“ Nous prenons des vues quasi-instantanées sur la réalité qui passe et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance...
« Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. »
H. Bergson,
in L’évolution créatrice (1941).
OUVERTURE : « UN SCÉNARIO AUTISTIQUE »
1Pour ouvrir cet article, je présenterai un scénario neuropsychopathologique développemental fictif, où l’on voit un bébé qui présente, dès sa naissance, les prémisses d’un syndrome autistique. Ce scénario développemental, ou plus exactement maldéveloppemental, servira de trame à la thèse que nous voulons soutenir.
2Un nouveau-né vient au monde. Avant même sa naissance, un cocktail de facteurs génétiques, épigénétiques et environnementaux au sens large, ont plus ou moins altéré la construction de son système nerveux central. Nous supposons ici qu’il présente une anomalie, pour l’instant non identifiée, affectant le développement et le fonctionnement de son système visuel magno-cellulaire et/ou de sa voie visuelle dorsale [3].
3Comment ce bébé voit-il le monde ? Qu’en perçoit-il ? Comment se le représente-t-il ? Comment agit-il sur le monde et comment interagit-il avec lui ?
4Sa vision du monde, son expérience visuelle du monde sont plus ou moins privées d’informations pertinentes et cohérentes sur la profondeur, le mouvement, et le contexte global. Tandis que sa vision du mouvement et du contexte environnemental est apauvrie, sa vision statique et du détail s’hypertrophie, et chacune d’elle fonctionne pour son propre compte, de manière dissociée et indépendante l’une de l’autre, sans que puisse se faire leur association et leur intégration réciproque. Ce bébé ne peut donc pas se construire de représentation cohérente et unifiée du monde, il vit dans un monde morcelé sur lequel il ne peut agir efficacement et avec lequel il ne peut interagir correctement.
5Il montre parfois une sorte de « négligence » à l’égard du monde ambiant et dynamique, on se demande s’il n’est pas malvoyant. Il peut s’intéresser en revanche à ce qui est devant lui ou autour de lui mais qui ne bouge pas, ou pas trop vite. Sa mère le surprend parfois en train de regarder avec intensité le détail des petites fleurs sur les parois de son berceau, l’ampoule au plafond ou la tache sur le mur, dans une attitude contemplative. Que fait-il ? Il photographie tout ce qui fait partie de son monde visuel accessible, il enregistre toutes les images, avec une précision quasi-photographique mais sans l’illusion de la dynamique cinématographique qui fait lien et continuité.
6Il perçoit mal les mouvements d’anticipation posturale de sa maman qui veut le prendre dans ses bras, il ne peut relier ses mouvements à leur intention sous-jacente, il n’anticipe pas lui-même l’attitude posturale adéquate. Le début de sa marche est retardé. Sa motricité volontaire est pauvre et perturbée, il initie peu de mouvements spontanés ou de manière désynchronisée. Il a du mal à percevoir et intégrer à la fois la forme et le mouvement d’un objet. Il distingue mal les mouvements faciaux de ses partenaires interactifs, qu’il s’agisse des mimiques faciales ayant un contenu émotionnel (congruentes avec l’émotion intérieure correspondante) ou des mimiques faciales langagières (congruentes avec le phonème auditif correspondant). Il en comprend mal la signification. Il détourne ses yeux et la tête quand un objet s’approche trop vite de lui. Il pense que l’objet va l’atteindre, faire intrusion en lui, le traverser, car il évalue et anticipe mal la trajectoire et la vitesse du mouvement. Il développe une aversion pour les mouvements rapides. Il évite le contact facial en général, et particulièrement le contact oculaire. Spontanément, il exprime peu de mimiques faciales, peu d’émotions faciales, peu de langage facial. Plus grave encore, son réflexe d’imitation néonatale précoce n’apparaît pas et, plus tard, il n’imitera pas en temps réel les mimiques de son partenaire interactif, il imitera de manière différée et déformée. Il ne peut donc pas rentrer dans le jeu des interactions faciales langagières et émotionnelles ou il le fait avec un décalage qui perturbe, désynchronise la réciprocité des échanges pré-langagiers et l’ « accordage affectif ». Tout ceci aboutit en quelques mois à une cristallisation puis une brisure du processus d’échange, de réciprocité, de mutualité sociale. Les partenaires interactifs ne comprennent pas en effet comment fonctionne ce bébé qui évite un monde humain et physique vécu comme intrusif et hostile, qui n’arrive pas à se faire comprendre des autres, qui tourne en quelque sorte le « dos à l’humanité » selon l’image de Bettelheim (1969) et commence à se replier sur son monde de sensations proprioceptives autoengendrées (sonores, visuelles, tactilo-kinesthésiques...), un monde moins complexe pour lui, qu’il peut mieux manipuler, maîtriser.
7Quand il a 2 ans, ses parents tentent, sur les conseils du pédiatre, de le socialiser en crêche. Là, sa peur des mouvements se confond avec sa peur des enfants et adultes qui s’approchent rapidement vers lui. Il développe une crainte aversive à leur égard et exprime sa peur par des cris. Il se replie davantage, se ferme à l’environnement extérieur bruyant et mouvementé. Il développe aussi des stratégies compensatoires adaptatives, voire suradaptatives : il se bouche les oreilles, agite les mains devant les yeux pour décomposer et tenter de ralentir le mouvement, fait écran au monde avec des stratégies comportementales défensives, ritualisées et stéréotypées. Il est également devenu un « collectionneur » hypermnésique d’images et de formes visuelles ou sonores partielles et statiques : les sons, les dates, les noms, les chiffres, les notes de musique. Il est devenu plus ou moins « génial », au sens d’hypertrophique d’un sens, d’un domaine, ou d’une compétence. Voici donc cet être humain devenu radicalement différent du commun des mortels (les « neuro-typiques » comme nous appellent entre eux certains autistes de haut niveau sur Internet). C’est le héros de ce scénario qui va, tout au long de cet article, nous guider sur le chemin qui nous mène jusqu’à lui, ou plus modestement qui nous en rapproche.
8Ce scénario ne prétend certainement pas rendre compte de tous les cas d’autisme, il ne prétend pas même traduire exactement le moindre cas d’autisme. Il permet seulement d’imager et imaginer un modèle neuro-physio-psychologique d’autisme infantile – parmi d’autres – à la fois simple et logique. Le lecteur en jugera lui-même la pertinence, la démonstrativité ou la plausibilité.
INTRODUCTION
9Après plus d’un demi-siècle de recherches et confrontations cliniques, théoriques et expérimentales sur l’autisme infantile, il semble bien aujourd’hui qu’on voie progressivement apparaître un continuum, une tolérance et des passerelles (davantage qu’un consensus) entre les approches psychanalytiques, développementales, neuropsychologiques cognitives et neurobiologiques, françaises et étrangères. Sur le plan étiopathogénique notamment, il semble que tout le monde puisse à peu près s’accorder sur l’idée minimale que les syndromes autistiques de l’enfant se présentent comme l’expression clinique finale (la « voie finale commune », Golse, 1995) chez un bébé ou un très jeune enfant, d’un cocktail variable de facteurs de risques génétiques, épigénétiques et environnementaux au sens large, affectant le développement du système nerveux central. Pas d’étiologie unique donc, pas de primum movens univoque, pour des syndromes complexes et relativement homogènes, les troubles envahissants du développement, dont se poursuit le démembrement avec la CFTMEA (Misès et al., 1988), la CIM-10 (WHO, 1993) et le DSM-IV (APA, 1994), mais aussi avec la Zero to three (Greenspan et al., 1994) et son concept très prometteur de « Multisystem Developmental Disorders » (Troubles touchant de multiples domaines du développement).
10Nous appuyant sur les travaux du médecin et biologiste H. Atlan (1979) et rejoignant ceux du psychiatre A. Bourguignon (1981), nous avons suggéré, il y a quelques années, que l’interaction de ces divers facteurs de risque, génétiques, épigénétiques et environnementaux (anté-, néo- et postnataux), en proportions variables, altérait les processus d’auto-organisation psychosomatique normalement à l’œuvre au cours du développement, dans le sens d’une désorganisation et/ou d’une sur-organisation (Gepner et Soulayrol, 1994). Autrement dit, des « agents psycho/somato-vulnérabilisants » affecteraient le développement neuro-bio-physio-psychologique intégratif et unifiant d’un bébé dès avant sa naissance ou dans ses premiers mois de vie, puis déformeraient ses modalités d’être-au-monde.
11Mais aujourd’hui, un corps de plus en plus solide de connaissances, celui de la neuropsychologie développementale, qui vise à identifier des mécanismes de dissociation (non-liaison, déliaison) et d’intégration entre différentes fonctions neuro-psychologiques, peut nous permettre d’envisager des modèles à la fois moins holistiques, plus précis et plus intégratifs de l’autisme infantile et des troubles apparentés, tout en restant psychodynamiques et interactifs.
12Depuis une trentaine d’années en effet, les troubles de la communication verbale et non verbale, des interactions socioémotionnelles et du comportement, rencontrés dans la clinique de l’autisme infantile et des syndromes apparentés, ont suscité de très nombreux travaux et de multiples interprétations neuropsychologiques concurrentes et/ou complémentaires, dont les principales sont socioémotionnelles, cognitives, attentionnelles et perceptives. Certains travaux et concepts psychanalytiques qui se sont développés parallèlement ont d’ailleurs anticipé ou intégré quelques fruits de ces recherches neuropsychologiques.
13Dans ce contexte plutôt foisonnant, l’enjeu de notre contribution scientifique dans ce domaine était de construire un modèle capable de rendre compte du plus grand nombre possible de troubles faisant partie du syndrome autistique, mais aussi de les relier entre eux et les assembler dans une proposition cohérente. Il ne s’agissait pas tant de partir à la découverte de la Cause primaire et unique de l’autisme (utopie d’arrière-garde, que celle-ci soit psychique ou neurologique), mais bien plutôt d’identifier une des cascades maldéveloppementales (un processus d’altération neuropsychologique développementale) pouvant expliquer l’apparition d’un syndrome autistique chez un enfant. Pour ce faire, nous avons démarré il y a dix ans une série d’études expérimentales dans le laboratoire de neurosciences cognitives du CNRS de Marseille, sous la direction de Scania de Schonen (directrice de recherche), puis en collaboration avec l’équipe de Daniel Mestre (directeur de recherche) et Christine Deruelle (chargée de recherche).
14Dans cet article, je commencerai donc par décrire rapidement les procédures et principaux résultats de ces études expérimentales. Je montrerai comment, à partir de ces résultats, nous sommes arrivés à formuler l’hypothèse d’un trouble précoce du développement du traitement – attentionnel, perceptif et/ou intégratif – de la vision du mouvement comme mécanisme commun plausible de nombreux signes autistiques. Je présenterai ce modèle neuropsychopathologique développemental d’autisme infantile avec ses multiples conséquences pour le développement des systèmes de reconnaissance et d’imitation d’autrui, de communication, d’interaction et de socialisation avec autrui.
15Nous évaluerons ensuite la plausibilité de ce nouveau modèle, d’abord à la lumière des données prouvant l’implication majeure de la vision du mouvement dans le développement postural, moteur et imitatif du bébé et du jeune enfant normaux, puis en le confrontant à plusieurs autres modèles contemporains de l’autisme infantile, des plus cognitifs aux plus neurobiologiques, en passant par les modèles perceptifs et attentionnels. Nous verrons encore quels liens il existe entre notre modèle et, d’une part, certains témoignages d’adultes autistes concernant leur monde perceptif, mnésique et relationnel, et d’autre part, certains travaux et concepts psychanalytiques. Nous envisagerons pour finir les limites de notre modèle, en proposerons une extension, et considérerons ses possibles implications pour le diagnostic d’autisme infantile et la rééducation. Nous conclurons sur la portée explicative de notre modèle dans une visée neuropsychodynamique.
DÉMARCHE EXPÉRIMENTALE
16À la suite de nombreux auteurs, nous souhaitions donc apporter notre contribution à la recherche des mécanismes neuropsychopathologiques qui sous-tendent les troubles autistiques.
17Notre première question était de savoir si les particularités d’interaction par le regard des enfants autistes, comme l’évitement du regard et leur faible attention portée aux visages, notés d’emblée par Kanner dans son article princeps de 1943, s’accompagnent ou non d’anomalies dans le traitement des visages. Compte tenu d’un certain nombre de controverses dans la littérature sur ce thème (voir plus loin les modèles neuropsychologiques cognitifs, en particulier celui défendu par Hobson), nous souhaitions préciser la nature et la spécificité des marqueurs neuropsychopathologiques cognitifs dans le domaine de la reconnaissance des visages, et leur corrélation avec les comportements visuels inhabituels des sujets autistes. Nous voulions ainsi chercher, parmi les troubles de la reconnaissance des visages, ceux qui sont le plus spécifique du diagnostic d’autisme, et éventuellement mettre en évidence leur(s) point(s) commun(s).
18Dans une première étude publiée en 1996 (Gepner, de Gelder, de Schonen, 1996), nous avons d’abord examiné chez 7 enfants et adolescents autistes, âgés de 6 à 17 ans, et diagnostiqués selon les critères de la CIM-10 (1993) pour l’autisme infantile et l’autisme atypique, les performances dans différentes tâches de traitement des visages. Cette batterie de huit tests de reconnaissance de divers aspects des visages, sur photographies ou films vidéo, visait à analyser leur catégorisation de l’identité faciale de visages familiers ou non et, en temps limité ou non, la catégorisation d’expressions faciales émotionnelles et non-émotionnelles, la détection de la direction du regard d’autrui, la lecture sur les lèvres et l’association bi-modale auditivo-visuelle (appariement d’un phonème perçu auditivement et avec un mouvement de lèvres perçu visuellement). Nous avons également testé avec ces mêmes tâches 14 enfants contrôles normaux (appariés individuellement avec les sujets autistes soit sur l’âge mental verbal mesuré avec les batteries de Chevrie-Müller, soit sur l’âge mental non verbal mesuré avec les matrices visuo-spatiales de Raven) et 7 enfants retardés (présentant une trisomie 21 sans signes autistiques).
19La comparaison des performances des sujets autistes avec celles de sujets contrôles normaux ou retardés, dans ces diverses tâches, montre que le spectre des anomalies de traitement des visages observées chez les enfants et adolescents autistes est relativement hétérogène. Les sujets autistes sont limités dans l’ensemble des tâches de traitement des visages mais pas toujours de façon significativement différente de leurs sujets contrôles, et pas de manière homogène. En effet, tandis que les sujets autistes réussissent relativement bien les tâches d’identification de visage familiers ou non familiers sans limite de temps, ils semblent particulièrement gênés dans tous les domaines impliquant ou supposant un traitement de la dynamique faciale (lecture du mouvement des lèvres pendant la parole, détection de la direction du regard, catégorisation des mimiques faciales émotionnelles), de la configuration globale des visages (comme dans la tâche de mémoire immédiate des visages) et de l’association bimodale auditivo-visuelle.
20Les comportements visuels de certains sujets autistes vis.à-vis du visage seraient non pas liés à un trouble du traitement du visage en tant que tel (comme le montrent Davies et al., 1994), ni des émotions en tant que telles (contrairement à ce que suggère Hobson, 1991), mais plutôt à des anomalies du traitement visuel des mouvements faciaux, de la configuration globale des visages (comme l’ont montré Mottron et al., 1999 ; Shah et Frith, 1983 et 1993 avec des formes « non-visage »), ainsi qu’à des altérations de l’association trans-modale auditivo-visuelle (comme l’ont montré en électrophysiologie Martineau et al., 1992, avec des stimuli élémentaires chez un sous-groupe d’enfants autistes).
21Dans une seconde étude publiée en 1994 (Gepner, Buttin, de Schonen, 1994), nous avons cherché à savoir dans quelle mesure les troubles du traitement des visages observés chez certains enfants et adolescents autistes étaient le résultat de l’aggravation de l’écart entre développement normal et autistique, ou si l’on observait déjà les mêmes anomalies chez de jeunes enfants autistes.
22Les résultats de notre seconde étude, qui portent sur 10 enfants autistes (critères DSM-IV, APA, 1994) âgés de 3 à 8 ans et 10 enfants contrôles normaux appariés sur l’âge de développement (mesuré avec l’échelle de Brunet-Lézine), confirment le profil de résultats de notre première étude. Comparés aux enfants normaux de même âge de développement, les enfants autistes présentent de très grandes difficultés dans la reconnaissance sur photographie des mimiques faciales émotionnelles, des difficultés à détecter la direction du regard d’autrui on-line (celui de l’expérimentateur), des difficultés à extraire l’invariant d’identité d’un visage non familier à travers des mimiques différentes, mais ont une bonne capacité à identifier des visages familiers. La confirmation des résultats de la première étude chez des enfants plus jeunes est un bon argument en faveur de la précocité des troubles du traitement des visages au cours du développement de certains enfants autistes. Ces altérations du traitement des visages seraient déjà présentes à 3 ans et ne seraient pas, ou en tout cas pas seulement, une conséquence secondaire du retard et/ou de la déviance des interactions sociales des sujets autistes. Si, comme nous le supposions après notre première étude, les troubles du traitement des visages des sujets autistes consistent plus spécifiquement en des anomalies du traitement de la dynamique faciale et de la forme globale du visage et de l’association auditivo-visuelle, nous pourrions alors déduire de notre seconde étude que ces anomalies sont précoces au cours du développement, qu’elles existent déjà chez certains enfants autistes de façon manifeste à partir de 3 ans, et probablement de façon latente avant 3 ans.
23À la suite de ces résultats, et après la lecture d’un article de Zihl et coll. (1983) montrant les conséquences perceptives et sociales extrêmement invalidantes et pour ainsi dire quasi « autistisantes » d’une altération brutale de la vision du mouvement chez une adulte (voir plus loin), nous avons choisi de développer préférentiellement l’hypothèse de troubles précoces du traitement visuel du mouvement dans certains cas d’autisme infantile, car c’est celle qui nous semblait capable de rendre compte du plus grand nombre de signes cliniques primaires d’autisme, de leurs conséquences invalidantes et de leurs mécanismes compensatoires adaptatifs.
24Afin de tester plus directement cette hypothèse, nous avons mené deux nouvelles études.
25Dans la première d’entre elles publiée en 1995 (Gepner, Mestre, Masson et de Schonen, 1995), nous avons pour la première fois cherché à évaluer la perception visuelle du mouvement environnemental chez un groupe de 5 jeunes enfants autistes (CIM-10) âgés de 4 à 7 ans, en la comparant à celle de 9 enfants normaux du même âge. Grâce à une méthodologie ne requérant aucune réponse verbale ou motrice volontaire de la part des sujets testés, nous avons mesuré la réactivité posturale à un flux visuel. Durant l’expérience, les enfants étaient debout sur une plateforme de forces captant les mouvements latéraux et antéro-postérieurs de leur centre de gravité. On projetait devant eux, sur un écran de cinéma, dans une pièce plongée dans l’obscurité, des cercles concentriques animés alternativement de mouvements de contraction et d’expansion, donnant l’impression à l’observateur de se trouver dans un tunnel oscillant d’avant en arrière plus ou moins rapidement. Les résultats de cette étude sont intéressants : contrairement aux enfants normaux, qui oscillent posturalement de façon synchrone à la fréquence d’oscillation du stimulus visuel (preuve que leur réactivité posturale est véritablement asservie au mouvement visuel environnemental), les enfants autistes présentent, quant à eux, une très pauvre réactivité posturale à la vision du mouvement environnemental. Nous avons répliqué cette étude et retrouvé des résultats comparables chez 3 enfants autistes (CIM-10) âgés de 7, 9 et 11 ans (voir plus loin Gepner et Mestre, sous presse). Dans cet article, nous précisons que l’insensibilité posturale des enfants autistes se manifeste en fait pour des vitesses relativement rapides. Tout se passe chez ces enfants comme si leur posture échappait au moins partiellement aux influences du mouvement environnemental via la proprioception visuelle, comme si leur régulation posturale d’origine visuelle était défaillante. La conclusion de notre article de 1995 était que certains enfants autistes présentent un défaut d’intégration visuo-posturale. Une interprétation perceptive de ces résultats consiste à dire que les enfants autistes présentent une altération de la sensibilité visuelle au mouvement ambiant, une sorte de « mal-voyance » du mouvement environnemental, surtout lorsque celui-ci est rapide. Étant donnée l’importance de la fonction proprioceptive visuelle pour le développement et le contrôle de la posture (voir plus loin), on peut imaginer qu’une altération précoce et durable de la perception visuelle du mouvement environnemental puisse rendre compte des troubles visuo-posturo-moteurs (maladresse motrice, troubles de l’anticipation motrice et des ajustements posturo-moteurs) des sujets autistes.
26Mais notre méthodologie (dans laquelle la variable attentionnelle n’était pas formellement contrôlée) ne permettait pas d’exclure que la moindre réactivité posturale des enfants autistes à la vision du mouvement soit liée à une moindre attention visuelle à l’égard du stimulus. Si tel était le cas, et eu égard au caractère à la fois visuellement très attractif et posturalement très contraignant de ce type de stimuli visuels chez l’enfant normal, il est vraisemblable que chez l’enfant autiste, cette moindre attention visuelle n’est pas tant le fait d’un manque d’intérêt mais peut-être plutôt d’une aversion, d’un retrait attentionnel réflexe ou volontaire. Le stimulus mouvement pourrait devenir (dans certaines conditions de fréquences temporelles et spatiales, donc de vitesse, puisque la vitesse s’exprime comme le rapport des fréquences temporelles sur les fréquences spatiales) un stimulus aversif, comme le sont certains stimuli sonores ou tactiles.
27Ces deux hypothèses, perceptive et attentionnelle, ne sont pas incompatibles entre elles, tout en étant compatibles avec celle de troubles de la régulation posturale d’origine cérébelleuse ou labyrinthique, troubles qui pourraient être interconnectés entre eux (pour approfondir cette question, voir la notion de « sens – multisensoriel – du mouvement » chez Berthoz, 1997).
28Après avoir mesuré la réactivité posturale des enfants autistes au mouvement environnemental, c’est-à-dire à des stimuli visuels sollicitant la vision globale (principalement périphérique mais aussi centrale), nous avons ensuite cherché à évaluer leur perception visuelle du mouvement en vision centrale uniquement (étude présentée dans ma thèse en 1997 ; voir aussi Gepner, 1999).
29Pour ce faire, nous avons testé, chez 10 enfants autistes (critères DSM-IV) d’intensité légère à moyenne (critères CARS, Schopler et al., 1980) et âgés de 4 à 12 ans, et 10 enfants contrôles normaux du même âge, leur capacité à comparer des vitesses de points en déplacement sur un écran d’ordinateur, ainsi que des tailles de formes statiques (tâche contrôle). Les résultats de cette quatrième étude indiquent que malgré une attention visuelle suffisante, les sujets autistes sont moins performants que les enfants normaux dans toutes les tâches dynamiques qui exigent de comparer des vitesses de points en déplacement. Par ailleurs, les performances des sujets autistes sont relativement bonnes lorsqu’il s’agit de comparer les vitesses de déplacement dans des gammes de vitesses lentes, et très peu différentes de celles obtenues dans la tâche contrôle statique, et elles chutent d’autant plus que les gammes de vitesse sont élevées et que la trajectoire du mouvement est moins prévisible. Une enfant présentait même une véritable aversion au mouvement rapide et détournait fréquemment ses yeux de l’écran. En résumé, les résultats de cette dernière étude suggèrent que certains enfants autistes présentent de nettes limitations dans la perception du mouvement en vision focale et que leurs compétences perceptives sont d’autant plus limitées que la vitesse est plus rapide ou que la trajectoire du mouvement est plus complexe. Ces limitations semblent exister précocément au cours du développement et semblent persister au cours du temps puisqu’on les retrouve également chez des enfants autistes de 12 ans.
30Nos deux dernières études apportent des arguments étayant la thèse selon laquelle certains enfants autistes présenteraient au cours de leur développement des limitations et anomalies plus ou moins importantes de la vision du mouvement, dans ses aspects attentionnels, perceptifs et/ou d’intégration visuo-motrice. Ces limitations concerneraient le traitement du mouvement en vision périphérique/globale mais aussi centrale, et seraient d’autant plus manifestes que le mouvement est rapide. Nous pensons que de telles anomalies, survenant précocement au cours du développement, pourraient entraîner et expliquer, en cascade, des troubles dans le développement des compétences nécessitant l’utilisation adéquate d’informations visuelles sur le mouvement, au premier rang desquelles la communication langagière et émotionnelle et la visuo-posturo-motricité. C’est ce que nous souhaitons à présent démontrer avec d’autres arguments.
IMPORTANCE DE LA VISION DU MOUVEMENT DANS LE DÉVELOPPEMENT
31Pour commencer, nous présenterons dans ce chapitre quelques données de la littérature sur la vision du mouvement chez le bébé normal, qui nous permettront ensuite de mieux apprécier l’impact sur le développement d’un trouble précoce de la vision du mouvement.
32Le mouvement est partout et tout le temps présent dans l’environnement naturel du nourrisson. Mieux encore, le stimulus mouvement est ubiquitaire au sens où les mouvements spontanés des yeux, de la tête et du corps du nourrisson créent un mouvement quasiment continu de l’image de l’environnement visuel sur sa rétine. Il est donc très important de savoir comment le nourrisson perçoit le mouvement et comment il en extrait des informations pertinentes pour son développement.
33Rappelons d’abord qu’il existe schématiquement deux voies visuelles, deux systèmes visuels neuro-physiologiquement distincts, qui véhiculent les informations visuelles sur le monde environnemental depuis la rétine jusqu’au corps genouillé latéral puis au cortex visuel primaire (Jeannerod, 1974 ; Livingtone et Hübel, 1988 ; Zéki, 1992). Le système magno-cellulaire véhicule les informations sur le mouvement (système analyseur de flux visuel), la profondeur et la forme globale (les fréquences spatiales basses), tandis que le système parvo-cellulaire (système analyseur d’images) transmet les signaux concernant le détail des formes et des textures (les fréquences spatiales hautes) et la couleur. La voie visuelle magno-cellulaire se prolonge par la voie visuelle dorsale, qui distribue ensuite ces informations visuelles aux différentes structures corticales et sous-corticales avec lesquelles elle établit de nombreuses connections (cortex temporal, pariétal, pré-frontal et frontal, cervelet, structures thalamiques mésencéphaliques et pontiques). Des données anatomo-fonctionnelles (chez l’animal) ont montré l’immaturité relative du système analyseur d’images par rapport au système analyseur de flux à la naissance, et des données expérimentales (chez le bébé) ont montré la maturation rapide de ces deux systèmes au cours des premiers mois de la vie. Les informations véhiculées respectivement par ces deux systèmes se combinent et s’intègrent progressivement au cours des premières années de vie et permettent au nourrisson d’aboutir à un projet spatial, une planification de l’action et une production de gestes de mieux en mieux dirigés et maîtrisés (Büllinger, 1991).
34Comme le soulignent Aslin et Shea (1990), le mouvement est l’un des stimuli environnementaux les plus attractifs pour le nouveau-né et le nourrisson. Des études basées sur la préférence visuelle (durées de fixation visuelle) ont montré que différents types de mouvement suscitent préférentiellement l’attention du nourrisson. Dès la naissance, le bébé présente une attention accrue pour une cible attrayante (notamment le faciès humain) en mouvement latéral par rapport à la même cible statique (Goren, Sarty et Wu, 1975). Il est capable de détecter et suivre ces stimuli visuels en mouvement avec ses yeux (poursuite visuelle douce, Carchon et Bloch, 1993) et sa tête. Jusqu’à l’âge de 2 mois, cette poursuite visuelle serait essentiellement sous contrôle du colliculus, et au-delà, la maturation des voies cortico-colliculaires rétroactives permettrait une stabilisation du regard sur la cible (Braddick, Atkinson et Hood, 1996). Jusque vers 5 mois, les nourrissons ont une forte préférence visuelle pour les visages animés de mouvement par rapport aux visages statiques, et cela indépendamment de l’expression faciale (Wilcox et Clayton, 1968). Au-delà, l’information présente sur un stimulus tridimensionnel devient aussi attractive, ou plus encore, que le mouvement du stimulus en soi (Nelson et Horowitz, 1983). Par ailleurs, plusieurs études ont montré que les nourrissons avant 3 mois tendent à préférer le plus rapide d’entre deux stimuli [4].
35Rappelons aussi que le mouvement induit chez le nourrisson des réponses motrices systématiques comme le nystagmus optocinétique (Hainline et al., 1984) et un comportement anticipatoire d’atteinte de l’objet (von Hofsten, 1980). De plus, le stimulus mouvement fournit d’importantes informations au nourrisson concernant les propriétés des objets, comme leur forme (Yonas et al., 1987), leur taille et distance relatives (Granrud, 1986), et lui permet de percevoir les objets comme des entités distinctes (Spelke et al., 1989).
36La vision du mouvement assume aussi une véritable fonction proprioceptive, cruciale pour le développement du contrôle postural. Les nourrissons présentent des réajustements posturaux en réponse à une scène visuelle animée de mouvement à partir de la 24e semaine (Rose et Bertenthal, 1995). Des nouveau-nés de 3 jours sont déjà sensibles au flux optique dans la mesure où ils présentent des réponses compensatoires systématiques de la tête en réponse à ce flux (Jouen, 1988). La vision du mouvement fournit des informations proprioceptives cruciales pour l’acquisition des postures de la tête et du tronc et le maintien de leur stabilité, la station assise et la station debout (Lee et Aronson, 1974 ; Butterworth et Hicks, 1977), et l’acquisition de la marche (Büllinger, 1996). La vision du mouvement est essentielle pour le contrôle de la coordination visuo-manuelle, et ceci dès la naissance. Comme le souligne Büllinger (1991), ce n’est que si cette fonction proprioceptive peut se développer sans entrave que le système analyseur d’images peut permettre une exploration oculomotrice au service d’un projet spatial. C’est à cette condition aussi que peuvent s’intégrer les fonctions périphérique et focale du système visuel en un système coordonné.
37Par ailleurs, dans la mise en jeu de l’imitation néonatale (redécouverte par Meltzoff et Moore, 1977), le paramètre « mouvement » semble absolument déterminant (Vinter, 1986). Cette réponse en écho, quasi-réflexe, suppose une aptitude innée à produire une équivalence entre kinesthésie et mouvement ainsi qu’une capacité d’analyse « supra-modale ou amodale » des informations sensorielles (Meltzoff et Moore, 1993). De nombreuses études attestent par ailleurs clairement l’importance fonctionnelle de l’imitation et son rôle psychogénétique dans le développement émotionnel et social du nourrisson, dans la synchronisation et la réciprocité de ses échanges et interactions (Nadel et Beaudonnière, 1991 pour une revue). Stern (1985) montre le rôle déterminant de l’imitation précoce dans le développement de l’accordage affectif, de la conscience intra- et intersubjective des états émotionnels internes et de la constitution du soi. Selon Meltzoff (1996), l’imitation précoce est le berceau de la théorie de l’esprit (c’est-à-dire de la capacité à lire et se représenter les intentions et émotions d’autrui).
38De manière analogue, le décodage auditivo-visuel du langage pendant la parole et le développement langagier, qui nécessitent l’appariement bimodal du son d’une voyelle avec le mouvement des lèvres du visage correspondant (compétence normalement acquise par le nourrisson à 6 mois, Kühl et Meltzoff, 1982), dépendent donc pour partie de l’acquisition d’une bonne lecture labiale.
39Enfin, le développement normal chez le nourrisson de l’attention conjointe dans ses relations avec l’acquisition du langage (études de Bruner, 1983 et de Baldwin, 1991) suppose l’intégrité de sa capacité à détecter le regard d’autrui (Baron-Cohen, 1994), qui suppose elle-même une capacité à lire et à suivre les mouvements des yeux et les changements de direction du regard d’autrui.
UN MODÈLE AUTISTIQUE : LA « MALVOYANCE DU MOUVEMENT »
40Nous reprenons dans ce chapitre notre hypothèse de troubles précoces du traitement visuel du mouvement (dans ses aspects attentionnels, perceptifs et/ou d’intégration visuo-motrice) comme mécanisme explicatif de nombreux signes autistiques. À la lumière du chapitre précédent, nous décrivons ici les différentes conséquences possibles de cette hypothèse, en montrant comment de tels désordres pourraient, de proche en proche ou par effet « boule de neige », affecter le développement de la communication verbale et non verbale (émotionnelle et gestuelle) et de la posturo-motricité.
Conséquences sur le développement de la compréhension et de l’expression de la parole et du langage
41Notre hypothèse pourrait expliquer les difficultés de certains sujets autistes à lire sur les lèvres, à percevoir les mouvements des lèvres qui sont rapides par nature (de Gelder et al., 1991 ; Gepner et al., 1996). Ces difficultés expliqueraient ensuite leur gêne à utiliser cette information labiale et à l’apparier (l’associer) avec les sons (phonèmes, mots) perçus auditivement, ce qui entraînerait une désynchronisation dans l’intégration visuo-auditive de la parole. Des anomalies de l’imitation, de la représentation, de la planification et de la réalisation de l’action langagière pourraient en découler, comme en témoignent les altérations quantitatives et qualitatives de leur expression verbale, notamment les signes de la lignée aphasique et dysphasique, leur manque d’initiative verbale ou la pauvreté de leur langage facial (voir Leary et Hill, 1996, pour une revue). En résumé, ces perturbations pourraient au moins en partie rendre compte des anomalies du développement du décodage, de la compréhension et de l’imitation de la parole et du langage chez les sujets autistes.
Conséquences sur le développement de la compréhension et de l’expression des émotions
42De manière analogue, notre hypothèse pourrait expliquer les difficultés des sujets autistes à percevoir, se représenter et comprendre les mimiques faciales émotionnelles, et à les relier avec leur état d’âme, affectif ou psychique correspondant. Comme le suggère Hobson (1989), les sujets autistes auraient du mal à saisir la dynamique expressive émotionnelle du visage. Ces altérations expliqueraient les difficultés des sujets autistes à construire des invariants perceptifs pour catégoriser les émotions faciales (Davies et al., 1994) et à apparier ces indices émotionnels faciaux avec les autres indices émotionnels vocaux, gestuels ou contextuels (Hobson, 1986 a et 1986 b ; Hobson et al., 1988 a ; Loveland et al., 1995). Une autre conséquence serait leurs difficultés à imiter et à produire volontairement des expressions faciales émotionnelles (Hertzig et al., 1989 ; Loveland et al., 1994). Ces troubles précoces de l’imitation des émotions faciales expliqueraient, selon Rogers et Pennington (1991) qui s’inspirent de la théorie de Stern (1985), leurs difficultés à s’engager dans la réciprocité et le partage émotionnels avec autrui, à s’accorder affectivement avec son partenaire, et leurs difficultés à décoder et comprendre leurs propres états émotionnels internes (selon Meltzoff et Moore, 1993), ainsi qu’à se représenter les états mentaux (intentions, désirs) d’autrui, c’est-à-dire à développer une théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1994 ; Meltzoff, 1996). Ces difficultés conjuguées expliqueraient leurs modalités de communication et d’interaction faciale parfois si pauvres ou étranges sur le plan émotionnel. L’émotion serait représentée chez eux de manière fragmentée, dissociée en chacune de ses modalités. Leur intégration plurimodale/amodale de l’émotion serait affectée depuis ses niveaux élémentaires de perception et d’imitation réflexe précoce jusqu’aux niveaux complexes de représentation, de planification et d’action-interaction.
Conséquences sur le développement de l’attention conjointe
43Notre hypothèse pourrait aussi expliquer les difficultés des sujets autistes à percevoir et suivre les mouvements des yeux d’autrui, notamment quand ceux-ci sont rapides (Grandin, 1997), autrement dit à détecter les changements de la direction du regard d’autrui, de même que leurs anomalies du contact par le regard, notamment leur tendance à éviter le contact facial direct (Tardif et al., 1995) et notamment le contact visuel (Hutt et Ounsted, 1966), interprétée ici comme une aversion au mouvement rapide et/ou un mécanisme compensatoire (voir plus loin). Ces difficultés pourraient dès lors expliquer les troubles de la détection de la direction du regard d’autrui (Baron-Cohen et al., 1995 ; Gepner et al., 1994, 1996). Ces derniers expliqueraient en partie les difficultés d’attention conjointe des sujets autistes (Mundy et al., 1990) qui, selon le modèle proposé par Baron-Cohen (1994), expliqueraient secondairement leurs troubles de construction d’une théorie de l’esprit.
Conséquences sur le développement visuo-posturo-moteur
44Compte tenu de l’importance du rôle proprioceptif de la vision dans le développement postural, un trouble de la vision du mouvement pourrait en partie expliquer les troubles précoces de l’ajustement postural et des attitudes anticipatrices (Sauvage, 1988), du contrôle postural (Kohen-Raz et al., 1992), de la réactivité posturale au mouvement environnemental (Gepner et al., 1995) et de certaines anomalies et particularités posturales des sujets autistes (Leary et Hill, 1996). Il pourrait également expliquer les retards ou anomalies, parfois assez subtiles, de l’apprentissage des stations assise et debout, les altérations de la marche (Vilensky et al., 1981) et leur fréquente maladresse motrice (Smith et Bryson, 1994 pour une revue). De la même manière, une anomalie de la régulation du geste par la vision du mouvement pourrait rendre compte de leurs troubles de la coordination oculo-manuelle (Büllinger et Robert-Tissot, 1984), de la planification de l’action et des fonctions exécutives (Rogers et Pennington, 1991 ; Hughes, Russell et Robbins, 1994), et in fine de leur imitation de gestes plus ou moins complexes (Jones et Prior, 1985 ; Smith et Bryson, 1994) et de leurs troubles praxiques et d’initiative motrice (Leary et Hill, 1996).
Mécanismes compensatoires
45Afin de pallier ces déficits, ces limitations ou ces anomalies plus ou moins sévères, les sujets autistes pourraient développer des stratégies comportementales de compensation attentionnelle, perceptive et intégrative plus ou moins efficaces et adaptées, selon un processus largement admis au niveau du système nerveux central, et s’exprimant cliniquement à travers l’histoire du sujet (Sacks, 1996). Voici quelques exemples de mécanismes compensatoires ayant une valeur à la fois symptomatique et adaptative. De même que dans le domaine du langage, l’utilité fonctionnelle d’un symptôme comme l’écholalie pour le développement de la communication verbale et de l’interaction sociale chez les sujets autistes a été soulignée par Nadel (1992) et Nadel et Pezé (1992), l’évitement du regard (quasi pathognomonique du syndrome autistique) pourrait dans certaines situations avoir la valeur d’un comportement visuel de peur ou d’aversion à l’égard de la vitesse rapide des mouvements, selon un processus visant à minimiser l’excitation sensorielle (Hutt et al., 1964, 1965, 1966). Le détournement intentionnel du regard serait quant à lui destiné à solliciter la rétine périphérique afin d’augmenter la quantité d’informations sur les mouvements ambiants et ceux de l’interlocuteur, à optimiser la perception du mouvement (comme l’ont suggéré Büllinger et Robert-Tissot, 1984). L’agitation des mains devant les yeux pourrait être destinée à décomposer et ralentir le mouvement. La manipulation de roues ou de toupies pourrait avoir une valeur autorééducative pour la perception et l’intégration de mouvements rapides.
46Corrélativement à l’anomalie de développement du système analyseur de flux (la vision centrale et périphérique du mouvement), le système analyseur d’images (la vision centrale et statique qui, selon notre modèle, est indemne et fonctionne de manière adéquate au début de la vie), serait progressivement surinvesti par l’enfant autiste dans une visée compensatoire, voire sur-compensatoire. Ce mécanisme expliquerait l’hypertrophie de sa vision centrale et statique, son appétence pour le détail des formes, son attention visuelle hyperfocalisée, ses performances parfois extraordinaires en graphisme ou sa mémoire visuelle du détail exceptionnelle. Selon Treffert (1988), 10 % au moins des personnes autistes auraient des supra-compétences de ce type, ce qui correspond à une tendance plus ou moins forte chez de nombreux autres enfants autistes.
47En résumé, nous postulons qu’une dissociation neuro-psychologique précoce entre, schématiquement, la vision périphérique et/ou dynamique (défaillante) et la vision centrale et/ou statique (hypertrophiée), avec anomalie de l’association et de l’intégration de ces deux types de visions, peut aboutir à un tableau clinique d’anomalies développementales enchevêtrées entre elles et de complexité croissante au cours du temps, dans lequel des mécanismes compensatoires seraient à la fois symptomatiques et auraient une fonction adaptative. Cette hypothèse est plausible car, d’une part, elle s’accorde avec les données de la littérature attestant la précocité et l’importance de la vision du mouvement dans le développement normal, et d’autre part, elle peut rendre compte d’un nombre important de troubles autistiques et les relier entre eux dans une proposition fluide et cohérente.
CONFRONTATIONS ENTRE NOTRE MODÈLE ET LE MONDE DE L’AUTISME
48Dans ce chapitre, nous étudions les liens et compatibilités entre notre modèle et diverses facettes du monde de l’autisme.
49Nous confrontons d’abord notre modèle neuropsychologique développemental avec une étude de cas neuropsychologique adulte non autiste, puis avec quelques approches neuropsychologiques cognitives et neurophysiologiques contemporaines qui prennent en compte les anomalies attentionnelles, les altérations de la reconnaissance des visages, de l’imitation et/ou de la motricité chez les sujets autistes. Nous voyons enfin quelles résonances et liens intéressants sont possibles entre notre modèle et, d’une part, quelques témoignages d’adultes autistes concernant leur monde sensori-moteur, et d’autre part, quelques concepts et travaux psychanalytiques.
Le monde neuroscientifique de l’autisme
Histoire d’une femme devenue aveugle au mouvement
50Zihl, von Cramon et Mai (1983) rapportent le cas d’une jeune femme adulte de 43 ans qui, à la suite d’une hémorragie cérébrale postérieure bilatérale, a présenté des troubles importants de la vision du mouvement dans les trois dimensions de l’espace. Elle percevait par exemple le flux du thé ou du café versé dans une tasse comme un solide. De plus elle n’arrivait pas à s’arrêter de verser le liquide au bon moment car elle était incapable de voir le niveau du liquide monter dans la tasse. Cette patiente se plaignait aussi de ne pas arriver à suivre un dialogue parce qu’elle était incapable de voir les mouvements du visage et spécialement des lèvres. S’il se trouvait plus de deux personnes dans une pièce, elle se sentait en insécurité, et quittait le plus souvent immédiatement la pièce : « Les personnes se trouvaient soudain ici ou là, mais je ne les voyais pas se déplacer. » Cette patiente était confrontée au même problème dans les rues, mais à un degré bien plus marqué, si bien qu’elle s’était mise à les éviter. En effet, alors qu’elle identifiait bien les voitures, elle ne pouvait pas traverser la rue en raison de son incapacité à juger leur vitesse. « Quand je vois la voiture, elle semble loin. Puis quand je veux traverser la rue, soudain la voiture est tout près. »
51Différents tests neuropsychologiques effectués auprès de cette patiente ont montré chez elle une abolition complète de la vision du mouvement en profondeur. Pour des cibles visuelles se déplaçant en champ visuel central le long d’un axe vertical ou horizontal, la perception du mouvement était quelque peu préservée : la patiente pouvait distinguer différentes directions de mouvement, et juger la vitesse de la cible si celle-ci n’excédait pas 10 deg/s. Par contre, dans le champ visuel périphérique, sa sensibilité au mouvement se limitait à pouvoir discriminer entre une cible mobile et une cible immobile. Ses mouvements de poursuite visuelle étaient corrects seulement pour des vitesses lentes (moins de 8 deg/s). Ses mouvements visuellement guidés de poursuite d’un câble avec l’index de sa main droite étaient très altérés. La patiente commente sa pauvre performance en disant que sa difficulté est « entre son doigt et ses yeux. Je ne peux pas suivre mon doigt avec mes yeux si je bouge mon doigt trop vite ». Par contre, sa perception du mouvement en modalité tactile ou auditive était normale.
52Cette étude neuropsychologique nous permet de mesurer l’ampleur des conséquences, sur les comportements perceptifs, visuo-moteurs et sociaux, d’un trouble pourtant électif de la perception du mouvement survenant brutalement chez une adulte jusque-là indemne de toute difficulté. Cette patiente, affectée d’un trouble de la vision globale du mouvement et ayant d’importantes limitations de la vision focale, présentait en effet des altérations de la perception de la gestualité faciale (dont les mouvements labiaux), une maladresse motrice, une appréhension des lieux animés (rues, pièces où il y a plus de deux personnes) et de grandes difficultés dans les interactions sociales, au point qu’elle les évitait le plus possible.
53En présentant ce cas, nous ne voulons pas dire que les conduites d’évitement social d’un adulte ayant brutalement perdu la vision du mouvement sont identiques à celles d’un enfant autiste dont le développement de la vision du mouvement serait altéré. Nous cherchons encore moins à assimiler l’étiopathogénie de l’autisme infantile à une lésion cérébrale focale du type de celle de cette patiente adulte. Néanmoins, ce cas neuropsychologique peut nous aider à imaginer les différentes conséquences développementales possibles d’un trouble précoce affectant la vision du mouvement chez un nourrisson ou un jeune enfant. Nous pensons notamment que ce trouble pourrait sévèrement handicaper le développement normal de sa communication et de ses interactions sociales, au point de le faire ressembler à celui de l’enfant autiste que nous avons décrit dans notre scénario initial.
Autisme et déficit émotionnel primaire
54Le modèle d’intersubjectivité de Trevarthen (1979) postule que les enfants normaux sont « précâblés » pour être sensibles et comprendre les émotions d’autrui. Les états mentaux d’autrui, comme leurs émotions, sont naturellement disponibles pour un observateur. Ils sont directement perceptibles dans leurs expressions corporelles ou leurs expressions faciales, et n’ont pas besoin d’être inférés. Selon Hobson (1989, 1991), cette disposition cognitive biologique précâblée pour comprendre les états mentaux d’autrui ne serait pas fonctionnelle dans l’autisme. Trevarthen (1989) propose dans le même sens qu’il existerait chez l’enfant autiste un trouble primaire de la régulation du développement cognitif par les émotions. Pour Hobson, les sujets autistes présentent un trouble spécifique et primaire de compréhension des signaux émotionnels, une incapacité innée de rentrer en contact affectif et social avec autrui. Cette théorie était initialement proposée par Kanner en 1943, mais Hobson en donne une vision à la fois plus détaillée et plus formelle.
55La théorie de Hobson s’appuie essentiellement sur des études qui suggèrent que les sujets autistes ont des difficultés dans l’appariement intermodal d’indices émotionnels faciaux, vocaux, gestuels et contextuels (Hobson, 1986 a, 1986 b ; Hobson et al., 1988 a ; Loveland et al., 1995), tandis que la reconnaissance d’émotions dans une modalité (par exemple la catégorisation d’expressions faciales émotionnelles sur photographies) leur poseraient moins de problème (Hobson et al., 1988 b), comme en témoignent aussi d’autres résultats expérimentaux (Braverman et al., 1989 ; Ozonoff et al., 1990). Cette altération des processus d’appariement trans-modal des différents indices émotionnels nous semble être un apport majeur dans la compréhension de l’autisme infantile, mais il n’est peut-être que la traduction, dans le domaine des émotions, d’une atteinte plus générale d’un mécanisme d’appariement intermodal (Martineau, Roux, Adrien, Garreau, Barthélémy et Lelord, 1992 ; Waterhouse et al., 1996 pour une revue). Par ailleurs, Davies et al. (1994) ont montré comme nous que la difficulté des sujets autistes à traiter les informations faciales n’était pas réservée aux seules informations émotionnelles, et que leurs difficultés à reconnaître les émotions faciales ne semblaient pas spécifiques puisque des sujets retardés rencontraient également cette difficulté. La primauté et la spécificité de ce déficit socioémotionnel dans l’autisme infantile (Hobson, 1991 ; Trevarthen, 1989) sont donc contestables. Notre hypothèse d’un trouble précoce de la vision du mouvement, qui prévoit une altération de la reconnaissance des mimiques faciales émotionnelles chez les sujets autistes, permet non seulement de rendre compte des résultats expérimentaux de Hobson en en donnant une interprétation différente, mais aussi de rendre compte des troubles de la communication verbale et de l’imitation, ainsi que des troubles visuo-moteurs des sujets autistes.
Autisme et trouble primaire de la construction d’une « théorie de l’esprit »
56Vers l’âge de 4 ans, les enfants normaux ont généralement construit une théorie de l’esprit (traduction du terme anglais theory of mind originellement dû à Premack et Woodruff, 1978), c’est-à-dire qu’ils sont généralement capables d’attribuer à autrui des états mentaux (intentions, croyances, désirs) différents des leurs (Wimmer et Perner, 1983). Cette acquisition d’une théorie de l’esprit relèverait de la capacité à construire des représentations mentales de second ordre, ou métareprésentations, c’est-à-dire des représentations portant sur des perceptions de premier ordre.
57Selon une approche neuropsychologique cognitive, développée à partir des travaux de Baron-Cohen, Leslie et Frith (1985), les sujets autistes auraient une incapacité primaire et spécifique à développer et construire une théorie de l’esprit. Selon ce modèle, il est prévu que le déficit cognitif de construction d’une théorie de l’esprit soit lié à une altération du mécanisme d’attention conjointe (précurseur de la théorie de l’esprit selon Baron-Cohen), mais pas à un déficit de la détection de la direction du regard, mécanisme perceptif de premier ordre qui serait intact chez les personnes autistes selon Baron-Cohen (1994). Or, deux de nos études (Gepner et al., 1994, 1996) retrouvent chez les sujets autistes une altération significative voire spécifique de la détection de la direction du regard sur photographies, et une étude de Baron-Cohen et al. (1995) montre que les enfants autistes ont de nettes limitations dans ce type de tâches sur des schémas de visages. Il se pourrait qu’il y ait une certaine contradiction dans le modèle cognitif proposé par Baron-Cohen, et que ce ne soit pas seulement l’interprétation de la signification sociale du regard ou l’utilisation communicative du regard qui sont perturbées chez les sujets autistes, mais aussi la perception du mouvement des yeux et des changements de direction du regard d’autrui. Ainsi, même si l’hypothèse d’un déficit de la construction d’une théorie de l’esprit est pertinente pour expliquer certains troubles des interactions sociales chez les personnes autistes, il semble que le modèle qui fait de ce déficit le cœur de l’autisme ne tienne pas compte de troubles perceptifs ou imitatifs plus élémentaires observés chez ces personnes. Notre modèle en revanche, s’il prévoit des anomalies dans la construction d’une théorie de l’esprit chez les sujets autistes, c’est en les reliant à des troubles de l’imitation (selon le modèle de Meltzoff, 1996) et de l’attention conjointe (selon celui de Baron-Cohen, 1994), via des altérations de leur traitement visuel des mimiques faciales émotionnelles et du mouvement des yeux. Notre modèle prévoit en outre les troubles imitatifs, praxiques et posturo-moteurs des sujets autistes.
Autisme et déficit primaire de l’imitation
58Le modèle de Rogers et Pennington (1991), sous-tendu par le modèle de développement intersubjectif de Stern (1985), postule l’existence d’un déficit central, spécifique et primaire de l’imitation dans l’autisme infantile. Ces auteurs soulignent en effet que les sujets autistes présentent des troubles de l’imitation non seulement de gestes à valeur symbolique (Baron-Cohen, 1988) et de mimiques faciales émotionnelles (Hertzig et al., 1989 ; Loveland et al., 1994), mais aussi de l’imitation de mouvements et gestes simples (Smith et Bryson, 1994 ; Rogers, 1996 ; Leary et Hill, 1996, pour une revue). Après avoir rappelé l’importance des processus d’imitation mère-enfant pour le développement précoce de la réciprocité sociale et de l’intersubjectivité (Stern, 1985) et du partage émotionnel (Malatesta et Izard, 1984), ces auteurs suggèrent qu’un déficit précoce de l’imitation pourrait expliquer, secondairement, les perturbations des autres processus de développement affectif et social des sujets autistes, notamment leurs troubles du partage émotionnel, de la construction d’une théorie de l’esprit, leurs troubles pragmatiques de la communication, et leurs troubles des fonctions exécutives et de la planification de l’action. Dans cette perspective développementale, Rogers et Pennington critiquent et contestent la primauté du déficit émotionnel (Hobson) ou du déficit cognitif (Baron-Cohen) des deux modèles précédents, tout en intégrant ces deux modèles en leur attribuant une base imitative primaire et spécifique.
59Notre hypothèse est non seulement tout à fait compatible avec celle de Rogers et Pennington, mais elle y apporte un mécanisme explicatif sous-jacent, au sens où les troubles de l’imitation de gestes et mouvements du visage et du corps pourraient provenir de troubles plus élémentaires de la vision du mouvement.
Autisme, anomalies de l’attention visuo-spatiale et troubles de l’instrumentation du système visuel
60Un nombre croissant de données attestent les particularités et anomalies de l’attention visuo-spatiale existant chez les sujets autistes. Ces anomalies consistent en une attention hyperfocalisée (overfocused attention, Lovaas et al., 1971) ou « vision tunnel » (tunnel vision, Rincover et Ducharme, 1987), c’est-à-dire une marge étroite d’attention focalisée, un ralentissement du désengagement et de la réorientation rapide de l’attention au sein de la modalité visuelle (Townsend et al., 1996 a et 1996 b ; Wainwright-Sharp et Bryson, 1993), une « négligence spatiale » (spatial neglect), principalement lorsque l’attention visuelle doit être déplacée du côté gauche de l’espace visuel (Bryson, Wainwright-Sharp et Smith, 1990), une réponse attentionnelle visuelle plus rapide lorsque des stimuli sont présentés centralement que lorsqu’ils sont présentés en périphérie (Wainwright et Bryson, 1996), une difficulté à traiter des informations visuelles présentées brièvement (Gepner, 1997 ; Wainwright-Sharp et Bryson, 1993) et une lenteur dans la détection d’une cible périphérique en dehors du lieu prévu (Wainwright-Sharp et Bryson, 1993).
61Toutes ces anomalies sont en faveur d’une dissociation entre une attention visuo-spatiale globale déficitaire et une attention visuelle focale hyper-investie ou hyper-instrumentalisée chez l’enfant autiste. Nos propres résultats et notre hypothèse sont tout à fait compatibles avec ces résultats précédents.
62La théorie de Frith (1989) d’un déficit cognitif de cohésion centrale (central coherence), selon laquelle les sujets autistes traiteraient les informations perceptives (visuelles et auditives) de façon locale ou parcellaire, indépendamment du pattern global auquel elles appartiennent, de leur signification sociale ou émotionnelle, s’accorde également bien avec les données de la littérature sur l’attention visuelle, avec celles concernant les troubles de la hiérarchisation et de l’intégration visuelle locale/globale de Mottron et Belleville (1998), ainsi qu’avec notre propre hypothèse. Mais alors que Frith suggère que la dominance du traitement analytique au détriment du traitement global est due à un déficit dans un module ou un processeur central hypothétique chargé d’assurer normalement la cohésion entre divers éléments perceptifs et sociaux, nous proposons un modèle en cascade à partir d’anomalies de la vision du mouvement. Nous verrons plus loin que notre perspective théorique et expérimentale actuelle, tout en s’appuyant sur des processus en cascade, se rapproche de celle de Frith, au sens où nous supposons que ces anomalies de traitement du mouvement dérivent d’un trouble plus élémentaire du codage temporel (voir Berthoz, 1997, p. 288).
63Enfin, dans ce contexte, l’hypothèse de Büllinger concernant les troubles de l’instrumentation visuelle chez l’enfant autiste nous semble à la fois pertinente et incomplète. À partir de la description des anomalies des interactions posturales entre de jeunes enfants autistes et leur partenaire adulte (ajustement postural et anticipation posturale), et en s’appuyant sur les travaux montrant l’importance de la fonction proprioceptive visuelle pour la mise en forme du corps et la régulation visuo-posturale (voir plus haut, et Büllinger, 1996, pour une revue), ainsi que l’importance de la coordination entre vision périphérique et vision fovéale pour la coordination oculo-manuelle et l’élaboration d’un projet spatial (Büllinger, 1981, 1991), Büllinger et Robert-Tissot (1984) postulent en effet l’existence d’une anomalie de l’instrumentation du système visuel chez l’enfant autiste. Ces auteurs proposent que le poids relatif des instrumentations fovéale et périphérique pourrait être différent et leur coordination particulière chez l’enfant autiste, point de vue avec lequel nous sommes tout à fait en accord. En revanche, lorsque ces auteurs avancent l’idée que la fonction périphérique jouerait chez l’enfant autiste un rôle prédominant, au détriment de la « manipulation fovéale » (au sens de Paillard, 1971), nous pensons que ce point de vue peut éventuellement rendre compte de signes autistiques en termes de mécanismes compensatoires, mais qu’il ne démontre pas les liens directs avec les signes autistiques précoces et qu’il va à contre-courant des données récentes sur l’attention visuelle hyperfocalisée chez le sujet autiste. Notre hypothèse, qui prévoit des troubles de l’instrumentation fovéale et périphérique (avec un désavantage du système périphérique au profit du système fovéal, et mise en jeu de mécanismes compensatoires), s’appuie quant à elle sur des données montrant que la vision (focale et périphérique) du mouvement semble en soi perturbée.
Liens entre notre hypothèse et les bases neurobiologiques de l’autisme infantile
64Un nombre croissant d’études neurobiologiques attestent la multiplicité et l’intrication des territoires neurologiques et des mécanismes neurofonctionnels potentiellement impliqués ou associés dans les syndromes autistiques. Waterhouse et al. (1996) ont par exemple proposé un modèle complexe où diverses anomalies, portant sur le cortex temporo-pariétal associatif, l’amygdale et l’hippocampe, le cervelet et le tronc cérébral, le cortex frontal et le système oxytocine-opiacé, seraient interconnectées entre elles.
65Notre hypothèse postule quant à elle l’existence d’une anomalie précoce du développement attentionnel, perceptif et/ou intégratif de la vision du mouvement chez l’enfant autiste. Cette anomalie impliquerait les voies visuelles magno-cellulaires puis la voie visuelle dorsale, également responsable du traitement des fréquences spatiales basses, des aspects globaux des patterns et des relations spatiales entre les événements visuels, et du traitement de la profondeur. Or nous savons que les voies visuelles magno-cellulaires établissent ensuite sur leurs parcours de nombreuses connections avec les cortex temporal, pariétal, préfrontal et frontal, ainsi qu’avec le cervelet, et les structures sous-corticales, thalamiques mésencéphaliques et pontiques (voir, par exemple, Boisacq-Schepens et Crommelinck, 1994). Il est donc plausible qu’une anomalie structurale et/ou fonctionnelle de ce système visuel, affectant la synergie et l’intégration des systèmes visuels périphérique et central, ait des répercussions en cascade sur le développement d’un nombre important de mécanismes neuro-fonctionnels : par exemple sur la croissance dendritique, ou le pattern de connectivité entre différents sous-systèmes neurobiologiques, selon un modèle neuro-mimétique d’hypo- et/ou d’hyperconnectivité proposé dans l’autisme par Cohen (1994), ou sur l’épigenèse et l’autoorganisation neurobio-psychologique (Gepner et Soulayrol, 1994), ou encore sur la neuro-modulation dopaminergique comme l’a suggéré Lelord (1990).
66Cette dernière hypothèse permettrait de rendre compte de l’analogie entre certains désordres posturo-moteurs et mouvements anormaux chez les sujets autistes et ceux observés chez les sujets parkinsoniens adultes (Damasio et Maurer, 1978 ; Vilensky et al., 1981 ; Leary et Hill, 1996). Ces désordres autistiques ont été attribués à une anomalie du fonctionnement de la surface mésiale des lobes frontal et temporal et du striatum, cibles privilégiées des neurones dopaminergiques (Maurer et Damasio, 1982). Mais des études psychophysiologiques ont montré que les patients parkinsoniens présentent des anomalies de la perception du mouvement (Mestre et al., 1990 ; Schnider et al., 1995) et une diminution de la sensibilité au contraste pour les fréquences spatiales basses (Mestre et al., 1990 ; Bodis-Wolner et al., 1987). Eu égard le rôle de la dopamine dans le filtrage et la modulation des fréquences spatiales et de la sensibilité au contraste (Piccolino, 1988), certains auteurs postulent que les anomalies de la sensibilité visuelle au mouvement et aux fréquences spatiales basses des parkinsoniens seraient également liées à un trouble de la modulation dopaminergique au niveau des voies magno-cellulaires (Masson et al., 1993). Il n’est donc pas improbable que notre hypothèse d’une anomalie de la vision du mouvement et des fréquences spatiales basses chez certains enfants autistes, anomalie qui serait liée à un dysfonctionnement de la voie magno-cellulaire, puisse aussi en partie expliquer les signes parkinsoniens retrouvés chez les sujets autistes. Le dysfonctionnement de la voie magno-cellulaire pourrait être en rapport avec un trouble de la modulation dopaminergique à ce niveau.
Le monde des autistes vu de l’intérieur
67Poursuivant notre démonstration d’une anomalie de la vision du mouvement et de ses conséquences sur la représentation et la planification de l’action, qui s’appuient sur une « mémoire du mouvement » (Berthoz, 1997), et sur l’action elle-même, nous citerons ici quelques adultes autistes « exemplaires » qui évoquent des particularités analogues de leur monde visuel ou visuo-moteur, toutes en rapport avec le mouvement.
68Donna Williams (1994) écrit dans Si on me touche, je n’existe plus :
69« Le changement perpétuel qu’il fallait affronter partout ne me donnait jamais le temps de me préparer. C’est pourquoi j’éprouvais tant de plaisir à faire et refaire toujours les mêmes choses. J’ai toujours aimé l’aphorisme “Arrêtez le monde, je veux descendre !” Est-ce pour avoir été absorbée dans les taches et les “étoiles” au moment précis où les autres enfants s’ouvrent au monde extérieur que je suis restée sur le bord de la route ? Toujours est-il que la tension qu’exigeait la nécessité d’attraper les choses au vol pour se les assimiler fut le plus souvent trop forte pour moi. Il me fallut trouver un biais pour ralentir les choses afin de m’accorder le temps de négocier avec elles. [...] L’un des procédés qui me permettaient de ralentir le monde consistait soit à cligner des yeux, soit encore à fermer et allumer alternativement la lumière rapidement. Si vous cligniez des yeux vraiment vite, vous pouviez voir les gens sautiller comme dans les vieux films ; vous obteniez le même effet qu’avec un stroboscope [...] »
70Donna décrit bien ici son trouble de la perception visuelle du mouvement rapide et quelques-unes de ses stratégies de compensation adaptative.
71Temple Grandin (1997) écrit dans Penser en images :
72« Il se pourrait que les problèmes de contact oculaire rencontrés par les autistes résultent en partie d’une incapacité à supporter le mouvement des yeux d’un interlocuteur. Un autiste a raconté qu’il lui était difficile de regarder les yeux de quelqu’un parce qu’ils n’étaient jamais immobiles. » Plus loin, elle écrit : « L’éclairage fluorescent est à l’origine de problèmes importants chez un grand nombre d’autistes, parce qu’ils perçoivent les soixante clignotements de l’éclairage électrique [...] L’éclairage fluorescent dans les salles de cours était un problème pour Donna Williams. Les reflets bondissaient partout, et la pièce ressemblait à un dessin animé [...] La formation d’images altérées explique peut-être la préférence de certains autistes pour la vision périphérique. Il est possible que ceux-ci reçoivent des informations plus fiables quand ils regardent du coin de l’œil [...] »
73T. Grandin suggère ici aussi une stratégie de compensation de problèmes visuels possiblement liés à l’hypersensibilité aux fréquences temporelles élevées et au flux visuel rapide. La vision périphérique utilisée seule permet de minimiser l’excitation fovéale, de débarrasser les informations sur le mouvement des autres informations visuelles « parasites », du « bruit » visuel.
74Décrivant sa pensée visuelle ou pensée en images, elle dit :
75« Je pense en images. Pour moi, les mots sont comme une seconde langue. Je traduis tous les mots, dits ou écrits, en films colorisés et sonorisés ; ils défilent dans ma tête comme des cassettes vidéo [...] Quand je lis, je traduis les mots en films en couleurs, ou bien je stocke simplement la photo de la page imprimée pour la lire plus tard. Quand je cherche dans ma tête, je vois la photocopie de la page. Il est probable que Raymond, l’autiste de haut niveau dépeint dans le film Rain Man, utilise une méthode semblable pour mémoriser les annuaires téléphoniques, les cartes routières et les autres informations. Il photocopie simplement chaque page du livre dans sa mémoire. Quand il a envie de retrouver un numéro, il balaie les pages de l’annuaire dans sa tête. Pour retrouver des informations dans ma mémoire, je dois repasser la cassette vidéo. Il est parfois difficile de retrouver certaines données parce qu’il faut que j’essaie différentes cassettes jusqu’à ce que je trouve la bonne. Et cela prend du temps [...] » « Je continue de ne penser qu’en images, même si la pensée est de moins en moins visuelle à mesure qu’on s’éloigne de l’autisme de Kanner sur le continuum [...] » « J’ignorais que mon mode de pensée visuel était à l’origine de mes difficultés d’interaction avec autrui. »
76Ici, Temple Grandin décrit sa pensée en images, et l’exceptionnelle mémoire photographique de certains autistes géniaux (voir aussi Treffert, 1988). À partir de ces autodescriptions, nous pouvons imaginer que sa pensée en images, avec toutes ses limitations pour accéder rapidement au symbole et aux mots, est très différente d’une pensée en mouvement dont nous ferons l’esquisse au dernier chapitre.
77Pierre, un autiste adulte, a écrit en Communication Facilitée (in Vexiau, 1996), à propos de la planification et de la réalisation de ses mouvements :
78« J’avais un gros problème de synchronisation et de commande du geste. J’étais comme paralysé. Serrer la main était très difficile. Je composais intérieurement le geste. Je l’envoyais image par image comme dans un film muet. Je percevais mes gestes comme saccadés, comme des images manquantes qui n’arrivaient pas assez vite. Il y avait parfois un très long temps entre le moment où j’avais l’intention de faire un geste et celui où j’arrivais à le réaliser. L’impulsion mentale voulait faire le geste, mon corps se mettait à vibrer, comme un picotement électrique, et tout se bloquait. Le schéma corporel ne suivait pas ma volonté. J’avais l’impression de pousser un mur. Je parlais à mon corps comme à une personne étrangère. »
79Ici encore, nouvelle allusion à la pensée et l’action en images arrêtées, saccadées, opposées à la fluidité de la pensée et de l’action en mouvement. Notons la difficulté de cet adulte autiste à relier la volition à l’action, l’action mémorisée et planifiée à la réalisation de l’action.
80Pour finir, nous extrayons cette phrase stéréotypée de Raymond, l’adulte autiste génial du film Rain Man : « Papa dit que je suis un excellent conducteur ! » Or on se souvient des « prouesses » de Raymond au volant de la voiture paternelle : à une vitesse proche de celle d’un marcheur, il la fait rentrer dans le décor, la haie d’arbustes. A contrario de ses capacités d’analyse statique et focale fantastiquement rapides, quasi photographiques (voir plus haut la description de Grandin), cette phrase touchante et na ïve de Rain Man témoigne à elle seule que les autistes ne sauraient aisément faire d’excellents pilotes de course, qu’elle fut automobile ou autre...
Liens avec l’observation directe psychanalytique
81Pour clore ces « explorations dans le monde de l’autisme », nous évoquerons les concepts psychanalytiques de Donald Meltzer et collaborateurs, et les travaux psychanalytiques concernant les effets de la dépression maternelle sur son bébé (Ferrari et coll., Diatkine, Lamour et Lebovici).
82Les travaux de Meltzer et coll. (1980) ont permis de dégager deux concepts fondamentaux qui permettent d’éclairer le monde dans lequel vivrait l’enfant autiste : le « démantèlement perceptif » et l’ « identification adhésive », termes traduisant tous deux une altération dans la dimensionnalité de la relation d’objet. À la suite des travaux de M. Klein, Meltzer a montré la nécessité pour le nourrisson d’une force de convergence de tous ses intérêts sur un même objet, capable de rassembler et de lier entre eux ses différents champs d’investissement sensoriels, une force unifiante capable de rassembler les différentes parties de sa personnalité. Si pour une raison ou une autre, cette convergence ne peut pas s’opérer, chaque modalité sensorielle de l’enfant retombe dans un fonctionnement autonome, sans capacité de liaison avec les autres modalités sensorielles. Meltzer écrit : « Les enfants emploient alors (passivement) un type spécial de processus de clivage selon lequel ils démantèlent leur moi en ses capacités perceptuelles séparées : le voir, le toucher, l’entendre, le sentir [...] et ainsi, réduisent l’objet en une multiplicité d’événements unisensoriels dans lesquels animé et inanimé deviennent indistinguables. » Meltzer ajoute que « ce processus aboutit à transformer l’objet en de petites parties simplifiées, séparées selon les modalités de l’expérience sensorielle plutôt que clivées selon les lignes de l’expérience émotionnelle ». Dans cet état défensif de démantèlement, l’investissement ne porterait plus vers l’objet mais vers la sensation elle-même, faisant vivre l’enfant autiste dans un univers unisensoriel, unidimensionnel. Ce démantèlement du Moi empêcherait donc la constitution d’un espace psychique et l’élaboration du temps. Lorsque l’enfant autiste commencerait à rentrer en contact, celui-ci se ferait sur le mode de l’ « identification adhésive », c’est-à-dire un processus par lequel l’enfant autiste s’identifie, se colle, se confond avec l’objet, ce qui le conduirait à « l’imitation étroite de l’apparence et du comportement de surface de cet objet, beaucoup plus que de leurs états ou attributs mentaux ». L’objet, la peau, la sensorialité de l’enfant autiste seraient ainsi en contiguité plane, bidimensionnelle, ce qui le priverait encore de la possibilité de définir un espace interne. « Penser à signifie être hors de, tandis que dans un état de fusion, aucune perspective, aucune vue tridimensionnelle, aucune pensée ne peuvent naître. » Ce n’est que plus tard au cours du traitement que pourront éventuellement apparaître chez certains enfants un langage et une pensée propres, traduisant l’accès à une tridimensionnalité de la relation d’objet et la constitution d’un espace psychique interne. Si l’évolution continue à être favorable, l’enfant atteint la quadri-dimensionnalité avec autonomisation de la dimension temporelle.
83Ces deux concepts de démantèlement et d’identification adhésive, qui ont une valence à la fois physique et psychologique, sont en bonne adéquation avec notre modèle neuropsychologique développemental de l’autisme infantile. Celui-ci suppose en effet des troubles de la vision du mouvement, des formes globales et de la profondeur, qui aboutiraient à une double dissociation perceptive, au sein de la modalité visuelle, entre vision périphérique et vision centrale, et entre vision dynamique et vision statique, mais aussi à des dissociations intermodales. Ces processus s’apparentent clairement au « démantèlement perceptif » de Meltzer. Par ailleurs, l’altération de la vision en profondeur perturberait l’accès de l’enfant à l’espace physique et psychique tridimensionnel, et le trouble de la vision du mouvement (le mouvement s’exprime comme un rapport entre temps et espace) perturberait l’accès de l’enfant à l’espace-temps physique et psychique quadri-dimensionnel, à une forme de pensée dans l’espace et en mouvement. L’enfant autiste vivrait au départ coincé dans un monde à deux dimensions, qui serait encore péjoré par une vision statique et focale hypertrophique : le monde et la pensée en images successives de Temple Grandin.
84Le dernier aspect concerne les effets de la dépression maternelle sur son bébé. L’observation directe d’interactions mère déprimée/bébé a mis en évidence des dysfonctionnements interactionnels précoces patents et montré leur retentissement comportemental sur l’enfant (Field, 1984 ; Field et al., 1988). D’autres études et observations ont montré le retentissement psychopathologique de certaines dépressions prolongées du postpartum (Lamour et Lebovici, 1991 pour une revue), et même que ces dernières pouvaient constituer un facteur de risque d’apparition d’un syndrome autistique chez l’enfant (Diatkine et Denis, 1985 ; Ferrari et al., 1991). Les travaux expérimentaux de Tronick et collaborateurs (Cohn et Tronick, 1983 ; Tronick et Gianino, 1986), utilisant le paradigme du still face (en situation de face-à-face avec son bébé, la mère simule la dépression à travers un visage impassible et dépourvu d’expression), permettent d’interpréter, en termes « neuropsychologiques environnementaux », le retentissement psychopathologique sur l’enfant de ses interactions avec une mère déprimée. Dans le contexte de notre hypothèse, il n’est peut-être pas illégitime de se demander si l’effet désorganisateur du still face sur le comportement du bébé n’est pas au moins en partie dû à l’appauvrissement des échanges visuels en mimiques faciales à point de départ maternel. Autrement dit, on pourrait se demander si la dépression maternelle ne serait pas une sorte de modèle de déprivation de mouvements faciaux, gestuels et tactilo-kinesthésiques émotionnels et affectifs, un modèle environnemental, probablement réversible, de « malvoyance du mouvement dans l’autisme infantile ».
IMPLICATIONS DE NOTRE MODÈLE POUR LA RECHERCHE CLINIQUE ET THÉRAPEUTIQUE
85Pour finir, nous évoquerons quelques avantages de notre modèle (implication diagnostique, application rééducative) et sa principale limite, ainsi que la perspective théorique et expérimentale dans laquelle nous nous trouvons à présent pour tester cette limite.
86À la suite de notre étude montrant la faible réactivité posturale de jeunes enfants autistes au mouvement visuel environnemental (Gepner et al., 1995), et en utilisant un protocole expérimental analogue, nous avons cherché à préciser cette anomalie visuo-posturale et à évaluer sa spécificité dans l’autisme infantile (Gepner et Mestre, sous presse). Notre question était de savoir si des enfants présentant un syndrome d’Asperger (un syndrome apparenté à l’autisme sur le plan social et relationnel, avec possible maladresse motrice, mais sans retard de langage ni intellectuel majeur, DSM-IV, 1994), présenteraient ou non une insensibilité posturale au mouvement visuel telle que celle retrouvée chez des enfants autistes. Dans cette étude, 3 enfants autistes typiques (critères CIM-10) âgés de 7, 9 et 11 ans, étaient comparés à 3 enfants atteints de syndrome d’Asperger (CIM-10) âgés de 5, 7 et 9 ans, ainsi qu’à 9 enfants contrôles normaux du même âge. Nos résultats montrent premièrement que l’insensibilité visuo-posturale se manifeste en fait chez les enfants autistes pour des vitesses de mouvement relativement rapides, alors que leur réactivité posturale à un mouvement lent est normale. Deuxièmement, les enfants atteints du syndrome d’Asperger se distinguent bien des enfants autistes dans la mesure où ils présentent une réactivité posturale similaire à celle des enfants contrôles normaux dans les deux gammes de vitesse lente et rapide testées. L’insensibilité posturale au mouvement rapide semble spécifique aux enfants présentant un autisme infantile typique.
87À la suite de cette étude, et si celle-ci était étayée par des résultats convergents, on pourrait imaginer d’une part que ce test de sensibilité posturale au mouvement visuel rapide puisse servir d’indicateur – précoce – d’autisme infantile pour certains enfants. D’autre part, eu égard à la sensibilité posturale des enfants autistes au mouvement relativement lent, nous avons suggéré que ce dispositif pourrait ouvrir de nouvelles pistes rééducatives de la posturo-motricité des sujets autistes, au sens où il pourrait permettre une habituation progressive des enfants autistes à des mouvements environnementaux de plus en plus rapides.
88Dans le même sens, sur la base des résultats de nos deux précédentes études sur le visage (suggérant des difficultés dans le traitement de tous les aspects dynamiques du visage, le langage des yeux, des lèvres et des émotions) et de celle sur la perception du mouvement en vision centrale (qui montrait une limitation importante dans la discrimination de vitesses rapides, avec préservation d’une capacité à discriminer des vitesses lentes), nous avons cherché à savoir dans une récente étude (Gepner, Deruelle et Grynfeltt, 2001) dans quelle mesure, en ralentissant les mouvements des expressions faciales, on pourrait fournir à l’enfant autiste les moyens d’extraire une information qu’il ne peut pas extraire à partir de mouvements plus rapides. Dans cette étude, de jeunes enfants autistes (CIM-10) âgés de 4 à 7 ans, comparés à des enfants normaux plus jeunes mais de même âge développemental (mesuré avec l’échelle de Brunet-Lézine), devaient observer des séquences vidéo d’une femme exprimant, à partir d’une expression neutre, des mimiques émotionnelles ou non émotionnelles, sur une durée de deux secondes (donnant ainsi une impression de ralenti) et reconnaître ensuite ces mimiques sur photographies.
89Nos résultats montrent que les enfants autistes ne diffèrent pas significativement des enfants normaux plus jeunes, et qu’ils ont une certaine aptitude à percevoir des mouvements faciaux présentés lentement sur vidéo, ou à tout le moins une aptitude à extraire une information faciale d’une séquence dynamique lente. Les enfants autistes sont capables, grâce à un mouvement lent, d’extraire la forme d’un pattern complexe. Autrement dit, le mouvement lent semble offrir aux enfants autistes la possibilité d’extraire une information que, ni la présentation statique (les enfants autistes échouent généralement dans le même type de tâches présentées sur photographies), ni le mouvement trop rapide de la vie quotidienne, ne leur permettent d’extraire. Il n’est pas impossible que la présentation dynamique lente, par la modification discrète des relations spatiales entre les éléments du visage qu’elle suppose, minimise le traitement visuel focal contraignant des enfants autistes et sollicite chez eux un traitement plus global du pattern. On peut alors se demander s’il ne serait pas utile de « ralentir le mouvement » de la vie des enfants autistes, par exemple en leur parlant ou en se déplaçant lentement. On peut aussi se demander si la présentation dynamique lente de mimiques faciales émotionnelles ou langagières ne pourrait pas permettre de rééduquer certains aspects perceptifs, cognitifs et conatifs des sujets autistes. Notons de plus qu’au cours de la présentation des séquences vidéo, nous avons souvent observé que les enfants autistes, au même titre d’ailleurs que les enfants normaux plus jeunes, mimaient les expressions faciales de la présentatrice. Nous supposons que l’induction chez l’enfant autiste de cette imitation immédiate pourrait être un autre argument en faveur de l’utilisation chez lui de la présentation de stimuli faciaux dynamiques lents pour la rééducation fonctionnelle de ses troubles perceptifs, imitatifs et expressifs du langage et des émotions. À l’appui de cette proposition rééducative, les études de Dawson et Galpert (1990), de Nadel et Pezé (1992) et de Tiegerman et Primavera (1984), montrent que l’imitation des conduites d’un enfant autiste par sa mère ou un adulte moins familier a un effet facilitant et dynamisant sur son contact par le regard, ses interactions sociales et sur son jeu.
90La principale limite de notre modèle, en tout cas dans sa formulation, est qu’il semble ne concerner que la modalité visuelle. Néanmoins, à travers la notion de démantèlement perceptif, à travers la perturbation fondamentale des enfants autistes dans l’association et l’intégration pluri-modale, notre modèle permet de comprendre comment une anomalie développementale de la vision du mouvement pourrait engendrer des désynchronisations ou dissociations visuo-auditives, visuo-motrices, visuo-posturales, visuo-émotionnelles, voire des synesthésies ou confusions sensorielles (Grandin, 1997 ; Sacks, 1996), mais aussi des compensations intramodales ou intermodales. Toutefois, jusque-là, nous examinions la plausibilité d’un modèle maldévelopemental en cascade dont la source était essentiellement visuelle.
91Actuellement, avec un collectif de cliniciens et chercheurs (Massion et coll., en préparation) qui regroupe des spécialistes de la vision du mouvement, de la perception dynamique des sons de la parole et de l’anticipation motrice, nous avons démarré auprès d’un groupe d’une vingtaine d’enfants autistes, une recherche qui vise à tester une hypothèse permettant de rendre compte des troubles autistiques dans différentes modalités sensorielles et sensori-motrice simultanément. Cette hypothèse unificatrice est celle d’une anomalie plus fondamentale du codage temporel des événements visuels, sonores et sensori-moteurs, qui perturberait en même temps le développement de la vision du mouvement, de la perception dynamique des sons et de la parole, et de l’anticipation motrice. Dans ce nouveau scénario, l’enfant autiste serait plongé dans un monde en mouvement trop rapide pour lui, dans un ou plusieurs « sens » du terme (dans une ou plusieurs modalités), un monde désynchronisé, dissocié, morcelé, non cohérent, qu’il tenterait par tous ses moyens de ralentir, maîtriser et rendre plus cohérent, au point parfois de le rigidifier comme le cristal, ou de le mettre en mouvement selon son désir, en s’affranchissant des contraintes environnementales physiques et humaines. Cette hypothèse d’un trouble du codage temporel dans certains syndromes autistiques impliquerait très probablement le cervelet (voir « Le rôle du cervelet dans le réglage temporel », in Massion, 1997).
CONCLUSION
92Notre article vise à montrer la pertinence et l’importance du paradigme du mouvement pour aborder les mécanismes neuro-psycho-pathologiques en jeu dans les comportements des enfants présentant un syndrome d’autisme infantile ou apparenté à l’autisme.
93L’idée selon laquelle les troubles du développement des enfants autistes pourraient être en rapport avec une anomalie précoce du traitement visuel du mouvement est à la fois issue de l’observation clinique prolongée de ces enfants, de la littérature sur le développement de la vision du mouvement et sur l’autisme infantile, et des résultats de nos deux premières études expérimentales.
94La vision du mouvement est à la fois phylogénétiquement ancienne en certaines de ses composantes, et ontogénétiquement cruciale pour le développement d’un nourrisson. Le stimulus mouvement est un puissant organisateur de la construction du monde visuel et visuo-moteur chez l’enfant. Il est dès lors plausible qu’une perturbation du développement de la vision du mouvement désorganise certains aspects des interactions entre l’enfant et son environnement, notamment la perception et l’imitation des mimiques faciales émotionnelles, donc les interactions sociales primaires, la perception des mouvements labiaux et le décodage auditivo-visuel de la parole, la perception du mouvement des yeux d’autrui et l’attention conjointe, et les ajustements posturaux-moteurs. Nous avons ainsi imaginé un scénario développemental dans lequel une anomalie dans la mise en place et le fonctionnement des systèmes de traitement des informations dynamiques viendrait retarder, perturber, altérer, à des degrés divers, le développement d’un nourrisson dans ses divers aspects communicationnels et interactionnels avec l’environnement. Ces différents retards et anomalies seraient plus ou moins compensés au fil du temps, faisant apparaître de nouveaux symptômes. Nous avons vu que ce scénario est compatible à la fois avec le monde scientifique et objectif de l’autisme, et avec le monde vécu et subjectif de quelques personnes autistes.
95Nous ne prétendons pas ici qu’une anomalie de la vision du mouvement puisse à elle seule expliquer l’ensemble des troubles caractérisant les personnes autistes. Nous prétendons encore moins qu’une telle anomalie soit le primum movens de l’Autisme infantile. Nous voulons en revanche souligner qu’une telle anomalie peut rendre compte d’un grand nombre de troubles de la communication verbale et affective, des interactions sociales et des comportements caractérisant le syndrome autistique. Nous proposons que dans la cascade des événements neuro-bio-physio-psychopathologiques structuraux, fonctionnels et développementaux qui conduit à l’émergence d’un syndrome autistique chez un tout jeune enfant, une telle anomalie joue peut-être un rôle central. Le paradigme du mouvement et celui, plus en amont, de codage temporel pourraient ouvrir une nouvelle voie de compréhension des anomalies de l’interaction visuelle, sonore, tactilo-kinesthésique et sensori-motrice entre une personne autiste et son environnement humain et non-humain. Il pourrait également ouvrir de nouvelles pistes pour la rééducation de ces personnes.
96Pour conclure, j’esquisserai une dernière portée explicative possible de notre modèle. Celui-ci nous semble à proprement parler neuro-psycho-dynamique, au sens où il permet de se représenter comment la pensée sur soi, sur l’autre et sur le monde, s’inscrit dans le mouvement (réflexe, perçu, représenté, mémorisé, planifié, agi), et comment un trouble précoce de la vision du mouvement pourrait entraver le cours normal de la constitution et de l’expression de la pensée. La Motion (action de mouvoir, mise en mouvement d’un corps physique), la Motilité (faculté de se mouvoir physiquement), la Motion pulsionnelle (triebregung, terme apparenté au mobile, au motif, à la motivation dont Freud dit : « Nous ne pouvons avoir rien d’autre en vue qu’une motion pulsionnelle dont le représentant-représentation est inconscient », 1915, in Laplanche et Pontalis, 1967), tout comme enfin l’Émotion (mouvement de l’âme, mouvement ou transport psychique), procèdent essentiellement d’un même élan, d’un même mouvement. Altéré dans sa capacité à associer et intégrer des paramètres sur le mouvement visuel, sonore et sensori-moteur, l’enfant autiste serait aussi perturbé dans le ressenti de ses émotions, de ses mouvements d’âme ou mouvements psychiques, et conséquemment dans l’expression de sa pensée. Si ce modèle est pertinent, il pourrait nous fournir quelques bases neuropsychologiques pour une théorie du mouvement psychique, ou de la pensée en mouvement.
97Printemps 2000
Notes
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[1]
Cet article constitue une synthèse d’une dizaine d’années de recherches clinique, théorique et expérimentale auprès d’enfants présentant un syndrome autistique ou apparenté. Sur le plan purement expérimental, ces recherches ont permis de tester plus de 50 enfants autistes et plus de 70 enfants témoins. Ces recherches qui se situent dans le domaine des neurosciences cognitives ont d’abord fait l’objet d’un DEA de neurosciences (Gepner, 1991), puis de ma thèse de doctorat de neurosciences, menée sous la direction de Mme Scania de Schonen (CNRS, Marseille) et soutenue, en décembre 1997, devant Mmes Jacqueline Nadel (CNRS, Paris) et Michèle Brouchon (CREPCO-CNRS, Aix-en-Provence), et les Prs Béatrice de Gelder (Université de Tilburg, Pays-Bas) et Marcel Rufo (CHU Marseille).
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[2]
Pédopsychiatre, psychothérapeute et docteur en neurosciences. Praticien hospitalier (responsable d’un hôpital de jour, Service de psychiatrie infanto-juvénile du Dr Rousselot, Centre hospitalier Montperrin, Aix-en-Provence). Chargé d’enseignement (Faculté de Lettres et Science humaines, Université de Provence, Aix-Marseille 1), et Chercheur associé (Laboratoire « Parole et langage », ESA-CNRS 6057, Université de Provence, Aix-Marseille 1).
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[3]
Le système visuel est schématiquement subdivisé en deux sous-systèmes visuels neuro-physiologiquement distincts, qui véhiculent les informations visuelles sur le monde environnemental depuis la rétine jusqu’au corps genouillé latéral puis au cortex visuel primaire. Le système visuel magno-cellulaire véhicule les informations sur le mouvement (analyse du flux visuel), la profondeur, les fréquences spatiales basses et la forme globale, tandis que le système parvo-cellulaire (analyseur d’images) transmet des signaux concernant le détail des formes, les fréquences spatiales hautes et la couleur. La voie visuelle magno-cellulaire se prolonge par la voie visuelle dorsale, qui distribue ensuite ces informations visuelles aux différentes structures corticales et sous-corticales avec lesquelles elle établit de nombreuses connections.
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[4]
Nelson et Horowitz (1987) suggèrent deux explications possibles à cette préférence visuelle pour le stimulus rapide. Selon la première explication, sensorielle, la préférence pour le mouvement rapide est liée à un timing de développement différent entre la sensibilité au mouvement rapide et aux fréquences spatiales basses (semblant déjà largement développée à 1 mois) et la sensibilité au mouvement lent et aux fréquences spatiales hautes (qui se développe surtout entre 1 et 3 mois). Ainsi, c’est une limite sensorielle qui exclut que le nourrisson avant 3 mois manifeste une préférence pour le mouvement lent. La seconde explication est cognitive. Étant donné que la taille de l’objet et son contraste influencent la poursuite visuelle du nourrisson, il se pourrait que des stimuli se déplaçant relativement lentement sollicitent trop de demande aux ressources cognitives limitées du nourrisson, puisque le mouvement lent ne facilite pas seulement la détection et la poursuite, mais aussi l’identification. Au contraire, des stimuli se déplaçant rapidement ne peuvent pas être facilement identifiés, puisqu’ils ne peuvent pas être fixés longtemps, et ne pourraient donc qu’être visuellement suivis (d’où la préférence visuelle pour ce type de stimuli).