1L’hiver dernier, Serge Lebovici se trouvait réuni avec Daniel Stern, Bernard Golse et Antoine Guedeney, pour une discussion informelle autour du dernier ouvrage traduit en français de Daniel Stern, La constellation maternelle (initialement paru en américain sous le titre The Motherhood Constellation, en 1995). Les quatre hommes avaient projeté de publier un article exposant les grands thèmes de leur conversation, conflits, divergences, mais aussi points de convergence, article écrit à partir de la retranscription verbatim de leur rencontre. Cet article paraît aujourd’hui, après la disparition de Serge Lebovici, et lui est dédié.
2Bien que des notes et analyses de lecture du livre et des travaux de D. Stern aient déjà été publiées (Golse, 2000 ; Guedeney, 1996), nous reprendrons dans une première partie les principaux axes de son travail, en insistant sur les points les plus novateurs et peut-être les plus polémiques, axes qui seront amplement développés dans la discussion entre les quatre hommes. La seconde partie développera les points de divergence entre les quatre cliniciens, ainsi que les développements apportés au cours de cette rencontre. L’opposition réelle ou didactique entre « constellation maternelle » et « constellation œdipienne » sera revue à la lumière des apports et nuances ouverts par leur discussion. Les différents aspects de la technique psychothérapique choisie par D. Stern seront comparés aux stratégies plus classiques en France, d’obédience analytique, ainsi qu’aux spécificités apportées par S. Lebovici dans sa pratique personnelle. Nous verrons d’ailleurs que, au-delà des divergences, de nombreux points de convergence se font jour sur ce thème des stratégies thérapeutiques.
LA CONSTELLATION MATERNELLE : LE LIVRE
3L’ouvrage de D. Stern est composé de deux parties : la première consacrée au système clinique en présence dans les psychothérapies parent-enfant, à savoir la description des mondes représentationnels des parents – essentiellement de la mère –, du bébé et du thérapeute. La seconde partie se concentre sur l’analyse comparative des différentes thérapies parent-enfant, comparaison établie à partir de la cible choisie à l’intérieur du système parent-bébé-thérapeute. C’est à la suite de cette étude que le concept de « constellation maternelle » est décrit et analysé, ainsi que les conséquences pratiques de ce modèle dans les thérapies parent-enfant.
Le système clinique dans la psychothérapie parent-enfant
4Ce système est composé, selon D. Stern, de l’ensemble complexe réalisé d’une part par les comportements des protagonistes (bébé, mère, père, thérapeute), et d’autre part par les représentations de chacun de ses membres, auxquelles il faut ajouter les représentations activées par la situation clinique (en particulier pour la mère). Cet ensemble repose sur une base de soutien, sans oublier les effets réciproques et dynamiques que les interactions d’une partie du système vont créer sur tout ou partie des autres de ses membres. Sans anticiper trop sur la seconde partie, le principe des psychothérapies parent-enfant sera fondé sur une « porte d’entrée », porte d’entrée représentée par un des éléments (comportemental ou représentationnel) décrit ci-dessus.
Le monde représentationnel des parents
5Le monde représentationnel des parents est décrit en termes de « schémas d’être avec », ces schémas étant constitués sur la base d’interactions, secondairement remaniées sur le plan imaginaire, fantasmatique... Un réseau de « schémas d’être avec » (SEA) constitue une « représentation d’être avec », centrée autour d’un thème ; les réseaux de SEA de la mère concernent entre autres l’enfant, elle-même, son mari, sa propre mère, son père, les deux familles d’origine de l’enfant, les figures parentales de substitution, ainsi que les événements culturels, historiques... (pas forcément expérimentés réellement) dans lesquels baigne la famille. Les réseaux de SEA du père regroupent globalement les mêmes thèmes.
6Ces représentations peuvent être lues à la lumière de quatre grands axes, tous générateurs de modèles thérapeutiques :
7— Le modèle « déformé », où la représentation déforme la vision objective de la réalité, modèle qui nous est familier par exemple lors de projections massives de la part de la mère. D. Stern insiste sur le fait que toute « déformation » ou projection n’est pas forcément pathogène, et que tous les parents expérimentent un certain nombre de distorsions de la réalité de leur bébé qui sont en fait positives. Il faut d’ailleurs noter que, depuis la description des phénomènes projectifs par M. Klein (1972), de nombreux auteurs ont déjà proposé l’existence de ces projections dites positives, non pathogènes, mais bien, malgré (et à travers ?) la distorsion de la réalité du bébé, constitutives de son monde interne (voir par exemple Bion, 1979).
8— Le modèle dit « thématique dominant », où le bébé est intimement mêlé à un thème conflictuel dominant (bébé de remplacement, mandat transgénérationnel entravant...).
9— Le modèle de « cohérence narrative », fondé sur le fait que les représentations maternelles sont plus opérantes que la réalité vécue par la mère, et que c’est plus la cohérence narrative, à savoir la manière plus ou moins élaborée dont la mère peut se raconter sa propre histoire, qui influe sur sa manière d’être avec son bébé. Un exemple connu en est donné par les travaux de M. Main (1998) sur la transmission des modèles d’attachement : à partir de l’évaluation des représentations que se fait la mère de ses propres modes d’attachement à sa mère (évaluation réalisée par l’AAI, Adult Attachment Interview), M. Main a en effet montré que la cohérence narrative était un facteur mieux corrélé au type d’attachement présenté par le bébé que la qualité « réelle » de l’histoire vécue par la mère.
10— Enfin le modèle de développement ou modèle ontogénique, qui considère l’évolution naturelle dans le temps des représentations maternelles, et leur possible distorsion en fonction d’événements plus ou moins dramatiques comme la prématurité ou le handicap. D. Stern donne comme exemple celui de la mère d’un enfant prématuré, à qui « le temps alloué normalement à toute femme [...] aura manqué pour se défaire de ses représentations du fœtus-comme-bébé-à-être correspondant à une grossesse de sept mois ; ses représentations ne seront pas en phase » (p. 56).
Les représentations des parents mises en acte
11Ce chapitre est centré sur le problème de l’activation des SEA et de leur influence sur les interactions, autrement dit sur la traduction en acte des représentations. D. Stern campe fermement sur la position stratégique de l’observation minutieuse des comportements, observation « décontaminée » par toute position théorique préexistante. Partant de l’exemple de la description fine de l’interaction d’une mère avec chacun de ses deux jumeaux, il expose sa technique de l’entretien microanalytique, à savoir l’approfondissement d’un très court moment interactif, moment banal et non clinique, en limitant au maximum l’association de ce moment à des comportements plus généraux. Pour lui, il existe un dialogue circulaire constant entre les événements et les SEA, qui rendrait impossible l’interprétation générale et massive des interactions observées. L’activation des SEA modèlerait les comportements de manière plus ou moins consciente (sans que ce terme renvoie tout à fait à la notion d’inconscient psychanalytique, mais plutôt à une notion cognitive), les comportements activant à leur tour des SEA, dans un dialogue mouvant et permanent, plusieurs dialogues pouvant d’ailleurs se superposer, un peu à la manière de thèmes musicaux.
L’interaction parent-enfant
12Dans la suite du chapitre précédent, D. Stern propose d’identifier les événements cliniques importants à partir de l’analyse fine de micro-événements répétitifs, ordinaires, quotidiens et concrets, pour en faire une lecture « éthologique », sans se demander « Pourquoi ? », mais « Pourquoi-maintenant ? ». Il propose pour cette lecture la notion de « fenêtres cliniques », qui rejoignent en partie le concept de touchpoints exposé par T. B. Brazelton (1994). Ces fenêtres peuvent être définies par la manière spécifique dont un enfant, à un âge donné, se comporte face à une problématique comme l’attention, la dépendance, l’autonomie, la maîtrise, l’autorégulation... Si la problématique, elle, est présente de manière continue à chaque moment de la vie (y compris de la vie adulte), sa forme évolue de manière discontinue en fonction de l’âge. Chaque saut provoque l’émergence de nouveaux comportements, « de nouvelles manières de gérer les mêmes vieux problèmes » (p. 104). La fenêtre clinique est donc une séquence comportementale représentative à un âge donné d’une problématique centrale, et représente un « guide clinique » pour comprendre l’interaction parent-enfant.
La nature et la formation des représentations de l’enfant
13Central, et bien évidemment le plus sujet à la polémique, ce chapitre expose et développe des idées déjà exposées par D. Stern (1989) sur sa modélisation de la construction du monde interne de l’enfant.
14Selon lui, les représentations sont fondées, à partir de l’expérience d’être avec un autre, sur la répétition des événements, les remaniements conscients et inconscients survenant secondairement. Ces représentations sont tout d’abord non verbales, et concernent l’être plus que l’agir. Chaque représentation comprend des éléments différents, tels que sensations, perceptions, affects, actions, pensées, motivations..., chacun de ces éléments se coordonnant aux autres sans qu’il y ait dilution de chacun. Il nomme une représentation : « schéma d’être avec un autre ».
15Il reprend et précise ce qu’il avait déjà appelé « enveloppe protonarrative », désignant cinq formats de base pour représenter l’expérience interactive subjective du bébé : les schémas de perception, de concepts, d’événements sensori-moteurs, de séquences d’événements et enfin d’affects. Ces cinq formats se coordonnent dans un événement unifié se chargeant de signification grâce, selon lui, à la « trame temporelle d’éprouver » : l’affect produisant une ligne de tension narrative devient en quelque sorte l’élément organisateur de la représentation en fonction de son évolution temporelle tout au long du déroulement de la séquence interactive, réalisant un sixième schéma, « l’enveloppe protonarrative », c’est-à-dire un événement global.
16Chaque « schéma d’être avec » renvoie à un réseau de schémas qui représentent les différents aspects d’une expérience interpersonnelle répétée (par exemple : être avec une mère qui nourrit, être avec une mère qui joue, être avec une mère qui chante... sont autant de microexpériences répétitives qui vont former, dans une sorte d’abstraction moyennante, un « schéma d’être avec » cette mère).
17Stern choisit donc résolument de se passer de l’hypothèse des fantasmes originaires, et met l’interaction à la source de toute naissance de représentation chez l’enfant. Les fantasmes, souvenirs ou narrations autobiographiques existent bien, mais ne sont que des refigurations de la représentation initiale, sans influer sur sa constitution : « En ce sens, les représentations sont fondées sur des expériences interactives qui ont été vécues subjectivement » (p. 132-133). Chaque événement est bien vécu et représenté dans le moment présent avec une cohérence suffisante pour être utilisée ; contrairement à certaines notions psychanalytiques ne postulant que des représentations organisées (et donc remaniées par rapport à la réalité) dans l’après-coup, Stern défend l’idée qu’il existe à la fois un événement et un après-événement plus ou moins remanié. L’événement représenté dans le présent est nommé « moment émergent ».
18Les « schémas d’être avec », évoqués dans le monde représentationnel des parents dans un précédent chapitre, sont superposables dans leur construction aux « schémas d’être avec » de l’enfant.
Les représentations de l’enfant du point de vue clinique
19L’application à la clinique de ces postulats transforme quelque peu la manière de considérer certaines situations psychopathologiques. Stern développe tout particulièrement l’exemple de la dépression maternelle du postpartum, opposant une description globale, reconstruite par l’adulte, de cette expérience (celle du « complexe de la mère morte » exposée par A. Green, 1986) à une compréhension à partir des « moments émergents » et des SEA. Il insiste sur le fait que les dépressions maternelles sont fondamentalement différentes dans leur symptomatologie, d’une femme à l’autre, et donc que ce qui est vécu par le nourrisson n’est pas un événement brutal « d’amour perdu d’un coup », mais bien une succession de microévénements qui modifient radicalement ses SEA. « Au lieu d’une expérience subjective traumatisante, il y a en fait quatre expériences subjectives différentes [...] conduisant à quatre SEA distincts – qui commencent ensemble à former une partie du monde représentationnel du nourrisson » (p. 135) :
- une expérience de microdépression du nourrisson, confronté à la perte d’expressivité et de communication de la mère, ne répondant plus à son désir d’être-avec-la mère ;
- une expérience de « réanimation » psychique de sa mère ;
- une expérience de « recherche de la mère comme contexte d’arrière-plan » dans la recherche d’une stimulation externe (en cas d’échecs trop souvent répétés des tentatives de réanimation) ;
- enfin l’expérience d’une mère et d’un soi inauthentiques.
20Ces expériences, dont la liste n’est probablement pas exhaustive, se combinent, dans des proportions variables, tout au long de la période de dépression maternelle, et aboutissent à des remaniements des modalités d’être-avec plus ou moins figés selon l’enfant. Leurs conséquences ressemblent bien aux descriptions globales (telle celle de A. Green), mais les deux types de travaux se fondent sur des analyses psychopathologiques fondamentalement différentes.
21Dans un autre registre, les différents patterns d’attachement sont également descriptibles en termes de SEA, tels « être avec la mère », « se séparer de sa mère », « voir revenir sa mère »..., SEA dont l’organisation globale peut se lire en terme d’attachement secure ou d’attachement insecure-évitant.
22Pour résumer, moments émergents et SEA constituent un mode de compréhension de la construction des représentations de l’enfant, intégrant l’unicité de chaque individu et donc de chaque dyade, intégrant également l’influence des représentations maternelles sur les interactions, mais – et c’est sans doute le point fondamental – mettant de côté la part pulsionnelle propre à l’enfant tenue par les théories analytiques plus « classiques ».
Le thérapeute
23Cette première partie se termine par un (trop ?) court chapitre consacré à la part que les comportements et représentations du thérapeute vont venir modifier dans le système clinique des thérapies parent-enfant, Stern insistant tout particulièrement sur le « double » système représentationnel de la mère, celui qui lui est propre et habituel lorsqu’elle est seule avec son bébé, et celui que la présence du thérapeute va activer, en ouvrant ses représentations à d’autres possibles.
Approches thérapeutiques dans la psychothérapie parent-enfant et leurs similitudes
24Tous les « éléments » du système clinique parent-enfant-thérapeute ayant été décrits, D. Stern propose, dans la seconde partie de son ouvrage, un modèle de compréhension des différentes thérapies parent-enfant, en les classant en fonction de leurs objectifs théoriques et de la « porte d’entrée » qu’elles utilisent pour aborder le système parent-enfant-thérapeute en présence. Le système représenté par la triade est ainsi constitué qu’on peut postuler que la modification d’un de ses éléments aura des répercussions sur tous les autres. Les choix des cliniciens concernent donc, en fonction de leurs assises théoriques, l’objectif et le moyen de l’atteindre. Deux grands objectifs théoriques peuvent être distingués :
- la modification des représentations des parents ;
- la modification des comportements interactifs.
25Les thérapies visant à modifier les représentations parentales sont distinguées en fonction de leur porte d’entrée en :
261 / thérapies utilisant les représentations des parents comme porte d’entrée (ainsi que comme objectif thérapeutique), comme les « psychothérapies parent-nourrisson » décrites par A. Lieberman et J. Pawl (1993), dans la suite des travaux de S. Fraiberg (1980), ou les « psychothérapies brèves mère-bébé » de B. Cramer et F. Palacio-Espasa (1993) ;
272 / thérapies utilisant les comportements du nourrisson comme porte d’entrée, tels que T. B. Brazelton les met en œuvre (1992) ;
283 / thérapies utilisant l’interaction parent-enfant comme porte d’entrée ;
294 / thérapies utilisant les représentations du thérapeute comme porte d’entrée (travaux de W. Bion, 1963 ; méthode d’observation du nourrisson d’E. Bick, 1964) ;
305 / thérapies utilisant les représentations du nourrisson (en tant qu’elles sont imagées) comme porte d’entrée (F. Dolto, 1976).
31Les thérapies visant à modifier directement le comportement interactif regroupent l’ensemble des thérapies dites de « guidance », comme celle de S. McDonough à Ann Arbor (McDonough, 1993), ou les approches systémiques, telle celle du groupe de Lausanne, autour d’E. Fivaz, via le Lausanne Triadic Play ou Situation de Jeu Triadique (Fivaz-Depeursinge, 1990).
32Partant du postulat que la modification d’un des éléments du système aura des répercussions sur l’ensemble de ses parties, D. Stern insiste sur les éléments communs aux différentes approches résumées précédemment. Pour schématiser, on pourrait dire que « peu importe par où l’on pénètre le système, l’important étant d’y entrer »... pour être efficace. Comparant les résultats d’une guidance à ceux d’une psychothérapie brève mère-bébé, Stern montre que le résultat final est le même, que les mêmes éléments sont modifiés, sans différence de population, quelle que soit la porte d’entrée. Il insiste en revanche sur la nécessité dans ce type de thérapies d’obtenir une alliance de travail positive (un transfert positif), moteur de la mobilisation des représentations de chacun des membres du système thérapeutique.
La constellation maternelle
33Ce troisième et dernier chapitre, qui a donné son titre à l’ouvrage, est proposé en synthèse, malgré un thème et un développement qui s’éloignent quelque peu des deux premiers chapitres. D. Stern y décrit ce qu’on pourrait nommer un « nouvel organisateur psychique », sur le modèle du « Complexe d’Œdipe », c’est-à-dire une figuration nouvelle de comportements, fantasmes, peurs, désirs, pensées... spécifique de la femme venant de mettre au monde un enfant, et il nomme ce nouvel organisateur « constellation maternelle ».
34Plus précisément, la constellation maternelle s’organise autour de trois types de préoccupations et donc de trois discours :
- celui de la mère avec sa propre mère en tant qu’enfant de cette mère ;
- celui d’elle-même en tant que mère ;
- celui d’elle-même avec son bébé,
35constituant ainsi une nouvelle « triade psychique ».
36Les thèmes de ces discours sont :
- la croissance de la vie (la mère peut-elle subvenir à la vie et au développement de son bébé ?) ;
- la relation primaire (peut-elle s’engager psychiquement et de manière satisfaisante pour le développement de son bébé ?) ;
- la matrice de soutien (pourra-t-elle accomplir la mise en place des supports nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions maternelles ?) ;
- la réorganisation identitaire (c’est-à-dire la transformation de son identité propre pour la mise en place et le développement de ses fonctions).
37La « constellation maternelle » est temporaire (elle dure de quelques mois à quelques années), mais devient « l’axe d’organisation dominant de la vie psychique de la mère », reléguant « au second plan les organisations ou complexes qui ont joué précédemment un rôle central [...] En un sens, la mère abandonne son complexe d’Œdipe » (p. 223).
38Cette constellation maternelle est variable en fonction de l’époque et de la culture, et est à comprendre « comme une construction unique, indépendante, existant en tant que telle, d’une importance primordiale dans la vie des mères, et absolument normale » (p. 223). Elle doit être présente à l’esprit du thérapeute et, toujours selon Stern, elle « exige du thérapeute qu’il établisse une alliance thérapeutique différente de celle qu’il recherche d’habitude » (p. 224). Le maintien, dans le cas de la prise en charge d’une mère en difficulté avec son enfant, d’un cadre ne tenant pas compte de cette nouvelle organisation psychique, risque d’amener le thérapeute à l’incapacité de soutien dont la mère a besoin, à une culpabilisation autour de son image de mère, et à un échec et/ou une rupture thérapeutique. Stern propose de nommer « le transfert de la bonne grand-mère » (p. 243) l’attitude induite et développée par le thérapeute dans ce contexte spécifique.
39Ces axes primordiaux d’un organisateur psychique spécifique, reléguant au second plan le complexe d’Œdipe et nécessitant des réaménagements thérapeutiques, constitueront bien évidemment la trame essentielle du dialogue entre les quatre cliniciens.
LA CONSTELLATION MATERNELLE : AUTOUR DE B. GOLSE, A. GUEDENEY, S. LEBOVICI ET D. STERN
40La richesse de l’ouvrage de Daniel Stern, les nombreux modèles et hypothèses qu’il avance, sont une source de débats plus ou moins polémiques depuis la parution de son ouvrage, et sa traduction en France. Trois cliniciens français de renom, Bernard Golse, Antoine Guedeney et Serge Lebovici, se sont réunis autour de Daniel Stern pour débattre de ses idées. Le texte qui suit est un essai de synthèse de cette discussion, organisé autour des principaux thèmes débattus. Il a été écrit à partir de la retranscription intégrale et verbatim de leur conversation enregistrée et, pour plus de clarté, toutes les citations tirées de cette retranscription seront notées en italique dans le texte.
Constellation maternelle et « constellation œdipienne »
41D. Stern (D. S.) se défend d’emblée de l’idée de vouloir abolir la constellation œdipienne avec la formation de la constellation maternelle. Pour lui, la question n’est pas d’abolir l’un ou l’autre, mais bien de dire que la constellation maternelle prend le centre d’une scène de temps en temps, avec un aller-retour, quelque chose de très dynamique entre ces deux constellations chez la jeune mère, voire même que d’un moment à l’autre, d’une heure à l’autre, c’est soit le complexe œdipien, soit la constellation maternelle qui prend le centre d’une scène et influence les choses. Il demeure pourtant, en particulier pour S. Lebovici (S. L.), que cette nouvelle triade mère - grand-mère - bébé élimine le père, le rôle du père, idée que D. S. récuse. La question plus structurelle, amenée par B. Golse (B. G.), est probablement non pas d’abolir une organisation psychique au profit d’une autre, mais de discuter la question d’une spécificité d’une organisation psychique donnée à un moment (fut-il important) de la vie d’un être humain. Est-il possible de décrire le fonctionnement psychique en termes de clivage (tantôt un complexe, tantôt l’autre étant opérant en fonction du moment) ou encore : Comment la constellation maternelle pourrait-elle n’être pas en lien avec toute l’histoire œdipienne des parents ?
42Si les quatre cliniciens se retrouvent sur l’idée qu’une constellation maternelle, tout à fait spécifique de l’histoire passée de la jeune mère, peut prendre le devant de la scène, c’est bien la question de l’application de ce concept dans les thérapies qui émerge très vite. Pour D. S., l’omniprésence psychique du complexe œdipien dans l’esprit du thérapeute empêche la mère de sentir la constellation maternelle comme encadrement de la thérapie. Il reconnaît à S. L. la faculté de mettre en place une forme d’alliance qui va avec la constellation maternelle tout en allant directement à l’œdipien, mais soutient que cette possibilité est rare, peut-être inhérente à la personnalité de S. L., et que ce dernier n’est donc pas un bon exemple... « Il fait l’œdipe comme il faut, il le fait sans le penser, sans le dire, et c’est pour cela que ça marche si bien, mais il injecte la constellation maternelle avec une alliance très pudique. [...] C’est sa manière d’être avec les parents, mais la plupart des psychothérapeutes ne le font pas. »
43A. Guedeney (A. G.) introduit la notion de « modèle thérapeutique » plutôt que d’ « abolition » d’un complexe au profit d’un autre. Il rappelle combien nous avons besoin, en psychanalyse et surtout en psychiatrie de l’enfant, de l’évolution du [...] modèle de la cure au modèle des thérapies conjointes, et que c’est en cela que la constellation maternelle est un concept intéressant. Rapprochant le modèle de D. S. du modèle de Bowlby et de Fraiberg, il avance le fait que la constellation maternelle permet de répondre à une question fondamentale, qui est de savoir comment une mère fait pour s’occuper de son bébé [...] alors qu’elle ne reçoit rien de lui (question à laquelle Bowlby n’avait pas pu répondre uniquement avec la théorie, aussi poussée soit-elle, de l’attachement). Cette orientation permet alors de réintroduire le père, mais pas le père sexualisé (du complexe œdipien), le père protecteur, le père présent auprès de la mère ; ce père ne serait d’ailleurs présent de manière sexualisée que s’il y a eu abus, ou plus exactement une situation d’accrochage pour une fixation névrotique.
44La théorie de l’attachement poussée par D. S. grâce à ce modèle de constellation maternelle nous permet de comprendre ce qui est nécessaire à la mère pour s’occuper de son bébé et supporter de le faire. A. G. expose alors une vignette clinique illustrant ce qu’il conçoit de l’utilisation de ce modèle en clinique.
45Il rencontre en urgence, à la demande d’un gynécologue, une jeune femme qui venait d’accoucher d’un garçon un mois plus tôt, et qui présentait un état d’angoisse profond. Cette femme avait perdu ses deux enfants précédents à la naissance du fait d’une pathologie placentaire. A. G. choisit lors de cet entretien de faire très directement référence à ce que D. S. décrit dans la constellation maternelle comme le premier thème du discours de la constellation ( « Suis-je capable de maintenir mon enfant en vie ? » ) et « interprète » l’angoisse vécue par cette mère comme un phénomène normal, puisque compte tenu de ce qui venait de lui arriver, la question primordiale pour elle était de maintenir son bébé vivant. Elle était en éveil, en hyperéveil, elle montait la garde constamment. L’apaisement de l’angoisse fut immédiat grâce à cette explication directe à la femme de son état en terme d’ « hyperéveil » et surtout, permit dans la suite de ce même entretien de faire surgir chez cette femme le souvenir et l’expression de la mort de sa propre mère. L’entretien se termina par le conseil de se faire aider par un substitut maternel (en l’occurrence la sœur de la femme, ainsi que la sage-femme qui avait pratiqué l’accouchement).
46Utilisant un autre exemple clinique centré cette fois sur le second thème du discours de la constellation maternelle (le développement de l’enfant), A. G. montre comment, même si un thème de culpabilité œdipien est présent et ressenti très tôt par le clinicien, le fait de se laisser guider par la pré-forme que constitue le modèle de la constellation œdipienne permet aux différents thèmes maternels ou œdipiens de surgir, le moment venu, de manière plus fluide et plus facile pour la mère : on suit une piste, quelque chose s’ouvre, et puis il y a encore quelque chose d’autre qui persiste, et tant que ce n’est pas fini, il y a quelque chose à travailler.
47(Signalons en passant que le fait que l’enfant soit au tapis et que le clinicien s’y mette aussi crée, pour A. G. et D. S., une situation d’encadrement assez spécial, qui crée une sorte de holding pour la mère et surtout permet de replacer l’enfant au centre de la démarche clinique – voir à ce sujet l’article de White, 1998.)
48Si les thèmes évoqués dans cet entretien diffèrent très peu de ceux qu’on attend dans un entretien clinique « habituel » dans ce type de situation, A. G. insiste sur le fait que c’est parce qu’il avait en tête le cadre de la constellation maternelle qu’il a choisi cette approche thérapeutique. B. G. propose de dire que ce contexte favorise le souvenir de certains éléments [...] et permet de choisir un type d’intervention particulier, alors même qu’il y a eu aussi des interprétations (D. S.).
49Il n’y a donc pas de problème technique dans l’absolu [...], la technique renvoyant à la théorie sous-jacente choisie par le clinicien. Cette histoire peut se lire également en termes œdipiens. Comme si on travaillait explicitement sur la constellation maternelle, en apportant implicitement tout ce qui est de l’histoire œdipienne (B. G.).
50Il s’agit d’une différence technique, stratégique, mais de mon point de vue, il y a moins de différences théoriques et les deux sont complémentaires (D. S.).
51En conclusion de cette question théorique, D. S. revient plus longuement sur sa conception de la thérapeutique, en précisant certaines des notions déjà présentes dans son livre, en particulier sur le problème du changement lors des thérapies : J’ai beaucoup réfléchi sur la question du « comment les gens changent, quels sont les mécanismes de changement dans une psychothérapie, quelle que soit son appartenance théorique ». Il avance un autre modèle de compréhension, mettant en avant le fait que le plus grand expert dans le monde entier en matière de changement, c’est l’évolution, la nature. L’évolution a choisi comme mécanisme de changement la sélection et non l’éducation. La nature sélectionne, dans les différences interindividuelles, ce qui fonctionne le mieux, elle n’apprend pas. Selon lui, le travail psychothérapeutique « classique », à partir du complexe d’Œdipe, est plutôt un travail d’éducateur, même s’il est très spécial. L’idée de rendre conscient ce qui est inconscient est un travail d’éducation. Ce qu’on fait avec la constellation maternelle, c’est qu’on crée constamment une situation de holding et cette situation de holding est en soi un contexte pour la sélection de nouveaux comportements, de nouveaux fantasmes, de nouvelles représentations. Dans ce cas-là, on a effectivement deux modèles qui marchent à la fois. Ils sont en fait très différents et celui de la constellation maternelle est en fait plus vieux, et peut-être plus puissant. [...] C’est difficile souvent de choisir ce qui va apporter le plus de changement. Il est ridicule de mettre ces deux modèles en compétition : il faut voir le cas, et c’est le cas qui va indiquer l’angle d’approche, plutôt le contexte de la constellation maternelle ou celui de l’Œdipe.
Genèse des représentations du bébé : fantasmes originaires et interaction
52Le second grand thème du débat est à nouveau introduit par S. L. avec la question de « l’entretien microanalytique », et plus généralement de la conception de D. S. de la genèse des représentations du bébé (pour mieux comprendre l’opposition entre les deux hommes, se rapporter au chapitre concernant « Les représentations des parents mises en acte », plus particulièrement le paragraphe concernant « la technique de l’entretien microanalytique », p. 68 à 76). D. S. rappelle que, pour lui, le microentretien consiste à explorer le moment présent, ce qui se passe maintenant, tout en étant très conscient du fait que l’absence d’exploration du passé empêche pratiquement toute dynamique psychanalytique. Il s’agit là encore d’un modèle, au sens d’outil de recherche, consistant à traiter le moment présent comme un philosophe fait une épochée, une parenthèse autour de quelque chose. Je veux comprendre ce qui se passe dans le moment présent, ce qui veut dire que, pour faire cela bien, il faut que je laisse de côté, hors de mes parenthèses, toutes les associations et tout le passé qui influencent ce moment présent. Après que j’ai un sens, que j’ai mieux compris (ce qui peut prendre des années...), je suis prêt à enlever mes parenthèses et à revoir où tout cela se situe dans la psychodynamique du passé. [...] Je ne veux pas écarter la possibilité du fantasme originaire, ou des pulsions. C’est un moyen heuristique de travailler. Cela ne veut pas dire que je ne sais rien du reste du monde, mais que je décide consciemment de limiter ce que je vais faire.
53De la même manière que D. S. choisit finalement de « mettre en épochée » la problématique œdipienne chez la mère pour travailler dans les entretiens cliniques, on pourrait dire qu’il « met en épochée » le fantasme originaire chez le bébé pour proposer une modélisation de la naissance des premières représentations, avec une mise en avant explicite de la création du fantasme par l’interaction et non l’inverse (B. G.).
54La discussion entamée à ce moment-là éclaire et nuance énormément les propos de l’ouvrage de D. S. Il reconnaît tout à fait, avec B. G., que les représentations maternelles organisent les interactions, lesquelles organisent les fantasmes chez le bébé, lesquels vont à nouveau organiser les interactions avec la mère et agir en retour... Mais, à la différence de Cramer ou Palacio par exemple, D. S. récuse le fait que l’interaction soit à observer comme le symptôme du fantasme de la mère : ils font un forcing, ils demandent que la mère accepte leur interprétation de ce qui se passe, sans avoir regardé suffisamment l’interaction ; ils ont déjà en tête leur idée de l’interprétation de l’interaction. [...] Le clinicien doit d’abord regarder l’interaction avant de laisser émerger ses théorisations sur les fantasmes de l’un ou l’autre des partenaires.
55Pour illustrer ses propos, D. S. évoque son expérience de consultations pratiquées dans des pays dont il ignore la langue. Je commence avec l’interaction, on peut entendre juste la mélodie, pas les mots. Puis je travaille avec ce que j’ai identifié des patterns caractéristiques de cette dyade. Après qu’on a fait ça, on peut travailler les mots, l’anamnèse. Je demande qu’on ne me raconte le cas qu’après avoir observé. [...] Ce qui est fascinant, c’est que souvent, après qu’on a regardé l’interaction sans l’histoire et sans les mots, ce qu’on trouve va très bien avec l’histoire. Il y a d’autres moments où ça ne va pas bien, ce qui est également fascinant, parce que de temps en temps, ce qu’on voit dans l’interaction est beaucoup plus sain que ce que la mère dit. D’autres fois, c’est beaucoup plus pathologique. Le travail, à ce moment-là, c’est de mettre ensemble ces deux réalités qui ne sont pas les mêmes ; ce sont deux prises différentes mais les deux disent l’histoire de la dyade. Comme si, ajoute A. G., notre travail était d’observer la structure de chacune des choses et de faire le lien s’il y en a un. Et D. S. reprend son modèle de l’épochée : dans cette situation, je mets une parenthèse temporaire et perméable autour de l’interaction, et le reste peut entrer ensuite.
CONCLUSION
56En conclusion de cette discussion, les quatre hommes reviennent et insistent beaucoup sur les conséquences en termes de stratégies thérapeutiques qui découlent – ou peuvent découler – des travaux de D. S.
57Si l’opposition entre constellation maternelle et constellation œdipienne semble bien n’être qu’un artefact qui ne nuit en aucun cas à la conduite d’un entretien clinique habituel, la question centrale de l’alliance thérapeutique est plus difficile à intégrer dans le modèle « neutre et bienveillant » analytique. S. L. demandait récemment à D. S. pourquoi il se condamnait à être une grand-mère et n’acceptait pas d’être un grand-père viril et actif, agissant par une conduite séductrice en questions énactées et métaphorisantes ? (communication personnelle), ce à quoi D. S. répond très précisément qu’il ne veut pas se condamner à n’être qu’une grand-mère, mais qu’il commence par être presque comme une grand-mère, avec des moments de grand-père [...] parce que c’est ce qui est le plus acceptable pour la mère dans cette période-là. Différenciant d’une part l’alliance thérapeutique, l’alliance de travail, l’immersion empathique, le holding positif (notions très proches selon lui), et le transfert qui serait une supra-catégorie, il insiste encore une fois sur la nécessité de créer un encadrement pour la constellation maternelle, ce qui représente un acte extrêmement empathique [...] qui va permettre, non pas de créer quelque chose de nouveau, mais d’ajuster les conditions qui vont permettre qu’advienne ou réapparaisse ce qui est potentiellement présent.
58Il reste encore à déterminer si les deux positions, « œdipienne » au sens d’analytique et « maternelle », sont des stratégies différentes choisies par le clinicien en fonction du contexte ou si, plus profondément, elles correspondent à des indications cliniques différentes (B. G.).
59On voit donc combien D. Stern apporte de nuances extrêmement importantes à son ouvrage, tant sur le concept de constellation maternelle – qui se révèle être plus un modèle, au sens d’outil de travail, qu’une « révolution » théorique polémique – que sur sa conception de la genèse des représentations mentales de l’enfant. Son livre ainsi que la discussion rapportée ici ouvrent des champs réellement novateurs au sein des stratégies thérapeutiques de la petite enfance, et l’on peut croire que sa tâche est loin d’être terminée, puisqu’il conclut la discussion en reconnaissant que c’est un livre incroyablement imparfait au point de vue de l’unité : c’est presque deux livres. Je n’ai pas assez nuancé les choses, comme nous venons de le faire.
60Voici peut-être comment, en passant d’une forme de monologue que représente l’écriture d’un livre à un dialogue à quatre, naissent de nouvelles étoiles...
61Printemps 2001