtivement d’ailleurs avant de pouvoir le faire au grand jour. L’enfant ne s’y trompe pas, qui s’étonne, sollicite, vient chercher le thérapeute. Quelle sobriété faut-il déployer dans la réponse pour ne pas se mettre en rivalité avec la mère et parallèlement ne pas décevoir l’attente de l’enfant. L’interprétation interrogative des gestes de la mère, dirigée vers le bébé, donne du sens à ce qui se joue, de même qu’elle en donne aux engagements/désengagements maternels qui parfois laissent sans voix.
À Myriam 9 mois :
– « Tends les bras Myriam quand tu veux sortir du bain ! »
Et alors que l’enfant tend désespérément les bras vers sa mère, tout en la regardant, celle-ci ne le voit pas :
– « Elle ne veut pas sortir, on la laisse Mme Cazenave ! », dit Michèle. Il faut résister, faire du lien là où naît la maltraitance dans l’aveuglement défensif de la jeune mère.
– « Je crois que Myriam montre qu’elle veut sortir, elle pleure… »
Et encore :
– « C’est difficile d’être une maman lorsque l’on a un bébé qui pleure. »
– « C’est difficile d’être un bébé qui ne parle pas encore et que maman ne comprend pas. »
140Il faut globaliser, mettre ensemble et séparer, c’est selon. Contenir le bébé et ne pas oublier que lui aussi transfère. Les adultes n’ont pas accès à leur histoire et leurs parties bébés ne cessent de se mettre en rivalité avec l’enfant réel présent au milieu d’eux. C’est ainsi que l’envie et la jalousie primaire déclenchent des demandes avides d’attention qu’elles manifestent violemment envers le thérapeute. Elles peuvent lui faire oublier l’enfant pour lequel il est mandaté. Il me semble que le travail thérapeutique groupal est un outil intéressant sur lequel le thérapeute peut s’appuyer. Il lui évite d’être trop intensément pris dans les rets des demandes insatiables des adultes et réintroduit l’enfant. C’est un équilibre à trouver pour maintenir le lien avec chacun.
141Au risque de la maltraitance, l’enfant s’obstine à faire en sorte que l’adulte s’occupe de lui. Au cours de ce suivi : « L’observateur découvre l’intensité et la maîtrise dont fait preuve un enfant pour faire en sorte qu’un adulte s’occupe de lui. C’est un mécanisme pour faire face à la “maladie” de la mère que l’enfant développe, “une certaine manière” de tenter d’être avec elle. La recherche extérieure de stimulation par le bébé est vécue comme un acte d’attachement » (D. Stern, 1995, p. 138).
142Une mère qui ne sait pas jouer n’a pas eu accès au plaisir du jeu dans son enfance. Le jeu sollicite l’exploration et la découverte. Il invite à l’imitation, étape vers la différenciation. Il exige des moments de tranquillité et d’apaisement que ces jeunes mères, en raison de leur comportement maniaque, ne peuvent accorder à leur enfant. La mère de Myriam, habitée par une envie rageuse et violente de ce qui lui échappe, ne peut entrer dans le jeu de son enfant. Le jeu qui comporte un élément de distinction de deux intériorités et demande à la mère de se mettre à la place de l’enfant pour en comprendre la démarche. Michèle en est incapable et toute manifestation de la petite fille qu’elle ne maîtrise pas lui reste étrangère, elle n’en comprend pas l’enjeu. Cette situation est vécue par la jeune mère comme une volonté de l’enfant de la persécuter : un élément du puzzle est posé à l’envers et l’enfant « fait exprès » de contrarier sa mère ; Myriam pointe les images d’un catalogue pour en connaître les noms, ce qui permettrait d’enrichir son vocabulaire, l’adolescente répond immanquablement par un : « C’est pas à toi ! », renforçant le comportement de l’enfant et sa résistance.
143Cette interrogation obstinée de l’enfant pour l’accès à la connaissance engendre une attaque rageuse de la part de l’adolescente qui ne maîtrise pas et ne comprend pas la demande. Rien n’est léger, l’incapacité à se séparer ne crée pas l’espace intermédiaire d’illusion nécessaire au jeu (Winnicott) et à l’échange. Ainsi monte dans cette obstination réciproque la violente rétorsion de la mère incapable de comprendre les besoins liés à l’évolution de l’enfant et sa tentative de les faire cesser. L’exaspération maternelle devient majeure, rendant probable une décharge violente sur l’enfant de ce qui est ressenti par elle comme une exigence dévorante. La maîtrise des demandes de l’enfant dans une interprétation sauvage sert la toute-puissance défensive de la mère, lui rendant moins inquiétantes les velléités d’autonomie de celui-ci. Ce mode de fonctionnement n’en reste pas moins un obstacle important au développement de l’enfant comme à ses acquisitions qui s’inscrivent systématiquement dans une résistance conflictuelle et limite ses capacités à explorer.
Mais au milieu de tout cela, l’enfant se débrouille, se contient seule, se prend en charge, interroge, pointe les objets ou les images d’un catalogue et demande qu’on les nomme. Elle demande, à moi ou à la grand-mère, puisque la mère n’en comprend pas le sens et s’impatiente. Elle met le puzzle à l’envers pour la faire réagir et interagit avec moi d’une manière toujours ajustée ; si je lui fais remarquer qu’elle sait, elle remet immédiatement les pièces à l’endroit. Malgré tous ces « non-sens », l’enfant semble s’appuyer sur les personnes du groupe disponibles, pour tenter de donner du sens aux événements et récupérer de l’attention. Pas sans d’importants obstacles, elle mène sa vie.
145« J’attire cependant l’attention sur les graves conséquences que provoque pour la croissance d’un enfant une mère incapable de rêverie » (Bion, 1967, p. 53). Elle met l’enfant face à des expériences émotionnelles très perturbées qu’il s’épuise parfois à surmonter.
146L’adolescente donne à percevoir à son enfant une réalité dangereuse, rétrécie ou interdite, ou encore mouvante et dangereusement violente. Elle barre à l’enfant l’accès à une réalité extérieure diversifiée et à une réalité intérieure apaisante, nécessaires aux apprentissages. Quelle conséquence pour l’avenir affectif et social, et pour les acquisitions scolaires ?
147Qu’en sera-t-il d’une transmission possible du transgénérationnel ? L’identification projective pathologique posée comme un substitut du refoulement chez la jeune mère prendra-t-elle, dans l’avenir, cette place au sein des mécanismes de défense de Myriam ?
148Nous allons assez vite retrouver chez Myriam des comportements opposés (activité/inhibition), des troubles du caractère (oppositions et colères), des troubles du langage (troubles de l’articulation, pauvreté du vocabulaire) et une chute de niveau à l’entrée en classe qui vont gêner ses apprentissages. Mais l’attachement de l’enfant à sa mère et la place qu’elle prend pour les grands-parents, son épanouissement et l’intérêt pour ses « prouesses » prennent une place privilégiée pour la famille.
Déjouer les attaques défensives et rester dans les familles
149Une formation analytique est indispensable pour rester dans ces familles. C’est ma conviction. D’emblée, la présence du thérapeute majore l’intensité des projections et les ressentis persécutifs, avec pour conséquences la fuite des familles. Elle lui donne une idée du risque de maltraitance du bébé, inscrit dans une position semblable. « Profondément mobilisatrice pour les familles » (Morales-Huet, 1997), la présence de l’enfant, dans ce cas, s’inscrit dans une inaccessibilité de la pensée réflexive et de la rêverie maternelle au sens de W. R. Bion. Elle n’est pas facteur de transformation, mais accentue l’insécurité et l’impulsivité défensive. Seule une formation analytique, l’habitude de manier la relation transféro-contre-transférentielle, d’observer, avec l’assurance profonde que tout ne se résume pas à ce que les familles « mettent en scène » dans la réalité de la rencontre, peut permettre de rester sur place et de déjouer les attaques défensives de ces familles à hauts risques psychiques et physiques pour l’enfant. Il nous faut comprendre ce qui se rejoue dans la relation, d’une histoire familiale inaccessible aux intéressés et agissante malgré eux.
150Ces interventions restent difficiles… La pensée du thérapeute est souvent neutralisée par les projections massives de défense de ces couples mère/bébé ou de ces familles, saturée qu’elle est par l’intensité des projections. Cette incapacité de penser est à la base des risques de passage à l’acte du thérapeute envers l’enfant (demander son retrait de la famille), porte en elle les conséquences de ces arrêts de penser. Il peut alors court-circuiter le temps de l’élaboration et être pris dans la peur que ces familles inspirent. Être pris dans des « bombardements sensoriels » massifs lui rend difficile la nécessité de faire la part des choses entre ce qui s’inscrit dans une répétition provocante, se mettant à l’instar des acteurs du passé en position d’agir à nouveau en entrant dans la répétition, et ce qui peut être toléré, contenu, accompagné et conduit à être transformé. Se trouve posée la question de la limite. Jusqu’où peut-on tolérer, à partir de quand peut-on considérer que le risque pris par l’enfant est trop important, tant pour sa vie physique que pour son développement psychique ? Quand les limites du thérapeute sont atteintes ou que la souffrance de l’enfant s’exprime par des symptômes et des troubles du développement ?
151Pour ma part, la présence d’un thérapeute est essentielle. Elle met à la disposition de l’enfant et de sa famille la possibilité de faire une toute première expérience de continuité et de sécurité du lien. Cette expérience va changer les comportements. Elle est fondatrice pour l’avenir de l’enfant. Elle permet à la famille d’amorcer des transformations et de les mener à bien. Celle d’apprendre à utiliser un espace psychique qui s’inscrit dans la différence et peut supporter une certaine « maltraitance psychique » sans rétorsion. La présence du thérapeute et l’exercice de la relation transféro-contre- transférentielle dégagent en partie l’enfant de cette « maltraitance », et ceci est déjà en soi une forme « d’interprétation » transformante du champ de la rencontre (D. Houzel). Lorsque la tolérance aux projections et la formation spécifique du thérapeute le lui permettent, il peut, à travers une écoute empathique et « enactante » (S. Lebovici), au-delà des angoisses et des terreurs non représentables, ouvrir à la narration et à une certaine compréhension de l’histoire, d’une histoire. Le regard qu’il porte sur chacun des membres de la famille et sur le bébé est en soi un soutien de la réparation et de la construction narcissique.
152De l’usage de la relation transféro-contre- transférentielle, « appareil à penser les pensées », l’analyste en sort la possibilité de « transformations » des éléments primaires laissés à l’état brut en éléments porteurs de sens et donc intériorisables. (Bion). Elles sont repérables à la modification des comportements des adultes envers l’enfant, aux plus grandes tolérances de la mère à la frustration.
153À la modification du discours et des émotions qui accompagnent ces transformations (sensibilité authentique), s’ajoutent des changements de comportements qui lui sont associés sur le plus long terme. Ayant pu faire l’expérience d’être accueilli par l’analyste, sans le détruire et sans se sentir détruit en retour, la représentation que chacun des membres de la famille tire de cette expérience peut être la capacité de ne pas effrayer (pas trop) et donc en retour même d’en être non pas « terrorisé-terrorisant » avec l’enfant et avec autrui, mais d’une certaine manière temporairement apaisé …
154Il s’agit pour le thérapeute de tenter de dégager un espace « entre deux » non menaçant, de créer progressivement un espace intersubjectif entre le thérapeute, chacun des membres du groupe familial et l’enfant. Espace où le lien s’inscrit dans un accueil et une écoute de l’autre, dans une continuité qui résiste et déjoue l’inévitable répétition des ruptures. Il s’agit de « favoriser la confiance et l’espoir dans la rencontre » et de tenter d’ouvrir et de soutenir « la narration » (A. Ferro, 2000, p. 169). Celle d’une histoire qui se tolère telle quelle et qui n’a pas besoin d’être exacte pour être vraie.
155Une supervision de type analytique est indispensable. Elle ouvre aux possibilités d’écoute spécifique, « contenante » et transformante. « Coconstruction de sens » (Aulagnier) et surtout renforcement narcissique doivent faire le contrepoids des éprouvés angoissants et des responsabilités que font peser ces familles sur les intervenants. Des fantasmes de maltraitances de l’enfant portés par les familles se réveillent régulièrement et annexent l’espace psychique du thérapeute sans qu’il n’en ait toujours une pensée claire. La retranscription immédiate désengage de la confusion en rétablissant le lien qui rend la pensée cohérente, mais elle ne délivre pas le thérapeute des dépôts archaïques dont il est porteur à son insu. Seule une supervision de type analytique peut lui permettre de se dégager de ces dépôts de vide sidérants ou d’éléments archaïques à la fois « terrorisants » et méconnus. Le thérapeute peut en partie en prendre conscience lorsque les défenses de la famille seront moins intenses, mais il ne peut les mettre au jour que dans un travail de supervision de ce type.
La projection n’est pas suffisamment violente pour provoquer une sidération de mon esprit et je peux différencier mes perceptions et les mettre au travail, sans qu’elles ne s’inscrivent dans des « agirs » impensés. Je n’interviens donc pas, n’entrant pas ainsi dans le registre fantasmatique de la mère, qui veut me faire partager ses envies et ses craintes de la maltraitance. Ainsi pourrait-on être contaminé par les projections de ces mères qui les évacuent plutôt que de les penser et être tenté de soustraire de manière intempestive et parfois trop rapide les enfants à leur influence. Nous ne savons pas à ce moment-là que c’est à leurs propres projections et sous leur propre diktat que parfois nous intervenons.
157Il est important de pouvoir accepter les points de vue de tous les membres de l’équipe de prévention, de recevoir toutes les observations, même si elles sont opposées en apparence. Que toutes les impressions que créent ces familles aient un droit de cité garantit d’en cerner les différentes facettes. Inscrites dans le clivage de ces familles, ces impressions reçues n’ont aucune raison de ne pas être justes. C’est une condition nécessaire à la réussite de ces suivis où il est demandé à l’ensemble du groupe de prévention médico-social et psychologique de faire l’unité de ces représentations pour éviter leur division. Elle requiert la confiance mutuelle faite à l’évaluation et au travail de chaque discipline, la capacité à travailler ensemble et éventuellement à prendre le relais lorsque cela est possible. Elle nécessite le temps d’exercer la pensée de chacun, d’accueillir la pensée de l’autre pour pouvoir rassembler les éléments dispersés du sujet dont chacun est porteur.
158Il faut du temps pour cela. En avons-nous assez pour l’enfant ? Et pourtant, prendre le temps de transmettre notre expérience à d’autres peut aider à surmonter la peur et l’inquiétude massive que créent chez les intervenants ces familles aussi marquées par l’insécurité.
159La question se pose de savoir à quel moment envisager la fin de l’accompagnement thérapeutique. Celle-ci peut s’envisager lorsque l’enfant a trouvé la place qui lui revient, lorsque la mère, suffisamment contenue et valorisée, laisse tomber des défenses trop agissantes et peut se valoriser des progrès de l’enfant. Une thérapie de longue durée peut nécessiter un suivi jusqu’à l’entrée de l’enfant à l’école maternelle, parce que le thérapeute peut en faciliter le passage. Il peut ainsi continuer de valoriser la croissance de l’enfant et son adaptation, en amortissant les ressentis persécutifs que fait naître toute situation nouvelle et particulièrement l’école et ses personnels. Cette situation d’entrée à l’école, par ses remarques sur l’enfant et sur les manques de la famille, « ces ratés », réactive les craintes et les expériences d’échecs des générations précédentes. C’est aussi un temps de mise au travail à ne pas manquer, d’autant qu’il est rendu possible par « l’expérience de sécurité » que ces familles ont faite tout au long du suivi thérapeutique. Il permet également qu’un suivi extérieur soit maintenu pour l’enfant et qu’un travail en collaboration se mette en place, dans une continuité du soutien engagé.
Il faudra deux ans et demi pour que les changements deviennent véritablement perceptibles et que l’enfant trouve une place véritable, même si celle-ci demande encore à s’ajuster. À ce moment-là, le thérapeute sera souvent sollicité pour le bien-être de l’enfant. Des demandes de conseils seront formulées en confiance. Ces demandes peuvent se dire, car elles ne mettent plus les membres de cette « famille à hauts risques » en danger.
161Dans le cas de Myriam, il a eu lieu après les fêtes de Noël, afin que la rentrée scolaire de l’enfant soutenue, ses effets persécutifs amortis, le thérapeute puisse partager avec la famille et la jeune mère le plaisir nouveau éprouvé par tous les cadeaux faits à l’enfant. Il est important de se quitter en leur montrant à quel point ils sont capables « de prendre soin » de leur enfant, en faisant le lien avec d’autres figures de remplacement et de soutien auxquelles on leur recommande de faire appel. Figure évoquée tout au long de la thérapie qui peut continuer d’exercer ce lien fiable avec des familles qui, maintenant, acceptent de demander de l’aide et d’être aidées. L’entrée en première année de maternelle, et la manière dont la famille la vit, me semble extrêmement importante pour l’adaptation de l’enfant et ses acquisitions futures, lorsqu’il s’agit « d’une famille à hauts risques », afin que le thérapeute puisse progressivement soutenir l’investissement familial dans l’acquisition des connaissances à travers l’enfant hors d’une trop grande idéalisation : robe, cartable, tenue montrée avec une authentique fierté au psychologue, mais qui ne tient pas compte d’une réalité scolaire passée, où l’école a été haïe, comme responsable de l’échec pour l’ensemble de la famille… Toute idéalisation excessive porte en elle l’amorce de son contraire destructeur. L’enfant est, à ce moment-là précisément, l’élément qui narcissise la jeune mère et la famille et sur qui se portent tous les espoirs. C’est un moment fort en potentiel de transformation à accompagner.
Discussion et conclusion
162Ce suivi de trois ans donne du recul sur ce mode d’intervention et montre comment celui-ci arrive à sortir de l’isolement ces familles « en rupture de liens ». Ma conviction est que seules la « position flottante » et la mise à disposition de « l’objet-thérapeute » peuvent en permettre un exercice souple. Il existe d’autres modes d’intervention, mais avec des familles aussi difficiles, il me semble que seules l’écoute analytique et l’utilisation de la relation transféro-contre-transférentielle peuvent déjouer les pièges de la rupture et tenter d’éviter une nouvelle fois la répétition traumatique. C’est tout l’intérêt d’une intervention précoce, souvent exercée en binôme, un des thérapeutes étant plus à l’écoute des besoins de l’enfant, l’autre des besoins infantiles manifestés par le(s) parent(s). Mais dans ces familles « en rupture totale de liens », si le thérapeute a pu rester « seul » sur place, il doit en assurer le suivi seul, dans une position de « cothérapie décalée ».
163Le thérapeute fait fonction de tiers qui met de la différence, apporte de la nouveauté, dérive les projections, narcissise la mère et soutient l’enfant. Il tente de se situer à la fois « dans » et « en dehors » de la relation, dans un « entre-deux » qui soutient le bébé et tous les acteurs en présence et doit faire du lien là où se trouve de la rupture. Il y a des moments pour se taire et des moments pour parler, pour verbaliser à cette place du tiers qui, s’identifiant au bébé, peut lui donner la parole mais avec quelle prudence permanente ! C’est le travail du contre-transfert, mais c’est à tous les niveaux de perception et de compréhension qu’est sollicité le thérapeute dans ce mode d’intervention.
164Il lui faut résister aux projections, aux propos parfois à la limite de la cohérence et observer ce qui se passe véritablement entre la mère et l’enfant. Les formes de « maltraitance » que l’on perçoit et qui souvent sont voilées aux yeux du parent doivent d’abord être tues, puis interrogées avec prudence. Le thérapeute doit toujours tenter d’élargir le champ de ce qui, sans cesse, se referme ou se sclérose dans le fonctionnement familial. Il lui faut mettre en mots ce qui se passe, de telle manière que l’événement, émotionnel ou non, puisse s’interroger et progressivement prendre sens. Parfois, l’intervenant peut se parler tout haut à lui-même, en s’étonnant de ce qui se passe et en mettant en avant son manque de connaissances à ce sujet. Peut-être les parents pourraient-ils répondre, l’informer, le former ?… Son « savoir », le thérapeute devra y renoncer, c’est le seul moyen de survivre et de faire vivre. Les questions indirectes sont là pour éviter d’éveiller ces sentiments de persécution ou d’incompétence que le parent éprouve…
165La faculté à se laisser surprendre reste une des qualités indispensables à l’ouverture de l’histoire qui se déroule. Elle porte la marque de la capacité de l’intervenant à supporter le doute, comme sa possible ouverture à l’infini, à l’avenir et à une histoire qui se réécrit à travers l’expérience de la rencontre (Bion). Au sein de ces familles inatteignables et hautement persécutées, l’écoute contre-transférentielle et sa mise au travail fournissent les outils pour arriver à la fois à demeurer au sein de la famille et à ne pas entrer de plain-pied dans les turbulences des projections qui s’y déploient. Elles obligent le thérapeute à ne s’attacher qu’à l’essentiel, le lien de la mère, puis de la famille, avec l’enfant et son corollaire. Le reste, qui peut paraître non négligeable et qui semble difficile à supporter, me semble secondaire tant que l’enfant se développe, entre en relation et joue. Des moments sont pénibles, les interrogations multiples, la crainte permanente. Sans cette écoute contre-transférentielle, le thérapeute peut-il résister à l’envie omnipotente et à la destruction programmée de ces familles et de sa propre violence ? Face à des scènes de la vie quotidienne qui semblent intolérables, car trop inscrites dans une réalité immédiate et sans évaluation possible, il doit provisoirement supporter l’insensé parfois. Tenter de donner du sens aide le thérapeute à reprendre contact avec sa propre humanité, son propre espace intérieur, celui dont le potentiel est de pouvoir, en se rencontrant soi-même, rencontrer l’autre.
166Les turbulences qui agitent le thérapeute ne sont pas toujours le fait d’autrui, il a à interroger aussi ce qui est de son fait, sa propre capacité à transférer. Parfois, après le cadre externe, « la digue », cadre interne du psychanalyste, saute et ne contient plus rien des émotions qui le remplissent et l’agitent, tant est forte la tempête : sa pensée est neutralisée. Il peut se reprendre et n’en perd pas pour autant sa position. Il est appelé à faire à nouveau des liens entre ce qu’il observe et ce qu’il en comprend, y introduisant la part de la famille et du bébé, comme pour en écrire une histoire. C’est à deux ou à plusieurs que l’on construit une histoire nouvelle et non que l’on en révèle un sens déjà là. P. Aulagnier évoque entre mère et enfant la possibilité d’une coconstruction de sens, il en est de même avec le thérapeute.
167« L’interprétation du transfert n’est pas souvent la priorité. Il s’agit d’établir des modalités d’échange propices à la symbolisation primaire, à un espace de jeu à travers la parole… En somme [avec les cas limites], l’enjeu est de produire-créer cette interprétabilité du transfert, assurée par l’analytique de situation qui, ici, résulte d’une coconstruction d’emblée mise en œuvre. » (J.-L. Donnet, 1995). Si le psychanalyste se sert du contre-transfert pour comprendre, supporter et hiérarchiser (après coup) les scènes qui lui sont exposées, avec pour intention de susciter en lui des émotions intolérables, qu’en est-il des divers intervenants qui tentent d’aider ces familles ?
168Il est infiniment difficile de travailler avec des familles qui fuient, changent sans cesse les données des rencontres, imposent les lieux à leur convenance, utilisent les personnes et n’observent aucun des conseils donnés par les professionnels. En outre, elles provoquent le découragement, entretiennent des craintes et même des frayeurs angoissantes quant au risque de maltraitance et d’incompétence, tout en neutralisant les outils utilisés par les intervenants. Elles rendent caduque leur fonction. Tout doit être redit, répété, sans être suivi d’effet. Ces comportements sont difficilement supportables, d’autant qu’elles n’ont aucune reconnaissance pour l’aide apportée, hors de l’aide matérielle recherchée. Et comme nous l’avons vu précédemment, elles manifestent des rejets violents, entretiennent la répétition, exposent les risques au vu et au su de tous et provoquent en retour, de la part des institutions, des rétorsions recherchées et pourtant craintes. À action… réaction !
169Et pourtant, résister à l’attaque et à la destruction violente, se laisser conduire là où ces familles le « décrètent » et pouvoir rester in fine dans une position d’attention bienveillante, c’est peut-être ce qui permet le changement. Car véritablement des choses changent : naissent, pour le parent, de courts moments de pensée sur soi-même, des questionnements furtifs sur des épisodes de l’enfance passés sous silence par le groupe familial et comme oubliés, des plaintes véritablement adressées au thérapeute ; une considération naît pour l’enfant, se fait progressivement jour, le dégageant des projections, ouvrant à la possibilité d’observer ses progrès et d’en recevoir un bénéfice narcissique.
170Le suivi thérapeutique à domicile, d’inspiration analytique, d’une jeune mère, de son bébé et de la famille, ouvre par l’usage du contre-transfert et sa mise au travail à une évolution « transformante » des liens à l’enfant. Elle permet de faire l’expérience sur la durée d’une première relation fiable et ouvre à la possibilité, pour les parents, de la renouveler dans des relations futures. Se développe un sentiment de soi parental « suffisamment bon » dégageant l’enfant de l’intensité des mouvements identificatoires primaires, lui permettant de mettre en place ses apprentissages.
171L’adolescente à l’attachement « insécure-désorganisé », dont l’histoire générationnelle est marquée par les ruptures précoces, a pourtant permis la mise en place « d’un attachement sécure », malgré des difficultés du lien maternel à l’enfant marqué de réactions impulsives et d’incohérences. Au-delà du fait que cet attachement peut se révéler fragile lors d’événements générateurs de stress, il marque un changement dans la reconduction d’un mandat transgénérationnel lié aux reconductions de séparations traumatiques… Malgré les difficultés restantes, ce suivi thérapeutique à domicile a pu aider la famille et l’enfant. Les capacités réflexives de la jeune mère et des membres du groupe familial, même si elles restent limitées, ont progressé ainsi que l’image que chaque membre de la famille a de lui-même. La jeune mère travaille et n’a pas engagé d’autres grossesses. La famille n’a pas éclaté et l’enfant est maintenant l’élément central dont on se préoccupe, qui suscite la fierté et pour lequel on ose poser des questions. Le thérapeute, devenu progressivement celui à qui on peut demander de l’aide, celui qui reconnaît les progrès de l’enfant et se préoccupe du « bien-être » de chacun, ouvre à l’acceptation d’un suivi institutionnel après son départ, montrant par là même qu’il a pu être, pour cette famille, une première expérience d’un « objet parental » fiable et bienveillant et que cette expérience de nouveau lien a pu être intériorisée.
172Intervenir à domicile, c’est tenter de créer pour un bébé et une famille difficilement accessibles, un espace de croissance et de maturation psychique soutenant et sécurisant. C’est se donner la possibilité « d’agir » sur les projections et sur la nature des représentations imaginaires et fantasmatiques parentales, en proposant un lien psychique de « transformation » et une possibilité d’imitation du thérapeute, voie ouverte vers l’identification. C’est en s’appuyant sur la compétence que ces familles déploient, lorsqu’elles sont reconnues, qu’il faut les aider à donner une juste place à l’enfant. C’est alors que peut se développer un style « d’accordage affectif » engageant progressivement la possibilité nouvelle de « comprendre » progressivement de l’intérieur les besoins de l’enfant. Ce mode d’intervention, parce qu’il laisse les familles maîtriser l’espace de la rencontre et « utiliser » le thérapeute, est un gage facilitant la réussite là où elle n’avait aucune chance de se réaliser. En ouvrant l’espace psychique familial à la nouveauté et en soutenant la croissance de l’enfant, nous pouvons penser que ce mode de suivi thérapeutique engagé chez elles, avec les familles les plus défavorisées, a toutes les chances de provoquer un changement significatif, hautement profitable à la subjectivation de l’enfant et à ses acquisitions. En permettant que se développe la capacité à faire des liens plutôt qu’à les détruire, on favorise le renouvellement du « style d’attachement » dans des familles où le destin s’acharnait à reconduire les effets de ces ruptures sur l’enfant et par là même à en perpétuer la violence.
173Automne 2009