1La transplantation d’organes fait partie de ces entreprises hors du commun qui ont marqué l’histoire médicale du XXe siècle. Depuis les expérimentations hasardeuses des débuts, en particulier dans les années 1950 et 1960, un chemin considérable a été parcouru. Au point qu’aujourd’hui, la transplantation d’un organe – cœur, foie, rein et d’autres encore – est devenue une opération chirurgicale courante, de plus en plus souvent couronnée de succès, et offrant une qualité de vie qui ne cesse de s’améliorer.
2Alors que les enjeux médico-techniques des transplantations d’organes sont de mieux en mieux connus et maîtrisés, on ne peut en dire autant des enjeux psychiques qui les accompagnent. Bien que les premières observations en la matière soient déjà anciennes [2], l’évolution des publications dans ce domaine a davantage été marquée par l’intérêt pour la qualité de vie des patients sur le plan psychosocial plutôt que pour une étude approfondie des manifestations psychologiques. Autrement dit, le devenir des patients sur le plan socioprofessionnel, familial, scolaire, etc. a fait l’objet de nombreuses études [3], alors que pour les avatars intrapsychiques, les travaux s’avèrent plus rares. Notons qu’il en est ainsi tant pour la littérature francophone [4] qu’anglophone.
3Ce constat est encore plus vrai en ce qui concerne les travaux sur les enfants. Le champ est ici plus clairsemé encore [5]. L’étude de cas qui va suivre se veut dès lors une exploration du traitement psychique réservé à l’organe par l’enfant. Avec cette particularité que nous lui avons donné un caractère extensif là où les auteurs cités se sont le plus souvent limités à la narration de courtes vignettes cliniques. Cette présentation extensive, outre de faciliter l’observation pas à pas du travail d’élaboration psychique d’un enfant, aura pour autre avantage d’introduire le lecteur à quelques facettes de l’accompagnement psychologique de ces patients d’un bout à l’autre d’une prise en charge.
4À la suite de la narration du cas, nous étudierons spécifiquement la problématique de l’incorporation psychique du greffon et retracerons ce qu’il en est dans le cas présenté.
LES PREMIERS ENTRETIENS
5Daniel, enfant unique de nationalité allemande, est âgé de 8 ans et demi lors de son premier séjour aux Cliniques universitaires St. Luc dans le cadre d’un bilan prégreffe. Je le rencontre une première fois dans mon bureau à l’hôpital, accompagné de sa maman. Son papa n’a pas pu venir car il est fort occupé par la construction de leur maison qui est en voie d’achèvement.
6D’entrée de jeu, l’entretien est fort animé grâce à la participation active de l’enfant qui parle beaucoup et fait preuve d’un haut niveau de connaissances et de beaucoup de lucidité en rapport avec sa maladie. C’est lui-même qui m’explique qu’il a dû venir dans cet hôpital-ci puisqu’il a besoin d’un nouveau foie, étant donné que le sien ne travaille plus bien. Cette aisance verbale mérite d’être soulignée, d’une part parce qu’il est plutôt rare que des enfants de cet âge se montrent à ce point communicatifs dans une telle situation (la timidité, voire le mutisme prédominent très largement), d’autre part parce qu’elle va très vite s’avérer un des principaux mécanismes utilisés par Daniel pour maîtriser son angoisse. En effet, Daniel parle comme s’il était sous le coup d’une urgence permanente qui l’entraîne à enchaîner les mots et les phrases à un rythme rapide, sans pauses ni temps de répit, la seule forme de ponctuation se faisant par le truchement d’innombrables questions. Ces questions – de nature multiple, mais où prédomine le souci de son corps et du sort qui lui sera réservé en fonction des examens et médications prescrites – Daniel les pose inlassablement et répétitivement dans une sorte de raptus anxieux savamment dissimulé sous les dehors d’une maîtrise intellectuelle qui fait l’admiration de l’équipe médicale et infirmière.
7Le début de l’entretien est l’occasion de retracer l’histoire médicale de l’enfant. Atteint d’atrésie des voies biliaires [6], il a été opéré très tôt à quatre reprises ( « ils ont tout ouvert pour chercher ce que c’était » ), dont un Kasai [7]. Ce dernier a été un succès puisque Daniel n’a pratiquement plus été inquiété par sa malformation pendant huit ans. Ce n’est que récemment que sa situation hépatique s’est brusquement dégradée, au point qu’il a été hospitalisé en soins intensifs plusieurs semaines dans un hôpital en Allemagne, avant de pouvoir être transféré à Bruxelles. Actuellement, Daniel est dans un état critique. Physiquement, cela se marque par un ventre énorme, gonflé d’ascite, ainsi que par la maigreur du reste du corps, et plus particulièrement du visage. Sa mère raconte leur déception à tous les deux lorsque, récemment, le gonflement des bras et des joues s’est révélé être dû à l’accumulation de liquides plutôt qu’à une véritable prise de poids. À l’évocation de tous ces détails, elle commence à pleurer en silence et se fait encore plus discrète dans l’entretien, laissant à son fils toute l’initiative. Je l’interpelle tout de même de temps en temps, et c’est là qu’elle finit par dire que le plus difficile n’est pas de supporter la situation actuelle, ni même d’en parler, « ce qui est difficile, c’est de penser à la façon dont tout ça va se terminer ».
8Voilà qui résume bien l’état d’esprit de la mère : elle a peur que son fils ne meure très bientôt. Elle entrevoit sa mort avec angoisse, terreur et tristesse à la fois, alors même qu’il vit depuis huit ans en sursis. C’est ce qui apparaît nettement lors de l’entretien avec le chirurgien le jour suivant, où cette dame recommence à pleurer, cette fois-ci en l’absence de son fils, et n’a qu’une demande : bien sûr, elle sait que la greffe doit se faire le plus rapidement possible, mais elle souhaite que Daniel puisse rentrer une dernière fois à la maison, au moins pour un jour, au moins pour revoir ses amis et leur dire : « Regardez, vous voyez bien, je suis encore là ! »
9Quant à Daniel, je le revois le jour même à l’occasion d’une rencontre individuelle, cette fois-ci dans sa chambre d’hôpital. Il est toujours aussi loquace, et semble apprécier ma visite. Il me parle de toutes sortes de choses, à première vue anodines, mais nous allons voir qu’elles prennent toutes un sens précis, soit dans la mesure où elles ont valeur de renvois symboliques à sa propre situation, soit au sens où elles constituent l’ébauche d’une thématique qui s’étoffera au fil des entretiens suivants.
10Daniel me parle d’abord de ses cheveux : on vient de les laver. C’est un petit événement en soi parce que ça n’était plus arrivé depuis longtemps. Mais il a comme des chatouillements à sa tête depuis ce moment, et se demande s’il n’y a pas là un lien. Ensuite, il évoque les vomissements dont il est l’objet ces jours-ci. Hier, il a découvert du sang dans ce qu’il a recraché, et se demande s’il se sentira aussi mal également après la transplantation. Puis il passe à autre chose, et me parle de ses voitures téléguidées dont il a la passion. Il m’explique qu’il faut fréquemment en recharger les batteries, qu’il a une voiture de course dont la direction est défaillante, ce qui ne permet que des déplacements rectilignes, que l’ancienne génération de voitures téléguidées était encore reliée par un câble à la boîte de télécommande, etc. Il me montre ensuite un échantillon de ses urines et fait la constatation qu’elles sont plus foncées que celles d’une personne saine, plus foncées que celles de son papa. Il m’explique aussi ce qui est accroché à sa pompe de perfusion : c’est de la nourriture censée lui redonner de la force (administrée par voie entérale). Voilà qui lui rappelle son état de dénutrition puisqu’il m’explique que lorsque les os sont si près de la peau (en allemand, durchkommen, littéralement passer, venir à travers la peau), le risque est grand de se blesser. Il regrette que son ventre soit si gros, obésité à laquelle s’ajoute une excroissance supplémentaire très impressionnante au niveau du nombril, due à une volumineuse hernie ombilicale. Enfin, Daniel me fait part de son désir de voir un vrai foie, non pas en image, mais un foie tel que le voient les chirurgiens quand ils regardent à l’intérieur du corps pendant l’opération.
11Les préoccupations de Daniel autour de son corps – ou plutôt, autour du corps, car il évite de le ramener au sien propre – sont particulièrement évidentes dans ce passage. Il interroge son aspect, constate la transformation de son apparence, assiste à l’apparition de phénomènes en soi inquiétants (par exemple le sang dans ce qu’il recrache) mais qu’il essaye de prendre en compte en maîtrisant son angoisse. Cette maîtrise se fait par une démarche « naturaliste », Daniel empruntant le regard du scientifique qui dissèque et classifie les phénomènes corporels. Mais ses descriptions, à première vue disparates et saccadées, procèdent en fait d’une logique signifiante qui nous fait découvrir un fil associatif inconscient, éminemment organisateur : il s’interroge sur les limites de son corps, sur ce ventre qui n’en finit pas de gonfler et de générer des fantasmes de rupture, voire d’éclatement. Rupture, voilà bien le mot, car en allemand vomir se dit brechen, c’est-à-dire casser, rompre. Or, c’est bien de vomissements qu’il s’agit au tout début de l’entretien. Ce même signifiant, fil rouge de son parcours associatif, nous le retrouvons également lorsqu’il évoque son nombril enflé, Nabelbruch en allemand (ce qui signifie littéralement « rupture de nombril »).
12Sa peau tendue, fragile, délimite – mais de moins en moins efficacement – un extérieur d’un intérieur que Daniel interroge constamment via l’évocation de phénomènes de passage des contenus corporels. Le vomissement est un de ces phénomènes, mais il a pour résultat inquiétant l’expulsion de ce qui est censé lui redonner force et vie : cette nourriture que son corps n’assimile plus, ce sang qui, normalement, a sa place à l’intérieur. Le transit urinaire, affublé d’une touche œdipienne que nous ne faisons qu’évoquer (les produits du sexe de son père sont plus sains que les siens), est ensuite relayé par l’évocation d’un transit du dehors vers le dedans, celui du supplément nutritionnel qui s’insinue dans son corps via les drains reliés à sa pompe de perfusion. Pour terminer, Daniel se penche sur l’organe central, l’objet intérieur le plus problématique et mystérieux actuellement, grand chef d’orchestre de son dérèglement physique généralisé : le foie. Pas n’importe lequel, un vrai foie si possible, un foie que l’on pourrait voir arrimé à l’intérieur du corps ; voir comme peuvent le faire les chirurgiens, grands privilégiés des voyages à l’intérieur du corps.
13Ce parcours d’anatomiste en herbe, faussement naturaliste, car tellement saturé d’interrogations personnelles, est émaillé de relais symboliques salutaires, venant soutenir le travail d’élaboration qui, à défaut, risquerait de s’enliser dans les méandres muets de la chair. Daniel parle en effet abondamment de ses voitures téléguidées qui, à y regarder de plus près, s’avèrent être les représentants symboliques de sa situation de vie actuelle. Il n’est qu’à penser à sa voiture de course qui ne se déplace plus correctement, lui-même ne marchant que difficilement car obligé d’adopter une démarche particulière pour équilibrer le poids de son ventre. Considérons ensuite ces voitures de l’ancienne génération dont il nous parle, attachées par des câbles à leurs boîtiers, alors que lui, en attente d’une « re-naissance » que la greffe est censée lui donner, est attaché à sa pompe de perfusion via son drain, sorte de cordon ombilical nourricier.
14Ce premier entretien individuel avec Daniel a valeur paradigmatique, car il nous renseigne sur le style associatif adopté par lui ainsi que sur les contenus privilégiés qui formeront les bornes de son travail psychique. A posteriori, nous pouvons dire qu’il préfigure dans les grandes lignes les entretiens suivants, qui se construiront comme des avancées de plus en plus décisives dans l’univers du corps et de la maladie avec, pour toile de fond, une lutte entre mécanismes phobo-obsessionnels de maîtrise et processus de symbolisation s’enracinant dans une extension progressive du champ imaginaire.
L’ATTENTE DE LA TRANSPLANTATION
15Daniel ira effectivement passer quelques jours à la maison avant de revenir à l’hôpital pour attendre la transplantation. Je le revois régulièrement dans sa chambre, la plupart du temps seul, sa maman ne pouvant toujours rester auprès de lui car obligée de continuer à travailler. Ces rencontres fréquentes sont l’occasion d’un affermissement du transfert qui se dénote par le dynamisme affiché de l’enfant, son désir tout aussi apparent de voir se succéder les entretiens, ainsi que la quantité des contenus amenés. Ceux-ci concernent tant les phénomènes ayant trait au corps (Daniel continue à exploiter le thème des vomissements, alors qu’aux différents « transits » évoqués ci-dessus s’ajoute le transit intestinal, avec la constatation que ses selles noires sont certainement colorées ainsi à cause du sang qui vient s’y mêler, provenant on ne sait d’où ; transit aussi des médicaments qui, en frottant contre les parois du tube digestif, risquent de provoquer une hémorragie par la rupture de ses varices œsophagiennes ; d’ailleurs, ça lui serait déjà arrivé par le passé) que des événements en rapport avec sa vie sociale à la maison : il me parle de ses amis, des dessins qu’il a dessinés pour ses parents proches, etc. Mais surtout, il me raconte que leur nouvelle maison est presque finie, que son papa y a déjà déménagé ses jouets, et qu’il a lui-même pu choisir le papier peint qui sera bientôt apposé dans sa chambre. Je lui signale que, décidément, beaucoup de changements se préparent dans sa vie et que, alors que lui est en attente d’un nouveau foie, son père prépare une nouvelle maison. Nous verrons que ce parallèle entre son corps et la maison s’avérera particulièrement fécond, et propice à l’avancée de son travail d’élaboration. En attendant, Daniel s’avance prudemment sur la voie de la désignation de son corps propre : il me dit son désir de pouvoir voir son foie une fois celui-ci retiré à la suite de la transplantation. Suivent alors deux entretiens qui, étant donné leur importance, valent la peine d’être relatés avec plus de détails.
16Dans le premier de ces entretiens, Daniel me fait part de ses intérêts de scientifique en herbe, notamment la biologie et la chimie qui seront régulièrement à l’honneur, et finit par me parler des dinosaures qui le fascinent beaucoup. Il me demande si je sais pourquoi ils se sont si brusquement éteints il y a quelques millions d’années, et commence à énumérer les hypothèses les plus fréquemment invoquées. La mort des dinosaures serait due soit à l’ingestion d’aliments auparavant comestibles mais devenus nocifs, soit à l’explosion d’un astre dans l’espace ayant développé des rayons mortels, soit à la désertification qui les aurait fait mourir de soif. Cette dernière hypothèse semble l’inspirer le plus, car il se met à parler du désert, expliquant entre autres choses qu’on ne peut y survivre plus de trois jours sans eau, sauf si on tombe sur une oasis. Avant cela, il prend le temps de remarquer que maintenant, les dinosaures sont dans des musées où leurs os sont exposés, et que l’extinction soudaine dont ils ont été victimes pourrait tout aussi bien arriver un jour aux humains. Enfin, Daniel revient à sa vie quotidienne dans l’hôpital et me raconte qu’il a mangé trop de yaourt, au point d’en avoir été écœuré. Il s’est résolu à le mettre de côté sur sa table et s’est rendu compte qu’il est devenu mauvais par la suite.
17Dans le deuxième entretien c’est un dessin animé vu à la télévision allemande qui occupera le devant de la scène. Il s’agit des péripéties d’une taupe se déroulant au fil de plusieurs épisodes. Lors d’un de ces épisodes, elle s’adonne à toutes sortes d’expérimentations avec un spray magique permettant de transformer les choses. Pulvérisé sur un nuage de vapeur, celui-ci se transforme en briques ; un deuxième jet en fait des roues, puis une grande roue dans laquelle la taupe se déplace pour finalement tomber et se faire mal. À un autre moment, les briques se transforment à leur tour en château, etc. Un deuxième épisode s’intitule « La taupe et la médecine ». On y voit celle-ci secourir son amie la souris alitée avec une mauvaise fièvre. Pour la guérir, la taupe est obligée de parcourir la terre entière pour trouver de la camomille. Elle parvient à en trouver et une infusion permet de sauver son amie. Celle-ci en est tellement contente qu’elle en saute de joie, mais Daniel fait remarquer qu’elle ne devrait pas se réjouir trop tôt, car la fièvre pourrait bien vite refaire son apparition.
18Ces entretiens apportent du nouveau par rapport au matériel précédent. Le thème de la mort fait son entrée de façon transparente avec l’évocation du sort funeste des dinosaures. Ceux-ci possèdent encore d’autres caractéristiques qui les placent en position de repères identificatoires particulièrement efficaces. Grands animaux difformes d’une époque révolue, leur destinée n’est pas sans faire écho à la situation de Daniel. Leur extinction, bien sûr, préfigure celle qu’appréhende avec angoisse la mère pour son fils, ce dernier ne pouvant pas ne pas en avoir senti les indices, alors même que l’attente de la greffe commence à se tirer en longueur (Daniel en est à ce moment à sa cinquième semaine d’hôpital en comptant la courte interruption due à son retour à la maison). Sa remarque concernant la disparition de la race humaine est ici particulièrement éclairante. Ensuite, il nous faut préciser que Daniel est à ce moment-là soumis à un programme de restriction hydrique très sévère, du fait de son gonflement ascitique persistant. Boire en devient pour lui une obsession, au point qu’il est amené à calculer les millilitres d’eau auxquels il a encore droit, et de procéder à un rationnement savamment organisé de manière à répartir équitablement les moments de boisson sur toute la journée. Bref, il est assoiffé comme ces dinosaures, en attente d’une oasis salvatrice (il me demande s’il va pouvoir boire directement après la greffe). Comme eux, il risque d’être la victime d’aliments avariés ou de la toxicité des médicaments. En effet, leur quantité l’impressionne et l’effraie à la fois. Il me demandera, lors d’un entretien ultérieur, si toute cette chimie à avaler ne risque pas de lui faire du tort à la longue. Quant aux rayons mortifères en provenance de l’espace, ils ne sont pas sans nous rappeler ces autres rayons auxquels lui-même est quotidiennement exposé à l’occasion des différents examens (en radiologie notamment). Ce lien est d’autant plus plausible que Daniel a l’habitude de se renseigner à fond sur tous les procédés techniques utilisés. Il doit donc bien connaître l’existence de ces rayons. Enfin, les os des dinosaures dans les musées peuvent faire penser à cette première séance durant laquelle Daniel évoquait la proéminence de ses os à lui et, par là, son aspect squelettique, autre indice d’une parenté symbolique apte à entrouvrir la perspective de la mort.
19Quant aux épisodes de la taupe et de la souris, nous verrons que le premier prendra sa signification dans la suite du travail, alors que le deuxième se passe pratiquement de commentaire. Si ce n’est ce détail en rapport avec le tour du monde entrepris par la taupe pour trouver le « médicament » nécessaire. Il est peut-être intéressant de rappeler que c’est précisément ce qu’attend également Daniel, avec cette nuance que c’est un foie qu’il attend. Or, il sait bien que ce foie peut venir de n’importe où, et que c’est souvent de loin que les chirurgiens reviennent avec un foie prélevé. Comme la taupe, eux aussi ont à faire tout un voyage avant d’aller « cueillir » le « trans-plant » salvateur.
20Il nous semble également pouvoir identifier un changement dans la manière de faire procéder le travail d’élaboration chez Daniel. Il se laisse un peu plus aller qu’au début, arrivant à déployer une thématique toujours bien ancrée dans des faits de réalité pêchés par-ci par-là, mais ouvrant la porte à un matériel à plus grande imprégnation symbolique. Par ailleurs, l’angoisse semble moins vive et paralysante. Nous en voulons pour preuve l’humanisation progressive des repères identificatoires choisis. L’enfant est en effet passé des voitures téléguidées dévitalisées aux dinosaures et, enfin, à cette taupe si proche de sa propre réalité humaine. L’intensité du transfert est probablement pour quelque chose dans cette évolution, d’autant plus que j’étais parfois le seul interlocuteur germanophone à parler avec Daniel sur toute une journée. Dans ce sens, il m’est important de signaler que le matériel apporté par cet enfant me touchait tout particulièrement, ce que celui-ci n’a probablement pas manqué de sentir. En effet, cet enfant me faisait part d’une culture enfantine typiquement allemande dans laquelle je ne pouvais que me reconnaître, notamment par le truchement d’une collection de livres de vulgarisation scientifique (portant précisément sur la biologie, la chimie, les dinosaures, etc.) à destination des enfants dont Daniel raffolait, tout comme cela avait été mon cas à son âge, cette collection bénéficiant d’un succès inchangé depuis quelques décennies.
LA TRANSPLANTATION
21Trois jours après le dernier entretien relaté ci-dessus, la greffe a finalement lieu. L’opération réussit bien, et les premiers jours en soins intensifs se passent également sans particularité. Le danger de mort, si présent dans l’esprit de Daniel et de sa mère, est donc écarté d’un coup, laissant la place à un mélange de soulagement mais aussi d’inquiétude quant aux éventuelles complications postopératoires. Daniel retrouve assez vite sa vitalité, mais est vivement incommodé par son séjour aux soins intensifs. L’appareillage qui l’entoure est en effet impressionnant, et devient l’occasion d’un redoublement de ses questions.
22Lors d’une rencontre en présence de sa mère, je lui propose de dessiner, m’attendant comme d’habitude à une grande réticence de sa part. En effet, Daniel a du mal à se laisser aller sur une feuille de papier. Il préfère copier un modèle ou dessiner ce que d’autres personnes lui proposent plutôt que de se laisser guider par l’inspiration du moment. La perspective de rater son dessin et de faire une entorse à son besoin de perfectionnisme constitue également un frein. Ceci rejoint les brèves annotations psychopathologiques du début, lorsque nous faisions l’hypothèse de défenses de type phobo-obsessionnel. Néanmoins, il est d’accord de lancer une idée, pourvu qu’un autre la réalise sur papier. Il propose de dessiner une pieuvre. Je m’y emploie le mieux possible en faisant les contours de l’animal, invitant l’enfant à ajouter les détails physiques manquants, ce qu’il accepte de faire. Le reste de la séance se passera à ce travail de coloriage auquel participe également la mère alors que, de mon côté, j’invite Daniel à associer autour de cette pieuvre. Il m’explique qu’elle habite dans les grands fonds marins, que ceux-ci sont peuplés de déchets de toutes sortes, etc. Je me permets alors de lui faire remarquer qu’à mon avis, elle lui ressemble un peu. Daniel n’hésite pas longtemps à me répondre sur un ton interrogatif : « À cause de tous les tubes, tu veux dire ? » En effet, affublé d’innombrables tubes et cathéters, il y a là comme un air de famille eu égard aux nombreux tentacules de la pieuvre. Quant au milieu de vie de celle-ci, les grands fonds marins, ils ne sont pas sans évoquer l’étage où se situe maintenant Daniel : il est passé du huitième étage au deuxième sous-sol, et d’une chambre bien éclairée avec fenêtre, à l’ambiance feutrée et à l’éclairage artificiel des soins intensifs. Or, Daniel n’est pas sans savoir que les grands fonds bénéficient de peu de lumière, car un de ces fameux livres de vulgarisation qu’il me montrera plus tard, intitulé Connaissance de la mer, le documente fort bien. Voilà encore une de ces sources livresques venant avantageusement alimenter de ses contenus le travail d’élaboration inconscient.
23Quelques jours plus tard, Daniel réintègre la chambre qu’il occupait à l’origine, au huitième étage. Je l’y rencontre de nouveau seul, sa mère ayant repris un rythme de visite bihebdomadaire, alors que son père vient uniquement les fins de semaine. Ce sera l’occasion d’un entretien d’une très grande richesse et intensité, dont je vais tenter de reproduire le détail.
24Daniel – très grand amateur de puzzles qu’il compose à longueur de journée – me dit en avoir trouvé un à la salle de jeu, mais il n’a pas eu le courage de le finir car il contenait trop de couleur grise. Il s’agissait d’un puzzle représentant Minnie, l’épouse de Mickey, habillée d’une robe de mariée... grise justement. Je l’invite à associer là-dessus en lui demandant ce qui est gris. C’est manifestement un bon filon, car Daniel, d’habitude réservé face à ce genre d’exercice, embraye immédiatement : il pense à de la poussière. La poussière c’est sale, me dit-il, ajoutant ensuite d’autres adjectifs indiquant la nature ambiguë et peu recommandable de ce matériau. Il ajoute : « Mais que faire de la poussière, comment s’en débarrasser ?... la poussière, c’est comme le sable déposé sur les fonds marins. » Je lui demande si la poussière a pu être quelque chose de beau auparavant. Daniel répond en parlant du ciment, car ça aussi c’est de la poussière. « Mais alors, la poussière peut donc être quelque chose d’utile... on peut même construire avec ... une maison par exemple », lui dis-je dans un même mouvement. Daniel acquiesce, et reprend immédiatement ce fil pour m’expliquer comment il faut s’y prendre pour bétonner, qu’il est nécessaire d’ajouter de l’eau et du sable pour arriver à bâtir une maison, etc. Mais il constate que la poussière-ciment n’en est toujours pas quelque chose de beau, malgré son caractère utile. Sur ce, je ne peux m’empêcher de donner suite à mon intuition en rapport avec ces histoires de poussière, et demande à Daniel s’il se pourrait que son foie, c’est-à-dire son ancien foie, devienne de la poussière. Daniel me dit que non puisque, à l’occasion d’un autre entretien, je lui aurais signalé qu’une fois le foie retiré, celui-ci serait analysé dans un laboratoire. En effet, ce n’est pas la première fois que nous nous entretenons à ce sujet, Daniel ayant régulièrement fait état de son intérêt pour ces questions. Il profite d’ailleurs de l’occasion pour rappeler sa déception de ne pas avoir pu le voir ; voir « comment il travaillait ». Déception très peu amortie par ce que les chirurgiens lui auraient dit de l’aspect de son foie. La discussion porte ensuite sur la composition du foie, Daniel rappelant là aussi un fait déjà discuté, à savoir que le foie se compose de cellules. « Mais comment tiennent-elles ensemble ? » Daniel ne sait pas, mais constate que pour le mortier, c’est l’eau qui exerce cette fonction. D’ailleurs, avant que le mortier ne devienne dur, c’est d’abord de la boue. Arrivés à ce point, je rappelle à Daniel le nom du titre d’un des chapitres du livre intitulé Notre corps (Unser Körper) qu’il m’a montré jadis ; ça s’appelait « Die Zellen, Bausteine des Körpers » (littéralement « Les cellules, pierres de construction du corps »). Daniel s’en souvient, et reprend immédiatement mon association à valeur d’interprétation en s’exclamant : « Oui, et je me demande ce qu’il en est des autres pierres de construction du corps, par exemple les reins, comment travaillent-ils ? ... car il se pourrait bien qu’un jour ils ne travaillent plus bien et qu’alors il m’en faille des nouveaux. » Daniel m’explique qu’en effet avant la greffe, du temps de son gros ventre, celui-ci exerçait une poussée continuelle sur ses côtés qui en étaient devenus douloureux. « C’était probablement toute cette eau qui poussait... ma maman m’a dit un jour qu’elle aussi a eu des douleurs quand elle était enceinte. » Je lui demande alors la différence entre son ventre et celui de sa maman, sur quoi il me répond que le ventre de sa maman contenait un bébé, alors que dans le sien, il y avait de l’eau. Il est temps de clôturer l’entretien, mais Daniel a du mal à me laisser partir. Pour terminer, il me parle de son père (ce qu’il ne fait pratiquement jamais), et regrette que je n’aie pas encore eu l’occasion de le rencontrer.
25Cet entretien est un véritable festival de signifiants, car non seulement tous ceux que nous avons rencontrés auparavant convergent ici avec force en une synthèse dynamique où ils s’éclairent et se complètent mutuellement, un peu comme les pièces des puzzles si chers à Daniel, mais de plus, ils s’y conjuguent en un point d’orgue alliant le frayage déjà bien avancé des questions autour du corps à la trame œdipienne qui vient ajouter une nouvelle dimension au travail d’élaboration de cet enfant.
26Tout commence par un puzzle justement ; puzzle sur lequel Daniel a buté, qu’il n’a pas achevé, alors que c’est précisément sa fierté d’arriver au bout de ceux qu’il commence, quel que soit le temps que cela puisse lui prendre. Or, ce n’est pas n’importe quel puzzle : il y est question de mariage. Voilà déjà lancé le thème œdipien qui connaîtra bien des avatars dans la suite.
27Quelque chose dérange Daniel ; c’est la robe de mariée qui fixe son attention. Au lieu de faire monter en lui les sentiments agréables que les mariages ne manquent pas de susciter en général dans l’imaginaire collectif, Daniel est pris de grisaille. Le thème de la poussière sale et repoussante va s’en faire le porteur, et s’avérer d’une polysémie symbolique particulièrement prolifique.
28Tout d’abord, la poussière active la question autour des déchets, déjà abordée brièvement en soins intensifs lorsqu’il était question des détritus qui s’accumulent sur les fonds marins (vieilles voitures, etc.). Les indices sont trop ténus pour s’avancer dans un véritable jeu d’hypothèses à ce propos, mais il est tout de même tentant de rappeler le souci de Daniel en rapport avec son vieux foie, et la destinée de celui.ci. En effet, son foie endommagé était bon pour la poubelle, et ce n’est pas nous qui le disons, c’est Daniel lui-même lors d’un entretien précédent où il se demandait si il n’allait pas tout bonnement être jeté après l’opération. Comme pour le consoler, mais également heureux de pouvoir lui répondre en toute objectivité, je lui avais alors signalé que non, le foie allant d’abord être analysé en laboratoire (mais il est bien possible qu’après cela, il allait en effet être jeté ou détruit d’une manière ou d’une autre).
29Plus hypothétique mais tout aussi intéressant serait le lien à faire avec sa situation médicale actuelle. En effet, tout en connaissant une bonne évolution sur le plan somatique, Daniel sera tout de même l’objet de plusieurs épisodes de rejet de son greffon durant l’hospitalisation. Connaissant sa soif d’informations, il est très probable qu’il en ait eu connaissance. Même si rejet et déchet ne riment pas en allemand (et encore, Abstoung et Abfall ont le même préfixe), voilà tout de même deux termes cousins, au moins dans la réalité qu’ils signifient.
30Ensuite, la poussière nous conduit dans un terrain moins mouvant en termes de viabilité d’hypothèses, puisque c’est Daniel lui-même qui nous y emmène. La poussière-sable, poussière-ciment se révèle être le terrain de convergence – symbolisé par le thème de la construction et de la maison – de la recherche sur le corps et de la trame œdipienne. En effet, rappelons-nous que durant toute l’hospitalisation de Daniel, son père travaille à l’achèvement de leur nouvelle maison, ce qui lui tient également d’argument pour son manque de disponibilité. Même chose pour sa mère, retenue malgré elle à son travail. Au vu de ces éléments, il n’est pas impossible d’imaginer le grouillement inconscient d’une grande envie chez Daniel, jalousant tant l’intimité conjugale de ses parents que leur possibilité de se réaliser dans le travail. C’est surtout vrai pour son père, bien sûr, qui réalise un travail d’une haute teneur symbolique ayant des retombées très sensibles sur le bien-être familial.
31Peut-être avons-nous avec ce signifiant-là une clé pour le désir si énigmatique de Daniel de voir travailler ses organes, désir énoncé tant pour son foie que pour ses reins (et pour cause, puisque c’est également du côté des reins qu’il était perdant par rapport à son père). Or justement, que peut-il offrir de son côté dans ce domaine, lui dont le vieux foie ne travaillait plus bien, alors que le nouveau n’en est qu’à des débuts fragiles et incertains ? Qui plus est, ce n’est même pas encore vraiment le sien puisque ayant d’abord appartenu à quelqu’un d’autre. Comment se mesurer aux réalisations du père alors que celui-ci déborde de santé et de réussite (une maison, ce n’est pas rien, d’autant que son père la construit effectivement en partie à la force de ses bras), voilà peut-être le défi inconscient que Daniel tente de relever.
32Et à y regarder de plus près, il n’est peut-être pas si démuni que cela, car une greffe est un travail de reconstruction au moins aussi spectaculaire que la réalisation d’une maison. Ensuite il faut remarquer que, profitant du rapprochement providentiel opéré par un de ses livres-fétiches entre corps et maison (Die Zellen, Bausteine des Körpers ; Les cellules, pierres de construction du corps), Daniel récupère le matériau du père à son compte, et fait avancer son propre travail de construction. Les signifiants poussière-ciment et pierres de construction se rejoignent ici dans la désignation d’un même fantasme sous-jacent, ayant pour butée le foie. À ce titre, il est intéressant de repérer l’émergence de ce mouvement dans un entretien précédent où, rappelons-nous, Daniel relatait les prouesses d’une taupe capable de « fabriquer » des briques qui se métamorphosaient ensuite en château ! Histoire prémonitoire s’il en est (avec en prime la réalisation d’un bâtiment bien plus en vue qu’une simple maison). À ce titre, il est indispensable de signaler les finesses de la langue allemande en la matière, car dans la première étape, Daniel parle de Bauklötze (cubes de construction) qui, à la deuxième étape, deviennent des Bausteine (pierres de construction). Pour compléter ce tableau, il est à noter qu’à une autre occasion il avait été question du cœur, Daniel imaginant à la suite d’une indication de sa mère que cet organe devait avoir l’aspect d’un Brocken (terme ayant une parenté sémantique avec le mot Klotz et signifiant à peu près « gros morceau »).
33Voilà une chaîne de signifiants qui se boucle bien, et où l’on ne résiste pas à la tentation de conclure, sans jeu de mots, que c’est bien une brique que Daniel a dans le ventre plutôt qu’un foie. Il parle d’ailleurs lui-même des autres briques de son corps (Bausteine) pour lesquelles il se fait du souci. Il serait d’ailleurs intéressant, à ce point de l’exposé, de se poser la question du statut psychique des organes, en particulier du foie, dans le cas de Daniel. Pour résumer la situation en une formule, on serait tenté de dire qu’au fond, Daniel tente de se refaire une santé en incorporant le phallus-brique de son père, alliant ainsi dans un même mouvement le travail d’incorporation psychique du greffon et les impératifs de son conflit œdipien.
34Mais nous ne sommes pas encore au bout des enjeux de cet entretien. En effet, un signifiant jusque-là relativement secondaire mais néanmoins déjà bien présent va permettre la transition vers un nouveau groupe d’associations qui répondra lui aussi simultanément aux exigences des deux axes psychiques abondamment discutés ci-dessus. Il s’agit de l’eau. Cette eau qui est la tortionnaire paradoxale de Daniel, car du côté d’un trop peu (la restriction hydrique du début) et en même temps d’un trop-plein (le gonflement ascitique), elle est aussi agent de liaison dans le scénario technico-imaginaire formulé auparavant autour du sable et du ciment. Cette eau, via la problématique du gros ventre et des douleurs, va entraîner la résurgence soudaine de matériel archa ïque chez Daniel. Bien sûr, l’assimilation des deux gros ventres, le maternel et le sien, était peut-être le fait de sa mère, mais il est évident que Daniel la reprend à son compte, satisfaisant ainsi la percée d’un questionnement inconscient qui lui est propre. Par ailleurs, l’eau avait déjà fait montre de son lien privilégié avec les intérêts archa ïques à l’occasion du récit de la pieuvre – les grands fonds marins, équivalent symbolique particulièrement évocateur de l’univers placentaire – et dans une moindre mesure dans celui des dinosaures, autres représentants puissants de temps immémoriaux.
35Venons-en à ce questionnement inconscient, et tentons d’en repérer les multiples facettes. Tout d’abord, on ne peut manquer d’être frappé par la tentative d’identification de Daniel à sa mère. Dans la situation précaire qui était la sienne avant la greffe, et qui n’a pas tout à fait fini de l’être, il peut en effet être tentant pour lui de rechercher une sorte de communion imaginaire avec sa mère à travers le partage d’une souffrance et d’une image du corps similaire, entraînant corrélativement des fantasmes archa ïques de type fusionnel. Par ailleurs, ce mouvement régressif se fait nécessairement aux dépens de la consolidation d’une identité sexuelle toujours en voie d’achèvement du moment qu’il s’agit d’un enfant. Dans ce sens, on peut se demander si Daniel n’est pas là en proie, ne serait-ce que de façon passagère, à des fantasmes bisexuels non seulement induits par ce retour archa ïque déjà signalé, mais également par sa situation physique et médicale actuelle. Il y aurait donc là une double source, l’une due à des facteurs internes, l’autre à des facteurs externes. Ces facteurs externes concernent la transplantation que Daniel vient de subir et pour laquelle il était en attente de façon si intense et prolongée. Or, quelle peut bien être la valeur symbolique de cet acte médical pour les patients ? Une piste envisageable nous est indiquée par la littérature qui nous enseigne que la greffe est à même de provoquer des fantasmes de grossesse chez des adultes transplantés, ainsi que des vécus de naissance ou de renaissance. Cette constatation clinique ne doit pas étonner au vu de l’évidente valeur symbolique de cet acte médical si particulier (être porteur d’un, et donc « engrossé » par un organe qui n’est pas le sien) qui échappe probablement encore moins aux enfants. D’après notre propre expérience, ces derniers, plus spontanés et moins défendus dans leurs jeux associatifs, font en effet régulièrement référence à la parenté entre grossesse et greffe. Avant tout, les petites filles imaginent avoir un bébé dans leur ventre, comme maman.
36De là à imaginer qu’un fantasme apparenté pourrait habiter l’esprit de Daniel, voilà un pas qu’il est peut-être hâtif de franchir, mais nous y sommes tout de même encouragés par le mouvement identificatoire maternel dont il était spontanément l’initiateur. À suivre cette hypothèse, voilà que le foie connaîtrait une destinée sensiblement différente de celle qui était la sienne ci-dessus du point de vue de son incorporation psychique. En effet, d’objet paternel qu’il était du fait de son assimilation à ce que nous avons appelé le phallus-brique, le foie se muerait ici en objet maternel, sorte de phallus-bébé, l’incorporation psychique s’étayant dès lors sur le mythe de la fécondité et de la puissance créatrice maternelle. En effet, si le travail constructeur du père a de quoi susciter l’admiration, voire même l’envie, le travail de la mère lié à l’enfantement (Daniel précisait bien que l’eau exerçait une poussée sur ses côtés) n’en est pas moins admirable. Tous deux se prêtent dès lors comme modèle au propre travail d’élaboration et d’incorporation psychique de Daniel, celui-ci oscillant entre les deux options en fonction de ses péripéties œdipiennes. En effet, dans des moments de doute narcissique face à la puissance paternelle, Daniel pourrait bien en arriver à abandonner ses tentatives d’entrée en possession des attributs paternels et se rabattre sur un mode d’être plus régressif en s’identifiant aux attributs maternels, même si c’est au prix d’une remise en question de ses prétentions viriles.
37À ce point de l’analyse il nous faut envisager une direction d’hypothèses supplémentaires quant au statut à accorder à ce moment archa ïque dans le travail d’élaboration de Daniel. Lorsque Daniel évoque le bébé dans le ventre de sa mère, et les douleurs occasionnées par cet état, il faut se souvenir qu’il est enfant unique. Le bébé dont sa mère était enceinte n’était autre que lui-même. Nous sommes donc amenés à nous demander si Daniel, à ce moment de l’entretien, n’est pas précisément en train de s’interroger sur ses origines. Sur la façon dont il a été conçu, dont il s’est développé durant la grossesse et corrélativement sur l’origine de son destin d’enfant malade. Il faut en effet se rappeler que l’atrésie des voies biliaires est une malformation congénitale, dont on fait l’hypothèse qu’elle se développe durant les dernières semaines de gestation. Or, au moins à deux reprises Daniel fera preuve de son intérêt pour ces questions, arrivant à la conclusion que « le foie n’a pu être amoché (angeschlagen) que dans le ventre de ma mère ». Dans ce sens, il faut également se rappeler que le thème de la grossesse a été introduit par une question en rapport avec le fonctionnement de ses autres organes, et en particulier les reins dont Daniel appréhendait déjà la détérioration. On peut dès lors se demander si le mouvement identificatoire de Daniel à sa mère n’en est pas encore plus pertinent, car non seulement il a un gros ventre, de l’eau à l’intérieur, et des douleurs – comme une femme enceinte –, mais il est également porteur d’au moins un organe malade, tout comme sa mère était porteuse d’un bébé malade. Arrivés à ce point, risquons-nous encore un pas plus loin, en revenant au début de toute cette histoire : tout a commencé par un mariage... et la mariée était en gris. Qui sait ce qui a bien pu déclencher le malaise de Daniel ; le gris, représenté par la laideur et la saleté de la poussière, traduction métaphorique des sentiments de dégoût provoqués par le fantasme de scène primitive dont le mariage (de ses parents) n’était que le prélude, ou le gris, couleur prémonitoire de la grisaille d’une vie issue de cette même union conjugale, et marquée d’emblée par la maladie et l’angoisse de la mort ? Aucune réponse définitive ne peut bien sûr être donnée à cette question ; aussi en resterons-nous là de ces spéculations.
LES DERNIERS ENTRETIENS ET LA SORTIE D’HÔPITAL
38Les entretiens suivants seront l’occasion pour Daniel de revenir sur les éléments si intenses et dignes de réélaborations amenés lors de l’entretien analysé ci-dessus. Aussi allons-nous enchaîner les derniers entretiens les uns à la suite des autres, pour ensuite ne faire des commentaires que sur les parties nouvelles du matériel.
39Je revois Daniel qui est cette fois accompagné de sa mère. Elle lui a rapporté une partie de ses livres préférés, et comme pour passer en revue tous les thèmes précédemment abordés, Daniel fait défiler sous mes yeux les livres intitulés Connaissance de la mer, Chimie, Notre corps, et enfin, un livre dont il n’a pas encore été question : De la caverne au gratte-ciel, consacré à l’histoire des habitations humaines. « On peut y observer comment les habitations étaient faites avant, quelle forme elles avaient. » Alors qu’il a si souvent exprimé son intérêt pour l’aspect de son foie, je prends l’initiative de relancer Daniel sur cette piste : « Quelle forme pouvait bien avoir ton foie ? » Daniel se plaint à nouveau de ne rien en savoir, ainsi que du peu d’aide que représentent pour lui les commentaires des chirurgiens à ce sujet. Ainsi, l’un d’eux lui aurait dit qu’il ressemblait à un morceau de bois, mais ça ne lui suffit pas.
40Un jour plus tard, Daniel me dit qu’il a l’impression que je passe plus de temps auprès de Michel, autre enfant greffé partageant la chambre avec lui. Là-dessus, sa mère me raconte qu’au début, Daniel n’arrivait pas du tout à comprendre pourquoi je rendais également visite aux autres enfants. Ensuite, Daniel me montre un énorme paquet de feutres de couleur et me fait observer que dorénavant il n’aura plus besoin des miens. Sa mère m’explique qu’il insistait pour que certaines couleurs soient reprises dans le paquet, notamment le gris. Je demande alors à Daniel : « Pour dessiner de la poussière ou une robe de mariée ? » Et lui de me répondre : « Pour dessiner un éléphant... mais il ne faut pas nécessairement dessiner comme dans la réalité ; par exemple, on peut dessiner l’éléphant en rose, et pas sur des pattes mais sur des roues ; et puis une voiture sur des pattes... »
41Daniel se porte de mieux en mieux. Il peut maintenant se déplacer librement, ce qui me motive à lui proposer de nous rencontrer dans mon bureau plutôt que dans sa chambre. Les deux entretiens qui s’y déroulent seront les derniers avant sa sortie d’hôpital. Il se demande pourquoi la transplantation a été décidée tellement tard. N’aurait-elle pu être faite plus tôt ? Pour cela il aurait probablement fallu que quelqu’un se rende compte que son ventre commençait à gonfler. Je lui demande qui aurait pu être ce quelqu’un, et lui de me répondre : « Ma mère peut-être ? » Pointe ensuite un thème qui prendra largement de la place dans l’entretien suivant : la différence de Daniel face aux autres enfants. « Les autres me faisaient toujours des dents longues (expression allemande) avec leurs tartines au jambon. »
42Un jour plus tard, nous nous revoyons dans mon bureau. Daniel parle des brimades qu’il a dû endurer, car les autres enfants se moquaient de lui et de son ventre. À cet instant, le climat est particulièrement intense et lourd, Daniel étant traversé par des émotions pénibles dont il a beaucoup de mal à parler. Lorsqu’il m’apprend qu’on le traitait de « gros lard » (Dicker), il est au bord des larmes. Il a d’ailleurs l’impression que Michel – son compagnon de chambre qui est francophone, et de ce fait beaucoup plus entouré par certaines infirmières – se moque de lui à chaque fois qu’il prononce son nom en présence des infirmières, mais Daniel ne comprend évidemment pas ce qu’il leur dit. Puis, il me demande à nouveau pourquoi je rends visite aux autres enfants. Après lui avoir expliqué que je m’occupe de tous les enfants transplantés, je lui lance qu’au fond, je ressemble peut-être à son père de ce point de vue, celui-ci passant des heures à s’occuper de la maison plutôt que de lui, alors que moi je passe mon temps auprès d’autres enfants. Daniel enchaîne promptement : « ... et tu as autant de dossiers que lui ». En effet, Daniel a remarqué une étagère remplie de dossiers suspendus dans le fond du bureau. Ce sont effectivement, comme il l’imagine, les dossiers de tous les autres enfants dont j’assure le suivi. Quant à son père, il m’explique qu’il a plein de dossiers réservés aux différents matériaux utilisés pour la construction de la maison : les briques, le sable, etc.
43On l’aura compris, au fil de ces entretiens ce sont avant tout des motions transférentielles massives qui occupent le devant de la scène. Elles s’annoncent surtout dans le deuxième entretien lorsque, suite à une toute première interpellation ayant pour objet mes visites chez Michel, Daniel me fait savoir qu’il n’aura plus besoin de mes feutres de couleur. Ensuite, comme pour réparer ce qui s’apparente à un mouvement de représailles, Daniel se lance dans une déclaration qui ne lui ressemble pas, mais qui me fait effectivement plaisir sur le moment même : il se propose de se laisser aller à plus de fantaisie et de dessiner des choses qui n’existent pas. Or, Daniel a eu tout le loisir de comprendre que mes fréquentes tentatives visant à lui faire quitter les bancs de son école scientifique pour lui faire emprunter l’école buissonnière de l’imaginaire n’étaient que la traduction des valeurs que je tente de promouvoir auprès de lui, et qui me guident dans mon travail psychothérapeutique. Peut-être a-t-il effectivement tenté de me faire plaisir, bien que tout à fait inconsciemment ? À l’inverse, pourrait-on malgré tout y voir un relâchement de ses défenses rigides, bridant jusque-là l’expression de son imaginaire au point qu’en presque deux mois d’hôpital il n’aura jamais fait un seul dessin personnel ? Peut-être, mais d’un autre côté il est indiqué de nuancer ce constat, car nous avons vu comment Daniel a pu, par d’autres moyens, faire admirablement avancer son travail d’élaboration.
44Quoi qu’il en soit, le ton est donné, le dernier entretien étant l’occasion de mieux préciser les enjeux transférentiels chez Daniel. Il découvre avec douleur que non seulement je m’intéresse également à Michel, mais qu’une étagère remplie de dossiers est le témoin éloquent de ma disponibilité pour bien d’autres enfants encore. Cette découverte se double probablement d’une autre qui est plutôt une confirmation de ce que Daniel était censé déjà savoir : je suis donc moi aussi un homme au travail, tout comme son père, tout comme ses deux parents. Moi aussi j’ouvre des tas de dossiers dont lui est exclu. Le contexte formalisé du bureau de consultation vient probablement amplifier ce sentiment, alors que les entretiens à son chevet pouvaient entretenir l’illusion d’une motivation exclusivement amicale, d’une disponibilité taillée sur mesure. Ce désenchantement déclenche ou ravive les sentiments de solitude et d’abandon de Daniel. Il relate avec amertume les fréquentes visites dont profite son compagnon de chambre Michel ; Pourquoi les infirmières ne restent-elles pas aussi longtemps auprès de lui ? Au vécu de la différence culturelle et de langue, dont il est ici la victime, s’ajoute ensuite le vécu de la différence tout court avec l’évocation des brimades endurées dans ses relations sociales à l’école.
45Peu de temps après, Daniel quitte l’hôpital. À partir de là je ne le reverrai que rarement puisque ses rendez-vous de consultation s’espacent et que l’éloignement géographique ne permet pas de visites répétées. Il me fera parvenir une carte de remerciement, ainsi qu’un cadeau. Quelques brèves rencontres épisodiques sont simplement l’occasion de se dire bonjour et de constater que tout va bien de son côté. Il retrouve petit à petit une vie normale et peut à nouveau fréquenter l’école. Ses changements physiques sont impressionnants : le ventre a disparu et son apparence physique globale dégage une impression d’harmonie, malgré une pilosité et des pommettes renforcées du fait de la médication immunosuppressive.
46Ce n’est qu’un an et demi plus tard, lors d’un entretien prolongé, qu’il m’apprendra avoir chaque fois frappé à la porte de mon bureau au moment de ses visites médicales de contrôle : sans succès. Il se disait que j’étais sûrement occupé avec d’autres enfants. Son lien transférentiel était donc encore bien vivace et n’avait été mis en suspens que par les avatars matériels liés à son éloignement. Je lui avais par ailleurs signalé, ainsi qu’à sa mère, qu’il était toujours possible de me solliciter en cas de besoin, le retour à domicile ne remettant nullement en cause le principe de ma disponibilité. Ce principe, Daniel et sa mère allaient y faire appel un an et demi plus tard, Madame me faisant part au téléphone de son inquiétude au sujet d’épisodes anxieux dont son fils serait la proie depuis quelques mois.
47Lors d’un entretien organisé quelques jours plus tard en présence de Daniel et de sa mère, ce dernier essaye de minimiser ces événements, préférant me raconter ses nouveaux jeux ainsi que mille autres faits survenus depuis son retour à la maison. Je l’interroge malgré tout à ce sujet, et il m’explique que c’est parfois le soir, lorsqu’il est déjà couché dans son lit, qu’il a peur, mais que durant la journée il a bien trop de choses à faire pour se laisser déranger par des pensées pareilles. D’ailleurs, il en rit avec ses amis. J’essaye quand même d’en savoir un peu plus, et Daniel finit par me dire que « quelqu’un pourrait venir... avec un couteau ou un revolver... » ; bref, une sorte de bandit masqué qui en voudrait à sa vie. Il essayerait à chaque fois d’imaginer ce qu’il pourrait faire pour se défendre.
48Ces peurs, nous en reparlons trois mois plus tard. Daniel tente à nouveau de minimiser l’affaire, prétextant leur diminution. En fait, j’apprends que c’est à l’aide de toutes sortes de stratagèmes qu’il finit par les maîtriser : il laisse une lumière allumée, se fatigue suffisamment durant la journée pour s’endormir tout de suite le soir, etc. Durant la journée, il parvient à s’en prémunir grâce à un activisme continuel. Ensuite, voulant parler d’autre chose, il me propose de venir lui rendre visite à la maison pour pouvoir me montrer toutes ses affaires. Alors que sa mère et moi essayons d’envisager des entretiens plus rapprochés dans le temps au cas où ces peurs devaient persister, tout en réalisant la difficulté matérielle d’une telle démarche, Daniel revient à la charge avec sa proposition d’une visite à domicile. J’ai peine à lui faire comprendre que ce n’est pas possible pour moi. Enfin, au moment de se dire au revoir, j’apprends que pour une fois le père de Daniel est venu les accompagner à l’hôpital, mais qu’il a préféré aller prendre un café pendant leur visite chez le psychologue ! Daniel propose d’aller le chercher pour que je puisse enfin le rencontrer, mais sa mère se montre réticente. Elle semble protéger une réticence ou résistance de son mari dont je n’apprendrai rien de plus ce jour-là.
49C’est ici que se termine l’exposé de ce cas, car avec le dernier paragraphe nous avons rejoint la situation clinique actuelle. En conséquence, et étant donné la parcimonie des éléments en rapport avec ce qui se profile comme un début de phobie, nous ne pouvons que nous perdre en conjectures. Cette phobie est-elle passagère, à inscrire au registre des phénomènes courants et bénins de l’enfance, ou est-elle à mettre au rang de symptôme plus pathologique, indicateur d’un processus névrotique en voie d’organisation ? Au contraire, pourrait-il s’agir d’un phénomène en effet déjà prononcé, mais somme toute purement réactionnel, à mettre en lien avec le passé chirurgical et hospitalier de cet enfant (en effet, bien des hommes masqués et armés de couteaux ont peuplé les moments difficiles de la vie de Daniel jusqu’à présent) ? Il est trop tôt pour se prononcer, d’autant que d’autres questions, tout aussi essentielles, subsistent. Ainsi, il serait temps d’approcher d’un peu plus près ce qu’on pourrait qualifier de mystère paternel. Ensuite, on voit bien aussi que la nature du lien transférentiel tissé par Daniel n’est pas sans soulever des interrogations.
L’INCORPORATION PSYCHIQUE DE L’ORGANE TRANSPLANTÉ CHEZ DANIEL
50La narration du cas de Daniel a déjà été émaillée d’une série de considérations théoriques visant à mettre en lumière les enjeux psychiques d’une transplantation d’organes. Il nous faut cependant resserrer davantage notre propos en nous centrant plus spécifiquement encore sur la problématique de ce que nous appellerons une incorporation psychique du greffon. Autrement dit, au-delà du nécessaire travail d’élaboration psychique exigé de tout sujet confronté à une atteinte corporelle grave entraînant un acte chirurgical lourdement invasif, une hospitalisation longue, l’incertitude du pronostic – ingrédients essentiels mais non spécifiques, puisque communs à bien d’autres formes d’interventions chirurgicales – se pose la question de la confrontation à un nouvel organe ; un intrus nécessaire et attendu, mais plus que probablement source de questionnement – comme le démontre à foison la littérature citée en introduction. Notre propos sera dès lors de reprendre l’histoire de Daniel et de retracer ce qui s’y apparente à un travail spécifique d’incorporation psychique du greffon transplanté.
L’incorporation : « plus ou moins » fantasmatique
51Pour ce faire, il nous faut préciser le cadre théorique au sein duquel nous déploierons cette problématique. Ce cadre s’est imposé à nous à la suite d’un travail de dégagement conceptuel réalisé autour de la notion d’incorporation telle qu’elle est évoquée dans les écrits freudiens. Cette notion y apparaît en effet de façon significative dans les Trois essais sur la théorie sexuelle dans un passage ajouté en 1915 que voici :
52« Une première organisation sexuelle prégénitale de ce genre est l’organisation orale ou, si l’on veut, cannibalique. Ici, l’activité sexuelle n’est pas encore séparée de l’ingestion d’aliments, il n’y a pas encore, dans ce cadre, différenciation de courants opposés. L’objet de l’une de ces activités est aussi celui de l’autre, le but sexuel réside dans l’incorporation de l’objet, prototype de ce qui jouera plus tard, en tant qu’identification, un rôle psychique si important. Le suçotement, dans lequel l’activité sexuelle, détachée de l’activité alimentaire, a abandonné l’objet étranger pour un autre objet appartenant au corps propre, peut être considéré comme un reste de cette phase fictive d’organisation qui nous est imposée par la pathologie. » [8]
53C’est donc au sein de ce que l’on appelle communément le stade oral, vocable auquel Freud ajoute celui de cannibalique qu’il réutilise après l’avoir introduit dans Totem et Tabou, que prend place la notion d’incorporation. D’emblée, le statut de cette dernière s’avère complexe car elle doit être située par rapport à deux activités qui ne sont pas encore différenciées à ce stade-ci. Il s’agit de l’activité sexuelle d’une part, et de ce qu’on pourrait d’autre part appeler une activité alimentaire – l’ingestion d’aliments, en allemand Nahrungsaufnahme, littéralement prise alimentaire. Cette indifférenciation se marque précisément par le fait que les deux activités portent sur le même objet, dont l’objet alimentaire serait le prototype. Indifférenciation fondamentale en ce qu’elle est porteuse d’une ambigu ïté bien repérée par Laplanche et Pontalis, lesquels parlent d’un « processus par lequel le sujet, sur un mode plus ou moins fantasmatique, fait pénétrer et garde un objet à l’intérieur de son corps » [9].
54Plus ou moins fantasmatique, l’incorporation se prête dès lors à devenir une notion utile pour penser les contextes cliniques où le seuil somato-psychique est en question. Et c’est bien de ce seuil qu’il est constamment question en transplantation où une incorporation chirurgicale, incontournable en tant qu’événement, se doit – c’est du moins notre hypothèse – d’être accompagnée ou suivie d’une incorporation psychique. Or, nous voilà d’emblée au cœur de notre problématique : plus ou moins fantasmatique, l’incorporation en tant que processus présente en effet une double polarité qui n’est pas sans conséquences sur le plan clinique. Car si c’est le pôle moins fantasmatique qui prédomine, alors le sujet se « contentera », en quelque sorte, de cette ingestion d’un objet de la réalité – dans le modèle freudien, l’objet alimentaire, dans notre contexte clinique, l’organe transplanté chirurgicalement – sans qu’il y ait un travail psychique concomitant. Ce dernier serait en effet caractérisé, selon nous, par le pôle plus fantasmatique de l’incorporation où l’objet se voit retravaillé par le fantasme de sorte à connaître un destin psychique qui l’arrache à son immanence matérielle.
Réactualisation du premier dualisme pulsionnel
55Cette double polarité entre un plus et un moins fantasmatique nous conduit à en évoquer une autre qui peut lui être apparentée, et qui s’avère être l’organisateur central du passage des Trois essais cité ci-dessus : nous voulons parler du premier dualisme pulsionnel, qui voit s’opposer les pulsions du moi ou d’autoconservation aux pulsions sexuelles. De fait c’est bien à ce premier couple de pulsions que Freud fait référence lorsqu’il évoque l’activité alimentaire – du ressort des pulsions du moi ou d’autoconservation – qui, à ce stade, ne serait pas encore séparée d’une activité sexuelle – du ressort des pulsions sexuelles – laquelle, selon le modèle de l’étayage, se déploiera pleinement dans un deuxième temps. Si nous évoquons ce premier dualisme, pourtant récusé par Freud peu de temps après et remplacé par l’opposition entre pulsions de vie et pulsions de mort, c’est qu’il nous paraît intéressant de le réactualiser en raison même des arguments ayant conduit à sa récusation. Arguments dégagés par J. Laplanche (1970) dans son travail intitulé Vie et mort en psychanalyse, où ce dernier montre bien que les pulsions d’autoconservation n’ont jamais réussi à faire la preuve de leur caractère pulsionnel. Laplanche démasque au contraire le caractère fonctionnel ou vital de ces dernières, là où le pulsionnel s’avère être électivement du ressort des pulsions sexuelles.
56Réactualiser le premier dualisme pulsionnel à la lumière des propositions de Laplanche reviendrait à lui conférer une véritable portée clinique, à savoir de proposer un modèle pour penser l’opposition entre le registre du fonctionnel/vital et le registre du pulsionnel/sexuel – tous deux constamment en prise l’un avec l’autre, en particulier dans le domaine médical. Pour prendre l’exemple de la transplantation, l’acte chirurgical s’y suffit du registre fonctionnel/vital car porté sur un objet permettant l’autoconservation du sujet (le greffon), alors que le travail psychique d’incorporation l’est d’un objet en quelque sorte sexualisé par la pulsion. Travail de sexualisation du greffon, donc, qui revient à subvertir sa prédétermination biologique grâce à l’intervention du fantasme – qui n’est autre que ce moment de basculement vers le plus fantasmatique de l’incorporation déjà évoqué. Or, c’est bien ce travail de sexualisation que nous visons en parlant d’une incorporation psychique du greffon. Et c’est aussi ce travail que nous allons essayer de retracer chez Daniel.
Voir l’organe : regard médical et fonctionnalité de l’objet
57Pour pouvoir aborder l’incorporation psychique proprement dite, il nous est nécessaire d’évaluer le climat pulsionnel qui est celui de Daniel au début de sa prise en charge. Chez ce dernier, le vital occupe d’emblée le devant de la scène. Le corps et les manifestations étranges et inquiétantes qu’il génère – vomissements, urines altérées, maigreur squelettique, etc. – est au centre de ses préoccupations. C’est un corps du besoin – les soins médicaux constants, la soif, la faim – où la conservation de la vie est la priorité première. Le danger de mort qui le guette, Daniel est en effet suffisamment lucide pour en capter les signaux d’alerte qui lui viennent de son corps, mais également d’une mère qui cache difficilement sa détresse. Cependant, malgré son penchant rationalisant et son souci des choses de la médecine, malgré le choix de repères identificatoires qui semblent eux aussi réifier le vital/fonctionnel – les voitures téléguidées – il est clair que le corps de Daniel est déjà aussi celui du désir pulsionnel. Car la soif et la faim sont en même temps celles d’un savoir et d’un connaître s’affichant chez cet enfant avec une intensité et une insistance qui, en tant que telles, trahissent cette Getriebenheit (être-poussé) de la pulsion, et préludent à cette richesse associative qui émergera bien vite par la suite.
58Mais pour l’heure, c’est tout de même l’autoconservation qui prédomine. Prédominance qui, comme nous le savons, s’accompagne du privilège donné à des objets adéquats et prédéterminés, aptes à rencontrer sans détours les besoins de l’autoconservation. Privilège qui, dans le chef de Daniel, s’exprime sur le mode d’un besoin impérieux et récurrent de voir l’objet en question : le foie. Or, il nous faut donner à ce détail clinique d’apparence anodine l’importance décisive qu’il revêt à nos yeux. De fait, il cristallise à lui seul cette prédominance du vital et du fonctionnel qui, corrélativement, débouche sur cette pulsion d’emprise qu’est le besoin de voir [10]. Besoin de voir dont les caractéristiques se superposent à celles du regard médical qui, depuis « la naissance de la clinique » au XVIIIe siècle, a pris une signification toute nouvelle dont M. Foucault a bien dégagé l’importance pour l’avènement de la médecine moderne. La citation qui va suivre nous permettra de mieux cerner encore les déterminants de ce travail visuel, ainsi que d’indiquer en quoi ces derniers sont à l’opposé de ce que l’on pourrait appeler le travail de la pulsion :
59« Le regard qui observe se garde d’intervenir : il est muet et sans geste. L’observation laisse en place ; il n’y a rien pour elle de caché dans ce qui se donne. Le corrélatif de l’observation n’est jamais l’invisible, mais toujours l’immédiatement visible, une fois écartés les obstacles que suscitent à la raison les théories, aux sens l’imagination. Dans la thématique du clinicien, la pureté du regard est liée à un certain silence qui permet d’écouter. Les discours bavards des systèmes doivent s’interrompre : “Toute théorie se tait ou s’évanouit toujours au lit du malade” (Foucault cite ici un auteur de l’époque) ; et doivent être réduits également les propos de l’imagination, qui anticipent sur ce qu’on perçoit, découvrent d’illusoires rapports et font parler ce qui est inaccessible aux sens. » [11]
60Laissant les choses « en place » et opérant dans l’immédiat, c’est-à-dire tout d’abord sans langage et en silence [12], le travail du regard médical est tout différent du travail de la pulsion qui, rappelons-le, ne peut investir l’objet qu’en tant qu’il le transforme et le (re)crée par un nécessaire geste de déplacement. Travail de transformation dont les outils sont le langage et l’imagination, qui finissent par donner lieu à autant de discours et de théories. Discours et théories dont la multiplicité atteste fort heureusement de la singularité subjective de tout un chacun. Le regard médical, au contraire, se méfie des discours et oppose aux théories fantasques des médecins de Molière un corps qui se matérialise dans l’invariance de manifestations désormais intelligibles, que le langage médical a pour fonction de codifier au plus serré [13]. Codification dont l’objectif avoué est de déboucher sur un langage et une théorie uniques à propos d’un corps faisant enfin l’unanimité.
61Alors que le dépassement des discours, théories et imaginations a été une condition indispensable pour l’avènement de la médecine moderne, leur actualité chez le patient est au contraire le signe même du travail de la pulsion. À l’enseigne des théories sexuelles infantiles qui sont ces constructions imaginaires rendues nécessaires par les mystères qu’impose la sexualité, les théories médicales infantiles [14] à propos de l’organe transplanté et du corps en général sont les manifestations en quelque sorte symptomatiques d’une sexualisation en marche. La condition en est une mobilité suffisante de la pulsion, à même d’éviter l’écueil d’une fixation sur un objet unique.
62Or chez Daniel, l’insistance, le besoin impérieux de voir le foie nous paraît être un de ces moments de réification d’un objet unique, irremplacable et incontournable, Daniel sacrifiant en cela à la culture du lieu où c’est bien la focalisation nécessaire et massive sur un objet anatomique qui structure tout le champ événementiel. Pour le dire sur un mode trivial, tout le monde est en effet « obsédé » par le foie : il n’y en a que pour lui. Remarquons plus avant que ces moments se signalent typiquement par l’intensité d’une exigence ou d’un besoin qui en même temps se meurt dans l’absence du verbe. C’est en effet dans ces moments-là que les patients – et Daniel ne fait pas exception – n’ont plus rien à dire. Le silence du vital bouche en quelque sorte l’horizon bavard du sexuel. D’où aussi l’impossibilité pour Daniel de parler, dessiner, ou associer librement à propos de ce foie dans ces moments-là. Il n’y a alors, pour le psychologue, qu’à supporter ce silence du vital – ou son homologue qu’est la verbalisation monotone du besoin – en s’aidant de la conviction qu’il est en même temps le tremplin du sexuel. De fait, à la condition que le besoin n’est pas rencontré à ce moment-là [15], sa persistance engendre un autre fruit – un objet imaginaire – qui n’était pas escompté. Ou pour le dire autrement, si l’objet se refuse au besoin, ce dernier est contraint de le (re)créer en s’aidant du levier de l’imaginaire. Au lieu d’incorporer le foie sur le mode d’une ingestion visuelle (versant somatique de l’incorporation), Daniel en vient en effet à l’incorporer sur le mode d’une incorporation psychique (versant fantasmatique de l’incorporation).
Dé-signifier l’organe : avènement des objets partiels
63C’est ce passage, ce basculement de l’organe transplanté d’un statut d’objet fonctionnel vers un statut d’objet partiel que nous allons retracer chez Daniel. Pour ce faire, commençons par relever que dès le moment où Daniel quitte le domaine du vital – en particulier la description de sa situation somatique – il rend possible l’avènement d’équivalents symboliques qui sont le prélude à la constitution d’objets partiels, signe du travail de la pulsion sexuelle. Un bel exemple en est l’extinction des dinosaures que Daniel relate avec beaucoup d’entrain, tous les épisodes de cette histoire finissant par former une chaîne allégorique très exactement superposable aux ingrédients réels de sa situation présente. En devenant une histoire, et de surcroît l’histoire d’autres protagonistes que l’enfant lui-même, Daniel prend en quelque sorte de la hauteur par rapport aux considérations vitales/fonctionnelles qui caractérisent le début de l’entretien (rappelons qu’il y parle de ses intérêts pour la biologie et la chimie).
64Cependant, si nous assistons bien à la trouvaille par l’enfant d’équivalents symboliques qui traduisent sa propre situation (les voitures téléguidées, les dinosaures, la taupe et la médecine, la pieuvre), il n’en va pas aussi rapidement pour les organes internes, en particulier le foie. Ce dernier, tout en n’étant plus une zone d’autoconservation muette, reste cependant encore longtemps un objet fonctionnel/vital qui s’impose comme tel à Daniel, résistant apparemment à toute traduction symbolique. En attendant, c’est comme si Daniel ne pouvait que rêver, par procuration, le processus psychique censé permettre ce résultat en nous en livrant une saisissante métaphore : nous voulons parler de l’histoire de la taupe magicienne. Étonnante métaphore en effet, car les vertus transformatrices du spray utilisé par la taupe – un nuage de vapeur se transforme en une série d’objets partiels, dont des briques – ne sont pas sans évoquer le travail de la pulsion transformant l’objet investi par elle. Travail que Pierre Fédida (1978) qualifie de dé-signification de l’objet. En retour, les vertus subversives de cette opération qui dé-signifie le sens préétabli garantit la création d’un sens singulier, propre au patient. Nous citons ici un passage dont on remarquera qu’il est en partie porteur des mêmes accents que l’histoire de la taupe :
65« [...] pour qu’il y ait création de sens, il faut que les significations codées de la langue des mots (la définition nominale) et des objets soient constamment subverties. [...] En jouant, l’enfant désétablit les limites dont conceptuellement on se sert dans le système symbolique de la langue et des objets. Que d’une assiette l’enfant fasse un chapeau puis une roue, puis un bouclier puis une chaussure, puis... Il donne à entendre comment, en jouant, se dé-signifie et se dé-fonctionnalise l’objet. » [16]
66Or, c’est précisément cette dé-signification et dé-fonctionnalisation de l’organe que Daniel ne parvient pas encore à mettre en œuvre. Rappelons, au risque de nous répéter, que cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on mesure à quel point sa signification – tout court, et dans les deux sens du terme, à savoir son importance salvatrice et sa stricte signification biologique – est grande autant qu’incontournable, tout particulièrement à un moment où la vie et la mort sont dangereusement en balance, et où on lui demande le moins de fantaisies possible. De fait, la meilleure chose qu’un organe puisse faire c’est d’afficher les paramètres de fonctionnement les plus communs, les plus moyens, les plus universels. Un peu trop d’écarts dans les valeurs (c’est ainsi que patients et personnel soignant nomment couramment les paramètres hémodynamiques et biologiques qui renseignent sur le fonctionnement de l’organe), un peu trop de fantaisie somatique, et voilà que plane déjà le spectre du rejet et de la mort. Alors que, tout au contraire, la dé-signification suppose cette fantaisie même, ce jeu avec des valeurs dont tout l’art est de subvertir la signification première.
67Ce n’est que plus tard, quelques semaines après l’entretien de la taupe-magicienne que Daniel parviendra à rassembler toute une série d’objets épars qui n’avaient pas vraiment de lien entre eux jusque-là. Tout à coup ces derniers viennent s’appeler, se rejoindre, se combiner les uns aux autres de sorte que l’on assiste à l’avènement d’un véritable système symbolique fait d’objets partiels – au sens pleinement psychanalytique du terme – dont la fonction est précisément celle d’une dé-signification de l’organe. Accompagné par le thérapeute, Daniel s’empare pour ainsi dire lui-même du spray de la taupe et transforme l’organe tour à tour en poussière, en sable, en déchet, en brique, voire même en bébé.
68Bien sûr, ces transformations ne sont pas toutes incontestables au même titre, car le jeu des correspondances imaginaires ne se déroule pas avec la même transparence et intentionnalité que le jeu symbolique observable chez un enfant (cf. la citation de Fédida). Ainsi n’est-ce qu’avec le recul et le recours à l’interprétation que nous nous autorisons à faire le rapprochement entre foie et bébé, là où Daniel n’est pas aussi explicite lorsqu’il associe le gros ventre de sa mère à son gros ventre gonflé d’eau. Il faut ici comprendre que l’avancement dans les couches profondes de l’imaginaire d’un patient nous confronte avec la topographie complexe et secrète du fantasme, dont la singularité se soustrait aux jeux de correspondance simplistes. Néanmoins, nous avons là assez d’indices pour repérer qu’il s’agit d’un moment de convergence fécond où l’affluent constitué par les objets partiels du corps (le foie, mais aussi les autres organes sur lesquels s’interroge Daniel) vient se jeter dans le grand fleuve de la vie psychique qui, entre autres objets partiels, charrie ceux dont la portée universelle a été reconnue par Freud (rappelons la chaîne enfant-pénis-fèces-argent-cadeau évoquée en 1917 dans le texte « Les transpositions de la pulsion et, en particulier, de l’érotisme anal »).
Convergence des objets partiels avec la trame œdipienne
69En utilisant la métaphore du grand fleuve psychique, c’est en fait cette trame œdipienne mentionnée dans l’étude de cas que nous voulions désigner. Cela revient à faire un pas de plus dans l’explicitation du processus d’incorporation psychique du greffon. Car notre hypothèse est que le travail de sexualisation de ce dernier suppose son insertion dans le système symbolique formé par la série des objets partiels. Autrement dit, ces derniers ne sont en quelque sorte que les interprètes, sur la scène psychique, d’un rôle avant tout régi par la toile de fond organisatrice qu’est le scénario. Et ce scénario est, selon nous, celui du drame œdipien. C’est ce dernier, en effet, qui polarise les investissements objectaux. Car les objets partiels doivent impérativement se voir repris dans un horizon organisateur – l’Œdipe – qui transcende les simples équivalences symboliques, de sorte qu’apparaisse une direction de sens qui voit le travail de l’incorporation déboucher cette fois sur un processus d’identification intéressant les objets totaux que sont électivement les imagos parentales. Autrement dit, l’objet partiel greffon doit pouvoir s’inscrire dans une chaîne d’objets partiels eux-mêmes nécessairement référés à l’objet total qu’est l’imago parentale.
70Chez Daniel précisément, ce moment de convergence entre objets partiels et trame œdipienne ne va pas de soi. Il est en effet précédé d’une longue période où les deux évoluent en parallèle, sans vraiment se rejoindre encore. C’est a posteriori que nous pouvons reconnaître les indices de ce parallélisme, en nous rappelant de ce moment où Daniel compare la couleur de ses urines à celle de son père (plusieurs objets partiels convergent ici potentiellement, dont le pénis, le rein, le foie). Ou encore lorsqu’il évoque la construction de leur nouvelle maison (thème œdipien de la supériorité paternelle), et qu’à un autre moment il nous montre le chapitre d’un de ses livres intitulé Die Zellen, Bausteine des Körpers (Les cellules, pierres de construction du corps). Pierres de construction qui, à ce moment-là, fonctionnent encore indépendamment de toute référence œdipienne. Ce n’est que lors de l’entretien du puzzle, où la mariée est en gris, que ces Bausteine viendront à point nommé occuper la fonction de pierres angulaires capables d’établir la jonction entre objets partiels et trame œdipienne. Ces Bausteine ou briques que son père manie à longueur de journée puisqu’il construit lui-même sa maison, magnifiant de la sorte cette belle santé dont les urines issues de ces autres Bausteine – du corps cette fois – témoignent. Capacité de travailler et santé des organes avec lesquels Daniel doute pouvoir rivaliser. D’où peut-être cette humeur dépressive présentifiée en début d’entretien par ce magma de poussière, sable, eau, déchets et boue qui caractérise d’ailleurs les chantiers de construction. Hospitalisé, à peine transplanté, Daniel est de fait encore « en plein chantier », là où son père pose déjà les papiers peints et prépare le déménagement dans la nouvelle maison. Daniel va-t-il, lui, sortir de son chantier ? Sa construction en cours ne risque-t-elle pas de lâcher du fait de la fragilité de certaines briques (les reins) ? Humeur dépressive et infériorité virile qui entraînent Daniel à se replier vers l’univers maternel, cette transition étant rendue possible par les objets partiels que sont le ventre, l’eau, et enfin le bébé.
71Nous en resterons là de ce développement, dans la mesure où l’explicitation du jeu œdipien et du rôle qu’y jouent les objets partiels a été menée en détail lors du commentaire que nous avons consacré à cet important entretien au sein de l’étude de cas. En guise de conclusion, nous retiendrons de tout ce qui précède l’hypothèse selon laquelle l’incorporation psychique de l’organe transplanté ne peut advenir qu’à la condition que l’événement de la transplantation vienne à s’insérer et donc à prendre sens dans la quête existentielle du sujet, et dans la constitution ou consolidation/réorganisation de sa personnalité – selon qu’il s’agit d’un enfant ou d’un adulte. Quête existentielle et constitution d’une personnalité qui sont d’une manière ou d’une autre infléchies par la problématique œdipienne.
L’énigme du donneur
72Pour autant, pouvons-nous considérer le travail d’incorporation achevé, ou pour le moins suffisamment bien engagé chez Daniel ? Arrivés à ce point, notre propos n’est pas de déterminer des paliers ou stades de plus ou moins grande incorporation sur un mode normatif. Cela d’autant moins que l’étude de cas se termine sans que l’on puisse présager de l’évolution future de l’enfant. Notre question garde cependant toute sa pertinence si l’on tient compte de l’observation suivante : au cours d’une prise en charge qui s’étale pourtant sur plusieurs mois, à aucun moment Daniel n’aura fait mention du donneur. Le lecteur attentif se sera probablement déjà étonné de ce fait. Étonnement bien justifié, d’une part dans la mesure où nous faisons l’hypothèse du caractère incontournable de cette interrogation à propos du donneur chez tout patient transplanté ; et d’autre part étant donné la profondeur et la qualité du travail psychique dont a fait montre cet enfant. L’argument d’un manque de temps, d’intimité, ou de confidentialité suffisamment propices à l’évocation de ce matériel-là ne nous semble pas non plus invoquable, bien au contraire. De plus, si l’on se souvient de l’extraordinaire curiosité de cet enfant pour tous les aspects touchant à la transplantation, l’omission du donneur n’en devient que plus énigmatique.
73Cette omission du donneur nous laisse dès lors penser qu’un aspect important de la confrontation psychique avec l’organe transplanté a été éludé par Daniel. Pouvons-nous pour autant affirmer le caractère incontournable de cette incorporation-là – celle du donneur, et non plus seulement celle de l’organe – au point d’estimer que son absence, chez Daniel, entraîne comme constat que l’incorporation psychique de l’organe transplanté ne peut être qualifiée d’achevée ou de satisfaisante ? Il est clair qu’à ce stade, étant donné le recours à une seule étude de cas, cette affirmation a avant tout valeur d’hypothèse et ne peut en aucun cas être assortie de certitudes. Cependant, pour ce qui est de Daniel, on ne peut manquer d’être frappé par le matériel clinique issu des tout derniers entretiens, un an et demi après la sortie d’hôpital. Rappelons qu’il s’agissait de ces épisodes anxieux observés par la mère de l’enfant, en particulier au moment du coucher, Daniel finissant par révéler que des idées et peurs obsédantes étaient susceptibles de le surprendre à tout moment, même durant la journée : « Quelqu’un pourrait venir... avec un couteau ou un revolver... » Ce bandit, cet assassin masqué était devenu un bien singulier persécuteur lequel, en dépit des hypothèses proposées dans l’étude de cas (en rapport avec le passé chirurgical de cet enfant « ... peuplé d’hommes masqués et armés de couteaux ») nous fait aussi et immanquablement penser à l’emprise que pourrait de la sorte exercer l’ancien propriétaire du foie par le truchement de ce qui s’apparenterait alors à un retour du refoulé. Autrement dit, l’assassin masqué pourrait-il de quelque façon être le représentant imaginaire de ce donneur sans visage que Daniel n’aura jamais pu ou voulu aborder lors des entretiens, et qui vient le hanter alors qu’il se remet avec succès des aspects somatiques de la transplantation ? L’idée, pour hypothétique qu’elle soit, n’est pas à rejeter, mais n’en laisse pas moins intacte l’énigme du donneur chez Daniel.
74Automne 2000
Notes
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[1]
Docteur en psychologie, Assistant à l’Université catholique de Louvain, Directeur du Service de santé mentale « Chapelle-aux-champs » de la même Université.
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[2]
Voir entre autres H. L. Muslin (1971), S. H. Basch (1973) et P. Castelnuovo-Tedesco (1973), ainsi qu’un article en français régulièrement cité de J.-C. Crombez, P. Lefèbvre (1973).
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[3]
Voici une sélection d’auteurs à propos de l’évaluation psychosociale des patients : W. F. Kuhn et al. (1988), A. Freeman et al. (1992), J. L. Levenson et al. (1993), R. K. Twillman et al. (1993), M. E. Olbrisch et al. (1995), P. A. Shapiro et al. (1995), R. C. Chacko et al. (1996).
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[4]
À côté des pionniers cités précédemment, voir notamment D. Becker et al. (1978), J. Vaysse (1992), S. M. Consoli, M. L. Baudin (1994), K. L. Schwering (1999).
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[5]
Voici quelques références significatives à propos des effets psychologiques des transplantations d’organes chez l’enfant et l’adolescent ces trente dernières années : D. M. Bernstein (1971), L. M. Gold et al. (1986), M. Carton, P. Defert (1987), J. A. Serrano et al. (1987), R. Bradford (1990), S. M. Stewart et al. (1991), S. Sexson, J. Rubenow (1992), G. Raimbault (1992), K. L. Schwering (1993).
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[6]
L’atrésie des voies biliaires est une maladie congénitale dont l’étiologie est encore mal connue à l’heure actuelle. Elle évolue rapidement vers une cirrhose biliaire provoquée par la toxicité de la bile qui détruit progressivement le foie et entraîne une mort certaine dans le cas où aucun geste chirurgical n’est entrepris. L’accumulation de la bile dans le sang provoque un ictère parfois spectaculaire qui donne aux enfants un aspect très voyant. La maladie s’accompagne au fil de son évolution de complications somatiques multiples occasionnant des hospitalisations fréquentes et une diminution considérable de la qualité de la vie tant de l’enfant que de toute la famille.
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[7]
Le Kasai (du nom du chirurgien japonais ayant développé cette technique) est une opération chirurgicale ayant pour but de rétablir le libre passage de la bile vers le tube digestif dans le cadre d’une atrésie des voies biliaires. Elle n’est efficace que lorsqu’elle est tentée très précocement, c’est-à-dire dans les premières semaines de la vie. Cette opération ne connaît que des succès limités, la grande majorité des enfants n’échappant pas à la nécessité d’une transplantation dans des délais rapprochés.
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[8]
S. Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), Gesammelte Werke V, p. 98-99. Trad. franç., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 128-129. Souligné par l’auteur.
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[9]
J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 200. Souligné par nous.
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[10]
Pulsion d’emprise au sens de ce Bemächtigungstrieb qui, au-delà de l’emprise, dénote une volonté d’appropriation et de maîtrise. Le besoin de voir en est alors une forme atténuée ou préliminaire, volontiers suivie du toucher sinon, bien sûr, de l’action agressive de s’emparer de l’objet. Laplanche et Pontalis nous fournissent à ce sujet l’information précieuse selon laquelle « Freud entend par là une pulsion non sexuelle, qui ne s’unit que secondairement à la sexualité et dont le but est de dominer l’objet par la force » (op. cit., p. 364). Information précieuse dans la mesure où le caractère non sexuel de cette pulsion autorise de la situer du côté de l’autoconservation, ce qui confère une cohérence plus grande encore au rapprochement que nous venons de faire entre l’organe et un besoin d’ « incorporation visuelle » de ce dernier. Mais une incorporation qui, dans le cas présent, est celle d’un moins fantasmatique puisque c’est l’objet réel qui compte, aucun substitut imagé ne pouvant faire l’affaire (de fait, signalons que Daniel ne sera jamais satisfait d’aucune forme d’explication ou d’illustration en la matière ; son besoin de voir restera irréductible). Moins fantasmatique qui dénote la parenté de l’incorporation avec l’ingestion dont nous signalons au passage qu’elle est également un souci quotidien et proprement « vital » chez Daniel (cf. entre autres les aliments qui risquent de faire éclater ses varices œsophagiennes).
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[11]
M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 107.
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[12]
Une autre citation de Foucault précise plus avant ce qu’il en est de ce silence : « Le regard qui observe ne manifeste ses vertus que dans un double silence : celui, relatif, des théories, des imaginations et de tout ce qui fait obstacle à l’immédiat sensible ; et celui, absolu, de tout langage qui serait antérieur à celui du visible. Sur l’épaisseur de ce double silence, les choses vues peuvent enfin être entendues, et entendues par le seul fait qu’elles sont vues » (op. cit., p. 108).
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[13]
Cf. par exemple le passage suivant : « Ainsi le langage se trouve chargé d’une double fonction : par sa valeur d’exactitude, il établit une corrélation entre chaque secteur du visible et un élément énonçable qui lui correspond au plus juste ; mais cet élément énonçable, à l’intérieur de son rôle de description, fait jouer une fonction dénominatrice qui, par son articulation sur un vocabulaire constant et fixe, autorise la comparaison, la généralisation et la mise en place à l’intérieur d’un ensemble » (op. cit., p. 114).
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[14]
Expression forgée par Ph. Gutton dans un article intitulé À propos du travail de la souffrance de l’enfant, Psychanalyse à l’Université, 1979, 4, 15, p. 435-444.
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[15]
C’est à ce point précis qu’intervient l’éthique propre à l’accompagnement psychologique de ces patients. Dans une perspective psychanalytique, cette éthique impose en effet de porter autant que de supporter cette pression du besoin, sans y céder. Cela suppose donc de ne pas combler la demande du patient, qui reviendrait à lui donner l’objet recherché ou, le plus souvent, à entretenir l’illusion de son accessibilité. Dans le cas de Daniel, l’observance de cette règle éthique pourrait paraître facile, étant donné qu’en aucun cas le psychologue n’aurait été en mesure de lui donner à voir un organe. Le danger n’en est pas moins écarté puisqu’il surgit à la faveur de variantes plus subtiles. De fait, il aurait malgré tout été possible de prendre la demande de Daniel à la lettre en la transmettant aux chirurgiens, ou en lui proposant de consulter quelque ouvrage médical illustré à titre de substitut. Bien qu’il faille se garder de tout normativisme rigide, il nous semble quand même que ces variantes comportent le risque de glisser du côté du vital, et de ne pas favoriser le basculement du côté du sexuel.
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[16]
P. Fédida, L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 135-136. Fédida précise qu’il reprend la notion de désignification à N. Abraham, dont il commente l’article, en partie consacré à cette question (N. Abraham, M. Törok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 203-226).