INTRODUCTION : INTÉRÊT ET INCONVÉNIENTS DES CLASSIFICATIONS DIAGNOSTIQUES EN GÉNÉRAL
1Si la nécessité de la démarche de classification est actuellement reconnue par tous, sa réalisation n’est pas sans poser de nombreuses difficultés et de nombreux dilemmes. Ce qui est évident chez l’adulte l’est davantage en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, et plus encore en psychiatrie du très jeune enfant (c’est-à-dire âgé de 3 ans au plus).
2Le but d’une classification est d’abord d’ordre scientifique : il s’agit, d’une part, de lier les problèmes identifiés chez les individus avec l’état actuel des connaissances sur le pronostic, l’étiologie et le traitement, et d’autre part, de permettre l’organisation du traitement, des services cliniques et de la recherche (Emde, 1993). Cependant, l’intérêt porté au développement des systèmes de classification diagnostique traduit plusieurs préoccupations qui débordent largement le seul champ scientifique. En particulier, la tendance généralisée, mais plus ou moins mise en œuvre, des pouvoirs publics de chaque pays à contrôler les dépenses de santé, et l’influence des assurances sur les prises en charges, est un des facteurs clés pour comprendre pourquoi une telle nécessité de classer survient dans certains pays (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998). Wilson (1993) montre bien comment les contraintes des assurances ont contribué au développement d’une classification, le système du DSM, de plus en plus construite sur un modèle médical, considérant la maladie mentale comme une chose en soi, sans liens de sens ni de composante relationnelle. De même, il est intéressant de noter que la Classification Internationale des Maladies (CIM-10), qui est celle de l’Organisation Mondiale de la Santé, est surtout sous l’influence des Anglais, dont on sait que le système de santé est largement basé sur des contraintes de filières de soins extrêmement strictes et de moyens liés aux besoins épidémiologiques effectivement évalués. Le système CIM est essentiellement à visée épidémiologique et donc descriptif. Le sens ou l’étiopathogénie ne sont pas vraiment pris en compte dans cette perspective. Une autre contrainte liée à cette dimension économique est la nécessité de plus en plus répandue de justifier de l’efficacité d’une prise en charge. Les deux systèmes précités ont connu un véritable bouleversement de leur approche, à partir des années 1980 : le DSM-III marque en effet une coupure radicale avec l’esprit du DSM-II. Cette coupure co ïncide avec le début de la psychopharmacologie et avec l’avènement des psychotropes. Pour montrer l’efficacité d’une thérapeutique, on sélectionnera naturellement des symptômes cibles. De ce fait, la sémiologie du système DSM se focalisera sur les comportements au détriment des phénomènes psychiques (Wilson, 1993). On voit d’ailleurs les limites actuelles des classifications catégorielles utilisées en psychiatrie de l’adulte : le diagnostic de l’axe I, à caractéristiques symptomatiques comparables, ne suffit pas à rendre compte de l’évolution de la situation. Certains opposent la notion de dimension à celle de catégorie (Parker, 1988 ; Widlocher, 1983). D’autres rappellent l’importance de l’axe II, dans la classification DSM, axe qui décrit les troubles de la personnalité et qui reflète sans doute l’intériorisation du mode d’être avec l’environnement (Birtchnell, 1993). Les notions de capacité autoréflexive (Fonagy, 1997) et d’alliance thérapeutique (Horvath, 1994) ont des liens étroits avec les concepts psychanalytiques plus traditionnels d’insight et de transfert. Ces éléments jouent un rôle essentiel dans la réussite des traitements psychothérapeutiques (Horvath et Luborsky, 1993), bien qu’ils s’appliquent à toutes les catégories diagnostiques. Enfin, dans l’approche des maladies chroniques, le rôle des facteurs soutenants de l’environnement joue considérablement sur le pronostic et peut modifier considérablement la trajectoire de soin et le devenir (Reder et Lucey, 1995). Les critères seuls de l’axe I ne suffisent donc pas à organiser des groupes homogènes de malades dont on pourrait inférer un coût de pathologie destiné à produire un Programme Médicalisé de Soins Informatisé (PMSI).
3Une autre contrainte est liée à l’influence et au lobbying de différents groupes sociaux, qui poussent vers une modification des classifications, et vers une modification des concepts destinés à donner une vision moins normative ou stigmatisante : les psychoses sont ainsi remplacées par les troubles globaux du développement, l’hystérie n’est plus acceptable pour les féministes, et l’homosexualité ne peut plus être considérée comme un problème de nature psychologique. Mais ces contraintes ont eu d’autant plus de pouvoir que les psychanalystes se sont retirés des « Task Force » des systèmes de classification, en n’offrant ainsi plus de contre-pouvoir à cette nouvelle manière de classer (Wilson, 1993).
4Une classification n’a pas uniquement comme but de fournir un langage à visée économique. C’est aussi et normalement, avant tout, un moyen de faciliter la communication entre scientifiques et de favoriser la recherche, en permettant la comparaison des résultats de différentes études. En revanche, tous les auteurs de classification rappellent qu’en aucun cas une classification ne peut être un outil de formation ni d’enseignement (DSM-III, APA). Dès 1989, Kreisler soulignait que si la classification est érigée en modèle clinique, la confusion méthodologique entraîne des effets pervers, mais il indiquait aussi combien l’effort de classification que s’impose après coup le clinicien peut le conduire à une analyse critique de sa démarche et à une formulation plus précise de sa pensée, aboutissant à une meilleure synthèse de l’observation. Mais en pratique, le poids que prend telle ou telle classification dans le champ scientifique devient un enjeu considérable (Guedeney, 1998). La dominance d’un système de classification entraîne inéluctablement, par les remaniements de la terminologie qu’elle impose, une modélisation de la nosographie psychiatrique et, plus encore, un changement dans la manière de concevoir et de regrouper la pathologie psychiatrique (Jeammet, 1996). Nous ne pouvons ici présenter toute la richesse des réflexions et critiques sur la démarche classificatoire en général, et sur les systèmes de classification en particulier ; aussi nous limiterons-nous à illustrer ces questions des classifications par le champ de la psychiatrie de l’enfant de moins de 3 ans. Ce champ a, en effet, le mérite de mettre en exergue la défaillance des systèmes de classification actuels, et les défis posés par les essais de nouvelles démarches classificatoires.
LE CHAMP DE LA PSYCHIATRIE DU BÉBÉ ET LES CLASSIFICATIONS
5Malgré l’amélioration des connaissances, ces dernières trente années, sur le développement du bébé et sur les facteurs qui l’influencent, nos connaissances sur les troubles mentaux proprement dits du nourrisson restent très lacunaires, voire, comme le soulignent Zeanah (1997 b) et Cordeiro (1998), encore largement du domaine de l’hypothèse. Il n’est pas anodin de constater que l’association internationale qui s’occupe des troubles psychologiques du bébé est passée de sa désignation initiale (Cascais, 1980) de “ World Association of Infant Psychiatry and Allied Disciplines » (WAIPAD, « Société internationale de psychiatrie du bébé et des professions associées »), à celle de “ World Association of Infant Mental Health » (WAIMH, Chicago, 1993), c’est-à-dire « Association internationale en santé mentale du bébé ». On peut actuellement remarquer le décalage entre la progression de nos connaissances sur les compétences du bébé et sur le développement de sa vie mentale d’une part, et celle de la description des troubles psychiatriques du bébé, au sens médical. Nos connaissances sur l’évolution naturelle de ces troubles ne sont guère plus avancées, en particulier en ce qui concerne la continuité entre pathologie du nourrisson, de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte. Depuis l’article princeps de Minde et Benoit (1991), il n’y a guère de doute sur l’existence d’une pathologie mentale spécifique du bébé. Mais Eppright et al. (1998) soulignent qu’il n’existe presque aucune étude de validation des catégories de troubles mentaux chez le nourrisson, en dehors du champ de l’autisme.
Les critiques générales sur l’idée de classification en psychiatrie du bébé
Processus d’évaluation diagnostique : la pédopsychiatrie est-elle une discipline médicale ?
6Les critiques concernant les buts et l’intérêt d’une classification diagnostique chez le jeune enfant sont particulièrement vives dans les pays où la pédopsychiatrie est à forte prédominance psychanalytique. L’idée de classification rappelle que la discipline appartient aux disciplines médicales. être médecin renvoie à une formation spécifique basée sur l’idée de diagnostic et de soins. être psychanalyste renvoie avant tout à l’idée de prendre en compte le sens inconscient qu’a tel ou tel symptôme pour le sujet. Classification et psychopathologie entretiennent donc des relations nécessairement conflictuelles (Guedeney, 1998). Est-on d’abord pédopsychiatre avec une formation psychanalytique ou un psychanalyste « malgré » sa formation médicale ? Que pense-t-on a priori du processus diagnostique ? Emde et al. (1993) rappellent que le processus diagnostique comprend deux aspects : évaluation de l’individu et classification des troubles repérés lors de l’évaluation. Classer veut dire faire rentrer ce que l’on observe dans des catégories préalablement définies : comment rendre compte alors de la complexité de chaque situation ? Qu’entend-on par évaluation ? Guedeney et Lebovici (1997) rappellent combien, en psychiatrie du bébé, l’évaluation ne peut être menée à bien que dans la relation entre la famille et le professionnel. Jeammet (1996) souligne combien la symptomatologie à ces âges de changement extrêmement rapides que sont la petite enfance et l’adolescence peut varier selon la qualité de la rencontre entre le professionnel et le patient et/ou sa famille. Comment rendre compte de ces subtilités pourtant si importantes dans le processus thérapeutique dans un processus classificatoire ? Si l’évaluation rend compte de la complexité de l’individu, classer le trouble peut sembler un appauvrissement de la pratique puisqu’il consiste à relever des syndromes identifiés lors de l’évaluation dans un schéma de classification prévu avant la rencontre. À ces critiques légitimes, un certain nombre d’auteurs rappellent qu’une classification ne classe pas des individus, mais des troubles (Emde, 1998). La classification permet de lier nos observations des syndromes identifiés lors de l’évaluation individuelle à la connaissance du trouble en général, telle qu’elle existe dans les manuels et dans la littérature scientifique. On a vu précédemment que les classifications n’étaient pas toujours organisées en fonction seulement des travaux scientifiques. La classification sert en effet une autre logique que la simple communication entre le patient et le professionnel : elle vise aussi à permettre une communication avec d’autres protagonistes, avec des buts scientifiques (essais thérapeutiques, épidémiologie, recherche), mais aussi avec les pouvoirs publiques et les tutelles. La classification est associée au risque de stigmatisation et d’appauvrissement lorsque le besoin de classifier se superpose au besoin de comprendre (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998). Mazet (1998), Misès et Jeammet (1984) insistent comme Fenichel (1999) et Thomas (1998) sur l’idée que la classification ne doit pas devenir un but en soi, mais doit laisser toute la disponibilité souhaitée pour une approche orientée avant tout dans l’idée de comprendre au mieux et de créer une alliance thérapeutique. Ces auteurs posent bien la question fondamentale : la classification est-elle simplement un outil d’organisation de la situation, ou au contraire, la situation clinique doit-elle rentrer dans le moule de la classification pour être validée, reconnue et, éventuellement, remboursée (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998) ? Actuellement, il semble bien que si « l’évaluation pour l’évaluation » est bien une démarche appauvrissante, elle se révèle enrichissante lorsqu’elle se met au service de l’enfant et de sa famille, comme outil de recherche, et comme outil d’enrichissement de la pratique et de développement de l’alliance thérapeutique (Fraiberg, 1980 ; Hirschberg, 1993 ; Seligman, 1984).
La critique culturelle des classifications
7Les classifications actuelles sont un reflet de la pensée scientifique des pays occidentalisés et industrialisés. Les outils conceptuels et les outils d’évaluation partagent la même origine, d’où le risque de tautologie, qui consiste ici à ne prendre en compte que ce qui rentre dans le moule. Dans quelle mesure pouvons-nous considérer les maladies et les troubles mentaux comme universels, partageant la même base physiologique et biologique (Emde, 1998) ? Dans quelle mesure la symptomatologie d’un trouble est-elle variable d’un pays à l’autre ? Dans quelle mesure un tableau symptomatique similaire sera-t-il appréhendé dans des cadres nosographiques différents, selon la culture du pays (Guedeney et Lebovici, 1997) ? Ces critiques sont particulièrement pertinentes dans le domaine de la psychiatrie précoce, où la culture imprègne tout particulièrement la puériculture.
Une classification peut-elle être a-théorique ?
8Comme le soulignent Wilson (1993) et Guedeney (1999), il existe un danger à soutenir qu’une classification peut n’être que descriptive sans a priori théorique. Toute classification est liée à une théorie, à un contexte historique et à un contexte culturel, et à ce titre est limitée dans son universalité et dans sa temporalité. Toute classification a des présupposés théoriques, et particulièrement celles qui se présentent comme a-théoriques. Cette base théorique est nécessaire pour éviter le risque d’appauvrissement de la classification, du fait de la multiplication à l’infini des catégories descriptives, comme dans l’évolution actuelle du DSM-IV (Wilson, 1993). Zeanah (1997 a), Guedeney et Lebovici (1997) plaident pour des classifications avec des fondements théoriques explicites, qui peuvent être mis en cause en fonction des découvertes scientifiques. De même, Havet (2000) insiste sur la nécessité de repérer l’enjeu des classifications proposées, de déterminer d’où elles proviennent et quelles sont leurs implications. Enfin, beaucoup d’auteurs, surtout parmi les psychanalystes francophones, rappellent l’importance de la dimension intersubjective de la rencontre interpersonnelle, l’importance des contre-attitudes et du contre-transfert du clinicien dans ce qui se joue dans la relation entre la famille et le consultant, et qui ne peut être capté par les classifications actuelles.
Peut-on établir une classification diagnostique en psychiatrie du bébé ?
9La perspective développementale, si caractéristique de la psychiatrie du bébé, ne peut se satisfaire d’une démarche médicale au sens strict considérant les maladies mentales comme des syndromes ayant une autonomie totale, sans liens avec les autres ni sens pour le sujet et les autres. Le défi de la psychiatrie du bébé par rapport aux classifications médicales est qu’elle s’intéresse à une époque de la vie où l’on assiste à la genèse interactive des troubles psychologiques du bébé entre ce qui vient de lui et ce qu’il reçoit de son environnement.
10Un certain nombre d’auteurs soulignent les difficultés inhérentes à l’établissement d’une classification diagnostique pour les très jeunes enfants (Emde, 1993 ; Zeanah et al., 1997 b, Eppright et al., 1998 ; Barton et Robins, 2000). Ces auteurs rappellent les difficultés à définir cliniquement des syndromes en psychiatrie du bébé alors que l’expression des symptômes eux-mêmes est encore mal connue à cette période de la vie. De plus, on connaît mal l’équivalence des symptômes en fonction de l’âge (Eppright et al., 1998 ; Zeanah et al., 1997 b). Enfin et surtout, l’absence d’outils empiriques validés, permettant d’objectiver et de quantifier l’intensité d’un trouble, ne permet pas de définir objectivement un seuil au-delà duquel la manifestation devient un symptôme ou un trouble, et non plus seulement une variation de la normale.
11La particularité du champ de la petite enfance est d’être multidisciplinaire et d’être parcourue d’axes théoriques hétérogènes, avec une prise en compte fondamentale du développement, de la prévention, et du transgénérationnel (Emde et al., 1993). La perspective transactionnelle (Lebovici, 1983) est indissociable de l’approche des problèmes de santé mentale du bébé. Enfin, le champ de la prévention est capital en psychiatrie du bébé et fait partie des objectifs de cette discipline. Ceci éloigne aussi la psychopathologie précoce du modèle médical classique (Guedeney, 1998) : l’identification du risque est aussi importante que l’identification du trouble. L’axe I n’est ainsi pas toujours l’axe le plus important en pratique, pour ce qui concerne la petite enfance.
Les critiques des classifications généralistes sur les troubles des bébés
12Bursztejn et Mazet (1991) soulignent qu’aucune des classifications ne prend en compte la perspective fondamentale, chez le nourrisson, de l’interaction parent-enfant.
Le système du DSM (American Psychiatric Association, APA)
13Le système DSM est un modèle créé pour et par les psychiatres d’adultes. Il faudra de nombreuses pressions pour obtenir, à partir de la version DSM-III-R, qu’une section spécifique aux troubles apparaissant durant la première et la deuxième enfance soit individualisée et que des critères spécifiques à l’âge soient rajoutés aux descriptions des catégories diagnostiques chez l’adulte (Emde et al., 1993). Il est pratiquement impossible, à partir des descriptions du DSM-IV, de faire le diagnostic, chez un enfant de moins de 3 ans, d’une dépression précoce, de troubles du sommeil ou de troubles alimentaires, sinon par l’utilisation de la catégorie NOS (non otherwise specified). De même, les critères des troubles anxieux et ceux du stress post-traumatique sont inadaptés au bébé. La prépondérance de l’axe I, en tout cas jusqu’à la version actuelle du DSM-IV-R (1994), ne peut rendre compte de la complexité des situations psychiatriques en pratique de l’enfant jeune (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998 ; Jacquemain et Guedeney, 1998). Schmidt (2000) souligne qu’aucune démarche en psychiatrie classificatoire de l’enfant ne peut fonctionner à moins de cinq axes : dimension symptomatique proprement dite, dimension développementale, dimension structurale, dimension environnementale et dimension biologique. L’axe V est coté à partir de l’ « Évaluation globale du fonctionnement » du DSM-IV (APA, 1994), qui est basée sur l’autonomie dans la vie quotidienne : il s’agit d’un outil peu pertinent chez le très jeune enfant (Eppright et al., 1998). Enfin, on remarque que, dans la section « Troubles de l’enfance », sont mélangées les perspectives développementales (par ex. le retard mental), instrumentales (tous les troubles d’acquisition) et syndromiques, ce qui est peu cohérent avec les connaissances actuelles sur les intrications des vulnérabilités biologiques et interactives dans la genèse des troubles psychologiques.
Le système de la CIM-10
14La Classification internationale des maladies est celle de l’OMS. Elle n’est donc pas spécifique à la psychiatrie. Son but est de permettre des études épidémiologiques. Le choix est le plus fermé possible pour aboutir, autant que possible, à un seul diagnostic. Il suffit, pour montrer l’inadéquation de cette classification à la psychiatrie du premier âge, de rappeler l’importance des diagnostics posés en utilisant le code « Troubles parents-enfants » qui devient alors une catégorie « fourre-tout ». Son utilisation dans le PMSI en France a ainsi conduit à rajouter une catégorie diagnostique : « Enfant de moins de 3 ans » !...
La Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent (CFTMEA, Misès et al., 1988)
15Elle est née en opposition aux systèmes du DSM et de la CIM, dont l’influence grandissante faisait oublier qu’une classification n’est qu’un modèle d’organisation, pas un fait scientifique. Si la sémiologie n’est pas oubliée, la perspective structurale est importante, avec une attention toute particulière à la psychopathologie, et à l’idée de la fixité ou de la mobilité des structures (Jeammet, 1996). C’est une classification bi-axiale, dotée d’un glossaire. Elle fait une place importante aux troubles prépsychotiques et aux troubles limites de l’enfant. Les récentes versions traduisent un effort de compatibilité avec le système CIM-10, mais l’absence d’études contrôlées entre les deux classifications ne permet pas encore d’affirmer la réalité de leur concordance. De même, l’absence d’études suffisantes sur la validité des catégories diagnostiques et sur la fiabilité interjuges affaiblit son utilisation en pratique de recherche. L’Axe II, s’il décrit de manière pertinente les facteurs environnementaux, pose cependant la question de la hiérarchisation des informations recueillies : valeur dans le temps, valeur étio-pathogénique supposée, valeur de facteur de risque associé ? Les premières versions n’étaient pas adaptées à l’enfant de moins de 3 ans, en partie du fait de l’importance de la sémiologie basée sur l’échange verbal, et du fait qu’il n’est pas possible de ne pas porter de diagnostic sur l’axe I (en dehors de l’utilisation de la catégorie : « Variations de la normale, autres »). La « révision bébé », en 2000, porte sur l’axe I avec l’adjonction d’un axe I bébé de 0 à 3 ans. Cette révision conserve une position structuraliste, ce qui semble contradictoire avec les connaissances actuelles sur le bébé, mais elle offre de nouvelles catégories psychodynamiques très stimulantes. La catégorie « Bébé à risque de troubles sévères du développement » semble une catégorie d’attente intéressante, au vu des travaux récents sur les signes précurseurs de l’autisme, entre 9 et 18 mois. Les dépressions du bébé rassemblent les dépressions par carence et les dépressions dites « blanches » de Kreisler. Les bébés à risque d’évolution dysharmonique sont présentés comme porteurs de troubles se rapprochant des Multi-System Developmental Disorders (MSDD) de la classification Zero to Three. Ceci est discutable, car les troubles de la régulation sont absents de la description, alors qu’ils sont nécessaires pour poser le diagnostic de MSDD. Les dysharmonies précoces seraient, à notre avis, plus proches de la catégorie PPD-NOS du DSM-IV-R. L’adjonction d’une catégorie « État de Stress Post-Traumatique » prend en compte le rôle capital de l’environnement dans la genèse des troubles, ce qui tranche par rapport à la logique de la CFTMEA, plus centrée sur les mécanismes propres au sujet dans la genèse des troubles mentaux. Une autre catégorie intéressante est celle de l’hypermaturité et celle de l’hyperprécocité. Ces catégories rejoignent les préoccupations de cliniciens ayant un autre abord théorique, comme ceux de Crittenden sur la compliance excessive (1995) et ceux de Zeanah (1996) sur certaines catégories de troubles de l’attachement. Enfin, il existe une catégorie « Pas de diagnostic », qui semble bien une des spécificités des classifications en psychiatrie du bébé. Les autres troubles tels que retard d’acquisition, troubles du sommeil ou alimentaires, sont à rechercher dans la forme existante de la classification. Trois problèmes majeurs caractérisent cette version. Il n’est fait mention d’aucune pathologie de l’attachement et la catégorie « Distorsion du lien » étonne, placée sur l’axe I. Enfin, l’absence de glossaire rend difficile l’objectivation des catégories, et l’absence d’axes II, IV et V gêne pour rendre compte de la complexité de chaque situation. L’axe V manque particulièrement pour préciser le niveau du développement fonctionnel et émotionnel.
Les classifications spécifiques du bébé
Les ébauches : le Group for Advancement of Psychiatry (GAP)
16C’est à partir de 1983 qu’apparaissent les premières tentatives de classification de la psychiatrie du bébé, discipline officiellement individualisée en 1980, lors du congrès de Caiscais, au Portugal. La proposition du GAP est de type uni-axial et construite en fonction de trois grandes catégories : ce qui appartient aux « réponses saines », aux troubles réactifs et aux déviations développementales. À la suite de ce groupe, Justin Call (1983) propose un modèle de classification basé sur la séparation et sur l’attachement, avec 10 catégories : réponses saines, troubles réactionnels, troubles du développement sans anomalies somatiques, troubles psychophysiologiques, désordres de l’attachement, perturbation des relations parents-enfants, troubles du comportement, facteurs étiologiques d’environnement, troubles génétiques et troubles de la communication. Les inconvénients de cette catégorisation linéaire ont fait qu’elle a rapidement été abandonnée d’autant que certains regroupements étaient surprenants. Cependant, il faut noter qu’elle fut la première à mentionner les troubles de l’attachement, et à y inclure la dépression anaclitique.
La classification de l’Institut de Psychosomatique de Paris (IPSO)
17S’inspirant des théorisations de Marty et de l’application à l’enfant de la théorie psychosomatique, Kreisler propose en 1984 la première classification multi-axiale, dont le pivot est la dépression dite essentielle. La somatisation y est comprise en référence aux avatars de la mentalisation. Quatre grands axes sont individualisés : « Expression clinique », « Structures interactives et/ou mentales », « Facteurs étiologiques et/ou associés », « Évaluation du risque ». L’axe I, celui de la « Référence clinique de base » comporte les troubles du développement, les troubles à expressions psychomotrices et comportementales, les troubles à expression somatique. L’axe II, celui de la « Référence structurale », a l’ambigu ïté de regrouper deux perspectives : une perspective interactive et une perspective centrée sur l’enfant en termes de dysfonctionnement psychique. On y retrouve la dépression dite essentielle, considérée comme le facteur clef de la somatisation. L’axe III, celui des « Facteurs étiologiques ou associés », dont on voit qu’elle a inspiré l’axe II de la CFTMEA, comporte trois groupes. Deux groupes symétriques représentent les influences organiques et les influences d’environnement (c’est-à-dire psychologiques et psychosociales). Une troisième partie donne des renseignements sur la chronologie de la pathologie. L’axe IV fait référence au risque, en prenant en compte la spécificité de la psychiatrie développementale : sont différenciés le degré de gravité du risque et la nature du risque, en séparant le risque inhérent à la forme clinique, celui inhérent à la structure interactive et/ou mentale, et le risque étiologique propre, qu’il soit organique ou environnemental. Cet axe a l’inconvénient de mélanger ce qui revient à la notion de facteur de risque (au sens du terme de stressor) et ce qui appartient au risque évolutif de chaque pathologie. La complexité, la théorisation sous-jacente et l’absence de glossaire suffisamment détaillé rendent son utilisation difficile. L’absence d’étude de validation a probablement freiné sa diffusion à d’autres pays.
LA CLASSIFICATION DIAGNOSTIQUE ZERO TO THREE (CD 0-3)
18Nous ne pouvons ici que présenter rapidement la classification en renvoyant nos lecteurs à une description plus détaillée dans d’autres articles (CD 0 à 3 ans, Zero to Three, 1994, Osofsky et Fenichel, 1998). Nous rappellerons juste que cette classification diagnostique est née de la pratique clinique d’un groupe de cliniciens américains travaillant avec de jeunes enfants. Ce groupe était constitué de psychanalystes, de psychiatres d’adultes et d’enfants, de pédiatres développementalistes, de psychologues, d’éducateurs, de psychomotriciens et d’un philanthrope, Irving Harris. Parmi les membres de ce groupe, on note la présence d’Emde, élève de Spitz, de Greenspan, de Sally Provence et d’Alicia Lieberman, élève de Fraiberg, de Osofsky et de Sameroff, de Solnit et de Zeanah et Barnard. En 1987, cette dernière fonda la “ Diagnostic Classification Task Force » ou “ Groupe de travail sur la CD 0-3 ». La classification fut publiée pour la première fois en 1994 sans aucune aide gouvernementale. Le livre des cas cliniques parut en 1997. Ces deux ouvrages ont été traduits en français en 1998 et 2000 (voir bibliographie pour les références).
Présentation générale de la classification
Description de la classification CD 0-3
19La CD 0 à 3 ans est un système à cinq axes, qui vise à compléter le système du DSM en mettant l’accent sur la spécificité de l’expérience du petit enfant, c’est-à-dire l’expérience de souffrance et/ou l’expression de comportements déviants. Cependant, l’utilisation de la CD 0 à 3 ans comme la partie « bébé » du futur DSMV semble actuellement en suspens. L’axe I comporte sept grandes catégories diagnostiques, classées par ordre d’importance des facteurs externes : l’ « État de stress post-traumatique », les « Troubles des affects », les « Troubles de l’ajustement », les « Troubles de la régulation », les « Troubles du comportement de sommeil », les « Troubles du comportement alimentaire » et les « Troubles de la relation et de la communication » (ou MSDD, en trois types, A, B et C). Les « Troubles des affects » se réfèrent aux difficultés présentées par l’enfant dans l’expression des émotions appropriées à son âge. Pour Thomas (1997), les symptômes affectifs se présentent souvent comme liés à des difficultés interactives, apparaissant dans le contexte de la relation avec les figures parentales. Pour la CD 0-3, ces difficultés interactives se sont généralisées à d’autres situations et caractérisent le style général des interactions de l’enfant. C’est à ce titre que le « Trouble réactionnel de l’attachement » appartient à cette catégorie. Le « Trouble identité de genre » fait également partie des « Troubles affectifs », en référence à la fréquence des expressions dépressives chez ces enfants, et aux difficultés interactives qui précèdent le début du trouble. Les « Troubles de la régulation » et les MSDD correspondent à des catégories diagnostiques nouvelles, proposées par S. Greenspan (1993), et dont nous verrons plus loin les avantages et les limites. Les MSDD sont une catégorie qui peut recouvrir la catégorie des PDD NOS avec une hypothèse étiopathogénique différente. La classification CD 0-3 est utilisée pour l’axe I sauf si le trouble est parfaitement décrit par une des catégories existantes dans le DSM-IV, comme par exemple pour l’autisme.
20L’axe II, ou axe de la « Classification du trouble de la relation », décrit les troubles des relations avec les figures parentales. L’axe II en décrit les trois modalités : comportementale, émotionnelle et psychologique. Cet axe combine la description de ce qui vient du parent et les troubles de l’enfant, spécifiques à la relation avec ce parent. Pour remplir l’axe II, une première étape est nécessaire qui est la détermination de l’existence ou non d’un trouble sur cet axe. On détermine d’abord si les difficultés de la relation atteignent le niveau du trouble en utilisant l’échelle de Zeanah, incluse dans la classification (Parent Infant Global Assessment Scale, PIR-GAS). L’échelle comprend 9 stades de 90 (bien adaptée) à 10 (massivement atteinte), avec un niveau pathologique fixé à 40 (perturbée). On distingue alors six catégories de troubles de la relation : « Sous-engagée », « Surimpliquée », « Anxieuse/ tendue », « Irritée/hostile », « Abusive » et « Mixte ».
21L’axe III décrit les problèmes somatiques qui interfèrent avec le bien-être émotionnel de l’enfant. On utilise alors les codes diagnostics des autres systèmes de classification. On peut y faire apparaître aussi le retard mental, ou les troubles du langage.
22L’axe IV, ou axe des « Facteurs de stress psychosocial », décrit l’impact du stress attribué à l’environnement sur le développement de l’enfant. On y tient compte du nombre de facteurs de stress, de leur caractère aigu ou chronique, et surtout de leur impact sur l’enfant, classé de 1 à 7.
23L’axe V ou « Niveau fonctionnel du développement émotionnel » décrit la capacité de l’enfant à organiser la communication affective et à partager sa signification avec une figure parentale ou avec l’observateur. L’axe V décrit les capacités de l’enfant en fonction des capacités attendues selon l’âge, des facteurs d’étayage nécessaires ou de l’impact du stress sur le fonctionnement. Il envisage six grands secteurs : attention mutuelle, engagement mutuel, intentionnalité interactive et réciprocité, capacité de représentation et de communication des affects, élaboration des représentations, différentiation de la représentation. Le fonctionnement émotionnel est ainsi classé en cinq groupes de niveaux, du niveau approprié à l’âge, à l’absence de maîtrise dans tous les niveaux attendus pour l’âge.
Les a priori théoriques de la classification CD 0-3 : regroupements des diagnostics et arbre décisionnel
24Même si la classification CD 0-3 se veut la plus descriptive possible avec comme seules considérations théoriques reconnues les perspectives développementales et interactives, et la prise en compte des troubles du tempérament et de l’intégration sensorielle, elle ne peut être considérée comme a-théorique (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998). Deux grandes influences scientifiques, à notre avis, s’y retrouvent. Les conceptions sur le rôle fondamental de la régulation des émotions dans la santé mentale de l’enfant (dont témoigne la conception de l’axe V) et les théorisations de Greenspan sur l’influence des spécificités du fonctionnement de l’enfant dans sa capacité à traiter et intégrer les informations sensorielles (Greenspan, 1993). La priorité est donnée à la prise en compte des facteurs traumatiques externes, compte tenu de leur impact sur la relation parents-bébé, et du fait de la relative faiblesse de l’élaboration de la conflictualité intra-psychique à cet âge. Par exemple, le diagnostic de syndrome post-traumatique prime sur celui des troubles de l’affect (Guedeney, 2000 ; Maldonado-Duran et al., à paraître). Le rôle des « vulnérabilités de l’intégration sensorielle » dans le traitement des informations est considéré comme prenant le pas sur celui des vulnérabilités dans les possibilités de défense psychiques, comme le montre Cordeiro (2000), à propos des difficultés diagnostiques entre troubles anxieux et MSDD type C. Ces fondements théoriques sont reflétés par l’arbre décisionnel de la classification Zero to Three. Celui-ci obéit à deux logiques. Une première logique (Thomas et Harmon, 1998) prend en cause les hypothèses étiologiques du syndrome, depuis les syndromes les plus liés à l’influence environnementale à ceux les plus liés à la vulnérabilité biologique de l’enfant (Troubles de la régulations et MSDD) pour aboutir à ceux qui résultent de l’intériorisation d’un environnement relationnel défaillant (Troubles de l’affect). Thomas (Thomas et al., 1997) évoque une autre logique qui recouvre la précédente, mais qui est plus spécifiquement liée à la focalisation des interventions thérapeutiques : les interventions principalement environnementales (sur les conséquences pratiques du traumatisme), les interventions psychothérapeutiques (pour les Troubles des affects, portant sur les relations parents-enfant), les interventions rééducatives (pour les Troubles de la régulation et les MSDD, portant sur l’intégration sensorielle).
Les intérêts et avantages de la classification
25Depuis sa parution, la Classification diagnostique Zero to Three (CD 0-3, 1994) suscite un vif intérêt de la part des cliniciens de la petite enfance, en raison de ses apports aux systèmes de classification actuels (DSM-IV, APA, 1994 ; ICD-10, WHO, 1992), tout en restant compatible avec le DSM-IV (Zeanah et al., 1997 b ; Eppright et al., 1998). Elle doit cependant être considérée comme une classification en élaboration (Emde, 1998). L’importance égale affectée à tous les axes constitutifs de la classification traduit la prise en compte du développement et de la relation dans la psychiatrie du bébé (Emde et al., 1993 ; Emde, 1998 ; Minde et Benoit, 1991). À la différence du DSM-IV, qui tend progressivement vers une utilisation quasi exclusive de l’axe I, du fait de sa conception des troubles comme appartenant uniquement à l’individu, la CD 0-3 cherche à rendre compte de la complexité diagnostique de la situation clinique (Wilson, 1993 ; Thomas et Harmon, 1998 ; Thomas, 1998 ; Guedeney et al., 2000). Elle donne enfin une place majeure à l’évaluation de la relation parents-enfant. La compréhension des phénomènes mentaux du bébé y est intégrée dans une approche bio-psycho-sociale et développementale (Zero to Three, 1994 ; Thomas, 1998). Au moyen des cinq axes, l’évaluateur identifie les facteurs de risque spécifiques qui constituent les objectifs de l’intervention, comme les facteurs de résilience qui guident l’intervention. L’axe I de la classification, celui du diagnostic de la pathologie de l’enfant, vise à compléter l’axe I du DSM-IV (Emde et al., 1993). La définition de certains syndromes ( « Post Traumatic Stress Disorder », PTSD ; “ Gender Identity Disorder », GID ; « Trouble de l’ajustement » ) est ainsi mieux adaptée au jeune enfant (Minde et Benoit, 1991 ; Eppright et al., 1998). De nouvelles catégories cliniques apparaissent : il s’agit des « Troubles de la régulation » (Greenspan et Wieder, 1993) et des « Troubles multi-systémiques du développement » (MSDD, Zero to Three, 1994). Ces nouvelles catégories ont déjà modifié la pratique de l’évaluation, et aussi la gamme des propositions thérapeutiques, en permettant d’intégrer la sémiologie précoce dans une perspective davantage centrée sur le bébé (Cordeiro, 1997).
26La définition des autres axes est également mieux adaptée au très jeune âge. L’axe II permet enfin une catégorisation des troubles interactifs entre l’enfant et ses figures parentales (Lieberman et al., 1997). Ses trois dimensions permettent de pouvoir retrouver les dimensions des interactions, familières depuis les travaux de Cramer, Lebovici et Kreisler sur l’interaction comportementale, affective et fantasmatique (Kreisler et Cramer, 1981 ; Lebovici et Stoleru, 1983). L’axe III, médical et développemental, évite le mélange des perspectives syndromiques et instrumentales que l’on constate dans le DSM-IV (comme par exemple pour le retard mental). Il permet de décrire les syndromes d’origine génétique chez un enfant, sans s’enfermer dans la description d’un phénotype comportemental fixe. L’axe IV, celui des facteurs de stress, ne se remplit pas en fonction du nombre total d’événements stressants, ce qui n’aurait guère de pertinence dans une perspective développementale (Zeanah et al., 1997 a). Il évalue surtout l’impact de ces événements vitaux sur l’enfant, en fonction des capacités de protection offertes par l’environnement, essentiellement dans le cadre de la relation parents-enfant (Minde et Tidmarsh, 1997). L’axe V rend compte du fonctionnement du très jeune enfant en fonction de l’acquisition de ses capacités propres à exprimer et réguler ses émotions, compte tenu des possibilités de son âge. Il est donc différent du niveau de développement global, dont il est un aspect. Enfin, l’utilisation complémentaire des axes permet une lecture à plusieurs niveaux des symptômes présentés par l’enfant, en fonction de ce que l’on estime prévalent dans leur « étiologie » : trouble constitutionnel, influence environnementale ou relationnelle (Guedeney et al., 2000).
Les études publiées sur l’utilisation de la classification
27À partir de 1996 apparaissent les premières études sur l’utilisation de la CD 0-3. L’esprit de l’utilisation de la classification est très variable d’une étude à l’autre, et d’un auteur à l’autre. Cordeiro (1997), Thomas et al. (1997), Lieberman et al. (1997), par exemple, montrent que leur démarche classificatoire est intégrée dans un modèle psychodynamique respectant l’individualité de chaque situation. En revanche, Dunitz et al. (1996) ainsi que Minde et Tidschmark (1997) utilisent un protocole de recherche fermé, destiné à tester la classification en elle-même.
28Ces études répondent aux objectifs de la Task Force de la CD 0-3 (Emde, 1998 ; Fenichel, 1999) et aux questions que l’on peut adresser à tout système de classification : le système proposé est-il suffisamment simple à comprendre, suffisamment logique et valide pour l’utilisation quotidienne en pratique clinique avec des jeunes enfants et leur famille ? Quelle est son étendue, c’est-à-dire sa capacité à couvrir un large éventail de pathologies possibles, tout en incluant les problèmes effectivement rencontrés en pratique clinique ? Pour y répondre, ces études portent sur des échantillons cliniques, généralement de petite taille car l’étude de type épidémiologique, à grande échelle, apparaît comme prématurée à ce stade d’élaboration de la classification (Dunitz et al., 1996). Les types de recrutement sont très variables : hôpital pédiatrique pour Dunitz et al. (1996) ; unité de psychiatrie infantile communautaire pour Keren et al. (1999, 2001) ; centre de santé mentale polyvalent pour Cordeiro (1997) ; centres pour problèmes spécialisés en santé de l’enfant pour Minde et Tidmarsh (1997) ou Thomas et al. (1997). Les échantillons sont également plus ou moins homogènes selon l’âge : moins de 24 mois (Dunitz et al., 1996) ; entre 0 et 48 mois (Minde et Tidmarsh, 1997 ; Keren et al., 1999, 2001) ; plus de 24 mois (Thomas et al., 1997). Les résultats sont donnés de façon plus ou moins détaillée selon les études. Seule l’étude de Minde et Tidmarsh (1997) précise l’absence de comorbidité dans son échantillon. L’étude des indices de validité est encore plus limitée : elle consiste en la comparaison avec le DSM-IV dans deux études (Dunitz et al., 1996 ; Minde et Tidmarsh, 1997), ou en une évaluation de la fiabilité inter-juges dans une seule (Keren et al., 2001). Aucune autre propriété psychométrique (validité du construit, validité prédictive, fiabilité lors du test-retest, indices de cohérence interne) n’est à ce stade mentionnée dans les résultats de ces études.
29Les méthodes de ces différentes études sont diverses et ceci rend donc les comparaisons difficiles : l’évaluation est faite de façon rétrospective (Luby et Morgan, 1997) ou de manière très structurée (Minde et Tidmarsh, 1997) ou encore de manière clinique (Cordeiro, 1997) ; le consensus pour les diagnostics peut être établi à partir d’une double évaluation en aveugle (Minde et Tidmarsh, 1997) ou à partir de réunions de consensus (Cordeiro, 1997). Enfin, toutes les études sont conduites sur des populations occidentalisées et industrialisées, alors que certains auteurs s’interrogent sur la pertinence culturelle de la définition diagnostique de certains syndromes (Maldonado-Duran et Sauceda-Garcia, 1996 ; Guéedeney et Lebovici, 1997) et de la validité de la limite entre normal et pathologique en fonction du contexte culturel (Maldonado-Duran et Sauceda-Garcia, 1996).
Les réflexions critiques sur l’usage de la CD 0-3
30Un certain nombre d’auteurs (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998 ; Guédeney, 1999 ; Maldonado-Duran et Garcia-Sauceda, à paraître) rappellent que les catégories diagnostiques retenues dans la CD 0-3 ont été définies par voie de consensus au sein d’un groupe de spécialistes en psychiatrie infantile et psychologie de développement, certes renommés et très expérimentés, mais presque tous d’origine nord-américaine. Depuis la parution de la classification, la pertinence des catégories diagnostiques n’a fait l’objet d’aucune validation empirique (Eppright et al., 1998). Un certain nombre d’études sont apparues simultanément qui pointent les aspects de faiblesse de la classification et indiquent des voies de recherche possibles.
Critiques portant sur l’axe I
31Les critiques portent principalement sur deux catégories diagnostiques, les « Troubles de la régulation » et le « Trouble réactionnel de l’attachement » (RAD), ainsi que sur l’arbre décisionnel de la CD 0-3.
32Les « Troubles de la régulation »
33Les critiques portent sur plusieurs points. L’absence de critères quantitatifs de sévérité ne permet pas de discriminer les variations de la normale (variations dans la réactivité d’un individu) d’un état clinique (pathologique) que serait un trouble de la régulation (Barton et Robin, 2000 ; Maldonado-Duran et al., à paraître). La discrimination entre les conséquences d’un dysfonctionnement du traitement de l’information sensorielle (inconfort pour l’enfant ou désorganisation pour le parent) est insuffisante. L’association aux troubles sensoriels de la régulation, des états de régulation des affects et de l’attention pour définir un trouble de la régulation rend plus difficile la différentiation de ces troubles avec ceux des affects. L’absence d’outils adéquats pour mesurer cette sensibilité « sensorielle » laisse place à la subjectivité. Les sources d’informations sont basées sur les descriptions parentales, et sont ainsi d’autant moins fiables que l’enfant est âgé. Comment apprécier rétrospectivement l’intensité du trouble dont le repérage fait appel à la tolérance des parents et à leur propre sensibilité (Barton et Robin, 2000), aux dimensions culturelles de la puériculture (Maldonado-Duran et al., à paraître) ? Quelle est la continuité descriptive entre les « Troubles de la régulation » tels que décrits dans le manuel de la classification Zero to Three (1994) concernant les bébés et ceux présentés par un enfant plus grand ? Ces critiques rejoignent celles sur la notion de tempérament (Vaughn, 1999). Certains outils apparaissent prometteurs, comme le Sensory Profile (Dunn et Westman, 1997). Cependant, ils sont basés sur le concept de modulation sensorielle et sur celui de la rupture de la modulation sensorielle (Dunn, 1997). Or ces outils ne prennent pas en compte la dimension émotionnelle et celle de l’attention, qui font partie intégrante des Troubles de la régulation. Des propositions ont été faites, depuis, pour mieux objectiver la perception parentale et le retentissement en termes d’inconfort sur l’enfant d’éventuels Troubles de la régulation (Maldonado-Duran et al., à paraître). D’autres critiques portent sur l’absence de spécificité des sous-types de « Troubles de la régulation », en particulier dans les patterns de traitement de l’information sensorielle.
34Enfin, l’ambigu ïté de la conception même des « Troubles de la régulation » comme catégorie diagnostique de l’axe I est bien reflétée dans la description de cette catégorie dans le manuel de la Classification, puisqu’un paragraphe sur les soins parentaux y est adjoint, ce qui est peu cohérent avec les présupposés de la classification Zero to Three pour la définition de l’axe I. On sait qu’un certain nombre de bébés dits difficiles pourront, grâce à une relation d’excellente qualité avec leurs parents, améliorer leurs capacités de traitement de l’information sensorielle, tandis que d’autres basculeront dans un état pathologique, si leurs parents ne peuvent contribuer à l’acquisition d’une meilleure maîtrise de leur capacités de traitement de l’information sensorielle (Barton et Robins, 2000 ; Maldonado-Duran et Sauceda-Garcia, 1996 ; Keren et al., 1999).
35La définition même du syndrome ne précise pas le nombre minimum de signes requis dans le registre sensoriel, alors qu’il suffit d’une seule manifestations comportementale ou émotionnelle pour le diagnostic. Enfin, l’attribution d’une sémiologie de nature affective à un « Trouble de la régulation » ou d’une sémiologie de type régulatoire à un « Trouble de l’affect » reste difficile à décider en l’absence de règles de décision précises (et en particulier de conditions exclusives, Eppright et al., 1998) : c’est le cas, par exemple, du « Trouble anxieux » (Zeanah et al., 1997 b), ce d’autant qu’il n’existe pas à ce jour de données valides permettant la discrimination (Zeanah et al., 1997 b).
36Le « Trouble réactionnel de l’attachement » (RAD)
37Le « Trouble réactionnel de l’attachement » est lui aussi critiqué, non pas tant dans sa description qui correspond à une situation clinique malheureusement fréquente (Zeanah, 1996 ; Boris et Zeanah, 1998 a ; Boris et al., 1998), mais pour sa place sur l’axe I, dans la catégorie des « Troubles des affects » (Maldonano-Duran et al., à paraître). Sa description est en effet essentiellement environnementale, sans description détaillée des symptômes de l’enfant (Eppright et al., 1998 ; Boris, 2000). Dans la Classification diagnostique 0-3 ans (1994), la description des « Troubles réactionnels de l’attachement » est très proche de celle du DSM-IV (1994). Le trouble est donc présent dans le contexte de mauvais traitements parentaux et de carence, comme dans le cas d’une hospitalisation longue, de placements multiples, d’effets de la dépression parentale ou de parents toxicomanes. La description insiste sur le fait que tous les enfants maltraités ne présentent pas de « Troubles de l’attachement », et que l’amélioration de l’environnement peut amener l’amélioration des troubles. Aucun critère de comportement de l’enfant n’est utilisé pour définir le trouble. Depuis 1995, se développe toute une clinique des « Troubles de l’attachement », absente de la classification Zero to Three (Zeanah, 1996 ; Zeanah et al., 1997 b ; Boris et Zeanah, 1998 ; Boris et al., 2000). Zeanah et coll. proposent ainsi trois grands types de « Troubles de l’attachement » : les troubles de l’absence d’attachement, proches de ceux décrit dans le DSM-IV et l’ICD-10 ; les distorsions de la base de sécurité, dans lesquels l’enfant entretient une relation d’attachement sérieusement altérée avec les parents ; et les troubles issus de la rupture de la relation d’attachement. À la suite du DSM-IV et de l’ICD-10, l’approche alternative maintient deux types de troubles dans lesquels il n’existe pas de comportement d’attachement : le trouble d’attachement avec retrait émotionnel dans lequel l’enfant est en retrait, inhibé, sans attachement, et le trouble avec sociabilité indistincte dans lequel l’enfant recherche le confort et des interactions sociales avec des étrangers, sans la réticence appropriée à l’âge. Dans les deux types, les enfants montrent des difficultés dans l’autorégulation et dans l’autoprotection, dans la recherche de confort et de réassurance, dans l’expression de l’affection, dans la coopération comme dans l’exploration. Les troubles de la base de sécurité comportent quatre catégories de troubles : les troubles de l’attachement avec mise en danger, le trouble d’attachement avec accrochage et exploration inhibée, les troubles de l’attachement avec vigilance et compliance excessive (cette dernière catégorie proposée par Zeanah est proche de la description de l’attachement désorganisé, type D), et les troubles de l’attachement avec renversement des rôles. Les ruptures du lien d’attachement ont des critères cliniques proches de la description de Bolwby de jeunes enfants séparés brusquement de leurs parents pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines, et qui développent la séquence bien connue de la protestation, du désespoir, et du détachement. Ainsi a-t-on la description d’une dimension des troubles de l’attachement qui va de l’absence de trouble avec un attachement sécure (type B), aux styles d’attachement insécures (type A), résistants et évitants (Boris, 2000). La pathologie commence, selon Zeanah, avec les troubles de la base sûre, et se poursuit avec les troubles de la rupture du lien d’attachement. Enfin, le plus rare et le plus grave est l’absence d’attachement, sur le mode inhibé ou indiscriminé. Zeanah situe l’attachement désorganisé (type D) entre l’attachement insécure et les troubles de la base sûre, en particulier dans le trouble avec compliance et vigilance excessive. Ces troubles décrivent des tableaux symptomatiques qui échappent aux catégories diagnostiques déjà existantes sur l’axe I ou l’axe II (Boris et al., 1998 ; Boris et Zeanah, 1999) et qui peuvent être attentivement recherchés dans des contextes particuliers (Boris et al., 1997 ; Boris, 2000).
38Les critiques portant sur d’autres diagnostics
39Les « Troubles de l’anxiété » décrits dans la CD 0-3 représentent un groupe très vaste de manifestations, sans critères suffisants de discrimination de l’intensité et de la qualité de l’anxiété, et sans critères selon l’âge qui permettraient de différencier les symptômes anxieux des périodes de développement et les manifestations phénoménologiques (Epright et al., 1998 ; Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998).
40Les « Troubles du comportement de sommeil » et les « Troubles du comportement alimentaire » sont quasiment considérés comme un diagnostic de dernier recours, comme en témoigne leur position dans l’arbre décisionnel. Cette place restreinte est surprenante lorsque l’on sait leur fréquence comme motifs de consultation chez les enfants de moins de 2 ans. La sémiologie décrite comme caractéristique dans la CD 0-3 est difficile à objectiver et à différencier d’un trouble plus global de la régulation. Cette ambigu ïté est d’autant plus forte que les Troubles du sommeil et de l’alimentation sont inclus dans la version de 1993 des Troubles de la régulation que propose Greenspan.
41Les critiques portant sur l’arbre décisionnel
42Les théories qui sous-tendent une classification vont construire les choix de son arbre décisionnel et donc « les règles du jeu » de la classification (Guedeney, 1999). Ces règles du jeu peuvent biaiser les résultats lorsqu’on veut obtenir une description de la répartition des diagnostics sur une population donnée. La présence d’une catégorie signifie-t-elle sa pertinence clinique ou reflète-t-elle le fait qu’aucun autre choix n’était possible pour l’évaluateur dans la logique de la classification ?
43Le problème de la comorbidité
44L’usage de la comorbidité est autorisée par la classification Zero to Three. L’existence d’une comorbidité sur l’axe I pose en effet trois questions : 1 / Est-elle le reflet de la réelle coexistence de deux catégories diagnostiques distinctes présentées par l’enfant ? 2 / Est-elle utilisée pour rendre compte de la complexité d’une situation clinique ? Pour certains auteurs, le choix d’une comorbidité peut être fait pour éclairer la complexité des tableaux dont on ne rendrait pas compte si l’on appliquait strictement les règles de préséance d’un diagnostic sur l’autre (Zeanah et al., 1997 b ; Maldonado-Duran et al., à paraître). 3 / Est-ce alors parce que les catégories ne sont pas suffisamment définies ? Ou parce que, en l’absence de critère de retentissement ou de sévérité, il est difficile de n’être pas tenté de relever toute anomalie de fonctionnement ? La comorbidité est-elle utilisée, en l’absence de critères exclusifs stricts, pour contourner les règles de décision de l’arbre de la classification ? Cette hypothèse est soulevée par Zeanah et par Maldonado-Duran. Le choix de poser un diagnostic comorbide peut être alors le reflet d’un conflit entre la logique théorique de l’arbre décisionnel de la classification et celle de l’évaluateur : l’utilisation de la comorbidité devient alors un moyen de contourner les règles du jeu (Guedeney, 2001). Cordeiro et Caldeira da Silva (1998) évoquent ainsi que la coexistence sur l’axe I des diagnostics de « Trouble de l’affect » et de « Trouble de la régulation » est une manière de traduire leur conviction que l’expérience émotionnelle liée aux difficultés de régulation peut s’intérioriser aussi en fonction de l’âge sous forme d’un « Trouble de l’affect » surajouté.
45Le deuxième problème posé par l’usage de la comorbidité dans la DC 0-3 est celui de l’ordre choisi pour poser les diagnostics associés. L’ordre de la comorbidité n’est pas clairement défini dans la classification (Guedeney, 2001). Or les études présentent en général le premier diagnostic comorbide lorsqu’elles donnent leur description de l’axe I. Si l’on veut comparer leurs résultats, il faut être d’accord sur le choix de l’ordre. La Task Force recommande de poser les diagnostics dans l’ordre d’importance pour le traitement des diagnostics (DC 0-3, Guide pour le Recueil des données, 1996). En l’absence de données empiriques sur l’efficacité des traitements (Roth et Fonagy, 1994), les projets thérapeutiques actuels en psychiatrie du bébé dépendent du pays (tradition théorique et clinique, politique de soins, ressources économiques) et de ce qu’accepte la famille. Emde recommande de placer en premier diagnostic celui dont les symptômes dominent le tableau clinique (Emde, 1998). Cette logique ne recouvre qu’incomplètement la précédente. Enfin, une troisième logique découle de l’arbre décisionnel et suggère que le premier diagnostic soit le diagnostic dominant dans l’arbre décisionnel.
Les critiques portant sur les autres axes
46Les critiques portent essentiellement sur l’axe II
47Elles concernent surtout la valeur du score-seuil choisi à l’échelle du “ Parent Infant Relationship Assessement Scale » (PIR-GAS, Zeanah in Zero To Three Classification, 1994), seuil qui détermine s’il existe un « Trouble pathologique » de la relation sur l’axe II. Le PIR-GAS apparaît trop centré sur une perspective globale et a-conflictuelle de la relation parents-enfant et méconnaît la possibilité de conflits aigus mais très sectorisés dans la relation (Guedeney et Lebovici, 1997 ; Guedeney, 1999). Il n’y a, par ailleurs, aucun critère quantitatif pour déterminer, sans trop de subjectivité, la frontière entre le pathologique et le non-pathologique (Keren et al., 1999). De plus, la dimension culturelle des relations parents-enfant (Maldonado-Duran et al., à paraître) n’est pas prise en compte dans ce système.
48La prééminence de l’axe III
49L’utilisation de cet axe est mise en cause par Maldonado qui souligne la fréquence des désordres médicaux sources de troubles émotionnels et psychiatriques en psychiatrie du premier âge (Maldonado-Duran et al., à paraître).
50La description de l’axe V
51Elle est bâtie sur l’hypothèse que la régulation autonome des émotions est la tâche fondamentale du développement du bébé. En référence aux travaux de Greenspan (1993), sa sémiologie est très liée (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998) à certaines méthodes d’évaluation et de thérapie, en particulier celle du Floor time (temps passé sur le tapis ensemble, avec l’enfant et les parents), et celle des cercles de communication. Ce niveau n’est pas toujours évident à évaluer en utilisant d’autres concepts que ceux de Greenspan, et donc avec d’autres outils de théorisation du développement psychologique de l’enfant. Par exemple, un enfant peut être autonome pour la régulation de certaines émotions, et pas pour d’autres types d’émotions, plus liées à des conflits intra-psychiques non intégrables. La description de Greenspan est particulièrement utile dans le concept de MSDD (Cordeiro et Caldeira da Silva, 1998), mais elle est d’application beaucoup plus aléatoire dans les troubles de l’affect, en particulier pour les troubles anxieux ou pour les troubles mixtes de l’expression émotionnelle.
PRÉSENTATION DE L’ÉTUDE FRANÇAISE
Présentation du cadre de l’étude
52En France, après le congrès de la WAIMH à Tampere, en 1996, en Finlande, nous avons pris la décision de traduire la classification Zero to Three en français et de tester son utilisation en pratique clinique courante. Ce projet réunit différentes équipes autour de trois exigences : être intéressé par l’utilisation d’une classification en psychiatrie du bébé et désireux de se former à son maniement ; partager des conceptions similaires quant au travail clinique avec les très jeunes enfants et à la nécessité et à l’utilité des procédures d’évaluation ; et, enfin, travailler dans des centres de soins publics représentant les différentes modalités de soins en santé mentale du tout petit. En France, du fait de la liberté de choix des filières de soins et de la multiplicité des structures existantes, il existe de nombreuses possibilités, pour les usagers, de recourir à un soin en santé mentale.
53Nous avons rassemblé pour cette étude six centres de Paris et de la banlieue parisienne représentant différents types possibles de centres de santé mentale en France : leurs caractéristiques sont résumées dans le tableau I.
54Tableau I. — Description des caractéristiques de l’activité clinique des centres participant à l’étude

55La procédure d’évaluation adoptée était similaire dans chacun des centres sélectionnés : entretiens cliniques avec la famille, anamnèse bio-psycho-sociale de l’enfant et de son environnement, évaluation du fonctionnement de l’enfant, évaluations complémentaires (orthophonie, psychomotricité, tests de développement, tests projectifs), bilan médical à chaque fois que nécessaire et observations éventuellement conduites dans les différents milieux de vie. Le processus d’évaluation ici n’est jamais standardisé mais se situe toujours dans une relation avec l’enfant et ses parents (Guedeney et Lebovici, 1997). Il est fondé sur les principes de Fraiberg (1980) et rejoint ceux décrits par Hirschberg (1993) et Thomas et Harmon (1998) : il vise à créer un processus thérapeutique centré sur la famille, à repérer les ressources bio-psycho-sociales, à développer une alliance thérapeutique durable avec les parents, à établir le processus diagnostique dans une compréhension partagée avec les parents et à bâtir le meilleur projet thérapeutique. Celui-ci est en fait un compromis entre les besoins de l’enfant, les possibilités des parents, les ressources de la famille ; il est intégré dans une approche psychodynamique des relations interpersonnelles entre la famille et les professionnels.
56L’étape préliminaire de l’étude a consisté en une formation à la classification des différentes équipes. Pendant deux années (1996-1998), des réunions mensuelles ont permis la familiarisation à la classification, à ses nouveaux concepts et à sa hiérarchisation, puis la discussion de cas avec une supervision par la responsable européenne du développement du Zero to Three (M. J. Cordeiro), ainsi que la supervision de la traduction française de la classification (Classification diagnostique de 0 à 3 ans, Médecine et Hygiène, 1998) et du Recueil de cas cliniques (Médecine et Hygiène, 2000). La préparation du protocole de recherche a consisté en l’élaboration du protocole et la traduction de la fiche de recueil Zero to Three (Bracha et al., 2002), avec l’accord de la Zero to Three Task Force.
57Neuf examinateurs, tous de formation psychanalytique (deux psychologues, sept pédopsychiatres), et dont l’expérience professionnelle en psychiatrie du bébé variait entre 2 ans et 20 ans (avec une moyenne de 11 ans d’expérience professionnelle), ont participé à l’étude.
Méthode
Les sujets
58Tous les enfants de 0 à 3 ans, vus pour la première fois par les consultants participant à l’étude, entre le 1er septembre 1998 et le 30 juin 1999, ont été inclus dans l’étude. Les enfants vus une seule fois, sans que le diagnostic ne puisse être posé, ont été exclus secondairement. 116 enfants ont été ainsi vus et 31 ont dû être exclus : 20 par manque d’information suffisante (16 non revus après le premier entretien et 4 immédiatement réorientés sur une autre structure). 11 autres ont dû être retirés de l’échantillon car ils avaient été évalués par un examinateur qui n’avait pas participé aux réunions de consensus. Ces 31 cas ne différaient ni pour l’âge ni pour les motifs de consultation. L’échantillon d’étude a donc comporté 85 enfants.
Procédure
59La procédure habituelle d’évaluation de la situation devait prendre place dans les trois mois suivants la consultation initiale. Le consultant était chargé de remplir la fiche de recueil diagnostique CD 0-3 (version française, Bracha et al., 2002) à partir des données de l’évaluation. La fiche de recueil regroupe les informations axe par axe. Pour l’axe I, les symptômes sont regroupés en plusieurs grandes catégories. La dimension des « Symptômes mentaux » représente l’ensemble des symptômes psychiatriques identifiés chez l’enfant (par ex. comportement opposant, retard de développement) ; la dimension « Problèmes dans l’environnement / chez les parents » représente l’ensemble des problèmes psychiatriques et environnementaux identifiés au sein de l’environnement de l’enfant (par ex. hyperanxiété parentale, soucis financiers). La dimension des « Troubles du fonctionnement » comporte trois aspects, toujours selon les catégories de la fiche de recueil de la Task Force : les caractéristiques de l’enfant au moment de l’évaluation (humeur, intérêt pour l’environnement, registre émotionnel, sociabilité, capacité d’attention, niveau d’activité) que nous appellerons la sous-dimension du « fonctionnement émotionnel » ; les difficultés dans « le traitement de l’information sensorielle » au moment de l’évaluation ; et les caractéristiques du « niveau développemental » (motricité fine, socialisation, cognition, niveau émotionnel). La fiche permet de noter la présence ou l’absence d’un trouble mais elle n’en précise pas l’intensité ni le retentissement. Le recueil des anomalies du développement ou de l’état médical est exhaustif sur l’axe III. Pour l’axe IV, on recueille le nombre de facteurs de stress et l’évaluation de l’impact du stress. L’axe V porte le niveau de développement émotionnel et fonctionnel de l’enfant. Enfin sont également notés le nombre de propositions thérapeutiques faites et la description des modalités de soins proposées. De plus, chaque observation a fait l’objet d’une évaluation sur les cinq axes à partir d’un double niveau de consensus clinique. Le premier niveau était obtenu au sein de chaque centre lors de synthèses cliniques. Le deuxième niveau de consensus, considéré comme définitif, était obtenu à partir de réunions bimensuelles de consensus réunissant les consultants des six centres.
Objectifs de l’étude
60Notre étude avait comme objectif d’étudier l’utilisation en pratique clinique habituelle de la classification Zero to Three sur un échantillon clinique recruté dans des centres de soins en santé mentale (validité d’utilisation). Nous avons particulièrement étudié l’étendue de la classification et l’existence de comorbidité.
Résultats
Description de l’échantillon d’étude
61La durée moyenne de l’évaluation a été de 2,6 mois. Outre les entretiens cliniques avec la famille, une observation de l’enfant (en groupe, dans son milieu de vie avec enregistrement vidéo des interactions) a eu lieu dans 86,3 % des cas. Des évaluations complémentaires de l’enfant ont souvent été nécessaires : tests psychologiques pour 48,2 % des observations, tests de langage pour 34,1 % et évaluation psychomotrice dans 52,9 %. Une évaluation médicale complémentaire a été demandée dans 35,3 % des cas (principalement évaluation neurologique et audiogramme).
62Les caractéristiques démographiques de l’échantillon sont présentées dans le tableau II.

63Dans 98,8 % des cas, le parent qui s’occupait le plus des soins de l’enfant (caregiver 1, CG 1) était la mère et dans 91,4 %, la deuxième figure parentale était le père. Pour 91,8 % des CG 1, l’état psychiatrique a pu être précisé à partir des critères du DSM-IV. La majorité des CG 1 (71,8 %) étaient porteurs d’un diagnostic psychiatrique, essentiellement « Trouble anxio-dépressif » (33,3 %) et « Trouble de la personnalité » (29,5 %), avec en particulier une personnalité qualifiée de limite.
64Les principaux motifs de consultations concernant l’enfant étaient, par ordre de fréquence décroissant : Retard de langage (n = 28), Trouble du sommeil (n = 28), Colères (n = 18), Anxiété de séparation (n = 12), Comportement d’allure autistique (n = 12), Retard moteur (n = 11), Intolérance à la frustration (n = 11) Irritabilité - Comportement pleurnichard (n = 10), Opposition (n = 10), Comportement agressif (n = 10), Comportement craintif anxieux (n = 9).
65Du côté des parents, on trouvait par ordre décroissant : anxiété liée à la parentalité (n = 33), problèmes de couple (n = 20), soucis financiers (n = 18), craintes sur les compétences parentales (n = 16), psychopathologie parentale (n = 16).
La description des cas selon les axes
66Le tableau III présente la description, axe par axe, des résultats pour les 85 sujets.
67Tableau III. — Description des cinq axes
de la classification Zero to Three


68On remarque la proportion importante de sujets sans diagnostic sur l’axe I (23,5 %). Toutes les catégories diagnostiques de la classification (axe I) sont représentées dans cet échantillon, sauf le « Trouble Identité de Genre » et celui de « Réaction de deuil ». Dans 14 cas (16,5 %), un diagnostic associé a été nécessaire ; le tableau IV en donne les descriptions.
69Pour cinq observations, il s’agissait d’un « Trouble réactionnel de l’attachement » associé soit à un « Troubles de la
70Tableau IV. — Description des diagnostics associés sur l’axe I

71régulation » (2), soit à un « Trouble des affects » (3). Pour sept observations, il s’agissait d’un « Trouble des affects » (différent d’un « Trouble réactionnel de l’attachement », RAD) associé à un « Trouble de la régulation ». On avait enfin une observation associant un « Trouble de l’affect » à un « Trouble du sommeil » non expliqué par les « Troubles affectifs » et une seconde observation associant un « Trouble de la régulation » (Type sous réactif) à un « Trouble alimentaire » indépendant. On note qu’il n’existe aucun symptôme de « Trouble de la sensibilité alimentaire » ni de « Trouble de la régulation des comportements de sommeil » dans la description des sous-types des « Troubles de la régulation », alors qu’ils font partie de leur sémiologie générale. L’ordre des diagnostics associés est variable d’un sujet à l’autre. On remarque la prépondérance, dans ces cas de comorbidité, des « Troubles de la régulation » (10 diagnostics sur 28), des « Troubles de l’affect » (8 diagnostics sur 28) et des « RAD » (8 diagnostics sur 28). Pour l’axe II, nous donnons les résultats sous deux formes (tableau III). Nous avons défini une relation parents-enfant comme pathologique si le score au PIR-GAS était inférieur à 40 en suivant les recommandations de la Task Force. Nous avons également analysé les résultats en considérant qu’il y avait une relation pathologique sur l’axe II si le score au PIR-GAS pour la relation parents-enfant considérée était inférieur à 60 : nous avons ainsi regroupé les deux catégories de « Tendance au trouble » et de « Trouble ». Toutes les catégories de troubles relationnels étaient représentées sauf les « Troubles abusifs ». Seulement 6 % des relations « pathologiques » avaient un trouble mixte de la relation. Une nette majorité des enfants (68,2 %) étaient porteurs d’un trouble sur l’axe III. L’analyse de l’axe IV montre la fréquence des situations où l’enfant est exposé à un impact de stress important avec une surreprésentation des stress liés à l’environnement familial immédiat (psychopathologie parentale et conflits familiaux). La description de l’axe V montre deux groupes extrêmes : fonctionnement normal ou peu perturbé (62,3 %) et fonctionnement gravement perturbé (30,6 %). L’utilisation de tous les axes de la classification donne les résultats suivants : si 2 cas (2,35 %) n’avaient aucun diagnostic sur aucun des 5 axes (bébés de 4 mois et de 2 mois adressés pour évaluation du fait d’une psychopathologie parentale sévère), 42,3 % des cas avaient des troubles sur 3 axes, 27 % des troubles sur 4 axes et 12,7 % sur les 5 axes. Les associations les plus fréquentes des troubles sur les différents axes étaient par ordre décroissant : axe I, II et IV (17,6 %) et axes I, II et III pour 11,8 % des cas.
72Une prise en charge a été proposée dans 84 cas sur 85 : consultations parents-enfant (76 %), psychothérapie conjointe parents-enfant (40 %), thérapie de jeu et psychomotricité (35 %), orthophonie (18 %), thérapie de l’enfant (11 %), signalement (8 %), soins spécifiques pour les parents en psychiatrie d’adultes (18 %). Le nombre moyen de propositions thérapeutiques par famille était de 2,68 (écart type 1,6, variance 2,57, étendue 1-8).
La contribution à l’étude de validité de la classification diagnostique 0 à 3 ans
73L’étude de la faisabilité et de l’étendue
74L’utilisation de la classification demande une réelle formation pour obtenir un consensus. L’expérience a montré que de nombreuses réunions étaient nécessaires pour arriver à un accord entre les consultants.
75L’étendue de la classification s’est révélée satisfaisante. En revanche, 7 enfants sur les 27 ayant un diagnostic appartenant à la catégorie « Troubles de l’affect » (soit 27 %) ont reçu un diagnostic de « Trouble mixte de l’expression émotionnelle » : cette sous-catégorie semble surreprésentée par rapport aux autres sous-catégories de « Troubles des affects ». Trois observations ont reçu un diagnostic DSM-IV, comme le recommande la Task Force lorsqu’il existe des diagnostics adéquats dans le DSM-IV : il s’agissait d’un syndrome de Rett et de deux autismes typiques. L’étendue de l’axe II apparaît également satisfaisante.
76L’axe III montre l’importance des troubles sur cet axe et rend bien compte de la fréquence des prises en charge associées aux traitements psychothérapeutiques, de type psychomotricité ou orthophonie.
77L’axe IV confirme l’importance du nombre de situations en psychiatrie de l’enfant dans lesquelles l’environnement est perturbé, en particulier dans l’environnement familial. Il précise l’impact de ces situations sur la santé mentale de l’enfant.
78L’axe V montre deux groupes extrêmes de fonctionnement. Un groupe « sans perturbation », qui correspond aux nombreuses situations sans trouble sur l’axe I, avec la possibilité de troubles limités (ajustement, alimentaire, sommeil par exemple), et un groupe « extrêmement perturbé », quasi exclusivement composé des MSDD ( « Troubles de la communication » ) et de la majorité des RAD ( « Troubles de l’attachement » ). Les catégories « Troubles de l’affect » et « Troubles de la régulation » se situent majoritairement dans le groupe intermédiaire.
Discussion
79Notre échantillon d’étude représente un échantillon d’âge très adapté à l’utilisation de la Zero to Three. Les caractéristiques sociodémographiques et les motifs de l’envoi en consultation sont comparables à l’étude de Cordeiro (1997) dont le contexte de recrutement est le plus proche du nôtre. La proportion de diagnostics psychiatriques chez le parent principal est importante. Elle est comparable à l’étude de Luby et Morgan (1997), qui retrouvent 69 % de parents avec un diagnostic psychiatrique. Elle confirme l’importance des problèmes mentaux dans la famille des enfants vus en consultation pédopsychiatrique.
80L’étendue de la classification donne des résultats comparables aux études portant sur le même type de population (Cordeiro, 1997) et confirme la rareté du « Trouble de l’identité de genre » dans les cultures européennes, ou bien la difficulté de sa reconnaissance. La fréquence du diagnostic « Trouble mixte de l’expression émotionnelle », qui reste encore une catégorie mal définie, soulève la question de son homogénéité. L’absence de « Troubles abusifs » de la relation, comme chez Cordeiro (1997), et Minde et Tidshmark (1997) suscite deux questions. Est-ce une dimension culturelle qui rend ce diagnostic rare ou est-ce la procédure d’évaluation qui a sélectionné des familles capables de venir suffisamment régulièrement pour permettre la procédure d’évaluation dans les temps impartis ? Les combinaisons axiales donnent les mêmes proportions que dans l’étude de Keren et al. (2001) avec une prédominance de la configuration diagnostique dite « environnementale » (troubles portant sur les axes I, II, et IV) suivie d’une figuration plus « biologico-médicale (troubles portant sur les axes I et III). Le lien entre le nombre d’axes remplis et le projet thérapeutique confirme l’intérêt de l’utilisation systématique des tous les axes de la CD 0-3 pour rendre compte de la complexité du tableau clinique et du poids du programme thérapeutique. Le nombre important de sujets sans diagnostic sur l’axe I confirme que toute classification diagnostique psychiatrique se centrant uniquement sur l’axe I est inutilisable en psychiatrie du très jeune enfant (en particulier de moins de 12 mois).
81Notre étude est à notre connaissance la seule à s’être intéressée aux diagnostics associés. La proportion importante de cas de diagnostics associés pose plusieurs questions. L’étude des comorbidités porte sur un trop petit échantillon de cas pour permettre autre chose que des hypothèses, mais nous avons voulu suivre les recommandations de Barton et Robins (2000), de Eppright et al. (1998) et de Zeanah et coll. (1997 b) pour une description détaillée des observations. Les choix n’obéissent pas aux règles de préséance de l’arbre décisionnel. Une définition plus précise de l’ordre dans lequel sont posés les diagnostics est nécessaire, comme en témoigne la variabilité de notre échantillon. On remarque que les trois catégories diagnostiques les plus représentées dans ces cas de comorbidité représentent l’association des « Troubles de l’affect » aux deux catégories diagnostiques de la CD 0-3 dont la validité est actuellement la plus discutée : les « Troubles de la régulation » et le « RAD ».
82L’étude du RAD et des diagnostics comorbides associés (n = 5) conduit à différencier la comorbidité avec « Troubles de la régulation » (2/5) et celle avec « Troubles de l’affect » (3/5). L’arbre décisionnel de la classification Zero to Three indique la préséance du diagnostic de « RAD » sur les catégories « Troubles de l’affect » et « Troubles de la régulation », et donc impose de justifier le choix de comorbidité. Pour les deux observations comorbides « RAD » / « Troubles de la régulation », on observe l’association de troubles de fonctionnement des deux catégories diagnostiques (information sensorielle et sociabilité), ce qui va dans le sens d’une plus grande complexité des troubles si les deux diagnostics sont associés, par rapport à la situation où ils sont uniques. La question se pose plus quant à la certitude d’une telle association alors que l’existence même d’un « RAD » pose la question de la fiabilité des informations recueillies pour poser un diagnostic de « Troubles de la régulation », surtout si l’enfant est plus âgé (les deux cas de comorbidité sont âgés de 8 et 9 mois) ou lorsque la première figure parentale a disparu, ou est absente lors de la consultation.
83La comorbidité « RAD » / « Trouble de l’affect sans RAD » fait coexister deux diagnostics appartenant à la même grande catégorie diagnostique « Troubles de l’affect ». Quel en est alors le sens ? Les évaluateurs ont justifié leur choix par deux raisons : 1 / Faire apparaître l’histoire anamnestique de ces enfants, ce qui donnait sa spécificité aux troubles émotionnels observés ; 2 / Rendre mieux compte de la souffrance psychologique de l’enfant alors que, de leur point de vue, la description du « RAD » centrée sur l’environnement leur semblait incapable de traduire le tableau observé sur le seul axe I. En débordant un peu le problème de la comorbidité associée au « RAD », nous voudrions souligner quelques problèmes spécifiques aux critères diagnostiques de cette catégorie et contribuer à sa meilleure caractérisation. L’étude des « RAD » montre des variations importantes dans l’âge des enfants (de 1 mois à plus de 3 ans). L’absence d’âge minimum semble difficilement justifiable, étant données les connaissances liées à la théorie de l’attachement. Les observations de « RAD » posées avant 9 mois sont-elles raisonnables ? Ou doit-on coter le tableau présenté par un enfant de moins de 6 mois situé dans un environnement relationnel gravement défaillant comme étant lié à l’impact sévère d’un stress chronique de négligence, facteur de risque d’un « RAD » ultérieur ?
84L’association non fondée d’un « Trouble de l’affect » avec « RAD » montre que la définition d’un « Trouble de l’attachement » ne peut se résumer à une seule catégorie, dont le diagnostic est principalement environnemental et anamnestique. Deux voies peuvent s’ouvrir. La première est celle décrite par Zeanah et Boris (1998 ; 1999 ; Boris, 2000), qui est de décrire une catégorie spécifique des « Troubles de l’attachement », incluant le « RAD », mais plus large que lui. La deuxième possibilité est de différencier deux grandes catégories de « Troubles de l’attachement » dans deux catégories diagnostiques différentes. La catégorie de « Troubles de l’attachement » définie uniquement par un environnement passé et/ou actuel gravement défaillant (au sens des conditions de déprivation, Bolwby, 1969) et/ou d’hospitalisme (Spitz, 1945), et qui correspond à la description actuelle du « RAD », rejoindrait ainsi la catégorie du syndrome post-traumatique dans une nouvelle catégorie « 100 » élargie : « Troubles environnementaux prédominants. » Cette place est d’autant plus justifiable qu’il existe de nombreuses similitudes entre le tableau du RAD et celui du syndrome post-traumatique (Hinshaw-Fuselier et al., 1999). Une deuxième catégorie de « Troubles de l’attachement », qui appartiendrait aux « Troubles de l’affect », rejoindrait la catégorie « Troubles mixtes de l’expression émotionnelle », dont elle constituerait une sous-catégorie définie par la présence des symptômes spécifiques liés aux situations d’attachement et de séparation : on retrouverait là les catégories de Zeanah et Boris, portant sur les « Troubles de la base de sécurité ». En revanche, les « Ruptures d’attachement » sont bien à leur place dans la catégorie « Réaction de deuil. Perte », catégorie « 202 » actuelle de la CD 0-3.
85Le deuxième groupe de diagnostics comorbides est celui des « Troubles de la régulation » associés aux « Troubles de l’affect » autres que les « RAD ». Là encore, l’arbre décisionnel de la classification Zero to Three oblige à justifier le choix de la comorbidité puisqu’il y a préséance des « Troubles de la régulation » sur les « Troubles de l’affect ». Cependant, ces diagnostics ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et il n’existe pas non plus de critères d’exclusion permettant de différencier les deux tableaux. Théoriquement, l’arbre décisionnel donne préséance au « Trouble de la régulation » sur le « Trouble de l’affect ». De plus, le diagnostic des « Troubles de la régulation » ne requiert qu’une seule manifestation émotionnelle associée à un seul dysfonctionnement dans le traitement de l’information sensorielle. La description du volet émotionnel des sous-types des « Troubles de la régulation » est extrêmement détaillée. Il y a peu de différence entre la description du volet émotionnel du sous-type « Hypersensible craintif et prudent » avec celle des « Troubles anxieux » ; et peu de différence encore entre la description émotionnelle du sous-type « Opposant et provocant » avec celle du « Trouble mixte de l’expression émotionnelle ». Enfin, la description émotionnelle du sous-type « sous réactif » est très proche du trouble « Dépression ». En effet, l’absence simultanée de données suffisantes sur les « Troubles de la régulation émotionnelle et des états de l’attention » observés dans chacun des catégories diagnostiques (« Affect » ou « Régulation ») rend parfois impossible le choix diagnostique, en l’absence de critères objectifs permettant de séparer les deux catégories. Notre analyse nous conduit à penser que l’absence de critères définissant le nombre minimum de troubles sensoriels et émotionnels spécifiques et non spécifiques nécessaires, ainsi que leur intensité minimale nécessaire pour considérer la perturbation comme un symptôme, rend difficile l’objectivation du choix de la catégorie diagnostique. Le fait que les observations avec comorbidité n’aient pas plus de symptômes émotionnels que celles ayant un trouble de la régulation isolé traduit-il le choix de poser un diagnostic comorbide comme moyen pour l’évaluateur d’être sûr de traduire tout ce qu’il a observé et non comme un véritable outil de description de catégories diagnostiques ? A contrario, l’existence d’observations ayant comme seul diagnostic un « Trouble de l’affect » alors qu’elles présentent des troubles spécifiques de l’information sensorielles ne traduit-elle pas un conflit entre les outils théoriques de l’utilisation et la logique théorique de la classification ? En France, la formation psychanalytique de la majorité des psychiatres d’enfants les conduit à privilégier la dimension interactive et émotionnelle au détriment de la dimension plus « tempéramentale ». L’existence d’une proportion non négligeable d’observations ayant le même ordre de grandeur dans le nombre d’items spécifiques et non spécifiques perturbés, mais ayant un diagnostic différent (« Trouble de la régulation », « Trouble de l’affect » et comorbidité) peut traduire l’existence d’un conflit, pour l’évaluateur, entre la théorie implicite sous-jacente de la classification et ses propres formations théoriques. Cet état de fait est inéluctable, mais il invalide l’usage d’une classification, s’il n’y a pas assez de critères d’objectivité pour ses règles de choix.
CONCLUSION
86Les classifications diagnostiques en psychiatrie du bébé posent un défi dans le sens ou le modèle médical ne peut être le modèle de référence. Ce défi a le mérite de poser de manière paradigmatique les difficultés et les intérêts de cette démarche classificatoire. La classification diagnostique 0 à 3 ans a le mérite d’être le fait de cliniciens issus de courants théoriques et de formation différents, et d’autoriser une critique culturelle et théorique ouverte des propositions qu’elle fait. Son utilisation en clinique montre son intérêt, et notre étude propose une contribution à l’amélioration de son objectivation, nécessaire pour une utilisation en recherche.
87Hiver 2002