CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La prime adolescence, la tranche d’âge des 11-15 ans, pose bien souvent un défi aux thérapeutes pour deux raisons principales : tout d’abord, les manifestations anxieuses dominent la scène clinique (manifestations somatiques d’angoisse, inhibition ou instabilité en situation d’apprentissage scolaire, voire refus anxieux scolaire) et justifient le recours au médecin somaticien en raison de l’apparente origine somatique du trouble ( “ c’est un anxieux ” ou “ c’est l’école qui l’angoisse ” ). Ensuite, la pathologie rencontrée à cet âge implique la plupart du temps l’école, objet ou lieu du conflit. Pour les parents, la responsabilité de l’école est souvent importante sinon exclusive : les soins proposés par le psychiatre entrent alors en compétition avec le désir d’un changement d’établissement scolaire. Or, la plupart de ces jeunes adolescents éprouvent “ une douleur à penser ” : l’école, lieu d’expression obligé de cette pensée, les effraie.

2Au cours de la prime adolescence va progressivement se mettre en place un travail de subjectivation articulant différents plans constitutifs de la personnalité qui interfèrent entre eux selon, nous semble-t-il, un certain ordonnancement dans leur mise en tension successive : le plan de la cognition, le plan de la relation aux pairs, le plan de la relation aux parents. Si ce travail de décentrement du sujet sollicite les assises narcissiques, il offre aussi la possibilité d’un renforcement mo ïque qui se révélera bien utile lorsque surviendra la confrontation avec la sexualité. De la qualité de ce travail préliminaire dépendrait le bon déroulement ultérieur de l’adolescence.

3La vulgarisation du concept d’adolescence fait souvent dire aux parents que « c’est sûrement l’adolescence qui commence ». La dimension implicite de réassurance que contiennent de tels propos oriente la demande des parents vers la recherche d’une guidance pour eux-mêmes et la demande pour leur enfant d’une parole tierce en forme d’injonction parentale qui pourrait enfin être entendue : « Peut-être qu’avec vous, il va parler. »

4Soulignant à l’instar des parents la dimension de temporalité dans l’apparition des troubles ( « c’est l’adolescence » ), notre ambition a été d’offrir à l’adolescent mais aussi à ses parents un lieu tiers, un espace médiateur où pourrait émerger sans dommage un nouveau type de relation entre parents et adolescent.

5En jetant les bases de « Mosa ïque », accueil thérapeutique de jour à temps partiel pour adolescents, nous souhaitions proposer un lieu où les jeunes adolescents présentant des « butées » dans leur développement pourraient prendre le temps de grandir, de changer de point de vue, de se confronter aux autres, de partager, d’échanger.

6Envisageons d’abord quels sont les enjeux développementaux de la prime adolescence afin de pouvoir proposer dans un deuxième temps un modèle de prise en charge pour les jeunes de cette tranche d’âge.

LES ENJEUX DE LA PSYCHOPATHOLOGIE DU JEUNE ADOLESCENT ENTRE 11 ET 15 ANS

La naissance de la pensée formelle : apport du constructivisme piagétien

7La théorie psychodynamique de l’adolescence a surtout souligné les remaniements identificatoires liés à l’émergence de la génitalité et articule ainsi transformations corporelles et vécu psychique ; mais elle a peu développé l’impact des progrès cognitifs sur la psyché.

8Or l’accès à la pensée formelle vers 11-12 ans, selon Piaget (1955), constitue une véritable révolution cognitive. On peut s’étonner de la rareté d’une prise en compte de ce phénomène en dehors de quelques auteurs, dont Marcelli (1995) qui fait du conflit entre d’une part l’extension du champ de la pensée et d’autre part la douloureuse limitation de l’appartenance à un seul sexe l’un des enjeux du travail psychique du jeune adolescent.

9Depuis l’ouvrage princeps d’Inhelder et Piaget en 1955, De la pensée logique de l’enfant à la pensée logique de l’adolescent, de nombreux cognitivistes se réfèrent à l’émergence de la pensée formelle (encore nommée hypothético-déductive) mais ne l’intègrent pas dans le travail psychique de l’adolescence. Tout se passe comme si le développement de cette forme de pensée logique résultait de la seule maturation des structures cérébrales.

10Le passage de la pensée concrète à la pensée formelle concourt à une vision plus large du monde, ce qui laisse supposer un bénéfice. En effet, la pensée hypothético-déductive permet un raisonnement libre et détaché du réel, et surtout l’élaboration d’idées générales et de théories abstraites. Selon Piaget (1964), cette nouvelle potentialité permet au jeune adolescent d’élaborer des « systèmes ou plans de vie » le conduisant à alimenter sur le plan affectif des « rêveries mégalomaniaques ». Or la clinique nous montre qu’il existe des échecs scolaires au collège sans déficience intellectuelle, sans difficultés scolaires majeures antérieures, parfois sans symptomatologie psychiatrique avérée (état dépressif par exemple). Tout se passe comme si certains jeunes adolescents refusaient de se saisir de cette nouvelle potentialité. Comment comprendre ce refus alors même que Piaget évoque à propos de l’accès à la pensée formelle un sentiment de puissance : « L’intelligence formelle marque donc un envol de la pensée et il n’est pas étonnant que celle-ci use et abuse pour commencer de la puissance imprévue qui lui est conférée » (Piaget, 1964). Ce phénomène ne serait donc pas donné simplement par le développement, à la différence de la croissance, mais devrait être intégré par l’individu.

Quelles sont les conditions de cette intégration ?

11La théorie piagétienne différencie maturation cérébrale et bouleversement hormonal pubertaire pour insister sur l’impact du milieu sociocognitif dans l’apparition des transformations cognitives. L’accélération de la croissance liée à la mise en route de la puberté oblige le grand enfant à appréhender différemment son environnement. « Par nécessité adaptative, l’adolescent s’engagerait dans un fort investissement de la pensée réflexive, pierre angulaire de la pensée abstraite » (Bariaud, 1997). Le plaisir à exercer cette nouvelle opération mentale s’étend à sa propre pensée. Quelques précisions sont nécessaires : les concepts évoqués ici sont à comprendre dans un sens piagétien, c’est-à-dire dans le sens d’opérations mentales. La pensée formelle (raisonnement hypothético-déductif), appelée parfois de manière triviale pensée abstraite, acquisition qui précède la puberté, s’oppose à la pensée concrète ou opératoire de l’enfance. Elle se caractérise par l’acquisition des opérations formelles suivantes : les notions d’identique, de négation, de réciprocité et de négation de la réciprocité. La notion de probabilité et celle de méthodes expérimentales deviennent accessibles. Le terme de « pensée réflexive », ou de « caractère récursif de la pensée » (Bariaud, 1997) dans la théorie piagétienne s’applique à la capacité à réfléchir, à faire des liens permettant d’élaborer des théories générales et d’en déduire des lois. Cela permet de sortir du domaine de la croyance. Dans la théorie psychodynamique l’accès à la pensée réflexive correspond à la finalité même de l’adolescence, c’est-à-dire à la subjectivation (Cahn, 1991), ou encore la capacité à penser sa pensée, à développer des métapensées et à investir sa pensée propre. Lorsque l’adolescent se prend pour objet de sa pensée, c’est pour s’envisager en tant que sujet en devenir, ce devenir incluant les différents aspects de la personnalité : la cognition, l’affectivité, etc. Selon Piaget le caractère récursif de la pensée constitue la grande conquête de l’adolescence, mais elle est bien distinguée de la génitalisation. D’ailleurs, Piaget situe les débuts de la pensée formelle aux environs de 11-12 ans, ce qui la place chronologiquement deux ans avant la puberté proprement dite. Cette nouvelle potentialité cognitive précéderait donc l’entrée dans la période pubertaire. Cette constatation suscite un questionnement nouveau : Comment les phénomènes pubertaires vont-ils agir sur cette nouvelle capacité ?

12Cette préséance du cognitif sur le génital d’une part et d’autre part le rôle non négligeable joué en fin d’enfance par l’environnement (en particulier les pairs), sur lequel vont s’exercer les fonctions intellectuelles nouvellement acquises, peuvent rendre compte de la spécificité de la pathologie de la prime adolescence. Pour Piaget lui-même, le plaisir à utiliser cette nouvelle capacité dépendrait largement de l’absence de conflit psychique : « Si aucun facteur émotionnel ne vient l’entraver », dit-il. Nous serions tenté d’ajouter : si les assises narcissiques sont suffisamment solides pour tolérer la remise en question des modes de pensée antérieurs.

13Selon nous, cette capacité nouvellement acquise pourrait être un facteur protecteur, un facteur de résilience, lors des inévitables conflits psychiques de l’adolescence. Sa préséance de quelques mois permettrait que s’ébauchent de nouveaux modèles d’appréhension de soi et des autres, avant que ne survienne la sexualisation de la pensée.

14En revanche, l’existence d’une conflictualité intrapsychique autour du travail de séparation-individuation, ou du désengagement aux objets œdipiens, entraverait l’accession à ces nouvelles formes de pensée et serait à l’origine d’une pathologie assez spécifique de cette tranche d’âge essentiellement caractérisée par le maintien de ce lien anxieux aux parents.

15Avec la capacité de la pensée à s’exercer sur elle-même, le jeune adolescent s’interrogeant sur lui-même prend conscience d’avoir une pensée propre, préalable au processus de subjectivation évoqué précédemment. Il peut éprouver de la fascination et du plaisir à l’exercice de cette nouvelle faculté. Comme le souligne L. Danon-Boileau (1998) : « La pensée fait prévaloir le jeu sur l’enjeu. »

16La découverte d’une pensée sur soi est source d’enrichissement par les nuances qu’elle apporte dans les jugements, par l’accès à l’émotion ; mais elle est aussi source de tracas par l’absence de limites à la quête de soi, par la perception des faiblesses, par l’introduction du doute et par le rôle soudain pris par le regard des autres. S. de Mijolla (1998) parle à propos de l’avènement de la pensée réflexive d’un « écroulement du socle de l’évidence ».

17L’adolescent pressentant que ses repères de compréhension sont en train de devenir caduques, s’orienterait vers de nouvelles stratégies cognitives plus adaptées à son nouvel état. Mais être capable de remettre en question son raisonnement c’est accéder au doute. Or sur le plan affectif, « la confrontation à la réalité du monde, la nécessité de remanier constamment ses processus de pensée interrogent en permanence le narcissisme de l’enfant » (Ferrari, 1997).

18Abandonner certains modes de pensée pour d’autres plus complexes ébranle le sentiment de complétude narcissique. La capacité à développer cette nouvelle acquisition cognitive, l’accès à l’abstraction, serait donc étroitement liée à la qualité des assises narcissiques. Ainsi les liens étroits existants entre processus cognitifs et narcissisme constituent surtout à l’adolescence, période où les assises narcissiques sont fortement sollicitées, un risque de « blocage ». Dans la clinique, on observe chez ces adolescents des « interruptions » du développement des structures cognitives à des stades intermédiaires, comme si l’adolescent allait à reculons vers ces nouvelles transformations. Dans un précédent travail (Catheline et coll., 1997) nous avons vérifié, à la suite des travaux de M. Emmanuelli (1994), le lien existant entre accès à l’abstraction et narcissisme. Souhaitant mettre en évidence un lien causal entre le retard du développement de la pensée abstraite chez des enfants sans déficit intellectuel et une mauvaise estime de soi, nous avons, à l’aide de bilans pratiqués avant et après un double suivi psychopédagogique et d’entretiens individuels, vérifié que l’élévation du niveau d’estime de soi allait de pair avec le franchissement d’un nouveau stade de raisonnement abstrait (par exemple passage du stade intermédiaire au stade formel A).

19La complexité des processus de pensée menant à l’abstraction fait dire à Piaget qu’il faut entre cinq et six ans (de 10 ans à 15 ans environ) de la vie de l’adolescent pour que ceux-ci soient totalement maîtrisés. En clinique nous disposons donc d’un certain temps pour faire accéder le jeune adolescent à ce type de pensée.

L’apport des néo-piagétiens interactionnistes

20Les néo-piagétiens, à la fois interactionnistes et constructivistes, ont mis l’accent sur le fait que les interactions sociales et tout spécialement celles entre les pairs peuvent faciliter le développement des structures cognitives. Ces auteurs développent l’idée que la maîtrise de la notion de réciprocité est largement renforcée par l’expérimentation auprès de camarades.

21Youniss (1986) attribue à la dyade amicale un rôle majeur dans l’exploration des états psychologiques d’une personne autre que soi. L’amitié entre adolescents constituerait l’interaction sociale optimale permettant de développer la compréhension de la réciprocité et la notion d’empathie. Cette conception se rapproche du rôle accordé au groupe des pairs à l’adolescence dans la théorie psychodynamique, en particulier comme relais relationnel lors du désengagement des liens œdipiens. En fin d’enfance déjà, les pairs jouent un rôle, mais ils ne représentent alors qu’une juxtaposition de relations avec un ensemble de personnes entre lesquelles il n’existe pas de relation interpersonnelle. Les camarades, les amis sont à cet âge encore pris dans le réseau relationnel familial. Les parents des copains font aussi partie de la relation amicale. À la différence de ce qui se passe à une période plus avancée de l’adolescence (où le groupe fonctionne essentiellement sur le conformisme), dans la prime adolescence, la diversité et la mobilité des relations amicales vont permettre au jeune adolescent d’exercer ses nouveaux moyens cognitifs. Partager ses pensées, ses sentiments avec ses amis constitue à la fois un exercice de cette nouvelle faculté et aussi une réassurance face au contrôle encore imparfait de la pensée réflexive. En effet, pouvoir penser les autres puis se penser soi-même produit un sentiment ambivalent fait à la fois de jubilation mais aussi de doute car du fait d’un contrôle encore fragile et imparfait, le jeune adolescent accorde une place excessive au jugement d’autrui. Cette attitude est à l’origine de la timidité puis de la pudeur lorsque les premières marques sexuelles apparaissent au niveau du corps, ainsi que des comportements très conformistes (mode vestimentaire, langage, goûts).

22Cette importance accordée aux pairs dans l’élaboration de nouvelles stratégies cognitives concorde avec la clinique : ce sont les enfants le plus en difficultés sur le plan relationnel (pour se faire de nouvelles relations par exemple) qui vont présenter des troubles anxieux lors de l’entrée au collège.

23D’autres travaux portent non plus sur la macrogénétique ou l’interactionnisme mais sur la microgénétique. Ainsi, O. Houdé (1995) développe l’idée que « penser, c’est inhiber », c’est-à-dire que tout acte de pensée met en jeu plusieurs opérations (inhiber les stimuli dangereux ou inadéquats, activer les stimuli non dangereux mais pertinents, enfin inhiber les schémas non dangereux, non pertinents). Certains enfants échoueraient dans les apprentissages parce qu’ils n’auraient pas activé une de ces opérations.

24Chaque nouvelle conquête cognitive créerait une complexification supplémentaire obligeant l’enfant à inhiber, selon la tâche à accomplir, une de ses compétences. Ce courant de pensée remet en cause la linéarité du développement, par « superposition » de structures cognitives de plus en plus complexes (macrogénétique de Piaget). Il existerait en permanence une compétition entre les différentes potentialités que possède l’individu pour résoudre une tâche. Cette théorie définit l’intelligence comme la capacité à inhiber de la manière la plus opportune possible certaines de ses acquisitions.

25À la prime adolescence, de telles stratégies ne peuvent fonctionner que si le jeune adolescent a suffisamment investi sa pensée du temps de son enfance. Le maintien de ce plaisir à penser constituera même un apport narcissique important face au doute suscité par l’explosion des capacités cognitives.

Désir de savoir et inhibition de pensée. Mise en place des processus dans l’enfance

26Dans les Trois essais sur la sexualité, Freud (1905) postule l’existence d’un désir de savoir très précoce résultant non seulement d’un acte de perception mais aussi d’un désir d’emprise sur l’objet doublé d’un plaisir à la vision de celui-ci.

27Pour Freud, la pulsion épistémophilique est tentative d’emprise sur le monde. Elle est à ce titre infiltrée par le sadisme, les processus d’envie et les fantasmes de destructivité qui leur sont liés. « Connaître le monde serait ainsi pour l’enfant tentative de le posséder et déjà ébauche d’un mouvement pour le détruire » (Ferrari, 1997). L’effroi devant ce mouvement peut susciter des mécanismes de défenses particulièrement invalidants telle qu’une inhibition de pensée. Dans son ouvrage La psychanalyse des enfants, Melanie Klein (1959) rapporte le cas de John, petit garçon de 7 ans souffrant d’une inhibition de l’apprentissage de la lecture et pour lequel cet apprentissage était vécu fantasmatiquement comme une tentative de possession et de destruction d’objets précieux à l’intérieur du corps maternel.

28Pour la psychanalyse, la relation au corps de la mère, constituant premier de la relation à la réalité, apparaît donc en filigrane derrière tout processus de connaissance. De la qualité de la relation à la mère va dépendre la naissance de la pensée. « Freud dit qu’il n’y a que de mauvais parents : manière de dire qu’il y a une haine nécessaire, une haine minimale nécessaire à l’avènement de l’objet, c’est-à-dire à la représentation en tant que non-moi » (Goutal, 1990). On perçoit combien ces mécanismes sont fragiles et peuvent être mis en question dès les premiers instants : trop de frustration, trop de haine, trop de doutes sur l’amour de l’objet-mère et c’est l’impossibilité d’en investir sa représentation ; mais à l’inverse trop d’amour, trop de présence de cet objet-mère, trop de bonne mère qui ne veut pas frustrer son enfant et c’est aussi l’impossibilité d’en investir l’absence, donc la représentation et la pensée. Il faut donc une certaine haine vis-à-vis de l’objet pour en avoir sa connaissance.

29Par ailleurs, Freud en insistant sur le caractère énigmatique de la connaissance (énigme de la différence des sexes, énigme de l’origine de la vie), accorde une place primordiale au besoin de donner du sens. Cette mise en sens est d’autant plus nécessaire que « tout stimuli sensoriel est ambigu, à une même image physique peuvent correspondre plusieurs constructions mentales obligeant l’enfant à un travail de choix et de tri au sein des images issues du monde sensoriel » (Ferrari, 1997). Nous rejoignons là certaines théories développées par les sciences cognitives modernes telles que : « Penser c’est inhiber. »

30Ce travail d’attribution de sens constitue un acte individuel mettant en jeu à la fois le niveau de développement du sujet et son histoire personnelle. Gibello (1997) propose d’appeler contenants de pensée ce qui donne sens à la perception. Parmi les trois types de contenants (ou générateurs) de pensée décrits par cet auteur, les contenants de pensée groupaux et culturels ont retenus notre attention dans notre réflexion sur le développement de la pensée à la prime adolescence. Pour Gibello, la névrose collective telle qu’on peut l’appréhender dans les mythes, les contes, les légendes, protège de la délinquance. C’est la raison pour laquelle, selon cet auteur, il est indispensable de donner des traditions aux enfants.

31Freud n’a pas laissé beaucoup d’indication sur les rapports entre cognition et psychanalyse, mais pour la plupart des auteurs se référant à sa théorie, les processus de pensée et les modalités de raisonnement ont directement à voir avec le narcissisme. Le processus d’apprentissage remet en cause l’investissement narcissique de l’enfant de par l’abandon de certains modes de pensée pour d’autres plus complexes. Cette approche concorde avec les interrogations de nombreux chercheurs cognitivistes qui se posent des questions sur l’importance à attribuer aux métacognitions dans les processus d’apprentissage (Gibello, 1997), c’est-à-dire sur l’opinion que se fait l’enfant sur ses propres connaissances et capacités d’apprentissages. La clinique nous enseigne que nombre de difficultés d’apprentissages sont étroitement liées avec des représentations défavorables des enfants, et plus encore des adolescents, extrêmement sensibles au regard d’autrui. Comme le soulignait E. Kestemberg (1980) : « L’adolescent n’existe que par le regard d’autrui. » Or le narcissisme de l’enfant est en grande partie alimenté par celui des parents. Ainsi, lorsque les parents hyperinvestissent la réussite scolaire de leur enfant, l’entrée dans l’adolescence du fait de tous les remaniements que nous venons de voir, se solde fréquemment par un relatif désinvestissement scolaire. Quelques adolescents évoquent leur désir de connaître leur « vraie valeur », sous-entendu sans travailler, ce qui renvoie au besoin puissant pour l’adolescent de se désengager du lien œdipien aux parents. Cette attitude de refus de conformité aux désirs parentaux (et par déplacement aux désirs des enseignants) correspond au fait que ces jeunes considèrent l’évaluation donnée par les enseignants comme une mesure de leurs efforts et non de leur valeur. L’effort est encore à cette période de la vie assimilé à une injonction parentale et non encore reconnu comme une nécessité pour acquérir un savoir. La valeur, elle, est associée à l’estime de soi, c’est-à-dire qu’elle est du côté du narcissisme. Connaître sa valeur est une priorité pour le jeune adolescent. Le désinvestissement scolaire doit être compris dans ce cas non seulement comme un besoin de s’éloigner des repères de l’enfance et la nécessité d’en créer de nouveaux, mais aussi comme la trace de la valeur narcissique de la pensée.

32C’est pourquoi il nous paraît important qu’avant l’adolescence et l’inévitable contamination de la pensée par le retour œdipien, l’enfant ait maitrisé son désir de savoir, c’est-à-dire que l’accès au savoir non seulement ne lui soit pas interdit par son fonctionnement psychique mais que l’exercice de pensée ait pu être dans l’enfance une source de plaisir mo ïque à valeur hautemement narcissique.

33R. Uribari (1999) évoquant les processus de pensée durant la latence parle d’une « prime de plaisir » donnée par l’exercice de l’activité intellectuelle et du plaisir éprouvé dans l’activité sublimatoire, renforcé par la reconnaissance et les gratifications données par les parents et les institutions. Le fait, pendant cette période, de pouvoir « pénétrer le monde du savoir en termes d’aventures et de maîtrise [...] et de saisir qu’à la différence des manifestations corporelles, visibles et évidentes, la pensée peut être cachée, relativement insaisissable, communiquée ou pas, déformée, donc ne mettant pas en danger son intégrité » constitue selon lui un puissant élément d’autonomie. Il poursuit : « La pensée rend possible l’accession à tout ce qu’il (l’enfant en période de latence) lui était interdit de connaître et de penser, à ce que ses parents, en particulier sa mère, ne peuvent pas penser. »

34Cependant, il ne suffit pas que l’enfant ait eu du plaisir à utiliser sa pensée pendant la période de latence, encore faut-il que le plaisir retiré soit suffisamment fort pour permettre à l’enfant de vaincre l’appréhension des changements pubertaires. Car, au plan affectif, penser équivaut à reconnaître et à tolérer une séparation d’avec la présence concrète des parents et de leurs représentations psychiques. La capacité à généraliser sa pensée, à se départir d’un point de vue égocentrique, constitue de notre point de vue une forme de prise de distance avec les certitudes de l’enfance.

35L’expansion des capacités cognitives resollicite en début d’adolescence la relation de l’enfant au savoir. Le devenir de cette nouvelle possibilité offerte à l’adolescent dépendra de deux ordres de faits. Le premier, nous venons de le voir, concerne l’héritage de l’enfance au travers du plaisir du jeune enfant pendant la latence à utiliser sa pensée pour comprendre le monde qui l’entoure. Le deuxième concerne directement les modifications engendrées par l’entrée dans l’adolescence : il s’agit à la fois d’une remise en question des modes de pensée précédents et de l’infiltration de la pensée par le sexuel.

36De nombreuses difficultés repérées dans le cadre scolaire seraient, selon nous, des marqueurs d’un travail psychique de séparation qui n’arriverait pas à se faire. Tout adolescent, même celui bénéficiant a priori d’assises narcissiques stables, se trouve directement confronté à cette remise en question. Mais l’adolescent bénéficiant de ce viatique, confiant dans son environnement, saura faire appel à de nouveaux modèles relationnels (en particulier grâce aux relations avec les pairs). Il manifestera ainsi son désir de s’adapter au changement, alors que d’autres vivront la perte de la stabilité de l’enfance comme persécutrice et se « cramponneront » littéralement à leur entourage familial afin d’éviter d’être confrontés au changement.

37Par ailleurs, l’anxiété que suscite la mise en situation de penser, au collège en particulier, crée ce que Gibello (1997) a appelé des « instabilités du raisonnement ». Tout se passe comme si le jeune adolescent ne parvenait pas toujours à utiliser ses capacités de raisonnement, donnant le sentiment d’un processus mal maîtrisé. L’irruption imprévisible de l’angoisse qui envahit alors la pensée est à l’origine de cette instabilité. Ces adolescents surprennent leur entourage par une alternance de capacités et de difficultés. Ces dernières sont mises sur le compte de « lacunes » ou d’une insuffisante maîtrise de la notion alors qu’il s’agit en fait de véritables « blocages » transitoires du raisonnement dont l’origine est vraisemblablement affective et fantasmatique.

38Pire encore, la présence des pairs, loin de rassurer ces adolescents pris dans un lien anxieux aux parents, accentue leur angoisse de ne pas être comme eux. Un sentiment de persécution s’installe alors.

39Mais un autre écueil menace l’installation des processus d’abstraction à l’adolescence, il s’agit du risque représenté par la sexualisation de la pensée.

Sexualisation de la pensée à l’adolescence

40Peter Blos, dès 1967, propose de considérer l’adolescence dans sa totalité comme un second processus d’individuation, le premier décrit par Margaret Mahler (1967) s’achevant vers la fin de la troisième année. Il assimile en effet l’éclatement des liens de dépendance à la famille au moment de l’adolescence à l’éclatement de la membrane symbiotique lors de la petite enfance. Mais si l’internalisation progressive des objets d’amour ouvre le petit enfant à une indépendance de plus en plus grande, en revanche c’est la régression qui, paradoxalement, va permettre à l’adolescent de s’engager dans un processus d’individuation. « L’adolescent doit établir un contact émotionnel avec les passions de sa petite enfance pour être à même de les désinvestir. Tout se passe comme si on assistait à la projection d’un film à l’envers. » Pour Peter Blos : « Seule la régression permet de modifier les résidus des traumatismes, conflits et fixations infantiles en les amenant sous le primat des nouvelles ressources du Moi qui connaît à ce moment-là un accroissement phénoménal sur le plan de la maturation. » La régression constitue donc la tâche paradoxalement essentielle de l’adolescence. Celle-ci serait la seule période de la vie humaine au cours de laquelle la régression ne serait pas une défense mais plutôt un élément essentiel du processus psychique, même si elle peut susciter de l’angoisse. P. Blos reprend le concept d’ « adaptation régressive » déjà utilisé par Hartmann (1939). Ce processus de structuration psychique, passage obligé du développement normal, concerne toutes les instances de la vie psychique et associe la régression pulsionnelle à la régression mo ïque.

41La régression mo ïque correspond à la « réexpérimentation d’états mo ïques abandonnés complètement ou partiellement ayant pu constituer autrefois les bastions de sécurité et une manière de faire face au stress » (P. Blos). Ainsi la capacité du jeune enfant à tenter de comprendre le monde qui l’entoure, c’est-à-dire à utiliser sa pensée comme investissement narcissique, sera-t-elle à l’adolescence fortement sollicitée. La qualité de la période de latence est alors primordiale, car c’est durant cette période que l’enfant aura pu expérimenter des situations gratifiantes pour le Moi qui lui serviront en début d’adolescence, comme le dit P. Blos, de « bastions de sécurité » face au stress.

42La finalité de cette régression est de conduire à des remaniements objectaux allant dans le sens d’un processus de désengagement du lien d’amour et de haine aux objets primaires. Mais comme l’a bien montré M. Mahler à propos de la crise du rapprochement (troisième sous-phase du premier processus de séparation-individuation), il existe chez l’adolescent comme chez le petit enfant de 18 mois un conflit entre d’une part le désir d’être séparé, grand, puissant, et d’autre part le désir de voir la mère accomplir magiquement leurs désirs, sans avoir à reconnaître que l’aide venait en fait de l’extérieur, de l’autre. Cette période se caractérise par le désir contradictoire de repousser la mère et celui de s’accrocher à elle. « Les enfants ont recours à leur mère comme une extension de leur self, processus par lequel ils dénient en quelque sorte la pénible conscience d’être séparés [...] L’indécision est un comportement typique de cette période » (Mahler).

43À l’adolescence, l’envahissement des fonctions autonomes du Moi par cette ambivalence peut donner lieu à ce même type de comportements contradictoires, parfois incompréhensibles, mais toujours labiles. Ainsi, Pierre, 13 ans et demi, revendique haut et fort auprès de ses parents l’achat d’un scooter pour se sentir plus indépendant par rapport à eux ; mais il ne trouve absolument pas gênant que son père tous les matins le conduise à l’école, c’est même lui qui le demande, refusant de prendre le bus pourtant tout proche qui dessert le collège. Devant l’étonnement du consultant, il précise alors qu’il s’ennuie dans le bus et qu’il n’aime pas cela. Cet exemple illustre parfaitement l’attitude de ces jeunes adolescents incapables d’investir leur monde intérieur et s’accrochant aux adultes qu’ils utilisent comme des prothèses relationnelles pour tenter d’éviter l’angoisse provoquée par cette régression mo ïque.

44C’est la raison pour laquelle certains adolescents préfèrent renoncer à utiliser les progrès de la croissance, c’est-à-dire renoncer à penser pour sauvegarder leur lien infantile avec leur parent.

45La régression pulsionnelle quant à elle fait ressurgir les fantasmes incestueux et parricidaires de la période œdipienne, fantasmes dont la réalisation dans l’enfance était rendue impossible par l’alliance protectrice entre le Moi et le Surmoi interdicteur, mais surtout par l’immaturité infantile. L’adolescence fait voler en éclat cette alliance car le Moi en tant que principe de réalité ne peut plus s’étayer sur l’immaturité biologique infantile. Penser sur soi à l’adolescence équivaut alors à solliciter ces fantasmes. La clinique des états d’inhibition intellectuelle, notamment au cours de l’adolescence, nous montre combien les pensées peuvent être contaminées par la sexualité. En effet, les rejetons du refoulé, porteurs des fantaisies masturbatoires, peuvent venir contaminer les processus de pensées qui sont alors ressentis comme une activité sexuelle. Le Moi peut renoncer à l’usage de penser pour se prémunir contre l’émergence d’angoisses. Le sentiment de vide cérébral protège l’adolescent de la sexualisation de la pensée.

46Au plan clinique, les écueils rencontrés par l’adolescent lors de cette double régression mo ïque et pulsionnelle imposée par l’entrée dans l’adolescence sont à l’origine de deux aspects bien différents de la difficulté à penser. Nous distinguons le renoncement à penser, pour ne pas risquer de perdre l’étayage du lien parental (la régression mo ïque est ici en cause), de l’inhibition de pensée destinée à lutter contre les conséquences de l’avènement de la sexualité et à refouler les pensées incestueuses ou parricidaires (dans ce cas de figure c’est la régression pulsionnelle qui est à l’origine du symptôme).

47L’investissement de la pensée en début d’adolescence serait donc tributaire d’un double travail psychique : le premier travail serait constitué par la capacité à tolérer le doute (ce qui met en jeu la qualité des assises narcissiques), le second par la capacité à élaborer des défenses pour lutter contre cette régression pulsionnelle et mo ïque : par exemple solliciter les représentations symboliques de l’Idéal du Moi pour se protéger des fantasmes parricidaires et incestueux. Il s’agirait alors d’un travail de sublimation.

48Nous pensons que la légère précession de la pensée cognitive sur la sexualisation de la pensée peut constituer un facteur protecteur contre la fragilisation du Moi que provoque le « pubertaire » (Gutton, 1991). Il nous semble nécessaire qu’il y ait eu, en période de latence, tout d’abord un désir de savoir et un accès non conflictualisé à cette connaissance ainsi qu’une « narcissisation » de la pensée cognitive.

Différents modèles d’organisations défensives face au danger de penser

49L’adolescence a donc un impact important sur les processus de pensée. Le risque majeur en début d’adolescence est de voir se conflictualiser trop précocement l’investissement de la pensée, avant même que la maîtrise de la pensée réflexive, la capacité à avoir une pensée propre ne se soit déployée et stabilisée. Ceci concourt à amputer de manière souvent importante l’avenir scolaire d’abord, professionnel ensuite. En outre, les capacités à supporter le doute et à mettre en œuvre des processus de symbolisation et de déplacement sont les garants de la souplesse du fonctionnement psychique, c’est-à-dire de la santé psychique.

50Mais que se passe-t-il quand le doute ouvre à une angoisse narcissique insurmontable qui déborde la capacité d’investissement de la pensée ? Nous décrirons quatre situations :

L’organisation limite

51Des mécanismes de défenses de type prégénital vont apparaître : clivage, identification projective, déni, recours à l’omnipotence et à la dévalorisation, voire à la neutralisation de la pensée dont nous avons parlé précédemment, ceci afin de conserver un Moi tout-puissant, ce qui confère à la personnalité un statut provisoire d’organisation limite au sens de O. Kernberg (1975). P. Blos a toutefois signalé le risque de pérénisation d’une telle organisation du fait du sentiment de triomphe et des satisfactions narcissiques que procurait cet aménagement défensif. M. Laufer (1989) a montré combien l’évacuation de toute forme de doute est hautement inquiétante.

Le lien anxieux

52Il se caractérise par le maintien « coûte que coûte » du côté de l’enfance du fait de l’établissement d’un lien anxieux avec un parent (la mère le plus souvent). Les jeunes adolescents mettent ainsi beaucoup d’énergie à « allumer » leurs parents par des conduites opposantes qu’ils déploient dans le domaine des apprentissages ou de la scolarité au sens large. Celles-ci leur permettent d’avoir l’illusion d’une séparation avec les parents parce qu’en apparence ces conduites suscitent leur mécontentement. L’adolescent sait pertinemment que leur refus va immanquablement déclencher un rapproché parental : « Je ne peux pas lui faire confiance, il faut que je sois sans cesse derrière lui, il me récite ses leçons mais a des mauvaises notes aux contrôles. » Il s’agit véritablement d’un instrument de pouvoir.

53Au plan clinique, ces adolescents présentent une niaiserie affective ou une bêtise cognitive : habités par l’angoisse de séparation, l’investissement de la pensée est douloureux, ils sont de ce fait mal à l’aise avec tout symbole de la pensée, en premier lieu l’école. Ce sont plutôt les jeunes adolescents entre 11 et 15 ans qui sont concernés. Les parents consultent le plus souvent sur conseil des enseignants qui encouragent les parents à surveiller le travail de leur enfant.

54Cliniquement repérable par cette phrase clé : « Il ne travaille que si on est derrière lui », dont une variante dans le primaire est : « Il lui faudrait un enseignant pour lui tout seul », les adolescents concernés (en général des garçons) ont souvent, pendant leur scolarité primaire, été soutenus à bout de bras par leurs parents (le plus souvent la mère). Le retentissement scolaire reste longtemps modéré et ne devient patent qu’à l’entrée au collège du fait du nombre de matières et d’enseignants : les parents se sentent débordés par l’ampleur de la tâche. Les résultats scolaires sont « en dent de scie ». Parfois on qualifie l’enfant de rêveur, on le pense « dans la lune ». Les notes de contrôle sont souvent catastrophiques et contrastent avec un bon investissement scolaire. Dans l’anamnèse on retrouve souvent en primaire (CP et CE1 fréquemment) un enseignant qui a joué un rôle particulièrement important soit dans le sens d’un dégoût de l’école soit au contraire dans le sens d’une réconciliation avec les apprentissages : le bon enseignant qui « a su le prendre ». On note une absence de troubles du comportement associés, tout au plus dans certains cas (c’est en principe un facteur de gravité et l’annonce d’une phase aiguë telle que la phobie scolaire) peut-on constater de fréquentes absences pour raison de santé (maux de ventre, maux de tête, chutes de tension, voire petites maladies : angines à répétition, etc.). Le jeune adolescent est décrit comme sérieux, appliqué, parfois timide et réservé. Les relations avec les pairs sont conservées, bien que souvent de médiocre qualité. L’adolescent et ses parents mettent en avant une vie relationnelle et amicale satisfaisante. En fait, celle-ci est souvent pauvre : en effet, s’il participe à des activités extrascolaires, il y est toujours accompagné de ses parents ; il choisit souvent une activité à laquelle il ne peut se rendre seul (éloignement géographique, horaire tardif). Parfois les parents ont dû insister pour qu’il en ait une. Il ne va jouer que chez un seul copain, le plus souvent connu depuis le primaire, ce qui constitue pour les parents une preuve de son sérieux. Parfois il s’agit du petit voisin qui vient à la maison ou chez qui il va.

55L’entretien ne relève aucune expérience positive de séparation : soit il n’y en a pas eu du fait d’un refus manifeste de l’enfant ou de ses parents (à cet égard les récentes affaires de pédophilies constituent désormais un motif avouable pour refuser cet éloignement), soit l’école a contraint l’enfant ou l’adolescent à participer à des sorties mais celles-ci ont été marquées par une vive anxiété avant le départ, allant parfois jusqu’à les faire renoncer au voyage.

56Les antécédents familiaux et personnels apportent un éclairage fort intéressant pour la compréhension de ce lien anxieux. L’histoire familiale de ces adolescents est souvent émaillée de situations anxiogènes mettant en jeu des séparations douloureuses dès l’enfance : divorce, maladie grave ou décès d’un parent. Parfois l’enfant occupe une place particulière dans la famille (enfant de remplacement, enfant conçu au moment du décès d’un grand-parent, accident ou maladie grave survenue dans l’enfance).

57Enfin la relation personnelle des parents au savoir donne de précieuses indications sur le possible établissement d’un lien anxieux autour du savoir et de l’école. C’est le cas de parents présentant un investissement important de la scolarité (il s’agit souvent d’enseignants), ou qui ont connu un échec scolaire et ayant de ce fait un investissement anxieux et ambivalent de la scolarité avec un désir d’être rachetés de leur échec et une crainte d’être dépassés par leur enfant.

58Ce type de situation est celle qui, de notre point de vue, comporte le plus de risque quant à l’avenir cognitif. En effet, ces jeunes ont souvent établi un lien précoce particulièrement fort avec leurs parents et les bénéfices auxquels ils devraient renoncer à l’adolescence sont trop importants. Par ailleurs, les parents eux-mêmes sont largement partie prenante dans la construction de ce lien anxieux. Le renoncement est donc douloureux. Le maintien du lien évite certes la confrontation à une telle perte mais il a pour conséquence un retard, voire une impossibilité dans la mise en place des processus de pensée réflexive qui rendraient l’adolescent autonome par rapport à ses parents. Parfois, on observe aussi une instabilité du raisonnement (Gibello, 1997) : tout se passe comme si l’utilisation de la pensée réflexive se faisait par à-coups en fonction de la charge anxieuse de la situation scolaire (matière appréciée ou non, mais aussi sujet fantasmatiquement anxiogène, relation au professeur, etc.). Ce dernier cas de figure est le plus favorable car il suppose un accès possible à l’abstraction.

L’investissement en secteur défensif ou la rêverie confabulante

59Il s’agit dans ce cas d’un investissement en secteur défensif, par exemple un hobby, qu’il soit sportif, ludique ou culturel, dont le but est de maintenir un apport narcissique suffisant pour faire obstacle à la douleur à penser. « Il ne pense qu’à jouer », disent les parents accablés.

60Cette situation clinique est fréquente. Elle représente une variante du lien anxieux et combine à la fois les ressorts psychodynamiques du tableau précédent (maintenir coûte que coûte l’étayage parental) et une attitude plus active d’opposition aux parents. Cette dernière est vraisemblablement le résultat d’une attitude ambivalente à l’égard des parents, traduisant à la fois le besoin pour l’adolescent de proximité de ses parents (une faim de parents pourrait-on dire) et sa crainte (parfois déjà sa déception) de ne pas pouvoir compter sur eux. En effet, on retrouve dans l’enfance de ces jeunes un lien souvent très fort avec les parents du fait soit de la place dans la fratrie (ainé, surtout si c’est un garçon, ou dernier de la fratrie), ou de la fréquence de « petites maladies ». Il s’agit en fait d’un hyperinvestissement anxieux bien différent du lien anxieux noué entre parent et enfant dans le groupe précédent. Le lien entre parents et enfant bien que fort est plus intériorisé dans l’investissement en secteur défensif que dans le lien anxieux simple.

61Mais à un moment du développement (en général en fin d’enfance vers 9-10 ans), les parents sont perçus comme moins étayants par l’enfant. La cause peut en être soit des situations au cours desquelles les adultes n’ont pas pu rassurer l’enfant (par exemple non reconnaissance d’un état dépressif chez l’enfant à la suite de pertes : deuil, déménagement), soit des situations plus actuelles qui ne permettent pas aux parents d’être disponibles (état dépressif d’un parent, conflits conjugaux, perte d’emploi). Ils sont considérés comme défaillants pour l’adolescent et cette défaillance est d’autant plus mal vécue qu’elle fait suite à une relation d’étayage très investie et très forte. La déception est à la hauteur de l’attente.

62Sur le plan affectif et cognitif, ces adolescents du fait du lien plus intériorisé avec les parents que ceux du précédent tableau sont moins dépendants de leurs parents. C’est la raison pour laquelle ils ont pu développer des stratégies d’adaptation au moment où ils ont été confrontés à l’absence de fiabilité parentale. Celles-ci ont souvent consisté à chercher au dehors de la maison, auprès des pairs et des activités sportives ou ludiques des sources de satisfaction narcissique. Parfois aussi, lorsque la vie psychique a été fortement investie pendant la latence, le jeune adolescent se « perd » dans une rêverie confabulante.

63Ces adolescents accèdent à un certain degré d’autonomisation dans la pensée. Les processus cognitifs sont peu atteints. La symptomatologie est plus celle de conduites de passivité, de rêverie, voire d’attitudes caractérielles rejetant toute soumission au cadre scolaire et tend à être traitée de manière éducative (mise en internat) alors qu’il existe une réelle souffrance psychique.

L’identification factice

64Parfois aussi, la dernière acquisition mo ïque, en l’occurrence l’accès à la pensée abstraite, peut être utilisée de manière défensive comme Moi-Idéal réalisant ainsi une collusion entre self et pensée, cette dernière étant totalement subordonnée à l’emprise du self. S. de Mijolla (1998) parle « d’abandon de la pensée » : le sujet délègue à un autre le fait de penser à sa place. Il adopte par identification les pensées d’un autre, celui-ci devient un Idéal permettant au sujet de se vider de sa propre pensée pour se coller à l’autre, il s’agit en fait d’un pseudo-Idéal de Moi. Le sujet ne vit pas une inhibition de pensée, il a réponse à tout, car le maître à penser sait tout : c’est le conformisme.

65Le jeune adolescent fait alors sien un appareil de croyance dont l’investissement sera renforcé au moment du pubertaire par la défaillance surmo ïque. Le recours à l’idéologie peut ainsi représenter un évitement du travail psychique de l’adolescence : c’est le dogmatisme. Il faut cependant noter que sur le plan clinique les adolescents concernés par ce fonctionnement psychique sont plutôt vus vers l’âge de 16 ans, à l’entrée au lycée, c’est-à-dire à la fin de la période dont nous traitons ici.

66Paul Denis (1990) a bien montré dans son Éloge de la bêtise que le fonctionnement « bête » des jeunes adolescents découle d’un refus de voir ce qui se passe en soi et d’un souci de le cacher à autrui. Il parle d’un détournement antisexuel de l’excitation visant à abolir le fantasme, la pensée.

67Dans ces conditions, comment proposer à un jeune adolescent de réfléchir à ce qui se passe en lui s’il n’en veut rien savoir, sauf à utiliser une médiation autre que verbale susceptible de rendre la relation à l’autre – soignant – moins excitante. Cet enjeu est d’autant plus important que les aménagements défensifs qui sont au départ une position d’attente finissent par se fixer. Par ailleurs, ce contre-investissement est particulièrement coûteux en énergie, ce qui ne permet pas d’en disposer pour d’autres investissements.

68En nous appuyant sur les éléments théoriques précédemment cités, nous avons construit un modèle de prise en charge pour ces jeunes adolescents présentant une douleur à penser.

69La précession du développement de la pensée abstraite sur les phénomènes de génitalisation, ainsi que le rôle majeur joué par l’investissement de la connaissance durant la période de latence, nous ont conduit à proposer à ces jeunes adolescents des situations dans lesquelles ils pourraient exercer ce plaisir à connaître.

70L’importance des pairs et du regard des autres adolescents nous a déterminé à proposer une approche en groupe.

71Enfin, la fréquence des situations mettant en jeu un lien anxieux aux parents, nous a décidé à nous appuyer sur le cadre institutionnel pour créer un espace de médiation, véritable lieu transitionnel au sens winnicottien du terme.

L’ACCUEIL THÉRAPEUTIQUE DE JOUR POUR ADOLESCENTS : « MOSA ÏQUE »

Les enjeux thérapeutiques

72Il nous est apparu primordial dans notre dispositif de soin d’amener les adolescents présentant ces pathologies anxieuses avec inhibition de la pensée à tolérer d’abord, à aimer penser ensuite. Pour ce faire, il fallait déconnecter réflexion et cadre scolaire puisque pour nombre d’adolescents c’est à l’école qu’on utilise sa pensée et par ailleurs les difficultés scolaires sont pour beaucoup le motif annoncé de la consultation (un tiers des adolescents en 1998 ont consulté à la demande exclusive des enseignants). Toute activité mettant en jeu le verbal est assimilée à la pensée et à la scolarité, tandis que le « faire » évoque les loisirs, les jeux. Les ateliers thérapeutiques utilisant des médiateurs auront cette mission de réconcilier les adolescents avec leur pensée.

73Il fallait ensuite effectuer un travail en direction du lien entre parent et adolescent. L’institution de soins par sa fonction à la fois médiatisante, étayante (ou contenante) et séparatrice permettra que se desserre peu à peu ce lien.

74Enfin, nous tentons d’utiliser le support des pairs pour aider le jeune adolescent à se départir du lien anxieux avec ses parents. Le travail en groupe thérapeutique constitue notre troisième axe de soins.

75L’institution de soins, type hôpital de jour à temps partiel pour jeunes adolescents, s’introduit comme un nouveau partenaire dans le triangle : école-adolescent-parents où régulièrement et de façon pathogène deux éléments s’allient contre le troisième.

76L’originalité de notre collaboration avec l’école nous permet par ailleurs de réaliser une alliance thérapeutique d’une part avec les parents interpellés par les enseignants pour des motifs scolaires, d’autre part avec les enseignants désarçonnés par les comportements de ces adolescents.

77Notre hypothèse de travail étant que les troubles présentés par ces jeunes adolescents constituaient des butées de leur développement psycho-affectif, notre objectif était de leur donner du temps et un espace où le cours du développement pourrait reprendre. Il était nécessaire que ce temps et cet espace s’intègrent ou s’insèrent dans leur réseau social, relationnel et affectif. Le temps ne devait être ni trop court ni trop long : pas trop court pour pouvoir constituer une expérience de vie (Diatkine, 1982), pas trop long pour éviter la déscolarisation. La fréquentation du lieu de soin ne devait conduire ni à une exclusion ni à une marginalisation du milieu naturel de l’adolescent.

78Il convenait donc dans un premier temps de protéger le jeune adolescent des réponses agressives des groupes sociaux dans lesquels ils vivent : école, famille, copains et de leur offrir un autre lieu d’expériences relationnelles qui ne se substituerait cependant pas aux lieux habituels.

79Dans ce lieu nous souhaitions que les adolescents y fassent des rencontres, que les activités proposées puissent leur permettre d’exprimer des désirs venant d’eux-mêmes et les mettent en contact avec des apports culturels susceptibles de les intéresser (les contenants de pensée culturels de Gibello). Nous souhaitions surtout qu’ils puissent rêvasser en présence de quelqu’un (espace transitionnel de Winnicott). Bref, nous souhaitions que dans ce lieu s’expriment les parties saines de leur appareil psychique, afin de renforcer les assises narcissiques de la personnalité. Nous souhaitions aussi introduire un tiers médiateur symbolisant les fonctions de séparation dans les relations duelles : parents-adolescent ou adolescent-école ou encore parent-école.

80Une « séduction tempérée » est le plus souvent nécessaire pour atteindre l’adolescent barricadé dans son système de fonctionnement. En effet, ses conduites d’évitement de la pensée, car penser équivaut à réaliser des vœux œdipiens, ou sa peur de la perte de l’étayage parental sont la cause du (ou des) symptôme(s). Mais ceux-ci, du fait même de leur efficacité (en effet, ils satisfont le Surmoi en évitant la rivalité avec les figures parentales, ou obligent les parents à être constamment derrière leur enfant), risquent de se pérenniser. C’est la raison pour laquelle il est important de relancer le plaisir à penser dans d’autres circonstances que les seules conditions familiales ou scolaires. Ainsi le fait de disposer de nombreux ateliers dont l’attractivité pour l’adolescent doit être certaine, c’est-à-dire correspondre aux centres d’intérêts de son âge, permet-il de réfléchir à soi dans un autre contexte qui, tout en étant proche de la situation scolaire puisque impliquant la présence d’adultes et de règles, ne s’y substitue pas. Il s’agit en quelque sorte d’une aire transitionnelle au sens winnicottien du terme dans laquelle la cohabitation avec d’autres adolescents permet la création d’un espace groupal de pensée, ce qui constitue un étayage narcissique important.

81La plupart des adolescents qui fréquentent l’institution ont une problématique centrée sur l’axe narcissime-idéal du moi. Ils ont des défaillances dans l’établissement de leurs assises narcissiques. Le travail thérapeutique portera de ce fait sur le remaniement des idéaux. L’adolescent s’avère particulièrement sensible et vulnérable aux facteurs d’environnement et aux aléas des rencontres externes. Une grande partie de ses identifications se feront d’ailleurs à partir d’appropriation d’ « objets médiateurs » retrouvés soit chez les autres adolescents, soit chez un adulte, soit dans un groupe. Mais cette appétence objectale peut parfois être vécue par l’adolescent comme une insatiable envie qui le menace d’un débordement, d’une perte d’autonomie, c’est-à-dire d’une perte narcissique (Jeammet, 1990). La réalité interne est donc à la fois défaillante et excitante dès lors que l’adulte vient à la solliciter. L’utilisation d’un médiateur d’une part, d’un groupe thérapeutique d’autre part, permet de canaliser et de contenir cette excitation.

Le médiateur

82Le médiateur permet d’éponger l’excitation que suscite la relation obligée avec les autres. Certains adolescents ne sont capables de canaliser cette excitation que dans la manipulation d’objets, d’autres dans la mise en jeu de leur corps, d’autres enfin tolèrent un minimum de mentalisation et peuvent s’inscrire dans des activités créatrices ou imaginatives. On comprend la nécessité de disposer d’un grand nombre de supports médiateurs (médiation créative, médiation manuelle, médiation corporelle, médiation culturelle). Ce médiateur permet de différer le recours à la parole excitante elle aussi génératrice d’attitudes de prestance qui ont précisément enfermé le jeune adolescent dans un comportement jugé à juste titre pathologique par l’environnement. Parler tandis que les mains s’affairent atténue l’impact émotionnel à la fois pour celui qui s’exprime et pour celui qui écoute. L’attention est en quelque sorte partagée entre le voir et le dire. Par ailleurs, ce « faire » redonne à l’adolescent une position active, rendant plus supportable la relation à l’adulte. Celle-ci ne comporte alors plus le risque de soumission qui inquiétait tant l’adolescent. En décidant de faire ou de ne pas faire ou de faire ce qu’il veut, l’adolescent récupère un sentiment de maîtrise lui permettant de s’investir sans crainte dans la relation de soin.

Le groupe

83Le rôle pris par les pairs dans l’exploration des états intérieurs constitue, nous l’avons vu précédemment, un point fort dans l’adaptation du jeune adolescent aux modifications cognitives et affectives suscitées par l’entrée dans l’adolescence. La mise en contact avec un petit nombre d’adolescents de son âge durant son passage au centre de soins et la nécessité de nouer des contacts avec eux va petit à petit lui permettre de se rendre compte de l’intérêt de ces relations.

84La particularité de notre structure est de fonctionner en groupes ouverts, c’est-à-dire que de nouveaux adolescents peuvent à tout instant entrer sur un groupe, du moins jusqu’à ce que celui-ci soit complet (5 à 6 adolescents maximum). Cette organisation ne nous permet pas d’utiliser les ressorts thérapeutiques habituels des groupes tels que l’illusion groupale par exemple. En revanche, la mise en petit groupe du fait de la dimension d’étayage et d’expérimentation des états mo ïques restaure le narcissisme des adolescents. De même, les groupes ouverts permettent la constitution d’un « idéal groupal ». Tous les adolescents ne quittant pas le groupe en même temps, il persiste ainsi une représentation de cet idéal, véhiculé par les adolescents les plus anciens.

85Cet idéal groupal peut représenter un nouveau support identificatoire pour peu que l’adolescent accepte de renoncer à certaines attitudes défensives qui constituaient autant de réactions de prestance au service de ce pseudo-idéal révolté.

86Toutefois, du fait de l’ouverture des groupes, l’idéal groupal est plus difficile à constituer et doit être soutenu par l’idéal institutionnel. « L’institution, comme ces matriochkas, poupées gigognes russes dans laquelle la plus grosse englobe la plus petite, devient ainsi un “groupe au carré”, un groupe au sein duquel fonctionnent tous les autres groupes. Le cadre institutionnel confère aux groupes ouverts une fonction contenante renforcée » (Catheline, 1998).

87Ce renforcement de la fonction contenante du cadre institutionnel est d’autant plus important que le fonctionnement en groupe ouvert suscite chez les parents des projections agressives. Beaucoup d’entre eux assimilent les activités à un centre de loisirs, voire à des activités pour enfants plus jeunes. Les parents aimeraient que nous fassions la morale à leurs adolescents, que nous trouvions les raisons du blocage : « Il a des possibilités ; quand il veut, il peut. » Bref, les attentes sont fortes et ces sentiments se transforment souvent en haine avec projection des mauvais objets sur l’institution. Ceci est d’autant plus important que beaucoup de parents vivent le centre thérapeutique comme une institution idéale qui concrétiserait une fonction parentale idéale. Comme le souligne Jean-Bernard Chapelier (1989) : « Les centres qui se donnent pour but de soigner les enfants se présentent de façon latente ou exprimée comme substituts parentaux, et ils s’organisent souvent sur le modèle de la famille (couples de directeurs, équipe fraternelle, etc.). » Le fonctionnement de notre institution n’y échappe pas.

L’organisation de « Mosa ïque »

88« Mosa ïque » est une structure type « hôpital de jour » à prix de journée, de seize places, dépendant du centre hospitalier Henri-Laborit à Poitiers (Vienne) et rattachée au secteur sud de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (chef de service : Dr Joël Uzé). « Mosa ïque » fait partie de la fédération des unités d’adolescents de la Vienne réunissant six unités. Les cinq autres étant les suivantes : Unité d’accueil et d’admission de Poitiers (six lits) ; Unité d’hospitalisation de Poitiers (dix lits) ; Foyer thérapeutique des « Trois logis » à Poitiers (douze lits) ; Centre de soins pour adolescents (fonctionnant sur le modèle de « Mosa ïque ») à Châtellerault (huit places) ; Unité d’Intervention en collèges et lycées (ISATIS). Ces dernières unités sont rattachées au secteur nord de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (chef de service : Pr Daniel Marcelli), la structure fédérative permettant une harmonisation du fonctionnement et une meilleure cohérence. À titre d’information, les moyens propres à l’Unité « Mosa ïque » sont, au plan architectural, la disposition de locaux spécifiques (nouveaux locaux inaugurés en novembre 1998) de 510 m2, pour neuf salles pouvant accueillir les adolescents (dont le réfectoire qui sert à l’atelier cuisine), cinq bureaux de consultations, un secrétariat, une salle d’attente et une infirmerie servant de bureau médical au généraliste vacataire. Au plan humain, « Mosa ïque » dispose d’un praticien hospitalier à 60 % sur la structure, de sept ETP d’infirmiers, d’un cadre infirmier plein-temps, d’un agent de service hospitalier plein-temps, d’une psychologue à mi-temps (depuis le 1er juillet 2000), d’une orthophoniste à 30 % et d’une psychomotricienne à 20 %.

89L’unité de soins accueille tous les jours de l’année, du lundi au vendredi, de 8 h 30 à 17 h, une soixantaine d’adolescents par semaine, chacun venant une, deux (cas le plus fréquent) ou trois fois par semaine, pour une durée de trois heures environ à chaque venue.

90Une période d’ « essai » de cinq semaines permet à l’adolescent d’avoir une meilleure représentation du soin qui lui est proposé, ce qui facilite ultérieurement l’adhésion au traitement. En effet, bien souvent l’idée d’être « soigné » en groupe est mal peçu par les adolescents, ou encore le recours aux médiateurs est assimilé à la fréquentation d’un centre de loisirs pour enfants plus jeunes, type centre aéré par exemple.

91Les activités s’effectuent en petits groupes de quatre à six adolescents. Elles ont été décidées par les soignants en fonction de leur propre centre d’intérêt et des formations qu’ils ont pu recevoir dans ces domaines. Il nous est en effet apparu nécessaire que les infirmiers puissent s’adosser à une compétence technique face à des patients susceptibles de régresser du fait de cette prise en charge. Du côté des adolescents, nous avons essayé de diversifier les activités en tenant compte des centres d’intérêt de leur âge, mais aussi en leur proposant des activités différentes selon leurs aptitudes à utiliser le médiateur. Ainsi leur proposons-nous toute une gamme d’ateliers répartis en quatre types de support :

  • ateliers à médiation corporelle regroupant des activités sportives, gym douce, relaxation, club santé, maquillage-esthétique ;
  • ateliers à médiation imaginative et créatrice : atelier collage, modelage, atelier écriture, atelier contes, atelier expression (peinture), atelier dessin, atelier vidéo (réalisation d’un film), atelier photo ;
  • ateliers à médiation culturelle : atelier socialisation, atelier échecs, atelier réflexion scolaire, atelier culturel, atelier informatique ;
  • ateliers à médiation manuelle : atelier de construction manuelle, atelier art-cyclage, atelier réparation de mobylette, atelier cuisine.

92Reprenant le modèle de l’Unité de soins intensifs du soir développé en 1971 par René Diatkine dans le cadre de l’Association de santé mentale du XIIIe, nous avons également développé un autre aspect de la prise en charge qui nous différencie nettement des Centres d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP), il s’agit du temps institutionnel qui comprend un « temps libre » ou temps de « détente » offrant la possibilité de jouer entre adolescents au baby-foot, ping-pong, jeux de société, écoute de musique, voire lecture dans le salon, en attendant l’atelier, le repas ou le départ de l’institution. Des « séjours de rupture » (week-ends ou séjours de cinq jours) visant à travailler à la fois sur la séparation avec les parents et les contenants culturels (visite d’exposition, de lieux historiques, etc.) sont systématiquement proposés aux adolescents qui doivent participer au moins à l’un d’entre eux. Les infirmiers encadrant ces séjours ne sont souvent pas les mêmes que ceux qui reçoivent les adolescents dans les groupes thérapeutiques, ce qui crée une réelle dynamique institutionnelle, chacun des soignants pouvant donner un avis sur le comportement, l’attitude et les capacités adaptatives et relationnelles de l’adolescent.

93Les parents peuvent solliciter l’institution, soit pour des problèmes matériels, soit pour évoquer des difficultés rencontrées avec leur adolescent. Ils sont reçus ou écoutés au téléphone par les infirmiers ou la surveillante de l’unité. Est-il besoin de préciser que la teneur de ces entretiens est radicalement différente de celle des entretiens en présence du psychiatre. Disposer d’un lieu où les parents peuvent parler des difficultés qu’ils rencontrent au quotidien avec des soignants confrontés tout comme eux au comportement de leur adolescent est une aide précieuse pour la mise en place d’une alliance thérapeutique. Les parents interpellent les infirmiers et la surveillante à double titre, à la fois en tant que personnes au contact, comme eux-mêmes, de leur enfant, mais aussi en tant que spécialistes possédant un savoir professionnel, savoir qu’ils imaginent plus accessible que celui du médecin. Le fonctionnement en « couple médecin-surveillant » est alors très mobilisateur pour les parents, ouvrant à une circulation des informations, suscitant un questionnement et desserrant le lien parent-adolescent précisément par la création d’un espace de parole.

94Quant à l’école, une circulaire émanant du ministère de l’Éducation nationale, direction des écoles, direction des collèges et lycées en date du 26 mars 1993 (no 93-186) nous a permis d’officialiser nos rapports et de sortir du champ de l’expérimental et des rapports interpersonnels avec tel ou tel chef d’établissement. Ce texte, conformément à la loi d’orientation du 10 juillet 1989, insiste sur la facilitation de la mise en œuvre des soins pour les élèves fréquentant les établissements scolaires si les soins doivent intervenir sur des temps scolaires. Le fait de disposer d’un texte qui s’impose aux établissements scolaires nous facilite grandement la collaboration. Ce texte est bien connu des médecins scolaires qui l’appellent « convention d’intégration ». Celle-ci est essentiellement utilisée dans le primaire pour des enfants présentant des troubles graves de personnalité intégrés à temps partiel dans les écoles ou pour des enfants et/ou adolescents porteurs de maladie somatique chronique ou nécessitant une surveillance particulière. Pourtant le texte, suffisamment large, peut aussi s’appliquer aux adolescents présentant des difficultés psychiques transitoires mais nécessitant des soins longs (supérieurs à six mois). Nous l’utilisons donc dans ce cadre, avec l’accord du médecin conseiller technique de l’inspecteur d’académie, puisque le médecin scolaire demeure le garant du bien-fondé de ces soins et de leur mise en œuvre. Sur le terrain, la signature de cette convention engage chacun des partenaires à des missions bien précises. Les professeurs concernés sont mis au courant des absences répétées de l’élève et s’engagent à vérifier que les cours lui seront communiqués soit par eux-mêmes soit, le plus souvent, par un camarade (photocopies). Ils s’engagent aussi à reprendre avec l’élève une notion qui n’aurait pas été comprise. De son côté, le service de soins s’engage à laisser la priorité aux évaluations trimestrielles afin que l’adolescent puisse être noté dans la (les) matière(s) concernée(s). Toutes les sept semaines environ (parfois plus en fonction de l’évolution de la situation), c’est.à-dire au rythme des évaluations trimestrielles, un infirmier référent de l’adolescent prend contact avec l’établissement scolaire pour connaître l’avis des enseignants sur l’évolution de l’élève : comportement en classe et dans la cour de récréation, relation au travail scolaire et avec les enseignants, relation avec les pairs, respect des règles institutionnelles.

La fonction contenante ou étayante de l’institution : un espace pour les besoins d’autonomie de chacun

95Comme toute institution psychiatrique, l’accueil thérapeutique véhicule une image de la folie qui inquiète à juste titre parents et adolescents, voire même nos correspondants. La gêne à présenter l’institution comme psychiatrique se solde souvent par une représentation euphémique tout aussi fausse : celle d’un lieu d’activités récréatives où quelques adultes disponibles changeraient les idées des jeunes et parviendraient à « les raisonner ». Les parents veulent bien accepter cette formule, mais ne veulent alors en aucun cas que ces temps soient pris sur l’école. L’originalité de la prise en charge suscite d’importantes résistances et il a fallu quelques succès pour que nous soyons assurés du soutien (souvent alors inconditionnel) de nos correspondants.

96La mise en contact avec d’autres jeunes censés avoir les mêmes problèmes qu’eux ne plaît guère aux adolescents en quête d’identité et d’originalité, mais aussi très inquiets par rapport à leur propre fonctionnement psychique. La représentation qu’ils se font du soin en institution est souvent menaçante et doit être abordée avec patience. À cet égard, la visite préalable de l’unité est un temps primordial de la prise en charge.

97La fonction contenante de notre institution n’a rien à voir avec une quelconque contention. Le lieu institutionnel tire son efficacité précisément de la capacité de circulation des adolescents qui y sont admis, ainsi que de leurs parents. Il s’agit de donner à chacun, adolescent et parents, un espace pour leurs besoins d’autonomie. Nous souhaitons que parents et adolescents puissent s’approprier cet espace comme un lieu tiers, lieu de médiation, certes régi par un règlement et des obligations de venue, mais où l’instauration d’un autre type de relations tant avec les adultes qu’avec les adolescents peut faire surgir des questionnements sur les enjeux relationnels intrafamiliaux. Notre but est, du côté du jeune, de (re)lancer son intérêt pour sa vie psychique et, du côté des parents, de leur permettre de se déprendre d’un type de relations excitantes avec leur enfant dans lesquelles les notions de « surveillance », d’ « absence de confiance » reviennent fréquemment.

Du côté des adolescents

98Il nous est apparu important que les adolescents ne viennent pas seulement pour les ateliers thérapeutiques mais disposent de temps inoccupés au cours desquels, précisément, ils peuvent interpeller d’autres adolescents, demander à aller faire une course en ville (toujours accompagnés d’un adulte), ou tout simplement se détendre, se laisser aller. Pour autant, il ne s’agit pas de leur laisser faire ce que précisément leurs parents ne les autorisent pas à faire. Les soignants soutiennent souvent ouvertement les attitudes parentales en s’y identifiant, mais ces positions éducatives peuvent être parlées et discutées avec les jeunes.

Du côté des parents

99La place faite aux parents est fort importante et se trouve renforcée par le nombre d’échanges que nous avons avec eux du fait d’une venue deux à trois fois par semaine, même si le fréquent recours au taxi les limite [2]. Ceux-ci peuvent à tout moment interpeller les infirmiers ou la surveillante pour demander des conseils, ou tout simplement relater un « accrochage » qui a eu lieu la veille avec leur enfant.

100Elle est importante aussi parce que, tout comme eux, nous nous préoccupons des relations avec l’école. Mais nous bénéficions de ce privilège de pouvoir « faire manquer l’école » à leur enfant, ce qui peut constituer aux yeux de certains parents une disqualification supplémentaire de leur rôle parental. Ce sont d’ailleurs les parents les plus en difficultés dans leur rôle parental qui refusent de « prendre » sur les temps scolaires.

101La place accordée aux parents dans notre institution génère de nombreux mouvements projectifs susceptibles d’entamer le narcissisme institutionnel en fragilisant l’idéal thérapeutique des soignants. Le fonctionnement en couple de « directeurs » : médecin responsable de l’unité et surveillante œuvrant dans une dimension de complémentarité des fonctions, constitue un pare-excitation efficace face à ces projections.

102Un autre temps institutionnel joue également ce rôle protecteur ou plus exactement déflecteur des projections parentales, il s’agit des rencontres institutionnelles (trimestrielles en général) avec les parents, toujours en présence d’un infirmier. Celles-ci mettent l’adolescent au centre d’un échange entre adultes responsables du même enfant. Il se crée alors une dynamique identificatoire fonctionnant à la fois pour les parents mais aussi pour les soignants qui peuvent se faire une opinion plus nuancée des relations entre parents et adolescents. En outre, nous ne renions pas une certaine dimension « éducative » de notre institution, et nous considérons que le partage éducatif avec les parents et avec l’école nous donne de nombreuses opportunités de dialogues.

La fonction séparatrice de l’institution

103À l’opposé de cette fonction contenante, ou plus exactement en contre-point – ce qui insiste sur la notion de complémentarité –, l’institution exerce une fonction séparatrice auprès des parents et des adolescents. Cette fonction séparatrice pourrait être représentée par la métaphore des sas, c’est-à-dire des compartiments relativement étanches entre lesquels toute l’information ne circulerait pas. Ainsi, le médecin, malgré les réunions de synthèses et les rencontres informelles avec les infirmiers, ne sait pas précisément ce qui se passe dans les ateliers entre les adolescents et les infirmiers. La surveillante n’assiste pas aux entretiens avec les familles et les infirmiers. Ces derniers, pas plus que le médecin, n’assistent aux entretiens de la surveillante avec les parents. Seuls les infirmiers sont présents lors des rencontres avec l’école. Chacun des intervenants n’est donc informé que d’une partie des interactions entre l’adolescent et les adultes qui s’occupent de lui, et bien que les informations soient mises en commun, les moments émotionnels ne sont pas partagés par tous. Ce fonctionnement permet une souplesse des identifications, et évite l’écueil d’ « une possession totalitaire d’un patient » (Diatkine, 1982).

104Notre fonction séparatrice s’exerce aussi par rapport à l’école, au sens où nous nous interposons entre l’adolescent et sa famille dans le conflit qui bien souvent les oppose.

105Beaucoup d’adolescents nous sont envoyés par les enseignants eux-mêmes, pour des motifs scolaires. Si beaucoup de professeurs ont une réelle perception de la souffrance psychique de l’élève, la plupart attendent ouvertement ou de manière indirecte (demande de bilans en vue d’une éventuelle orientation) des conseils afin d’optimiser leur relation à l’enfant. Chacun sait qu’il est impossible de répondre à une telle demande. Il est en revanche très utile de s’appuyer sur les motivations des enseignants. La plupart d’entre eux ne recherchent pas les raisons du « blocage » de l’élève, ils veulent seulement obtenir la garantie de pouvoir faire la classe et que leurs élèves pourront bénéficier de leur enseignement. Faire signer aux enseignants une convention par laquelle nous nous engageons au côté des parents et de l’élève à un suivi qui les rend partie prenante puisque nous les rencontrons régulièrement, qui plus est à leur rythme d’évaluation (bulletins trimestriels), constitue l’assurance de pouvoir tenir ce projet puisqu’il est soutenu par des professionnels. Là encore une « séduction tempérée » de l’enseignant dans son domaine de compétence nous paraît pouvoir intervenir de manière intéressante dans l’ouverture de la relation. Là où un soutien scolaire spécialisé aurait immanquablement suscité de l’hostilité du fait de la rivalité, nous préférons soutenir l’enseignant dans les difficultés qu’il rencontre, sans toutefois répondre à sa demande d’avoir des conseils sur la manière de se comporter avec l’adolescent. Le soutien est représenté par les liaisons régulières avec l’école.

106Nous avons mis en évidence trois ressorts thérapeutiques susceptibles d’expliquer l’amélioration du comportement de l’adolescent souvent assez spectaculaire (dès le deuxième mois de prise en charge en général, soit au bout de six ou sept séances).

107Le premier est représenté par la conflictualité que génère ce type de montage dans l’équipe pédagogique : il y a les partisans du système et les opposants. Ainsi, la zone de conflictualité qui concernait l’enfant et sa famille face à l’institution scolaire se déplace a minima au sein même de l’institution et permet de laisser du temps au temps.

108Le deuxième est plus connu sous l’appellation d’ « effet Pygmalion » décrit par Rosenthal (1968) : nous pensons que l’élève ira plus volontiers en cours et réussira mieux si l’enseignant est attentif à lui qu’en cas contraire.

109Enfin, le dernier point concerne la fréquentation de « Mosa ïque » sur des temps scolaires. Lorsque les parents acceptent, nous considérons qu’ils font preuve d’une reconnaissance des difficultés de l’enfant et qu’il s’agit là d’un authentique désir de changement. Nous devons soutenir ce mouvement en leur offrant des espaces et un lieu pour le faire, d’autant qu’ils peuvent rencontrer une hostitilité de la part de certains enseignants.

Le travail en réseau

110Contenir, différencier, médiatiser sont les trois piliers thérapeutiques de ce dipositif institutionnel.

111Si l’on devait utiliser une métaphore, nous dirions plus volontiers que nous faisons la « courte échelle » à ces jeunes adolescents pour leur permettre de reprendre le cours de leur développement. Ceci a pour conséquence que la structure ne peut fonctionner au maximum de ses effets thérapeutiques que si elle s’inscrit dans un réseau de soins. En amont, c’est-à-dire avant l’arrivée à « Mosa ïque », les adolescents et leurs parents ont consulté un psychiatre qui au terme souvent de plusieurs mois de préparation (consultations thérapeutiques incluant les parents et l’adolescent) préconise un suivi dans la structure tout en maintenant ses propres consultations thérapeutiques avec les parents et l’adolescent. En aval, « Mosa ïque » devrait dans le meilleur des cas permettre aux adolescents de s’intéresser à leur vie psychique, à penser sans douleur, ce qui est un préliminaire indispensable à un travail psychothérapique plus classique, qu’il soit en groupe (psychodrame de groupe) ou individuel (psychothérapie analytique ou psychodrame individuel).

112Quelques adolescents (un quart environ) ont suivi ou suivent, soit durant leur séjour à « Mosa ïque » (en principe, au cours de la deuxième année) soit au sortir de l’institution, un tel traitement psychothérapique. Pour les trois quarts restant, la symptomatologie s’est améliorée et les parents pas plus que l’adolescent ne voient l’intérêt de poursuivre un traitement sous quelque forme que ce soit. Il arrive aussi que la seule prise en charge institutionnelle ait suffisamment modifié les interactions pour qu’une détente s’opère et que le développement puisse reprendre son cours. Par ailleurs, nombre d’adolescents auront beaucoup de mal à accéder à un travail psychothérapique classique, d’où l’intérêt de cette structure.

CONCLUSION

113À l’instar de la période de latence, la prime adolescence est une période « intermédiaire » au plan psychodynamique, qui s’étend de 11 à 15 ans environ. Il faut sans doute voir dans cette constatation la raison du peu de travaux théoriques la concernant. Mais la différence principale réside dans le fait que la période de latence fait suite aux turbulences de l’œdipe tandis que la prime adolescence est clairement positionnée (ne serait-ce qu’en raison de l’usage fait par certains auteurs du terme de pré-adolescence) comme une phase d’attente d’un changement qui ne saurait tarder. Ainsi nombre de comportements qui de notre point de vue sont bien spécifiques de cette période ne sont en fait analysés que comme des prémices de ce que seront les modifications de l’adolescence : caractère opposant, inhibition, troubles du comportement, relatif échec scolaire. Il s’agirait alors d’une sorte de mise en place, d’ébauches de comportement ou d’attitudes d’adolescent. Une telle compréhension nous paraît non seulement stérile mais dommageable au plan de la santé psychique. Tout au long de notre travail, nous avons tenté de montrer que durant cette période de transition, le changement primordial était constitué par une véritable révolution cognitive : la mise en place de la pensée réflexive et de la pensée abstraite.

114Toutefois, cette capacité à penser sur ses pensées (pensée réflexive) n’est pas seulement vécue comme un progrès par le jeune adolescent mais aussi et surtout comme une remise en question de ses conceptions antérieures et à ce titre elle sollicite la qualité des assises narcissiques. Le jeune adolescent pourra-t-il supporter sans risque pour son sentiment continu d’existence de revisiter totalement l’ordonnancement de sa logique d’enfant ? Si durant la période de latence, l’enfant a pu éprouver du plaisir précisément à penser, à trouver des règles lui permettant de généraliser sa pensée, alors ce plaisir mo ïque, cette narcissisation de la pensée viendra à la rescousse des défaillances mo ïques du jeune adolescent. La préséance de quelques mois (24 mois en moyenne) de cette capacité de réflexion permettant à l’individu d’explorer ses états mentaux et donc d’acquérir un jugement propre nous paraît être un facteur protecteur pour le jeune adolescent lorsqu’il sera confronté à la tension interne créée par les transformations pubertaires.

115Ce plaisir à penser constituera alors un « bastion de sécurité » pour reprendre l’expression de P. Blos, permettant un franchissement de cette étape sans que les processus défensifs ne l’emportent sur la libidinalisation de cette nouvelle potentialité.

116Parce qu’elle peut consolider les assises narcissiques, la capacité et surtout le plaisir à penser sur ses pensées constitue un précieux viatique pour affronter les remaniements affectifs provoqués par la puberté.

117De notre point de vue, la douleur à penser à la prime adolescence devrait constituer un signal d’appel et être prise en compte par des structures de soins spécifiques. En effet, la surreprésentation des difficultés scolaires (au sens large, c’est-à-dire à la fois au plan des performances mais aussi du comportement) fait trop souvent occulter la dimension psychodynamique au profit d’explications soit sociologiques (parents démissionnaires ou marginalisés), soit individuelles (désintérêt scolaire, défaut d’équipement intellectuel) soit encore réactionnelles (divorce parental, deuil, déménagement), autant d’éléments bien souvent pertinents mais qui ne font que se surajouter à une problématique développementale bien spécifique de cette tranche d’âge.

118La difficulté du jeune adolescent à parler de lui s’explique par la mise en place progressive et souvent imparfaite de cette nouvelle « fonction » réflexive. Cette impossibilité transitoire oblige les thérapeutes à utiliser d’autres stratégies que les entretiens individuels psychothérapiques, d’où l’intérêt du groupe, des médiateurs et du cadre institutionnel qui permet d’une part d’entrer en contact avec l’adolescent et d’autre part de diffracter les attitudes contre-transférentielles des adultes ( « on ne peux rien faire s’il n’y a pas de demande » ).

119Tout ceci nous a conduit à proposer un traitement original de ce type de difficultés : il s’agit d’un soin institutionnel en ambulatoire dont les principaux ressorts thérapeutiques sont constitués par le travail en petit groupe pour solliciter l’étayage du groupe des pairs, avec des médiateurs pour relancer l’activité de penser et dans un cadre institutionnel pour médiatiser les relations avec la famille d’une part et avec l’école d’autre part.

120Ce traitement constitue de notre point de vue une prévention de difficultés psychologiques ultérieures comme celles fréquemment observées chez le grand adolescent, entre 16 et 19 ans : états dépressifs, consommation de produits, rupture scolaire, tentative de suicide. Le maintien de la capacité à expérimenter ses états mentaux que procure l’accès à la pensée réflexive nous paraît en effet un facteur de protection contre le recours au passage à l’acte comme résolution des états de tension interne. Il s’agit grâce à ce dispositif de maintenir au maximum les potentialités cognitives et relationnelles du jeune adolescent, du fait de leur caractère hautement narcissique. Il serait illusoire cependant de croire que ce dispositif évite ou rend caduque le recours à des approches thérapeutiques plus classiques. Il faut de notre point de vue plutôt le concevoir dans une optique de « séquencage » de traitement. Prenant en compte à la fois les difficultés à exprimer son malaise et les enjeux psychodynamiques sous-jacents, ce traitement ambulatoire institutionnel réalise une première mesure thérapeutique et introduit un changement dans les relations du jeune adolescent avec son environnement. Le déserrement des liens anxieux, la mise en place de tiers médiateurs institutionnels sont autant d’éléments d’apaisement dans une situation conflictuelle. Ce n’est que secondairement, lorsque le jeune adolescent aura retrouvé le plaisir à penser à lui-même, qu’il pourra bénéficier d’une psychothérapie individuelle.

121Hiver 2000

Notes

  • [1]
    Praticien hospitalier au centre hospitalier Henri-Laborit, Poitiers « Mosa ïque ».
  • [2]
    Nous accueillons en effet des enfants de tout le département, un grand nombre de parents travaillent et ne peuvent s’absenter pour venir conduire leur enfant au centre de soins, d’autres parents ne disposent pas de véhicule. Une entente préalable avec les caisses des assurances maladie nous permet alors de faire venir les adolescents.
Français

QUAND PENSER DEVIENT DOULOUREUX. INTÉRÊT DU TRAVAIL THÉRAPEUTIQUE DE GROUPE EN INSTITUTION ET AVEC MÉDIATEUR DANS LA PATHOLOGIE DU JEUNE ADOLESCENT

Le traitement des jeunes adolescents (11-15 ans) nécessite, du fait des spécificités de la prime adolescence, un aménagement du cadre de la prise en charge. Les difficultés que rencontrent ces jeunes dans l’investissement des processus de pensée se traduisent le plus souvent par un échec scolaire paradoxal (c’est-à-dire sans limitation de l’efficience intellectuelle), associé ou non à des manifestations anxieuses. Cette symptomatologie peut être considérée comme la marque d’une butée du développement, signant par là même la difficulté pour le jeune adolescent à développer une pensée propre, penser par soi-même constituant la première séparation psychique d’avec les parents. Le dispositif décrit dans ce travail associe l’utilisation de petits groupes et de médiateurs au sein d’ateliers thérapeutiques fonctionnant dans une institution accueillant les adolescents à temps partiel sur des temps scolaires. Le partenariat avec l’Éducation nationale constitue une des originalités de ce type de prise en charge.

Mots cles

  • Adolescence
  • Processus cognitifs
  • Inhibition de la pensée
  • Groupes thérapeutiques
  • Échec scolaire
English

WHEN THINKING BECOMES PAINFUL : THE INTEREST OF WORKING IN INSTITUTIONAL THERAPEUTIC GROUPS WITH A MEDIATOR IN THE CASE OF YOUNG ADOLESCENT PATHOLOGIES

The treatment of young adolescents (11-15), because of the specificities of prime adolescence, requires an adjustment of the treatment framework. The difficulties encountered by these young people in the cathexis of thought processes is often translated by a paradoxical scholastic failure (that is, with no limitation of intellectual efficiency) associated or not with manifestations of anxiety. This symptomatology can be considered to be the mark of a developmental stopping block, indicating by its presence, the difficulty encountered by the young adolescent in developing his own thinking apparatus, and thinking on one’s own constitutes the first psychic separation from the parents. The technique described in this article associates the use of small groups with mediators in therapeutic workshops which function in the institution receiving adolescents part-time or during school hours. The work in partnership with National Education constitutes one of the original features in this type of treatment.

Español

CUANDO PENSAR SE TRANSFORMA EN ALGO DOLOROSO : INTERÉS DEL TRABAJO TERAPÉUTICO DE GRUPO EN INSTITUCIÓN CON UN MEDIATOR EN LA PATOLOGÍA DEL JOVEN ADOLESCENTE

El tratamiento de jóvenes adolescentes (11-15 años) hace necesaria la modificación del encuadre por las especificidades de la pre-adolescencia. La dificultades de estos jóvenes para investir los procesos de pensamiento se traducen a menudo por un fracaso escolar paradójico (es decir sin limitación de eficacia intelectual) asociado o no a manifestaciones de ansiedad. Esta sintomatología supone un obstá culo en el desarrollo, testigo de la dificultad que el joven adolescente tiene para desarrolar un pensamiento propio : pensar por si mismo significa la primera separación psíquica de los padres. El dispositivo que se describe en este trabajo asocia el empleo de pequeños grupos y de mediadores en los talleres terapéuticos de una institución que acoge e los adolescente en tiempo parcial en el tiempo escolar. La colaboración de la Educación Nacional constituye una de las originalidades de este tipo de tratamiento.

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Nicole Catheline [1]
Centre hospitalier Henri-Laborit
« Mosa ïque »
BP 587
86021 Poitiers Cedex
  • [1]
    Praticien hospitalier au centre hospitalier Henri-Laborit, Poitiers « Mosa ïque ».
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