CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Avant même la poussée inflationniste de 2022, de nombreux Français estiment que leur pouvoir d’achat est en baisse, en dépit de la légère progression enregistrée au cours des années 2010. Ce hiatus provient en partie du fait que les évolutions moyennes masquent la diversité des trajectoires individuelles. Ces dernières sont aujourd’hui observables de 2010 à 2019.

2 Le simple cycle de la vie conduit généralement à une croissance des revenus primaires pendant les premières décennies de la vie active, avant un ralentissement en fin de vie active et lors de la retraite. L’évolution du niveau de vie des ménages dépend également de la composition du foyer, qui notamment varie avec la naissance ou le départ d’enfants. Le système socio-fiscal, quant à lui, amortit les effets du cycle de vie, tout en jouant un rôle marginal dans l’évolution du niveau de vie moyen de 2010 à 2019.

3 Quelle que soit la catégorie d’âge, la dynamique du pouvoir d’achat dans les années 2010 a été moins favorable que dans la décennie précédente. Si on excepte les personnes âgées de 55-64 ans en 2010, dont le pouvoir d’achat est réduit par le passage à la retraite, les deux cohortes à la dynamique la moins favorable sont les jeunes actifs (30-39 ans en 2010) et les retraités (65-69 ans en 2010). Les jeunes actifs, classe d’âge la moins aisée en 2010, ont vu leur pouvoir d’achat augmenter de 7 % sur la décennie. Les 65-69 ans en 2010 — dans une position plus favorable en termes de niveau de revenu et de patrimoine — ont, pour leur part, vu leur pouvoir d’achat baisser de 7 % du fait de la baisse des revenus du patrimoine (ces derniers n’intègrent pas les éventuelles plus-values latentes).

4 Au sein des personnes entre 65 et 69 ans en 2010 déjà retraitées, on constate une convergence des revenus entre les plus aisés et les plus modestes : si les pensions sont restées globalement stables, la chute des revenus de l’épargne qui a marqué la décennie a d’abord affecté les plus aisés. Parmi les jeunes actifs, les inégalités ont légèrement augmenté si on considère l’évolution des quintiles de revenus. En revanche, si on se concentre sur les trajectoires individuelles, le constat est inverse : le pouvoir d’achat des individus débutant la décennie parmi les 20 % les plus modestes a crû de 23 %, alors que celui des 20 % les plus aisés a baissé de 2 %.

Décomposition de l’évolution du niveau de vie entre 2010 et 2019, par classe d’âge

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Décomposition de l’évolution du niveau de vie entre 2010 et 2019, par classe d’âge

Note : les personnes âgées de 30 à 49 ans en 2010 et celles en âge de passer à la retraite sur la décennie (55-64 ans en 2010) sont regroupées en cohortes décennales.
Lecture : pour les personnes âgées de 40 à 49 ans en 2010, le niveau de vie a augmenté de 15,4 % entre 2010 et 2019. L’évolution des revenus d’activité y contribue à hauteur de +8 %, le départ d’enfants à hauteur de +12 % et l’augmentation de l’imposition à hauteur de -7 %.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

Introduction

5 L’évolution du pouvoir d’achat fait l’objet de débats récurrents, dans un contexte macroéconomique moins favorable depuis la crise de 2008 [1]. Entre 2010 et 2019, selon les chiffres de la comptabilité nationale fournis par l’Insee [2], le pouvoir d’achat des Français a augmenté de 9,7 %. Pourtant, une part importante des Français considère que son pouvoir d’achat baisse. Cette impression peut tenir à un ralentissement par rapport à la décennie précédente [3]. Elle tient aussi au fait que les analyses étudient les évolutions moyennes, au niveau des déciles de revenu, masquant ainsi la très grande diversité des trajectoires individuelles. Pour commencer à y remédier, nous proposons d’analyser ces trajectoires en suivant les mêmes individus au cours du temps et en les distinguant selon l’âge et le niveau de revenu. Notre méthode, qui repose sur des données en panel peu exploitées, permet de s’approcher de la façon dont l’évolution du niveau de vie est perçue par les Français, en complément des analyses traditionnelles macroéconomiques ou axées sur l’effet des réformes fiscales sur le pouvoir d’achat [4]. L’analyse consiste à suivre sur toute la décennie l’évolution de la situation d’un certain nombre de personnes — celles nées entre 1941 et 1980, qui avaient donc entre 30 et 69 ans en 2010 — et à observer l’évolution de leur pouvoir d’achat en comparant la dynamique de leur niveau de vie et celle des prix (voir Encadré 1).

Encadré 1 – Données utilisées et méthodologie

Ce travail repose sur une approche par cohortes de naissance, où l’on suit les mêmes individus chaque année de 2010 à 2019 (soit 1,1 million de personnes au total). Les individus sont regroupés en cinq cohortes d’âge : trois cohortes d’individus en âge de travailler sur toute la période (ceux qui ont de 30 à 39 ans, 40 à 49 ans ou 50 à 54 ans en 2010), une cohorte d’individus partant à la retraite sur la période (55-64 ans en 2010) et une cohorte d’individus en âge d’être à la retraite sur toute la période (65-69 ans en 2010).
Nous mobilisons principalement l’Échantillon démographique permanent (EDP) de l’Insee, qui porte sur 4 % de la population résidant en France. L’EDP permet de suivre les individus dans le temps et fournit de nombreuses informations sur la situation sociale et fiscale du ménage. À partir de ces informations, nous reconstituons le pouvoir d’achat des individus, soit le revenu disponible par unité de consommation — ou niveau de vie — du ménage, en euros constants. Le revenu disponible correspond aux revenus et aux prestations monétaires perçus sur une année, moins les impôts payés cette année[5].
Les données FIDELI de l’EDP permettent d’observer les revenus nets, la taxe d’habitation sur la résidence principale, l’impôt sur le revenu, les prestations sociales, les prélèvements sociaux, les cotisations salariales et de simuler la taxe foncière sur la résidence principale pour les années 2010-2018. Les revenus, impôts et prestations de l’année 2019, ainsi que l’impôt sur la fortune (ISF) 2010-2019, sont imputés à partir de données externes[6]. Les résultats concernant cette année sont donc plus fragiles que ceux portant sur 2010-2018.
Les niveaux de vie des individus analysés dans cette note correspondent aux niveaux de vie de leur ménage. Ils sont calculés selon la méthode retenue par l’Insee, mais en tenant compte en plus de la taxe foncière sur la résidence principale et de l’ISF.
L’évolution des prix est prise en compte, tous les montants présentés dans cette note étant en euros constants de 2019, en niveaux mensuels et par unité de consommation. Pour prendre en compte l’inflation et calculer des évolutions déflatées, nous utilisons des indices de prix différenciés par quintile de niveau de vie produit par l’Insee.
Signalons que ces constats sur les niveaux de vie ne tiennent par définition pas compte des plus-values latentes, qui ont d’autant plus augmenté depuis le début des années 2000 que les taux d’intérêt ont baissé. Ces plus-values ont bénéficié avant tout aux individus des cohortes les plus anciennes, notamment à travers l’augmentation des prix des logements dont ils sont propriétaires[7].

6 Cette méthode permet notamment de regarder de plus près la mobilité des ménages français, et de mieux représenter l’hétérogénéité des trajectoires individuelles. Dans la suite de la note, les termes « pouvoir d’achat » et « niveau de vie » sont utilisés de manière indifférenciée, les montants étant corrigés de l’inflation.

7 On analyse ensuite les déterminants de cette dynamique du pouvoir d’achat en identifiant trois facteurs : l’évolution des revenus primaires [8], les changements de composition de la famille, et la variation des impôts et des prestations. Pris dans leur ensemble, ces éléments nous permettent de comprendre comment une décennie qui paraît stable en photographie à l’échelle de la population globale peut se révéler très hétérogène quand on se concentre sur les trajectoires des individus qui la composent.

8 On présente dans un premier temps l’évolution moyenne du pouvoir d’achat et ses déterminants pour l’ensemble des générations suivies. On analyse ensuite la façon dont cette évolution varie selon le niveau de revenu, pour deux générations particulières.

Une légère augmentation du niveau de vie moyen, qui masque des différences importantes entre classes d’âge

Une hausse du pouvoir d’achat uniquement pour les générations nées après 1956

9 Les dix années qui ont suivi la crise financière de 2008 se sont caractérisées par un fort ralentissement du niveau de vie [9]. Le pouvoir d’achat des personnes nées entre 1941 et 1980 a augmenté de 5,4 % entre 2010 et 2019, soit 0,5 % par an.

10 Mais l’évolution a été différente selon les classes d’âge. Ainsi, les cohortes nées avant 1946 et déjà majoritairement retraitées — donc les personnes âgées de 65 à 69 ans en 2010 — ont vu leur niveau de vie moyen baisser de plus de 7 %, passant de 2 412 euros à 2 238 euros par mois en moyenne (voir Graphique 1). Cette baisse provient en partie du passage à la retraite de salariés et indépendants âgés. Si l’on se concentre sur les individus de cette classe d’âge déjà à la retraite en 2010, la baisse du pouvoir d’achat est un peu plus faible, s’élevant à 5,9 %. À l’inverse, le niveau de vie a augmenté entre 7 % et 15,4 % pour les générations nées entre 1956 et 1980 — donc âgées de 30 à 54 ans en 2010, et majoritairement toujours actives en 2019 [10]. Les personnes âgées de 30 à 39 ans en 2010 ont ainsi vu leur niveau de vie moyen passer de 2 076 à 2 222 euros, à un niveau proche des 65-69 ans.

Graphique 1

Évolution du niveau de vie mensuel moyen de 2010 à 2019, par classe d’âge

Graphique 1

Évolution du niveau de vie mensuel moyen de 2010 à 2019, par classe d’âge

Note : le niveau de vie est calculé comme le revenu brut diminué des cotisations salariales, des prélèvements sociaux, des impôts et augmenté des prestations monétaires, par unité de consommation du ménage, en euros constants 2019. L’année 2019 est simulée. Les individus âgés de 30 à 49 ans en 2010 sont regroupés en cohortes décennales. Il en est de même pour les individus en âge de passer à la retraite sur la décennie (55-64 ans en 2010). S’agissant de la cohorte 65-69 ans, si l’on se restreint aux ménages déjà à la retraite en 2010, la baisse du niveau de vie est de 5,9 % et non de 7,2 %.
Lecture : le niveau de vie moyen de la génération 1971-1980 s’élevait à 2 075 euros mensuels en 2010.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

11 Cette convergence des revenus ne doit pas masquer que les 65-69 ans possèdent un stock de patrimoine bien supérieur aux plus jeunes. Ainsi, le patrimoine net par unité de consommation moyen des 65-69 ans s’élevait à 265 000 euros en 2010, il était de 75 000 euros pour les 30-39 ans (voir Graphique 2).

Graphique 2

Patrimoine net moyen par unité de consommation en 2010, par classe d’âge

Graphique 2

Patrimoine net moyen par unité de consommation en 2010, par classe d’âge

Lecture : le patrimoine net moyen par unité de consommation des 65-69 ans en 2010 s’élève à plus de 265 000 euros, dont 170 000 euros d’actifs immobiliers.
Source : calculs France Stratégie à partir des données de l’Enquête Patrimoine 2010

12 Ces évolutions différenciées entre classes d’âge ne sont pas spécifiques à la décennie 2010, car elles sont en grande partie liées au cycle de vie. Les actifs, plus jeunes, voient en général leur niveau de vie croître plus rapidement que celui des retraités. Si l’on en croit les photographies successives des mêmes cohortes d’âge permises par l’enquête ERFS de l’Insee, dans les années 2000 toutes les classes d’âge ont vu leur pouvoir d’achat progresser, mais de manière moins dynamique pour les plus de 50 ans (voir Graphique 3a). Le ralentissement du pouvoir d’achat des années 2010, consécutif à la crise de 2008, a affecté toutes les classes d’âge (voir Graphique 3b) : pour les plus jeunes, cela s’est traduit par une moindre progression ; pour les plus de 55 ans, cela s’est traduit par une baisse.

Graphique 3

Évolution sur dix ans du niveau de vie des individus, regroupés par classe d’âge en début de décennie

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Évolution sur dix ans du niveau de vie des individus, regroupés par classe d’âge en début de décennie

Note : les données portent sur des individus différents chaque année. Nous construisons un pseudo-panel en utilisant les dates de naissance. Les individus âgés de 30 à 49 ans en début de période sont regroupés en cohortes décennales. Il en est de même pour les individus en âge de passer à la retraite sur la décennie (55-64 ans).
Lecture : entre 2000 et 2009, les personnes âgées de 30 à 39 ans en 2000 ont vu leur niveau de vie augmenter de 20 %. Ce taux de croissance s’obtient en comparant les personnes âgées de 30 à 39 ans en 2000, nées entre 1961 et 1970, dans les enquêtes ERFS de 2000 et 2009.
Source : Enquêtes ERFS

13 Enfin, il est à noter qu’au sein même de chaque cohorte, la situation n’est pas uniforme. À titre d’exemple, pour la génération née entre 1971 et 1980 — dont le revenu a augmenté sur la décennie 2010 en moyenne — plus d’un tiers de la cohorte (37 %) a subi une baisse de pouvoir d’achat supérieure à 5 %, contre 47 % qui a connu une hausse de même ampleur.

Des trajectoires de pouvoir d’achat fortement liées au cycle de vie

14 Comment expliquer de tels écarts générationnels ? Pour déchiffrer les dynamiques à l’œuvre, il nous faut distinguer trois facteurs qui influent sur le pouvoir d’achat [11] :

  • un effet « revenu », qui correspond au changement de niveau de vie explicable simplement par l’évolution des revenus primaires, définis comme les revenus « bruts » avant cotisations salariales, impôts directs et prestations monétaires [12] ;
  • un effet « famille » — que l’on décompose en effet « enfants » et en effet « conjoint » —, qui correspond à l’évolution du nombre d’unités de consommation du ménage : l’arrivée ou le départ d’un enfant, un mariage, un divorce ou un veuvage affectent en effet le niveau de vie d’un ménage (voir l’Annexe, point 4) [13] ;
  • un effet « redistribution », qui correspond à l’évolution du solde entre impôts payés et prestations sociales reçues, soit l’« impôt net » [14].

15 En France, on insiste volontiers sur l’importance de cet effet « redistribution », et notamment sur l’impact des réformes fiscales ou sociales sur le pouvoir d’achat, mais notre analyse montre qu’entre 2010 et 2019, les effets « revenu » et « famille » sont d’une ampleur supérieure, quelle que soit la génération considérée.

16 L’effet « revenu » est le plus déterminant dans l’évolution du pouvoir d’achat sur la décennie, et ce pour la majorité des générations (voir Graphique 4). La génération 1971-1980 est celle qui a le plus bénéficié de l’effet « revenu », estimé à près de 17 % pour une augmentation globale du pouvoir d’achat de 7 %. Les générations plus anciennes ont, quant à elles, vu leurs revenus primaires baisser : ainsi, la génération 1941-1945 a vu son pouvoir d’achat baisser de 7,2 %, tiré par la baisse des revenus primaires (-13,1 %). Logiquement, l’effet « revenu » se fait encore plus fortement sentir pour la cohorte passée de l’activité à la retraite sur la période (1946-1955).

Graphique 4

Décomposition de l’évolution du niveau de vie entre 2010 et 2019, par classe d’âge

Graphique 4

Décomposition de l’évolution du niveau de vie entre 2010 et 2019, par classe d’âge

Note : l’année 2019 est simulée.
Lecture : pour les individus nés entre 1971 et 1980, le niveau de vie a augmenté de 7 % entre 2010 et 2019. L’évolution des revenus bruts y contribue à hauteur de +19,4 %, l’arrivée d’enfants à hauteur de -9,4 % et l’augmentation de l’imposition à hauteur de -3,9 %. Les individus âgés de 30 à 49 ans en 2010 sont regroupés en cohortes décennales. Il en est de même pour les individus en âge de passer à la retraite sur la décennie (55-64 ans en 2010).
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

17 L’évolution du nombre d’enfants dans le foyer est également un facteur clé d’évolution du pouvoir d’achat des générations. Ainsi, sans le départ de ses enfants, le pouvoir d’achat de la génération 1961-1970 n’aurait progressé que de 5,9 %, contre 15,4 % ; à l’inverse, l’arrivée d’enfants pour la plus jeune génération (1971-1980) grève l’évolution de son pouvoir d’achat de près de 7,7 %. L’effet « conjoint », soit l’évolution du nombre d’unités de consommation liée à une mise en couple, une séparation ou un veuvage, apparaît quant à lui très limité. La proportion de personnes en couple décroît légèrement sur la période — en baisse de 5 points —, quelle que soit la génération. Marginal comparé à l’effet « enfants », cet effet « conjoint » représente moins d’un cinquième de l’impact des changements familiaux sur le niveau de vie [15]. Rappelons toutefois que la prise en compte des enfants sur le pouvoir d’achat ressenti ne peut qu’être approximée par les unités de consommation : beaucoup de parents d’enfants majeurs, même si ces derniers ont quitté le foyer, considèrent avoir encore des charges liées à leurs enfants. Dans notre analyse, seules les pensions alimentaires versées et déclarées aux impôts sont comptabilisées dans le calcul du niveau de vie.

18 Enfin, l’effet « redistribution » joue bien un rôle d’amortisseur sur le niveau de vie des générations, au sens où il joue positivement lorsque le revenu baisse et inversement, mais avec une ampleur limitée. L’effet serait encore plus limité si l’on neutralisait l’effet mécanique de l’évolution du revenu sur les prélèvements sociaux et les cotisations salariales. L’effet « redistribution » est négatif pour la cohorte 1961-1980 — 3,9 points de pouvoir d’achat en moins pour les plus jeunes —, l’augmentation de leurs revenus avant impôt sur la décennie ayant entraîné une hausse des cotisations salariales et des prélèvements sociaux.

Taux d’imposition du revenu primaire : retour à la case départ

19 L’effet redistribution ne doit pas être interprété comme l’évolution du taux d’imposition du ménage à proprement parler : cet effet ne mesure que l’évolution des montants d’impôts nets de prestations en euros constants, tandis que l’évolution du taux d’imposition dépendrait de la dynamique des impôts et prestations et de celle du revenu brut (voir l’Annexe, point 5).

20 Pour l’ensemble des individus nés entre 1941 et 1980, le taux d’imposition — soit le solde entre impôts et prestations sociales rapporté aux revenus primaires — a baissé de 19,4 % à 19,1 % entre 2010 et 2019 (voir Graphique 5). Si on prend les deux seules années 2010 et 2019, on pourrait donc croire que nous venons de traverser une décennie où l’impôt a peu évolué, compte tenu de la faiblesse de l’effet « redistribution » sur le pouvoir d’achat ou de l’évolution du taux d’imposition. En réalité, on peut distinguer deux moments au cours de la décennie. De 2011 à 2014, le taux d’imposition des individus nés entre 1941 et 1980 a augmenté de 2,6 points pour atteindre 22 %. De 2015 à 2019, le taux d’imposition baisse d’environ 3 points. L’évolution du taux d’imposition s’explique par les nombreuses réformes fiscales mises en œuvre sur la décennie, mais également par les passages à la retraite, qui font mécaniquement baisser le taux de cotisations sociales. Le transfert de « revenus salariés » à « pensions de retraite » explique la moitié de la baisse des cotisations, l’autre étant due aux réformes.

Graphique 5

Évolution du taux d’imposition moyen (net des prestations) et de ses composantes entre 2010 et 2019 pour l’ensemble des personnes nées entre 1941 et 1980, en pourcentage de revenu brut

Graphique 5

Évolution du taux d’imposition moyen (net des prestations) et de ses composantes entre 2010 et 2019 pour l’ensemble des personnes nées entre 1941 et 1980, en pourcentage de revenu brut

Note : le taux d’imposition (net des prestations) est calculé comme le ratio entre d’une part les revenus bruts réduits des prélèvements et augmentés des prestations, et les revenus bruts d’autre part.
Lecture : en 2019, le taux d’imposition (net des prestations) atteint 19,1 %, dont 5,6 % d’impôt sur le revenu.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

21 L’évolution du taux d’imposition a été hétérogène en fonction de l’âge, ce qui s’explique par des effets de cycle de vie (arrivée et départ des enfants, accumulation de patrimoine immobilier, évolution des revenus), mais aussi par le ciblage des réformes fiscales sur certaines catégories (baisse du taux de cotisation salariale pour les actifs, réformes du minimum vieillesse notamment). Les deux cohortes nées après 1960 ont vu leur taux d’imposition augmenter de 1,5 point sur la période, la baisse du taux de cotisation et de la taxe d’habitation n’ayant pas compensé la hausse de l’impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux ainsi que la baisse des prestations sociales — toutes trois principalement liées à l’élévation du niveau de revenu (voir Graphique 6). Les individus en fin de vie active en 2010 ont vu leur taux d’imposition baisser fortement du fait de la baisse des cotisations, liée au passage à la retraite. Les 50-54 ans en 2010 ont bénéficié en outre de la baisse du taux de cotisations salariales de 2018-2019. Pour la cohorte âgée de 65 à 69 ans, en grande partie à la retraite en 2010, le taux d’imposition a légèrement baissé, la hausse des prélèvements sociaux ayant été compensée par la baisse des cotisations liées au départ à la retraite, ainsi que par la baisse des taux d’ISF, d’IR et de la taxe d’habitation. Si l’on se concentre uniquement sur les 65-69 ans déjà retraités en 2010, en excluant ceux partis à la retraite pendant la décennie, on constate une hausse du taux d’imposition de 0,7 point, liée à la hausse des prélèvements sociaux (+1,8 point).

Graphique 6

Évolution du taux d’imposition moyen (net des prestations) et de ses composantes entre 2010 et 2019, par classe d’âge, en points de pourcentage de revenu brut

Graphique 6

Évolution du taux d’imposition moyen (net des prestations) et de ses composantes entre 2010 et 2019, par classe d’âge, en points de pourcentage de revenu brut

Note : le taux d’imposition net des prestations est calculé comme le ratio entre d’une part les revenus bruts réduits des prélèvements et augmentés des prestations, et les revenus bruts d’autre part. L’année 2019 est simulée. Le taux d’imposition en 2010 s’élevait à 16,9 % pour les 30-39 ans, à 19,7 % pour les 40-49 ans, à 23,1 % pour les 50-54 ans, à 20,3 % pour les 55-64 ans et à 15,4 % pour les 65-69 ans.
Lecture : pour les personnes qui avaient entre 65 et 69 ans en 2010, le taux d’imposition net des prestations a baissé de 0,5 point entre 2010 et 2019. Pour cette catégorie, la baisse du montant moyen d’ISF représente une réduction de 0,5 point du taux d’imposition du revenu brut.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

22 Mais ces dynamiques divergentes du pouvoir d’achat entre générations sont loin d’expliquer toute l’hétérogénéité des trajectoires individuelles. Au-delà de l’appartenance à une même cohorte de naissance, la place qu’occupent les ménages dans l’échelle des niveaux de vie de cette cohorte joue un rôle crucial dans l’extrême diversité des situations individuelles.

Des évolutions hétérogènes selon le niveau de revenu, liées d’abord à la dynamique des revenus avant impôt

Convergence des quintiles au cours du temps sur la cohorte 1941-1980

23 Sur la décennie 2010, les revenus ont-ils progressé plus vite en haut, au milieu ou en bas de la distribution ? Pour répondre à cette question, nous classons les individus en cinq « quintiles » : le premier quintile rassemble les 20 % les plus modestes, le deuxième les 20 % suivants, etc., et le dernier quintile les 20 % les plus aisés. Deux méthodes complémentaires sont mises en œuvre : l’approche en panel et l’approche en photographies successives (voir Encadré 2, page suivante).

24 Alors que l’approche traditionnelle en photographies successives montre une évolution du pouvoir d’achat relativement homogène selon les quintiles de niveau de vie entre 2010 et 2019 [16], les approches « dynamiques » mettent en évidence au contraire des évolutions contrastées selon le niveau de revenu. Sur l’ensemble de la cohorte 1941-1980, le pouvoir d’achat a augmenté plus rapidement dans le bas de la distribution (voir Graphique 7, page suivante).

Graphique 7

Évolution du niveau de vie des quintiles de la cohorte 1941-1980, entre 2010 et 2019

Graphique 7

Évolution du niveau de vie des quintiles de la cohorte 1941-1980, entre 2010 et 2019

Lecture : dans l’approche en photographies successives, les 20 % les plus aisés en 2019 ont un niveau de vie supérieur de 3,7 % à celui des 20 % les plus aisés de 2010. Dans l’approche en panel, les 20 % les plus aisés en début de période ont vu leur niveau de vie baisser de 4,8 % entre 2010 et 2019.
Champ : personnes nées entre 1940 et 1981.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

25 Si on suit l’évolution des revenus en photographies successives, les deux premiers quintiles ont augmenté d’environ 8 % entre 2010 et 2019. Autrement dit, les 40 % les moins aisés en 2019 avaient un revenu supérieur de 8 % aux 40 % les moins aisés de 2010. Dans le même temps, les deux derniers quintiles ont augmenté de moins de 4 % (3 % pour le quintile 4 et 3,7 % pour le quintile 5). Le quintile du milieu augmente quant à lui de 5,6 %. Sur dix ans, les inégalités de pouvoir d’achat entre quintiles ont donc légèrement baissé au global au sein de la cohorte 1941-1980.

26 Si on adopte maintenant l’approche en panel, le pouvoir d’achat a augmenté d’autant plus rapidement que le niveau de vie initial était bas. Pour les 20 % les plus modestes au départ, le pouvoir d’achat a augmenté de 37 %. Il a augmenté de 9,5 % aux alentours de la médiane de départ. Pour les 20 % les plus aisés en début de période, il a baissé de 5 %. La convergence des revenus des individus les plus aisés et les plus modestes en début de période peut s’expliquer par plusieurs phénomènes concomitants. D’une part, pour les individus d’âge actif, le phénomène du « retour à la moyenne » des revenus avant impôt en bas et en haut de la distribution joue à plein. En effet, une partie de ceux qui perçoivent à l’instant t des revenus exceptionnellement hauts (primes ou plus-values soldées [17]) ou bas (du fait d’une perte d’emploi par exemple) voient généralement leur situation se rapprocher de la moyenne ultérieurement. Le phénomène de retour à la moyenne est particulièrement visible pour ceux dont les revenus initiaux étaient très élevés : les individus du top 1 % en début de période ont vu leur niveau de vie baisser de 15 % (voir Encadré 3).

Encadré 2. – Comment constituer des groupes de revenus lorsqu’on suit des individus dans le temps ?

On souhaite classer les individus en cinq groupes de revenus de même taille ou quintiles, des 20 % les plus modestes (quintile 1) aux 20 % les plus aisés (quintile 5), afin d’étudier les variations du pouvoir d’achat selon le niveau de revenu.
Toutefois, lorsqu’on adopte une approche en panel, c’est-à-dire lorsqu’on suit des individus dans le temps, le classement des individus en catégories de revenus se révèle plus délicat que dans l’approche en photographie. En effet, au cours du temps une part importante des individus s’enrichit ou s’appauvrit et change donc de groupe de revenus : faut-il alors reclasser tous les individus chaque année dans le groupe de revenus auquel ils appartiennent cette année-là, quitte à comparer des groupes qui ne sont jamais composés des mêmes personnes ? ou attribuer, sur toute la décennie, à chaque individu son quintile de départ, même si son revenu a considérablement évolué par rapport à la première année ? À défaut de méthode totalement satisfaisante, on présente ici deux approches complémentaires[18] :
  • la première, dite des « quintiles initiaux » ou « en panel », consiste à classer les individus selon leur niveau de revenu en début de période (ici la moyenne de leur revenu des trois premières années). Avec cette méthode, les quintiles sont constitués chaque année des mêmes individus. Cette approche « dynamique » renseigne uniquement l’évolution des revenus selon le revenu de départ ;
  • dans la seconde méthode, dite des « quintiles annuels » ou « en photographies successives », on classe les individus selon leur niveau de revenu chaque année. Cette méthode permet de décrire l’évolution des quintiles d’une cohorte d’individus. On parle aussi de « pseudopanel », les quintiles n’étant pas constitués forcément des mêmes individus tous les ans.
Les données disponibles ne permettent pas de simuler avec précision l’évolution des revenus avant impôt par quintiles de revenus entre 2018 et 2019. Dans l’approche en photographies successives, nous appliquons la même méthode de vieillissement que pour la cohorte entière (voir Encadré 1). Pour l’approche en panel, les revenus avant impôt sont prolongés selon la tendance observée entre 2016 et 2017.

Encadré 3. – Comment a évolué le pouvoir d’achat des 1 % les plus aisés ?

Au sein de la cohorte 1941-1980, selon l’approche en photographies successives, les plus aisés de 2019 sont plus riches que les plus aisés de 2010. Plus précisément, le pouvoir d’achat des 1 % les plus aisés en 2019 était de 8 % au-dessus de celui des 1 % les plus aisés de 2010 (voir Graphique 8a), progression à peine plus élevée que celle observée sur l’ensemble des ménages. Cette augmentation s’explique d’abord par des revenus du patrimoine et d’activité supérieurs (+8,5 % de pouvoir d’achat) et, dans une moindre mesure, par un nombre d’enfants inférieur (+2 %), quand l’effet « impôt » réduit légèrement l’écart (-2,5 %). Le taux d’imposition des 1 % les plus aisés chaque année est quasi inchangé entre 2010 et 2019.
Si on adopte maintenant l’approche en panel, on constate une baisse de 15 % du pouvoir d’achat de ceux qui faisaient partie des 1 % les plus aisés au début de la décennie (voir Graphique 8b). Cette baisse s’explique essentiellement par l’effet « revenus d’activité », les autres effets étant tous négligeables. Le passage à la retraite des membres du top 1 % (âgés en moyenne de 52 ans en 2010 et donc de 61 ans en 2019) a pesé sur leur pouvoir d’achat. Par ailleurs, une partie des individus en activité sur toute la période n’est pas parvenue à maintenir son niveau de rémunération au cours du temps.
Quelle que soit l’approche retenue, on constate que l’évolution du pouvoir d’achat des 1 % les plus aisés a été fortement marquée par les réformes de la fiscalité du capital de la décennie (barémisation des dividendes en 2013, prélèvement forfaitaire unique en 2018), par son effet direct en termes de montant d’impôt acquitté sur ces revenus mais aussi par son effet indirect sur le montant des revenus déclarés.

27 La convergence des revenus peut aussi provenir d’un effet mécanique des passages à la retraite, synonymes de hausse de niveau de vie pour les plus modestes, contrairement aux plus aisés [19]. L’évolution de la structure familiale et du système socio-fiscal a également pu jouer un rôle. Enfin, une évolution du niveau de vie élevée en pourcentage peut être liée à un niveau de départ très bas pour les plus modestes.

28 Pour mieux comprendre l’évolution du pouvoir d’achat selon le niveau de revenu, les deux développements suivants mettent la loupe sur deux cohortes d’individus : une cohorte de retraités (nés entre 1941 et 1945 et qui n’exercent plus d’activité) et une cohorte de jeunes actifs (nés entre 1971 et 1980).

Graphique 8

Évolution du niveau de vie du top 1 % de la cohorte 1941-1980 par rapport à 2010

Graphique 8

Évolution du niveau de vie du top 1 % de la cohorte 1941-1980 par rapport à 2010

Note : sur le graphique de gauche, la baisse des revenus d’activité et de retraite constatée entre 2017 et 2018 s’explique par un effet de composition dû au remplacement au sein du top 1 % de personnes à hauts salaires par des personnes à hauts revenus du patrimoine, et non par un phénomène de redénomination de revenus ou income shifting (voir le Rapport 2020 du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital pour une discussion des effets du PFU sur l’income shifting).
Lecture : sur le graphique de gauche, parmi les personnes nées entre 1941 et 1980, le niveau de vie du top 1 % de 2019 est supérieur de 8,3 % à celui du top 1 % de 2010. Sur le graphique de droite, parmi les personnes nées entre 1941 et 1980, les membres du top 1 % des revenus sur les années 2010-2012 ont vu leur niveau de vie baisser de 14,9 % entre 2010 et 2019.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

Une convergence marquée des revenus au sein de la cohorte de retraités, due à la chute des revenus du patrimoine des plus aisés

29 On se concentre ici sur la cohorte des retraités, autrement dit celle des personnes nées entre 1941 et 1945, dont on exclut la faible part de salariés et d’indépendants encore en activité en 2010. Le niveau de vie moyen de cette cohorte qui, rappelons-le, était déjà retraitée en début de période, a baissé de 5,9 % entre 2010 et 2019. Cette moyenne cache de fortes disparités lorsqu’on distingue les individus selon le niveau de revenu.

30 L’approche photographique et l’approche en panel donnent ici des résultats similaires : les niveaux de vie ont progressé pour les bas revenus, ils ont stagné aux alentours de la médiane et ils ont baissé pour les hauts revenus.

31 Lorsqu’on adopte l’approche photographique, on constate que le revenu des 20 % les plus modestes de la cohorte en 2019 est supérieur de 4,7 % à celui des 20 % les plus modestes de 2010 (voir Graphique 9a). On constate une évolution identique, mais moins marquée, lorsqu’on compare le niveau de vie du deuxième quintile de 2010 et 2019 (+2,2 %). À l’inverse, le niveau de vie des 20 % les plus aisés de 2019 au sein de la cohorte est inférieur de 10 % au niveau de 2010, soit une baisse presque deux fois plus forte que la moyenne de la cohorte. On observe un resserrement des inégalités de pouvoir d’achat au sein des retraités : le rapport entre le niveau de vie des 20 % les plus aisés et celui des 20 % les plus modestes était de 4,1 en 2010, il descend à 3,3 en 2019.

Graphique 9

Évolution du niveau de vie des retraités nés entre 1941 et 1945 par rapport à 2010, par quintile

Graphique 9

Évolution du niveau de vie des retraités nés entre 1941 et 1945 par rapport à 2010, par quintile

Lecture : sur le graphique de gauche, le niveau de vie des 20 % les plus aisés nés entre 1941 et 1946 (hors salariés) a baissé de 13,6 % entre 2010 et 2019. Cette baisse s’explique à hauteur de -10,9 % par une baisse des revenus du patrimoine. Sur le graphique de droite, les individus situés dans le dernier quintile sur la période 2010-2019 ont vu leur niveau de vie baisser de 14 % sur la période. Cette baisse s’explique à hauteur de -12,5 % par une baisse des revenus du patrimoine.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

32 Lorsqu’on suit les individus classés selon leur position de départ, on constate là aussi que le niveau de vie a progressé pour les plus modestes, qu’il a stagné pour les individus proches de la médiane et baissé pour ceux qui ont commencé la décennie avec un revenu élevé (voir Graphique 9b). Les individus initialement situés dans le dernier quintile ont vu leur niveau de vie baisser de 14 %, ceux qui ont débuté dans le premier quintile ont bénéficié d’un gain de 6 % de pouvoir d’achat.

33 Comment expliquer ces écarts d’évolution de pouvoir d’achat selon le niveau de revenu ? Pour la cohorte des retraités, la dynamique du pouvoir d’achat des différents groupes de revenus ne s’explique qu’à la marge par la fiscalité et les prestations ou par la modification de la structure des ménages. Le départ des enfants [20], les séparations ou les veuvages n’ont quasiment aucun effet direct sur le niveau de vie des retraités, à l’exception du premier quintile où cet effet joue favorablement. L’évolution des montants globaux d’impôt acquittés nets des prestations reçues n’a pas non plus d’impact déterminant, a fortiori pour les niveaux de vie au-dessus de la médiane.

34 À l’inverse, la dynamique des revenus avant impôt est très différenciée d’un groupe de revenus à l’autre. Les plus aisés sont particulièrement touchés par la baisse de leur revenu primaire. Dans l’approche photographique, l’évolution des revenus avant impôt a représenté une baisse de 15 points du niveau de vie des plus aisés et une hausse de 2 points des plus modestes. Les écarts sont encore plus marqués dans l’approche où les quintiles sont définis en début de période (+10 points pour le premier quintile, -15 points pour le dernier).

35 Le recul des ménages aisés s’explique avant tout par la chute de leurs revenus d’épargne, dans un contexte de baisse très marquée des taux d’intérêt sur la période [21]. La baisse des revenus du patrimoine, constatée quel que soit le niveau de revenu, a contribué en moyenne à une baisse de 6,5 % du niveau de vie au sein de la cohorte. Les cohortes plus anciennes ont été mécaniquement plus affectées que les autres par la baisse des taux d’intérêt, puisqu’elles disposent d’un patrimoine financier plus important [22]. La baisse des revenus du patrimoine a moins affecté les moins aisés, en raison du poids limité des revenus d’épargne dans leur revenu total. Rappelons que cette baisse des revenus du patrimoine pour les plus aisés a eu pour effet miroir l’augmentation des niveaux de patrimoine et des plus-values latentes associées, non comptabilisées dans les niveaux de vie.

36 Contrairement à une idée reçue, le pouvoir d’achat des pensions de retraite est resté relativement stable au sein de la cohorte, en baisse de 1 % en euros constants sur dix ans. On rappelle que les retraites ont suivi le rythme de l’inflation sur dix ans, avec une hausse un peu plus rapide en début de période (surindexation en 2012 et 2013, puis sous-indexation en 2014 et 2018). Au sein de notre cohorte de retraités, les montants de pensions des 20 % les plus modestes de 2019 sont supérieurs de 3 % à ceux des 20 % les plus modestes de 2010 (approche photographique). Et les 20 % les plus modestes en début de période ont vu leur retraite augmenter de 10 points, ce qui correspond à un retour à la moyenne.

Cohorte des jeunes actifs : des écarts entre aisés et modestes tirés par la dynamique des revenus d’activité

37 On se concentre ici sur la cohorte des jeunes actifs, soit les personnes nées entre 1971 et 1980, qui avaient donc entre 30 et 39 ans en 2010. Contrairement à ce qu’on a observé pour les retraités, les deux approches en photographies successives et selon le quintile de départ donnent des résultats différents.

38 Lorsqu’on suit les quintiles de revenu chaque année, l’évolution du pouvoir d’achat est toujours positive, et plutôt homogène pour les quatre premiers quintiles de revenu, puisque la progression est comprise entre 6,2 % et 4,7 % (voir Graphique 10a). En revanche, les 20 % les plus aisés de 2019 ont un pouvoir d’achat supérieur de 10 % à celui des 20 % les plus aisés de 2010. Le rapport entre le niveau de vie moyen des plus aisés et celui des plus modestes est de 4,1 en 2019 ; il a augmenté légèrement sur la période, puisqu’il était de 3,9 en 2010.

Graphique 10

Évolution du niveau de vie de la génération 1971-1980 par rapport à 2010, par quintile

Graphique 10

Évolution du niveau de vie de la génération 1971-1980 par rapport à 2010, par quintile

Lecture : sur le graphique de gauche, le niveau de vie des 20 % les plus aisés parmi les individus nés entre 1971 et 1980 en 2019 est supérieur de 10 % à celui des 20 % les plus aisés de 2010. Cette hausse s’explique à hauteur de +27 % par une hausse des revenus d’activité bruts, limitée par une augmentation de l’imposition (-8,3 %) et par l’arrivée d’enfants (-13 %). Sur le graphique de droite, les 20 % des individus les plus modestes en moyenne sur les trois premières années ont vu leur niveau de vie croître de 23,5 % entre 2010 et 2019.
Source : calculs France Stratégie à partir des données EDP et panel POTE

39 Lorsqu’on suit les individus après les avoir classés selon leur niveau de vie initial, la dynamique des revenus est plus contrastée et l’évolution selon le niveau de revenu est inversée : plus la position de départ est élevée, moins le pouvoir d’achat augmente (voir Graphique 10b). Ainsi les individus débutant la décennie parmi les 20 % les plus modestes voient leur pouvoir d’achat augmenter de plus de 23 % (en moyenne, de 1 100 à 1 360 euros par mois), quand il a baissé de 2 % pour les individus au sein des 20 % les plus aisés au départ. Malgré cette hausse pour les 20 % les plus modestes, seulement 38 % d’entre eux ont un niveau de vie en 2019 leur permettant de sortir du premier quintile. Néanmoins, on assiste à une convergence importante des revenus entre groupes extrêmes de revenus initiaux.

40 Quelle que soit l’approche retenue, c’est la dynamique des revenus d’activité avant impôt qui explique la quasitotalité des évolutions de niveau de vie pour chaque groupe de revenus, et des écarts de progression des niveaux de vie entre eux. Les revenus de capitaux et l’effet « conjoint » n’exercent quasiment aucune influence sur la dynamique des niveaux de vie. L’effet « enfants » joue négativement, mais à peu près de la même manière pour tous les groupes de revenus (un peu moins dans les quintiles inférieurs). L’effet « impôt » exerce une pression négative mais limitée sur l’ensemble des groupes de revenus : il est plus important pour les catégories dont les revenus d’activité sont élevés ou en forte augmentation.

Conclusion

41 La plupart des études adoptent une approche statique qui ne permet pas de suivre l’évolution du pouvoir d’achat des individus dans le temps. L’approche dynamique que nous avons mise en œuvre n’épuise pas les multiples causes du décalage entre mesure et ressenti (effet du patrimoine, de l’évolution des prix immobiliers, différences territoriales, modification des comportements de consommation, etc.). Néanmoins, cette méthode permet de se rapprocher du ressenti puisqu’elle se fonde sur les trajectoires des individus.

42 Alors que les statistiques traditionnelles montrent une faible progression du pouvoir d’achat dans les années 2010, notre approche souligne l’hétérogénéité des trajectoires de pouvoir d’achat des individus. Le pouvoir d’achat des générations récentes a augmenté, quand celui des générations plus anciennes a baissé, en lien avec la baisse des taux d’intérêt et des revenus du patrimoine. Au cours de cette décennie, l’inégalité de pouvoir d’achat entre quintiles a augmenté légèrement chez les jeunes et s’est réduite chez les retraités. Quelle que soit la génération, on observe a contrario une convergence du pouvoir d’achat entre ceux qui ont débuté la décennie avec un niveau de revenu très différent.

43 Deuxième résultat principal de l’étude, grâce à notre décomposition simple du pouvoir d’achat, l’évolution entre 2010 et 2019 dépend avant tout de la dynamique des revenus avant impôts, couplés à des effets de cycle de vie et non à l’évolution des impôts et des prestations[23].

44 Ces résultats inédits nécessitent d’être enrichis et complétés sur plusieurs fronts. D’abord, il reste une grande hétérogénéité, à classe d’âge et quintile donnés, que nous ne savons pas encore bien interpréter. Ensuite, l’évolution du niveau de vie à partir des seuls revenus est incomplète et mériterait d’être enrichie en intégrant les dotations en patrimoine, bien plus importantes pour les générations anciennes[24]. Enfin, la disponibilité des données limite notre analyse à seulement neuf années, et à 2019, ce qui limite l’interprétation qui peut en être faite.

Notes

  • [*]
    La Note d’analyse est publiée sous la responsabilité éditoriale du commissaire général de France Stratégie. Les opinions exprimées engagent leurs auteurs et n’ont pas vocation à refléter la position du gouvernement.
  • [1]
    Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du Programme d’investissements d’avenir portant la référence ANR-10-EQPx-17 (Centre d’accès sécurisé aux données, CASD). Par ailleurs, les auteurs remercient Pablo Rodriguez, en stage à France Stratégie, pour sa contribution.
  • [2]
    Comptes nationaux trimestriels, Insee.
  • [3]
    Madec P., Plane M. et Sampognaro R. (2022), Une analyse macro et microéconomique du pouvoir d’achat. Bilan du quinquennat mis en perspective, Étude, no 2-2022, OFCE.
  • [4]
    Deux types de travaux sont souvent proposés sur ces questions : d’un côté l’analyse de l’impact de réformes spécifiques (voir Cornuet et al., 2020), de l’autre la comparaison de photographies de la population à deux dates (voir Madec et al., 2018). Pour une discussion plus approfondie sur les différences entre ces travaux et l’étude proposée ici, voir l’Annexe disponible sur le site de France Stratégie (point 1).
  • [5]
    Et non au titre des revenus de cette année, distinction importante pour l’impôt sur le revenu.
  • [6]
    Pour plus de détails, voir l’Annexe, point 2.
  • [7]
    Les prix de l’immobilier (neuf et ancien) ont augmenté de 100 % entre 2000 et 2009, puis de 13 % entre 2010 et 2019, selon l’Insee. Les plus-values latentes ne sont pas comptabilisées dans le niveau de vie.
  • [8]
    Dans l’ensemble de la note, les revenus de remplacement (retraites et chômage) sont inclus dans les revenus primaires et non dans les prestations sociales. Ils sont donc considérés comme du revenu brut. L’évolution des revenus primaires peut résulter de nombreux facteurs (dynamiques salariales en poste et entre emplois, transition entre emplois, chômage et inactivité) qui ne sont pas analysés ici de manière détaillée.
  • [9]
    Blasco J. et Picard S. (2019), « Quarante ans d’inégalités de niveau de vie et de redistribution en France (1975-2016) », in France, portrait social, édition 2019, « Insee Références », novembre.
  • [10]
    Cette opposition entre générations anciennes et récentes reste valable si l’on raisonne non plus en moyenne, mais en suivant le pouvoir d’achat médian de chaque cohorte. Dans le reste de la note, on raisonne sur les évolutions moyennes, qui sont décomposables aisément en plusieurs effets sous-jacents.
  • [11]
    Pour la décomposition comptable de l’évolution du niveau de vie, voir l’Annexe, point 3.
  • [12]
    Les cotisations patronales ne sont pas incluses dans l’analyse. L’effet de la baisse des cotisations patronales (pacte de compétitivité, CICE) sur le pouvoir d’achat, via les créations d’emploi et l’effet sur les salaires, est comptabilisé dans l’effet « revenu ».
  • [13]
    La conjugaison de ces deux effets, « revenu » et « famille », correspond à l’effet « niveau de vie avant redistribution », concept utilisé usuellement.
  • [14]
    L’effet « redistribution » reflète en partie les réformes du système socio-fiscal et en partie l’évolution de la situation du ménage. Même en l’absence de réforme, une hausse du revenu ou l’arrivée d’un enfant affecte les impôts (impôt sur le revenu et cotisations salariales notamment) et les prestations du ménage (prestations familiales notamment). Les données présentées dans cette note ne permettent pas de distinguer l’effet pur des réformes au sein de l’effet « redistribution ». Ce dernier est donc à interpréter avec précaution.
  • [15]
    Lors d’une séparation, on constate une baisse des unités de consommation moyennes au sein du ménage (effet « conjoint »), mais également une baisse des revenus du ménage, qui est incluse dans l’effet « revenu ». En règle générale, l’effet « baisse des revenus » l’emporte, ce qui se traduit par une baisse du niveau de vie moyen des deux ex-conjoints (voir l’Annexe, point 4).
  • [16]
    Guidevay Y. et Guillaneuf J. (2021), « En 2019, le niveau de vie médian augmente nettement et le taux de pauvreté diminue », Insee Première, no 1875, octobre.
  • [17]
    Les plus-values latentes ne sont ici pas intégrées dans l’analyse.
  • [18]
    Pour une discussion de ces approches et de deux autres possibles, voir l’Annexe, point 6.
  • [19]
    Abbas H. (2020), « Des évolutions du niveau de vie contrastées au moment du départ à la retraite », Insee Première, no 1792, février.
  • [20]
    Les transferts intrafamiliaux résultant du départ des enfants ne sont ici intégrés que s’ils sont déclarés.
  • [21]
    Plusieurs sources confirment l’effondrement du rendement de l’épargne dans la décennie 2010. Les intérêts perçus par les ménages, observables dans les données d’IR (hors épargne réglementée) depuis 2013, ont baissé de 48 % en euros constants à l’échelle nationale entre 2013 et 2019. Entre 2010 et 2019, le rendement des contrats d’assurance-vie en euros, qui représentent plus des trois quarts de l’encours total en assurance-vie, a baissé de 56 % (source : Fédération française de l’assurance). Voir également Bennani H., Fize E. et Paris H. (2021), « Baisse des taux d’intérêt et effets sur les inégalités entre ménages depuis 2012 », Focus, no 61, Conseil d’analyse économique, juin.
  • [22]
    Arrondel L. et Coffinet J. (2018), « La dynamique des patrimoines des ménages selon l’âge et la génération en France et dans la zone euro », Revue française d’économie, vol. XXXIII, pages 147 à 177.
  • [23]
    Par ailleurs, l’augmentation de la part des dépenses pré-engagées dans le niveau de vie des ménages, notamment pour les plus modestes, tend à exacerber le ressenti de baisse du pouvoir d’achat ». Voir Cusset P.-Y. (2021), « Les dépenses pré-engagées : près d’un tiers des dépenses des ménages en 2017 », La Note d’analyse, no 102, France Stratégie, août.
  • [24]
    L’évolution de la valorisation du patrimoine a pu ainsi plus que compenser la baisse du pouvoir d’achat pour la génération 1941-1945.
Français
  • revenus
  • niveau de vie
  • fiscalité
  • inégalités
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Clément Dherbécourt
Département Société et Politiques sociales
Simon Fredon
Département Société et Politiques sociales
Mathilde Viennot
Département Société et Politiques sociales
Pierre Madec
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/03/2023
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