INTRODUCTION
1Un des phénomènes langagiers les plus largement observés tient dans le fait que les langues, essentiellement en raison de ce polymorphisme de structure qui les caractérise [1], constituent des objets de discours appréciatifs de la part de leurs usagers. Qualifiés de métalinguistiques [2] par les uns ou d’épilinguistiques [3] par les autres, de tels discours reflètent le contenu de ces savoirs intuitifs que sont les représentations linguistiques. L’élaboration de ces dernières, on le sait [4], ne relève pas du hasard, mais apparaît au contraire conditionnée par l’action du psychique et du social combinés. À cet égard, le modèle de l’imaginaire linguistique développé par Anne-Marie Houdebine, qui considère le sujet parlant dans toutes ses dimensions – psychosociales comprises – se révèle particulièrement éclairant [5]. Au travers d’applications répétées, il montre en effet que la construction de ces représentations sur la langue résulte principalement de l’exercice de deux tensions auxquelles sont soumis leurs auteurs. Ces tensions sont comprises conformément à la théorie freudienne [6] sur l’opposition entre « idéal du moi » et « moi idéal » sous-jacente au modèle en question [7]. Ainsi, l’une d’entre elles vise à marquer l’identité d’une « langue idéale », surmo ïque nous dit Valérie Brunetière [8]. Elle se manifeste au travers de rationalisations d’ordre normatif et prescriptif référant à diverses instances qui font socialement autorité en matière de langue [9]. L’autre tension se confond avec cette volonté d’élaborer un « idéal de langue » et dont on repère l’existence au travers de rationalisations sans référence légitime extérieure au sujet [10].
2Au cœur de la réflexion savante depuis des siècles – principalement en raison de la part d’entropie qu’elle engendre [11], la pratique traduisante, en ayant à traiter, dans un même effort, avec deux idiomes distincts, donne également lieu à l’élaboration de représentations profanes. C’est en tout cas ce que l’on peut observer, comme on va le voir, chez un certain nombre de soignants amenés à s’occuper de patients migrants. Résolument tournées vers le « mot à mot » d’une part et, de l’autre, vers Les belles infidèles – pour reprendre le beau titre d’un ouvrage de Georges Mounin [12], ces représentations que se font les soignants de l’opération de traduction se manifestent au travers de rationalisations qui, à leur manière, elles aussi, permettent de redonner une certaine actualité à cette opposition freudienne évoquée à l’instant. C’est précisément ce que l’on voudrait montrer au travers de quelques résultats tirés d’une étude conduite à Lausanne.
SANTÉ, MIGRATION ET PRATIQUE TRADUISANTE
3Tous les chercheurs ou presque qui font de la relation médecin/patient le centre de leurs préoccupations tombent généralement d’accord pour voir en elle une relation essentiellement verticale [13]. Cette dernière résulte du jeu de toute une série de distances sociales séparant le médecin du patient, distances en règle générale à l’avantage du premier et parmi lesquelles on trouve celles exprimées par une asymétrie comprise en termes de capital cognitif, institutionnel et linguistique. À propos précisément de l’incidence du linguistique sur l’équilibre de la relation médecin/patient, il faut rappeler qu’au sein du monde médical – comme ailleurs, du reste – les interactions verbales supposent, pour aboutir, des conditions de réalisation qu’il n’est guère toujours facile de réunir et au premier rang desquelles figurent une congruence des codes (socio)-linguistiques et socioculturels des protagonistes en présence, ainsi que le partage par ces derniers de ce que Prieto appelait les « circonstances [14]. De ce point de vue, l’inégalité entre patients devant les structures de santé helvétiques apparaît d’une évidence criante. En regard des compétences linguistiques et des habitudes culturelles du personnel soignant travaillant dans ces structures, les patients issus de la migration récente – généralement privés des avantages de la véhicularité attachée à l’anglais en milieu médical – sont en effet dans une position moins avantageuse que les autres quand il s’agit d’exprimer leur souffrance et, partant, de recouvrer la santé.
4Au moment de la mise en route de l’étude rapportée ici, les efforts opérés par les structures sociosanitaires suisses pour corriger cette inégalité se résumaient à faire intervenir, quand la situation le permettait, un tiers dans la consultation, généralement un proche du patient maîtrisant la langue locale ou l’un de ses compatriotes engagés dans ces mêmes structures à des tâches le plus souvent d’intendance. Il n’est guère difficile d’imaginer les limites de tels efforts. À cet égard, tout indique que la meilleure façon d’agir pour réduire les obstacles au bon déroulement des consultations où chacun des protagonistes s’appuie sur des systèmes (socio)-linguistiques et socioculturels différents, appelle l’intervention de tiers capables d’assurer une traduction non mutilée [15], autrement dit une traduction opérée par un professionnel pour qui, comme aimait à le répéter André Martinet [16], les langues ne sont pas des nomenclatures et auquel est assurée une position lui permettant de garantir aux parties concernées un respect de leurs multiples différences. Une première volée de professionnels de la traduction formés précisément dans cet esprit obtenaient leur diplôme au début de l’année 1997. Aussi, financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique [17], une équipe de recherche pluridisciplinaire, formée de linguistes, de médecins et d’anthropologues s’est-elle mise en demeure de les faire connaître auprès des services de santé et ce au travers de la conduite d’une étude dont l’objectif visait au placement sur le « terrain » d’un certain nombre de professionnels de la traduction afin d’en évaluer les éventuels effets.
UNE RECHERCHE ACTION : OBJECTIFS ET MÉTHODE
5À cet objectif de recherche en partie de portée pratique était associée l’hypothèse générale selon laquelle la présence d’un professionnel de la traduction peut réduire une partie des obstacles inhérents à la rencontre médecin/patient migrant. La vérification d’une telle hypothèse demandait donc un plan d’expérience devant non seulement mener à la production de connaissances, mais également à l’établissement d’un certain changement durable dans les limites du terrain d’enquête. Dans ces conditions, l’étude ne pouvait que revêtir la forme d’une recherche action dont, traditionnellement, le but est de produire des connaissances tout en contribuant à la réalisation d’un objectif pratique, généralement compris en termes de changement [18].
6Concrètement, le plan d’expérience adopté a supposé la production de données à deux moments distincts – avant l’introduction volontariste de professionnels de la traduction sur le terrain d’enquête (T1), puis un an plus tard (T2) –, données prenant valeur d’indicateurs de changement, une fois celles-ci comparées. Un certain nombre de données objectives ont été produites par un questionnaire auto-administré et adressé aux soignants touchés par l’étude. De plus, des données subjectives, portant sur les représentations des trois types d’acteurs concernés (soignants, patients migrants et professionnels de la traduction), ont été saisies au travers d’entretiens et de focus groups [19]. Diverses méthodes d’analyse ont été privilégiées pour traiter ces données subjectives : analyse thématique/sémantique, analyse de discours et analyse computationnelle.
7Enfin, s’agissant du terrain d’enquête proprement dit, signalons qu’il se limitait à cinq structures sociosanitaires lausannoises largement fréquentées par la population migrante et organisées en réseau pour les besoins de l’enquête. À noter également que psychiatres, psychologues, praticiens de la médecine somatique et soignants du monde paramédical représentent l’essentiel du personnel travaillant dans ces structures.
QUELQUES RÉSULTATS CHIFFRÉS
8Cette recherche action a conduit à de nombreux résultats portant sur les realia et sur les représentations en lien avec ces mêmes realia [20]. Globalement, ils indiquent une modification du terrain d’enquête à l’issue du processus de recherche, laquelle rend compte d’un changement plus ou moins accusé en direction d’une réduction des écarts entre population soignante et population migrante.
9Des données objectives, on se contentera de ne relever ici, faute de place, que le constat suivant : à la fin de l’étude, le nombre de consultations réalisées en présence d’un tiers dans les institutions observées a très sensiblement augmenté. En effet, le recours à un tiers traduisant pour les consultations avec patient migrant progresse de 10 % d’un temps de recherche à l’autre (p = 0.001), passant de 37 % (n = 673) à 47 % (n = 653). Parallèlement, il apparaît que le nombre des consultations en l’absence de tiers, mais où le soignant aurait souhaité une médiation augmente très sensiblement. Ces mêmes données objectives montrent également que si le tiers participant à la consultation était, au temps 1, principalement recruté parmi les proches du patient migrant, il n’en est plus de même au temps 2. Comme le montre le tableau ci-dessous, à cette date, on observe un recours accru – de l’ordre du simple au double – à des professionnels rémunérés par l’institution où se déroule la consultation (p = 0.0001). En outre, ce recours accru à des professionnels est confirmé, dans la mesure où les tiers mis contribution sont sollicités en majorité

10par les soignants eux-mêmes au temps 2 de l’étude, à savoir dans 68 % des consultations saisies (p = 0.0001), ce qui n’était pas le cas au temps 1 où le désir de la présence d’un tiers était d’abord (56 %) le fait des patients.
11Ramenées à l’hypothèse générale de la recherche, ces données objectives semblent confirmer, au moins partiellement, les termes de cette dernière. En effet, la fréquence d’intervention des professionnels de la traduction sur notre terrain d’enquête est clairement plus importante à l’issue de l’étude, tout comme, de ce fait, le nombre de patients migrants ayant eu des chances d’être entendus.
DES SOIGNANTS DIVISÉS FACE AU TIERS TRADUISANT
12Les données subjectives saisies au travers des entretiens individuels et des focus groups viennent toutefois sensiblement tempérer ces éléments chiffrés qui, globalement, tendent à montrer que le terrain d’enquête n’est plus identique à lui-même au terme du processus de recherche. Des trois points de vue examinés (soignants, patients migrants, tiers professionnels), seul celui des soignants ne témoigne pas d’une adhésion sans faille à la définition d’une consultation véritablement triadique, autrement dit, offrant des conditions de traduction qui rendent pleinement justice aux parties concernées. C’est aussi aux divergences en rapport avec cette définition que seront consacrées les lignes qui suivent.
13L’analyse de contenu des deux séries de focus groups (T1 et T2), lesquelles ont concerné au total plus de 60 personnes, montre que la majorité des soignants, toutes catégories professionnelles confondues, insistent sur la présence incontournable d’un tiers traduisant lorsqu’ils rencontrent des difficultés de communication au moment d’une consultation avec un patient migrant. La nature des propos donnés ci-dessous, dans lesquels il est fait part d’un souci de voir les patients d’origine kosove être à même de pouvoir exprimer leurs souffrances dans les meilleures conditions possibles, rend compte de manière exemplaire de ce relatif consensus :
« Toute cette vague de personnes arrivant de l’ex-Yougoslavie où, il est extrêmement précieux d’avoir quelqu’un de proche, non seulement pour la traduction, mais pour un sentiment d’être bien accueilli, mais il y avait souvent la situation, c’était de fait impossible de communiquer autrement que par cette personne, le médiateur culturel, ce personnage comme traducteur, c’est carrément une nécessité pour les besoins de la langue. »
Le tiers exclu
14L’opinion manifestée au travers de tels propos n’est cependant pas le reflet d’un discours totalement unifié. En effet, on rencontre, au temps 1 comme au temps 2, un certain nombre de soignants, exerçant essentiellement la médecine somatique, qui n’hésitent pas à mettre en doute l’apport bénéfique de la présence d’un tiers dans leurs consultations avec des patients migrants. Trois arguments majeurs sont avancés par les soignants concernés. Le premier tient dans une certaine fascination pour le non verbal. C’est du moins ce qu’invite à penser la teneur du verbatim donné ci-après, tiré d’un focus group de médecins somaticiens du temps 2, où le contact sans possibilité de communication verbale est valorisé, étant perçu comme véhicule privilégié de contenus affectifs.
« Moi j’essaie de passer outre le médiateur en fait et d’essayer d’avoir quand même le contact direct, même que les gens parlent pas, c’est très théâtral souvent. [...] Ouais, mais on a l’impression que tout d’un coup on a, enfin quand on arrive à avoir ce contact, même s’il est très ponctuel, peut-être incomplet, on a énormément plus d’informations que toutes les traductions que l’on pourrait faire. »
15Les vertus d’un rapport duel soignant/migrant comme encouragement à l’intégration linguistique des patients non francophones constituent les fondements du deuxième type de raisons avancées par certains professionnels de la santé, peu nombreux il est vrai, pour exclure le tiers traduisant. À preuve le verbatim suivant qui laisse perplexe, s’agissant de la qualité des soins reçus lors la phase d’acquisition de ces « mots supplémentaires » :
« J’ai rencontré les femmes qui étaient aussi très contentes, en fait satisfaites d’avoir pu comprendre ce que le médecin leur a dit [...] cela les valorise, [...] ça leur donne à ce moment-là une motivation pour un petit peu plus s’intégrer, apprendre plusieurs mots supplémentaires [...] »
16Le troisième argument militant pour l’absence d’un tiers traduisant dans les consultations avec des patients migrants témoigne d’une volonté, exprimée par ceux qui l’avancent, de réduire, voire d’annuler une asymétrie entre soignant et patient, asymétrie, semble-t-il, ressentie quand il y a partage d’une langue « commune ». Cette posture peut être illustrée par exemple à l’aide de cet extrait d’un focus group du temps 1 :
« [...] la relation devient très égalitaire entre le soignant et le soigné, parce qu’on est les deux dans l’impossibilité de parler, je veux dire moi si je lui parle le français, ça sert à rien, lui me parle je sais pas quoi, donc ça sert à rien, donc dans ce sens on est dans une..., comme si le pouvoir se rééquilibrait. »
17Ce souci de vouloir faire l’économie d’un tiers traduisant n’est attesté, on l’a dit, que chez une toute petite minorité des soignants interrogés. En règle générale, la plupart d’entre eux ont conscience de l’importance du verbal dans leurs consultations. À cet égard, les psychiatres dénoncent unanimement – souvent de manière très explicite – une telle pratique qu’ils considèrent comme relevant, dans les termes de l’un d’eux, d’une « médecine vétérinaire » :
« Je trouve qu’on fait de la médecine vétérinaire, parce qu’on arrive plus ou moins à expliquer ce qu’on va faire, plus ou moins je dirais mais il y a aucune possibilité vraiment de percevoir le ressenti de la personne qui est en face de soi, euh de vérifier si cela a été compris de la prendre en tant que personne dans sa totalité [...] je déteste travailler comme ça. Je trouve c’est très frustrant, c’est irrespectueux pour la personne je me sens pas du tout, ouais, non j’aime pas quand je dois faire ça. »
18Mais si majoritairement, pour les soignants observés, la présence d’un tiers apparaît comme obligée dans leurs consultations avec des patients migrants, elle apparaît problématique aux yeux de beaucoup d’entre eux. On observe ainsi une défiance quasiment générale à l’endroit de tiers recrutés ad hoc, le plus souvent parmi les proches du patient ou au sein du personnel d’intendance. Le rejet de cette solution d’appoint est plus marqué au second temps de l’étude qu’au premier. La comparaison de deux citations tirées, respectivement, du temps 1 et du temps 2 et centrées sur les problèmes qu’engendre une traduction assurée par un membre de la famille du patient illustre cette évolution :
« [...] une difficulté de savoir si la traduction est fiable, ça je pense surtout quand c’est des personnes de la famille qui accompagnent et suivant les situations c’est dur à savoir si ces traductions sont tout à fait fiables, dans la traduction des questions, dans la traduction des réponses. »
« [...] quand il s’agit d’un membre de la famille, par exemple, euh on va avoir une traduction qui va être bien moins objective. Je sais pas, il y a tous les problèmes avec les enfants on peut peut-être pas aller à fond, qu’on aimerait aller dans un entretien, parce qu’il s’agit d’un enfant justement tous les problèmes gynécologiques. »
Le tiers objet
19Fiabilité de la traduction et interférence des liens familiaux sur le contenu de l’entretien constituent les éléments généralement avancés par les soignants pour justifier leur préférence pour un professionnel de l’opération traduisante. Mais si l’on s’accorde sur les bienfaits d’une relation libre de liens familiaux ou amicaux entre ce professionnel et le patient migrant, il n’en est pas de même s’agissant du rôle et des limites de compétence assignés à ce même professionnel, et cela aux deux moments de la recherche. Ainsi, tout d’abord, il apparaît que de nombreux soignants insistent sur les risques engendrés par les interventions d’un tiers qui ne se limiterait pas à une transposition terme à terme des échanges médecin/patient. C’est bien ce qu’exemplifient les propos d’un des paramédicaux interrogés au second temps de l’étude, lequel insiste sur l’opposition – semble-t-il irréductible pour lui – entre les traces linguistiques « traduire » et « interpréter » pour livrer sa conception idoine de l’opération traduisante en milieu médical :
« Ouais là aussi c’est à double tranchant quoi, bien que quand l’interprète interprète trop euh on a plus il traduit plus, il interprète uniquement, il traduit plus, il... voilà, est-ce que c’est d’un interprète ou un traducteur dont on a besoin [...] »
20La teneur de la citation ci-dessus révèle en fait les contenus de la représentation que conçoit une majorité de soignants à propos du rôle du tiers traduisant. Cette représentation n’est pas sans faire écho au célèbre aphorisme de Jakobson Traduttore, tradittore, lequel se trouve d’ailleurs en quelque sorte paraphrasé par un médecin psychiatre au premier moment de l’étude :
« Le traducteur est toujours quelque part traître par rapport à l’un des deux, l’un des deux pôles [...] »
21Ainsi, tout se passe comme si l’on attendait du tiers traduisant, par ce désir affiché de le cantonner dans une tâche de stricte opération de traduction mot à mot, qu’il occupe une position parfaitement passive, tant à l’égard des participants de la consultation qu’à celui des échanges qui fondent cette dernière. Le verbatim suivant est de ce point de vue éclairant :
« On en vient un petit peu à la neutralité du [traducteur] dans la relation, qui doit faire abstraction, encore de son jugement et qui doit essayer de garder, cette neutralité, cette objectivité par rapport au message qui le traverse dans les deux sens. »
22Majoritaire, présente aux deux temps de l’étude et révélatrice d’une certaine perspective biomédicale, une telle définition du professionnel fait de lui davantage un instrument, certes performant, qu’un véritable acteur d’une situation de communication triadique. Cette conception instrumentale du tiers traduisant apparaît d’ailleurs sans équivoque dans de nombreux propos recueillis au moment des focus groups. En guise d’exemple, on peut livrer ceux émis par un praticien et qui résument le rôle que l’on souhaite réserver à ce tiers objet, d’ailleurs ainsi nommé de manière explicite ici :
« Qu’il ait un peu de, qu’il sache se placer dans la situation en tant que, que instrument important mais qui est effectivement un peu [...], sache traduire, et d’un côté et de l’autre et puis qui ne coupe pas, qui n’ajoute pas, mais aussi qui ne commence pas à donner des conseils [...] »
23Cette représentation d’un tiers compris en quelque sorte comme une « machine à traduire » va de pair, pour ceux qui la développent, avec un certain point de vue sur les faits de culture. Sans remettre en question le bien-fondé de la prise en compte de tels faits dans les consultations avec un patient migrant, les soignants concernés ici suggèrent – donnant par là à penser que, pour eux, l’essentiel du travail du professionnel de la traduction ressortit au domaine linguistique [21] – qu’une part de la gestion des problèmes inter-culturels pourrait leur revenir. Cela en raison de connaissances acquises au travers d’une expérience personnelle et d’informations diffusées par les médias (citation 1) ou par le biais d’une documentation idoine – les « petites listes » ou les « petits classeurs » évoqués par l’auteur de la seconde citation – qui devrait être à leur disposition au même titre que le vademecum [22] posé sur le bureau de tout médecin suisse :
« [...] je trouvais que ça, c’était des choses toutes simples, il suffit d’entendre le Téléjournal, mais je trouvais que, enfin moi j’avais l’impression que, ça avait de l’importance et que rien qu’aussi pour la première alliance avec le patient, de juste un peu montrer qu’on se préoccupait de ce qui se passait dans son pays et ce qui faisait aussi très souvent la raison pour laquelle il était là ça faisait beaucoup. »
« Des fois je me dis que l’idéal ça serait qu’en fonction de chaque patient qui vient, d’avoir une espèce de petite liste pour nous plonger un petit peu dedans... je ne sais pas comment dire... ce qui est important dans leur vie, les représentations qu’ils ont quant aux choses importantes et puis qu’on puisse lire juste dix minutes avant qu’ils viennent et se plonger là-dedans et pouvoir l’utiliser comme ça, comme une espèce de petit classeur. »
24Toutefois, pour quelques soignants, essentiellement issus de la psychiatrie, la notion de culture, comprise dans le contexte de la pratique traduisante, apparaît autrement plus complexe que celle qui semble se dégager des deux extraits de citations donnés à l’instant. Relatifs à la situation politique des pays d’origine, aux religions, aux tabous, aux rites de passage, aux représentations de la maladie et de la mort, aux rôles des individus dans la société et dans la famille, les faits de culture énumérés dans les propos qui suivent sont si divers qu’on doute que ceux qui les rapportent prétendent en avoir une pleine connaissance au travers de la seule écoute du « Journal de 20 heures » :
« [...] donc je travaille beaucoup dans le rationnel, le verbal et puis le biographique, ce qui fait que la personne elle-même, le sexe auquel elle appartient, la religion, tout ça peuvent jouer un peu plus sur le long court, on peut l’utiliser aussi en psychothérapie. »
« Sa représentativité de la maladie de la douleur, le rôle de la femme [...]. La représentativité de la mort aussi hein, et puis justement il y a des rites de passage, des rites de mariage, de naissance, de passage à la vie adulte, tout ça. »
Le tiers sujet
25Faut-il ou non s’en étonner, mais les soignants – peu nombreux répétons-le – pour qui les éléments de culture ne sauraient se résumer à une liste fermée de coutumes sont aussi ceux pour qui l’opération de traduction apparaît en conformité avec sa représentation savante. Le verbatim ci-dessous, où est évoquée la traduction mot à mot, est à cet égard éclairant :
« [Traduire] c’est le fait de pas seulement, comme on le disait tout à l’heure, pas seulement faire une traduction, mais aussi nous permettre de comprendre, mais permettre aussi aux patients de comprendre c’est-à-dire il va pas forcément traduire de façon identique ce qu’on dit mais il va traduire pour que les deux cultures comprennent quoi, on arrive à se comprendre, parce que si on traduit mot à mot, ça fait quand même quelque chose de différent, qui peut nous amener justement des informations culturelles. »
26Cet autre verbatim montre, par ailleurs, l’espace de liberté que le psychiatre qui l’émet réserve au professionnel de la traduction – expressément désigné comme une « personne » – dans sa pratique avec des patients migrants, quand il s’agit pour lui de faire le départ, dans les termes de Canguilhem [23], entre le normal et le pathologique :
« Mais c’est vrai que je trouve très juste ce que tu dis, avoir une référence un peu de ce qui est entre guillemets la normalité du pays, pour moi c’est fondamental [...] j’ai l’impression d’avoir quand même une personne qui se fait une sorte de garant du côté linguistique de la traduction et d’une certaine manière de vivre de concevoir les rapports humains, les rapports à travers dans la famille, la société [...] ça permettait un petit peu de oui, pondérer les choses, mieux saisir la subtilité de ce qui appartenait au fonctionnement, et véritablement plus pathologique, ce qui était en fait culturel [...] »
27Se démarquant par là même de cette posture qui tend à appréhender le tiers traduisant en termes instrumentaux, ces mêmes soignants, en insistant sur l’importance de son sexe en certaines situations, s’accordent à reconnaître en celui-ci un véritable acteur engagé dans la consultation. À cet égard, il suffit d’examiner les propos d’un psychiatre formulés au premier temps de l’étude pour s’en convaincre :
« Moi je me sentirais très très mal à l’aise d’être en face d’une femme, et à ce moment-là si c’est, si on a pas le choix par exemple, et bien j’essayerai de tempérer disons le risque de [...] d’inconfort en ayant une interprète femme, je parle des femmes bosniaques ou kosovares qui ont subi des violences sexuelles [...] »
Une mise en opposition éclairante
28Nombre d’arguments avancés par cette petite minorité de soignants pour qui le tiers traduisant ne peut être qu’un sujet à part entière font mention de façon plus ou moins explicite du bien-fondé du contenu de la formation des professionnels de la traduction avec lesquels ils ont été amenés à collaborer, au sens fort de ce dernier terme serait-on tenté de dire. Un tel état de fait invite aussi à l’établissement d’un constat formulé dans les termes de cette opposition « langue idéale » / « idéal de langue » que l’on rencontre dans le modèle de l’imaginaire linguistique, et fondée, respectivement, sur la présence ou sur l’absence dans les discours que tout locuteur produit sur la langue de références à des instances plus ou moins autorisées.
29Mis à part le tout petit nombre de ceux qui sont résolument hostiles au recours à un tiers traduisant lorsqu’ils se retrouvent en face de patients migrants, les soignants observés dans le cadre de cette étude développent, en règle générale, à propos des consultations soumises à traduction, des représentations que l’on peut appréhender dans les termes d’une opposition bi-polaire. L’un des pôles de cette opposition réunit les représentations de la pratique traduisante telle que la conçoivent les spécialistes du domaine, autrement dit, considérée dans toutes ses dimensions, culturelles incluses. On peut donc voir en ce pôle le pendant de ce que représente la « langue idéale » pour les tenants du modèle de l’imaginaire linguistique et ainsi l’identifier au travers du syntagme « traduction idéale ». Tout logiquement, le second pôle de l’opposition recevra l’appellation d’ « idéal de traduction », en ce qu’il rassemble les représentations de l’opération de traduction construites sans appuis légitimes extérieurs et dans la conviction que les langues sont des nomenclatures, pour ne rien dire sur les attentes relatives au profil du tiers traduisant en milieu médical.
30Pour l’heure, force est de reconnaître que la très grande majorité des soignants travaillant sur notre terrain d’enquête semble se ranger du côté du pôle de « l’idéal de traduction ». Pour les patients migrants qu’ils ont pour mission de soigner, il serait à l’évidence souhaitable que ces soignants rejoignent au plus vite l’autre pôle. Tout indique que la meilleure façon d’y parvenir réside dans une modification d’une part de leur imaginaire linguistique. Cette modification est en effet susceptible d’entraîner au plan des pratiques discursives ce qu’Alain Rey [24] appelle des effets de rétroaction, dont les patients migrants auraient toute chance de pouvoir mesurer, physiquement ou psychiquement, la portée.
CONCLUSION
31On a peine à imaginer qu’une telle modification puisse aboutir sans une formation pré- ou post-graduée des soignants qui insiste sur tous les aspects de la relation soignant/patient. À cet égard, on sait que s’agissant de l’opposition entre « langue idéale » et « idéal de langue », la position qu’adoptent les linguistes descriptifs, en soulignant que toute langue se présente sous la forme de variétés, est de nature à valider le contenu du second terme de l’opposition. Mais c’est évidemment du côté du premier terme que penchent les linguistes dans le cas de l’opposition « traduction idéale » / « idéal de traduction », dans la mesure où aucun d’entre eux ne saurait en effet soutenir la pertinence d’une opération traduisante réduite au mot à mot.
32Dès lors, si besoin était, les responsables de la formation médicale et paramédicale évoquée à l’instant n’auraient-ils pas quelque intérêt à prendre en considération l’avis de ces mêmes linguistes ?
Notes
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[1]
Dans un contexte scientifique où la reconnaissance n’est jamais chose acquise, il importe de rappeler, chaque fois que l’occasion se présente, que c’est à André Martinet que revient le mérite d’avoir été le premier, en toute rigueur, à mettre en évidence une certaine variation dans la structure d’une langue – en l’espèce le français, il y a de cela plus de soixante ans maintenant. Cf. André Martinet, La prononciation du français contemporain. Témoignages recueillis en 1941 dans un camp d’officiers prisonniers, Genève, Droz, 2e éd., 1971.
-
[2]
Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, § 11.
-
[3]
Cf. Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, Paris, Ophrys, 1990, t. 1, p. 141.
-
[4]
Concernant le caractère nécessairement psychosocial d’une représentation, cf. Serge Moscovici, 1989, Des représentations collectives aux représentations sociales, éléments pour une histoire, in Denise Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF, p. 62-86. En ligne
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[5]
Pour une présentation détaillée de ce modèle, cf. Anne-Marie Houdebine, Insécurité linguistique, imaginaire linguistique et féminisation des noms de métiers, in Pascal Singy (dir.), Les femmes et la langue : l’insécurité linguistique en question, Lausanne-Paris, Delachaux & Niestlé, 1998, 155-176.
-
[6]
Cf. Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, 1967, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF.
-
[7]
Anne-Marie Houdebine, L’unes langue, in Jean-Marie Eloy (dir.), La qualité de la langue, le cas du français, Paris, Champion, p. 95-121.
-
[8]
Valérie Brunetière, 1996, Deux auteurs (Frei-1929, Rey-1972) sous l’éclairage de l’imaginaire linguistique, Travaux de linguistique, 7, Université d’Angers, p. 141-151.
-
[9]
De telles rationalisations sont attestées, par exemple, dans les discours d’un certain nombre de Romands qui dénient aux helvétismes une appartenance à la langue française, argumentant du fait que ces derniers ne figurent pas dans les dictionnaires courants. Cf. Pascal Singy, 1996, L’image du français en Suisse romande, Paris, L’Harmattan.
-
[10]
On trouve également dans l’étude de Pascal Singy, 1996, L’image du français en Suisse romande, des propos – affirmant, par exemple, l’inélégance foncière de l’accent local – qui relèvent de cette catégorie de rationalisations.
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[11]
Cf. Jean-Paul Vinay, 1968, La traduction humaine, in André Martinet (dir.), Le langage, Paris, Gallimard, p. 729-757.
-
[12]
Georges Mounin, 1955, Les belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud.
-
[13]
Pour se limiter au domaine de la linguistique, cf., par exemple, John Gumperz, 1989, Engager la conversation, Paris, Éd. de Minuit, ou Candace West et Richard Frankel, 1991, Miscommunication in medicine, in Nicolas Coupland et Howard Giles (eds.), Miscommunication and Problematic Talk, London, Sage Focus Édition, p. 166-194.
-
[14]
Luis Prieto, 1968, La sémiologie, in André Martinet (dir.), Le langage, Paris, Gallimard, p. 93-144.
-
[15]
Cf. Brad Davidson, 2000, The interpreter as institutional gatekeeper : The social role of interpreters in spanish-English medical discourse, Journal of Sociolinguistics, vol. 4/3, p. 379-405.
-
[16]
André Martinet, 1973 (1re éd., 1968), Elements de linguistique générale, Paris, Armand Colin.
-
[17]
Cette recherche a été réalisée dans le cadre du PNR39, « Migration et relations interculturelles » (requête no 4039-44832).
-
[18]
Cf. Karl Lewin, 1951, Field theory in social science, New York, Harper.
-
[19]
Un focus group est un entretien collectif où sont réunis huit à dix personnes dont on veille, pour des raisons d’équilibre interactionnel, à ce qu’elles présentent une homogénéité au plan socioprofessionnel. Cf. David Morgan, 1997, Focus groups as Qualitative Research, London, Sage Publications.
-
[20]
Pour une présentation détaillée de l’étude, cf. Patrice Guex et Pascal Singy (dir.), sous presse, Santé, migration et interprétariat, Genève, Médecine et Hygiène Éditions.
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[21]
On notera à cet égard que les données objectives semblent confirmer cette prédominance du linguistique sur le culturel : parmi les 558 consultations en présence d’un tiers saisies par notre questionnaire, on n’en relève aucune où, en l’absence de problèmes linguistiques, un médiateur aurait été néanmoins sollicité pour des besoins culturels.
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[22]
Il s’agit d’un ouvrage à l’usage des médecins qui propose les traitements médicamenteux adéquats pour les affections les plus courantes.
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[23]
Georges Canguilhem, 1943, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand, Impr. La Montagne.
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[24]
Alain Rey, 1972, Usages, jugements et prescriptions linguistiques, Langue française, 16, p. 4-28.