CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Depuis quelques années, on assiste à une nouvelle forme de flux migratoire important marquée par l’arrivée des enfants mineurs. En France, on désigne par mineurs isolés étrangers (MIE), les jeunes de moins de 18 ans, arrivant sans représentant légal sur le territoire français. Depuis 2016, l’appellation mineur non accompagné (MNA) a été officialisée dans le paysage administratif français. Par définition, ce sont des jeunes sans représentant légal dans le pays d’accueil avec des conditions de vie extrêmement vulnérables.

2Les mouvements migratoires d’enfants sont assez répandus dans le monde, mais le concept de MNA est-il identifié, reconnu comme tel dans des pays autres que les pays européens, et notamment, ceux limitrophes des pays d’accueil des migrants ? Parle-t-on du concept de mineur isolé ou non accompagné partout dans le monde ?

3En général, il s’agit des enfants présentant une trajectoire et une biographie qui s’inscrivent dans une trame psychotraumatique complexe. Leurs profils sont hétérogènes ; les travaux de Étiemble et al.[1] ont permis de dresser sept profils des mineurs isolés étrangers. Elle distingue entre autres les mineurs aspirants, les mineurs rejoignant, les mineurs errants, les mineurs fugueurs, les mineurs mandatés, envoyés par leurs parents pour subvenir aux besoins de la famille restés au pays ; les mineurs exploités, souvent des filles victimes des réseaux de prostitution, de mendicité ; les mineurs exilés. Ce dernier profil regroupe les mineurs qui fuient une région en guerre ou des persécutions, souvent en perspective d’une demande d’asile. Ces mineurs constituent une population particulièrement vulnérable. Compte tenu de leur âge développemental, la migration vient ajouter de difficultés supplémentaires dans leur construction identitaire. Tel que décrit par Terr [2], ces mineurs sont exposés à la fois au trauma de type 1 (unique, se rapporte à des événements soudains et isolés) et au trauma de type 2 (traumatismes répétés, maltraitances, violences, deuils, guerres, migration, etc.). Les parcours de ces jeunes ont souvent été marqués par de multiples ruptures, séparations, deuils... Le parcours migratoire, qu’il ait été préparé ou non, constituerait une expérience traumatique de rupture. Il ne s’agit pas seulement d’une rupture géographique, mais également d’une rupture temporelle, culturelle, relationnelle [3, 4]. En plus, bon nombre d’entre eux ont été confrontés à la disparition brutale ou à la mort dans les circonstances traumatiques de leurs proches. Ce qui alourdirait davantage la charge des traumatismes qu’ils portent.

4La littérature émergente sur la santé mentale de ces mineurs révèle une proportion inquiétante de l’état ou du trouble de stress posttraumatique, de l’anxiété, de la dépression, de la pathologie borderline et des psychoses aiguës transitoires [5-8]. Les facteurs de vulnérabilité sont multiples. Chaque phase de la migration (avant, pendant et après) comporte des risques d’exposition à des traumatismes de nature différente. Comme souligné par Woestelandt et al. [9],la phase pré-migratoire provoque une rupture inéluctable des liens familiaux, ce qui peut conduire à une perte des repères d’identification et à un isolement social. Derluyn et Broekaert [5]ont mis en lumière que la séparation d’avec les parents et le nombre d’événements traumatiques vécus par ces mineurs influenceraient dans une grande proportion le développement de symptômes psychiatriques. Sans une prise en charge holistique et adaptée, ces troubles évoluent vers la chronicisation et les difficultés psychologiques restent globalement importantes [8]. La prise en charge de ces mineurs est singulière et complexe. Celle-ci passe par le renforcement de leurs stratégies d’adaptation, en assurant la continuité du lien entre le pays d’origine et le pays d’accueil. D’après Goodman [10], cette continuité est facilitée entre autres par :

  • le maintien des croyances et de pratiques religieuses au sein du pays d’accueil ;
  • l’apprentissage progressif de nouvelles normes culturelles et nouvelles façons de faire ;
  • la suppression émotionnelle avec une importante maîtrise de soi, un déni de l’angoisse, une défense répressive, la distraction comme stratégie d’ajustement ;
  • le rôle majeur du lien avec les pairs de la communauté insérée dans le pays d’accueil ;
  • une scolarisation et un accès à un logement pérenne (foyer et famille d’accueil).

5Ces différents vecteurs favorisant la continuité du lien sont interreliés. Ils permettraient d’offrir un espace sécurisant pour la prise en charge des jeunes [11].

6La littérature existante sur les MNA est souvent consacrée au contexte des flux migratoires en Europe et en France. Comme sommairement présentées plus haut, ces études se dédient à la réflexion sur les dispositifs d’accueil, au processus d’adaptation, à la prise en charge de ces mineurs. Par définition, la notion de MNA est liée aux politiques et lois françaises de la protection de l’enfance. Les forces et les incohérences constitutives de ces politiques et lois et des institutions qui les incarnent font de cette notion d’une part et des dispositifs juridiques, thérapeutiques et éducatifs qui en découlent d’autre part, un cadre instable et mouvant [12]. Selon Minassian et al. [12], la demande de prise en charge de ces mineurs est souvent entenaillée dans des injonctions paradoxales des différentes institutions et peut éroder leurs stratégies d’adaptation ainsi que leur processus d’intégration au pays d’accueil.

7Quand on est adolescent, qui plus est inscrit dans un processus de migration et de métissage culturel, la question de l’identité est centrale. Il faut continuer à être soi pour maintenir un sentiment de continuité d’exister, de son histoire, pour se construire bien. Mais comment s’inscrire dans une filiation et laisser place à de nouvelles affiliations lorsqu’on doit être considéré comme isolé pour bénéficier des services de protection de l’enfance [13] ?

8Dans la présente étude, nous avons cherché à explorer l’existence de la notion de MNA dans le contexte africain, en prenant l’exemple du Sénégal. En effet, les mouvements migratoires à l’intérieur du continent africain sont considérables. Le dernier rapport du Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU indique que l’Afrique subsaharienne concentre plus de 20 % du nombre de réfugiés dans le monde. Le Sénégal, à l’instar de la France, est un champ migratoire. Durant notre pratique au Sénégal, nous avons eu à rencontrer des enfants originaires de la Centrafrique ayant migré au Sénégal, suite à la guerre civile et les violences armées qui ont secoué ce pays depuis 2013 et fait plus d’un millier de morts. Notre séjour en France nous a fait découvrir la notion de MNA, nous portant ainsi à nous interroger sur l’existence de cette notion au Sénégal.

9Notre étude s’est assigné un double objectif. Nous cherchions, d’une part, à explorer les conceptions ethnosémantiques de la notion de MNA dans le contexte sénégalais ainsi que les dispositifs de prise en charge qui en résultent. Et d’autre part, à analyser les ressources de prise en charge mobilisées pour soutenir les stratégies d’adaptation des mineurs isolés, face aux traumatismes migratoires vécus. Le tout, dans un contexte géographique et culturel très différent des pays « occidentaux » où la notion de mineur isolé étranger a émergé.

Matériels et méthodes

Procédure et participants

10Notre étude a été conduite au Sénégal dans une structure d’accueil des enfants. Cette structure travaille en faveur des enfants orphelins, abandonnés, migrants, ou de ceux que leur propre famille ne peut pas prendre en charge. La structure donne à ces enfants la possibilité de créer des relations durables au sein d’une nouvelle famille.

11Notre étude a combiné plusieurs méthodes qualitatives. D’une part, en ligne avec le premier objectif de l’étude, nous avons mené trois entretiens semi-dirigés avec les principaux acteurs de la prise en charge des mineurs de cette structure. Le tableau 1 présente le profil de ces derniers. Dans le premier entretien, mené avec la directrice de la structure (Mme D), nous avons abordé la notion de mineurs non accompagnés au Sénégal et l’organisation de la prise en charge de ces enfants. Le deuxième entretien a été conduit auprès d’un personnel de l’action éducative en milieu ouvert (Mme P), travaillant au palais de justice et assurant le relais entre la justice et la structure d’accueil des enfants. Cet entretien a permis d’approfondir comment s’articule le lien entre la prise en charge psychosociale et éducative des mineurs et ses aspects juridiques. Puis, nous avons mené un troisième entretien avec la responsable des enfants (Mme M.), appelée « maman des enfants ». Celle-ci est chargée du quotidien des enfants, et travaille dans la structure depuis 15 ans ( tableau 1 ).

Tableau 1. Profil des responsables institutionnels

tableau im1
Les responsables institutionnelsMme M.Responsable légale des enfants160 Les responsables institutionnels Mme M. Responsable légale des enfants 1 60 Mme D.Directrice structure d’accueil160 Mme D. Directrice structure d’accueil 1 60 Mme P.Personnel AEMO au palais de justice145 Mme P. Personnel AEMO au palais de justice 1 45

Tableau 1. Profil des responsables institutionnels

12D’autre part, nous avons réalisé deux entretiens en focus group avec trois enfants originaires de la Centrafrique ayant migré au Sénégal dans un contexte de guerre. Ces trois enfants sont toutes des filles issues d’une même fratrie utérine, âgées respectivement de 12, 8 et 7 ans. Le tableau 2offre un descriptif de leur profil. Les deux entretiens ont duré, respectivement, 120 minutes en moyenne. Ils ont été réalisés dans un intervalle de trois jours. À travers ces entretiens, nous avons exploré la biographie des enfants, leur parcours migratoire (avant et pendant) et leur adaptation dans leur nouvel environnement. Au cours du deuxième entretien, nous leur avons proposé de dessiner et de commenter trois cercles en utilisant l’espace de la feuille blanche : le premier figurant le passé, le second le présent et le troisième le futur. Ce procédé (inspiré du circle test de Cottle [14]) permet d’introduire dans l’entretien un objet de médiation jouant le rôle de support à la narration et permettant d’instaurer un autre rapport au temps et au vécu subjectif [12, 15]. À travers son caractère ludique, les enfants élaborent leurs souvenirs et leur vécu sur cet objet qui leur rappelle le passé, qui dit une partie de leur présent et qui voile une partie de leurs rêves, de leur projection dans l’avenir.

Tableau 2. Profil sociodémographique des enfants migrants enquêtés

tableau im2
Les enfantsSandrine12 ansÉlève classe de 4e secondaire2120 Les enfants Sandrine 12 ans Élève classe de 4e secondaire e 2 120 Rita8 ansÉlève classe de CE12 Rita 8 ans Élève classe de CE1 2 Léana7 ansÉlève classe de CP2 Léana 7 ans Élève classe de CP 2

Tableau 2. Profil sociodémographique des enfants migrants enquêtés

13L’enquête de terrain s’est déroulée de décembre 2017 à janvier 2018 et a couvert une période de 2 semaines. Tous les entretiens ont été enregistrés après avoir recueilli le libre consentement de tous les participants (des responsables institutionnels et des enfants migrants). Dans le souci de garantir l’anonymat, tous les éléments pouvant permettre l’identification des mineurs ont été dissimulés sans altérer les faits (tableau 2 ).

Stratégie d’analyse des données

14Pour analyser le corpus des informations recueillies, nous avons utilisé une méthode d’analyse inductive et transculturelle. En effet, les thèmes explorés au cours de nos entretiens n’ont pas été systématiquement définis en amont. La démarche de notre analyse s’articule autour de trois étapes graduelles. D’abord les lectures préliminaires répétées et croisées ont permis de dégager les orientations thématiques des données. Ensuite, la deuxième étape a consisté à segmenter et à regrouper les unités de sens en des catégories. Cette étape de catégorisation a permis d’éviter la dispersion et l’hétérogénéité des informations recueillies. Enfin la dernière étape a permis de structurer les catégories des données en des sous-thèmes puis en des grands thèmes autour des deux objectifs de l’étude ( tableau 3).

Tableau 3. Présentation thèmes et sous thèmes après analyse du corpus

tableau im3
Aspects juridiques de la notion des MNANotion non contextualisée Aspects juridiques de la notion des MNA Notion non contextualisée Suivi juridique de la prise en charge Suivi juridique de la prise en charge Événements traumatogènes et contextesGuerre Événements traumatogènes et contextes Guerre Deuil Deuil Parcours migratoire Parcours migratoire Conceptions de l’adaptation et de la résilience en Afrique Conceptions de l’adaptation et de la résilience en Afrique Processus d’adaptation et facteurs associésReprésentations des enfants migrants Processus d’adaptation et facteurs associés Représentations des enfants migrants Refuge et tuteur de résilience Refuge et tuteur de résilience Facteurs culturels et religieux associés Facteurs culturels et religieux associés Facteurs inter et intra-personnels associés Facteurs inter et intra-personnels associés Projection dans l’avenirAspirations professionnelles Projection dans l’avenir Aspirations professionnelles

Tableau 3. Présentation thèmes et sous thèmes après analyse du corpus

Résultats et discussion

15De par son double objectif, la présente étude est la première à explorer les conceptions ethno-sémantiques autour de la notion de MNA dans le contexte sénégalais et à investiguer les ressources mobilisées dans la prise en charge des enfants migrants afin de soutenir leurs stratégies et leur processus d’adaptation à leur nouvel environnement.

Une définition de MNA inexistante, une adaptation facile ?

16Nos entretiens avec les responsables institutionnels ont laissé émerger que la notion de MNA n’est pas contextualisée au Sénégal. Elle n’existe pas dans la juridiction sénégalaise. Les enfants migrants accueillis sont placés par ordonnance judiciaire dans les structures d’accueil. Selon les données croisées, ces enfants ne sont pas soumis à un statut et à un droit spécifique. Le cadre juridique qui régirait la prise en charge de ces enfants se rapporte au respect des droits des enfants et à leur bientraitance. Les enfants migrants sont perçus et considérés comme des enfants en difficulté et placés ensemble dans les mêmes structures d’accueil, autant que des enfants nationaux en difficulté ou dans la nécessité vitale. Des enfants de toutes nationalités (Libéria, Guinée, Mauritanie, République centrafricaine, Sénégal…), de langues et religions différentes sont accueillis. Cette organisation communautaire de l’accueil des enfants en difficulté semble favoriser leur intégration et minorer les différences interculturelles et religieuses.

17« Elles se sont bien adaptées. Il n’y a pas de différence entre les enfants ici. Quand les gens viennent ici chez nous, on dit bon c’est la maison de maman M., ce sont ses enfants ». En filigrane, ces propos de Mme M. font un lien explicite entre cette organisation et le processus d’adaptationde ces enfants. Puis, elle va plus loin en disant : « Je pense qu’un enfant africain n’a pas de problème d’adaptation en Afrique. Un enfant africain peut s’adapter partout en Afrique. Un enfant africain qui a un problème d’adaptation, c’est un enfant particulièrement difficile ». Dénégation (partielle) ou idéalisation ? Cette conception de la prise en charge et de l’adaptation des enfants migrants africains peut s’entendre dans le sens où plusieurs pays africains, subsahariens notamment, présentent un socle culturel commun pouvant favoriser l’intégration culturelle. Les structures familiales et sociales, les modes de pratiques éducatives sont presque similaires, d’un pays à un autre ; ce qui est de nature à offrir des repères culturels à ces enfants en difficulté. À nous en tenir à la logique qui sous-tend les propos de nos informateurs, la dimension psychologique de la prise en charge de ces enfants est facilitée par la dimension sociale, et non l’inverse. Nous avons été surpris de l’unanimité des réponses qui nous ont été faites lorsque nous cherchions à savoir comment les trois enfants migrants s’adaptaient à leur nouvel environnement. Les réponses des responsables institutionnels tendaient à montrer que ces enfants avaient une bonne adaptation sociale (acquisition de qualités, de respect d’autrui, apprentissage et maîtrise de la langue Wolof, participation aux jeux de groupe, etc.), de bonnes performances scolaires. L’accent est secondairement mis sur la santé psychologique (« [Mme P.] passe régulièrement pour voir si les enfants s’adaptent bien, s’ils sont épanouis en bonne santé et ensuite elle fait un rapport à l’autorité judiciaire »). À ce stade, nous pouvons formuler trois hypothèses pouvant éclairer la logique de ces réponses. En premier lieu, ces réponses seraient inspirées par un modèle de conception collectiviste de l’adaptation où le collectif ou le social prime sur l’individuel. L’attention est peu focalisée sur les souffrances intrapsychiques ; l’essentiel est que l’individu s’adapte aux normes et règles culturelles et sociales de la communauté. Au fond, un tel modèle s’accompagne d’une sorte de défense répressive, de déni de l’angoisse, de suppression émotionnelle avec un important contrôle de soi. Ce qui, du moins dans les premiers mois, s’avère a priori bénéfique dans la gestion des traumatismes et des deuils indicibles vécus [13]. En second lieu, la formation et l’organisation du personnel de la structure d’accueil des enfants en difficulté pourraient être un élément important qui module ce modèle de conception. En effet, il n’existe pas au sein du personnel de la structure un psychologue formé. Puis, bien que nous n’ayons pas abordé ce sujet, on peut néanmoins se demander a posteriori si le personnel actuel participe à un plan de formation sur des connaissances psychopathologiques visant à leur fournir des prérequis ou à renforcer leurs capacités dans la prise en charge psychosociale et éducative de ces enfants en difficulté. Cette deuxième hypothèse, qui peut se décliner sous forme d’une recommandation, ne vise pas à inverser le modèle de conception collectiviste de l’adaptation des enfants migrants en difficulté. Il s’agit encore moins d’opposer ce modèle à celui occidental qui met l’accent sur l’individu, son autonomie, son développement personnel. Nous voulions juste suggérer la complémentarité de ces deux modèles, dans le souci de prêter davantage l’oreille à la souffrance psychotraumatique, très souvent vécue et endurée dans le silence, par ces enfants migrants. S’agissant de la troisième hypothèse, elle est intrinsèquement liée à l’organisation communautaire de la structure d’accueil de ces enfants. Nous avons mentionné plus haut que les enfants sont accueillis en « quartier » et les enfants de la même fratrie ne sont pas séparés. Ce qui est le cas des trois filles mineures que nous avons interrogées. Au cours des entretiens, Rita et Léana ont dit, entre autres, que ce qui les rend « joyeuses » c’est lorsqu’elles voient leur grande sœur Sandrine à leurs côtés. Ce mode de placement en effet contribuerait à faciliter la capacité de résilience et de créativité exceptionnelle chez ces enfants. Il leur apporterait une certaine sécurité qui les protège des sentiments de l’abandon et d’isolement. Il représente une continuité sécurisante pour l’enfant, une « forteresse » qui donne des repères partagés et qui rassure chaque enfant par rapport à la nouveauté du placement [16].

« Au pays il y avait la guerre… on pouvait être tué » : contexte migratoire et stratégies d’adaptation

18Les trois enfants migrants que nous avons enquêtés étaient âgées respectivement de 9, 5 et 4 ans, quand elles migrèrent de leur pays d’origine la République centrafricaine vers le Sénégal. C’était en 2015, vers la fin de la guerre et des violences armées.

19« Au pays il y avait la guerre, on ne pouvait pas rester sur place parce que si on restait sur place on pouvait être tué [crise de larmes] ». Ces propos de Sandrine condensent une partie des événements traumatiques auxquels elles ont été exposées dans leur pays d’origine. C’est dans ce contexte qu’elles ont perdu de manière brutale et violente leurs deux parents, le père en 2013 et la mère en 2015. Au cours des entretiens, les trois filles ont gardé un silence sur ces deuils impensables. Nos relances se sont heurtées à deux reprises à « je ne sais pas », prononcé froidement dans une attitude d’évitement. Puis un silence et des larmes. Leur détresse psychologique ne trouvait pas de mots. Environ 20 minutes après, Sandrine évoque seulement et partiellement la mort et le deuil de leur mère :

  • « Lorsqu’on avait amené le corps on nous a dit qu’elle a reçu une balle perdue. On nous a interdit de la voir. On l’a amenée mais le cercueil était fermé. On nous a interdit de la voir.
  • Vous avez assisté à l’enterrement ?
  • Je n’étais pas partie c’est ma grande sœur qui était partie. Je ne pouvais pas. »

20Nous voulons préciser que c’était suite à la mort de leur mère d’une part et le climat d’insécurité et de violences sexuelles exercées sur les jeunes filles dans leur milieu d’autre part, que l’aîné de la fratrie, encore étudiant au Sénégal, les fit quitter le pays. Le parcours s’est effectué d’abord en voiture de la République centrafricaine au Cameroun, puis en avion jusqu’au Bénin, enfin en voiture jusqu’au Sénégal. Bien que le parcours migratoire se révèle moins traumatique, les éléments contextuels ci-dessus rapportés permettent objectivement de parler d’un traumatisme psychologique (type 1 et type 2) [2]. Les ressources et les stratégies d’adaptation relevées à travers l’analyse de notre corpus vont être à présent abordées.

Notre maman, notre tante : une reconstitution de la famille ?

21Notre séjour au Sénégal au cours de l’enquête de terrain nous a permis de prêter attention à quelques éléments liés à l’organisation du cadre de vie des enfants migrants qui ne sont pas négligeables dans leur processus d’adaptation à leur nouvel environnement. En effet, la structure d’accueil est divisée en quartiers, appelés « familles ». En moyenne, chaque famille est composée de 5 à 9 enfants, confiés aux « soins » d’une maman (la responsable de la famille), d’une tante (la suppléante de la responsable) et d’un éducateur qui fait figure paternelle auprès des enfants. Cette organisation s’apparente pour les enfants à une reconstitution de la cellule familiale et constitue une niche de partage, de solidarité et de soutien. Les enfants d’une même fratrie utérine ne sont jamais séparés, ils sont placés ensemble dans une même famille. Ce lien de fraternité et de soutien a fait écho chez Rita, 8 ans, à travers le dessin des 3 cercles. Dans ses commentaires, elle nous confia : « quand je vois mes sœurs, Sandrine et Léana, je suis contente ».

« Notre maman s’occupe bien de nous » ou la question du tuteur de résilience

22Il ressort explicitement des entretiens avec les enfants qu’elles ont trouvé en Mme M. une figure maternelle de substitution (appelée « maman M. ») qui leur apporte amour, affection et bienveillance : « Notre maman M., dit Sandrine, elle s’occupe bien de nous, elle nous donne à manger, et elle nous fait tout : elle nous achète des habits, des chaussures, tout. Elle est très gentille avec nous. Je lui fais confiance et je l’aime beaucoup parce qu’elle nous aime dit Léana ». En effet, de par cette substitution et cette identification (notre maman), nous pensons qu’on peut parler à la fois de tuteur de développement et de tuteur de résilience [17, 18]. Ces auteurs proposent d’attribuer les modèles parentaux à la première fonction et d’autres modèles environnementaux étayant aussi bien matériellement que psychologiquement pour l’enfant.

« Le futur pour moi, c’est que je bosse bien … » : l’adaptation par la scolarité

23Comme le soulignent Radjack et al. [13], le rôle d’étayage de la scolarité dans la reconstruction psychique des MNA est fort déterminant. Le projet scolaire et professionnel fait appel à leurs ressources et qualités personnelles ainsi qu’à leurs projections dans l’avenir. Les performances scolaires de ces trois enfants migrants sont décrites par leurs responsables comme excellentes. Admirative, Mme D. nous confie : « pour qui connaît leur histoire… qu’elles puissent s’épanouir et obtenir des résultats scolaires brillants, je pense qu’elles ont du mérite. C’est vrai qu’il y a le milieu, il y a le cadre, mais il y a aussi le fait qu’elles arrivent à s’adapter ». L’investissement de Sandrine dans ses études et ses aspirations professionnelles ont fait écho à travers ses commentaires des trois cercles qu’elle a dessinés : « Les choses que je veux faire plus tard sont plus nombreuses, c’est pour ça que mon cercle du futur est plus grand. Le futur pour moi, c’est que je bosse bien pour devenir quelqu’un de très spécial dans la vie. Je veux devenir docteur, gynécologue. »

24Lorsque les MNA investissent leur projet scolaire et leur projet professionnel à venir, on peut admettre qu’ils déploient des capacités sublimatoires, signe d’une mise en sens de leurs traumatismes passés et d’une reconstruction psychique en acte. Chez Sandrine, le cercle du passé n’est pas nommé (figure 1). Comme s’il devait être effacé ou tellement dur qu’innommable ?

Figure 1

figure im4

Figure 1

Circle test de Sandrine.

« Je sors pour jouer avec mes amis et je suis bien ici » : l’adaptation par le groupe des pairs et par le jeu

25L’analyse de notre corpus laisse apparaître sans ambiguïté l’adaptation des enfants migrants à leur nouvel environnement. Les activités extrascolaires revêtiraient une importance particulière pour les enfants migrants. Par le média des jeux et de l’espace qu’ils offrent, ils sont plus enclins à explorer leur nouvel environnement et à tisser de nouveaux liens qui renforcent leur estime de soi. Les propos ci-après de Sandrine confirment cette importance des jeux pour les enfants migrants qui, pour certains peuvent expérimenter la liberté de mouvement dont les atrocités de guerre les a privés : « ça se passe bien ici, parce que je sors pour jouer avec mes amis, et je suis bien ici. On a de bons rapports parce qu’on joue, et il n’y a pas de problème. Ici on est en sécurité, on ne court pas ». Le soutien social des pairs est un facteur de protection. Les liens sociaux peuvent donner aux MNA la force de traiter leurs difficultés [19]. Les jeux créent un rapport fluide entre l’enfant et son imaginaire, et entre l’enfant et ses pairs. Les enfants migrants se sont fait de nouveaux amis de jeu, à l’école et en dehors, à travers des activités culturelles. Sans doute, l’adaptation par le groupe des pairs et par le jeu a-t-il facilité chez elles la maîtrise rapide du wolof, une langue sénégambienne, la seconde langue la plus parlée au Sénégal après le français. À leur âge, elles sont trilingues : elles parlent le français, le wolof et le sango, leur langue maternelle.

La nourriture du pays et la langue maternelle : ces éléments qui font sens et lien

26Parmi les vecteurs qui facilitent la reconstruction identitaire, on peut distinguer les nourritures du pays d’origine et la langue maternelle. En parlant de ce qui leur rappelle le passé, Rita, souriante, dit d’un ton alerte : « le koko avec la boule de manioc, même s’il n’y a pas la boule de manioc on prend la farine et on malaxe ». Et aussi la langue, « quand on parle entre nous le sango, ça me rappelle le passé ». La réponse de Sandrine avait le même contenu, chargé de souvenirs et d’émotions. La nourriture du pays d’origine et la langue maternelle sont deux vecteurs de régulation émotionnelle importants qui assurent la continuité du lien avec la culture d’origine, entre le passé et le présent. Ce sont des vecteurs de sens et de lien. Même lorsque leur rôle et leur importance échappent à la conscience, elles permettent de suturer le lien affectif avec ses origines, de mettre en mots et de partager les souvenirs plus ou moins traumatiques. Parlant notamment de la nourriture chez les migrants, Jacques Barou [20] souligne qu’elle répond à une nécessité de résister au choc de la transplantation géographique et de renforcer le lien identitaire.

« Papa et maman, là où ils sont, ils veillent sur nous »

27La manière dont ces enfants migrants tentaient de donner sens aux traumatismes de guerre vécus et à la mort de leurs deux parents nous a paru impressionnante. À propos de la guerre et des horreurs auxquels elles ont été exposées, elles disent : « C’est dur ce qui s’est passé mais ce qui est le plus important est que nous sommes sorties de la guerre. Il y a eu beaucoup de gens qui sont morts, mais nous sommes en vie ». Ainsi considèrent-elles leur vie actuelle comme une chance d’avoir survécu et l’investissent-elle comme une mission pour réussir. On retrouve dans leur propos un mécanisme actif de comparaison sociale où elles s’estiment chanceuses par rapport aux enfants qui n’ont pas connu l’atrocité de la guerre mais qui sont orphelins de leurs parents. Par ailleurs, elles gardent un lien avec leurs parents défunts et construisent un sens résilient à leur mort : « [mais nous sommes en vie] et papa et maman, là où ils sont ce qui est sûr ils veillent sur nous ; c’est parce qu’ils veillent sur nous que nous pouvons être en sécurité quelque part comme ça. Maintenant nous sommes bien, on nous nourrit, nous grandissons. » La mort et le deuil, bien que difficiles à élaborer, ne sont pas niés ; ils sont transposés par le jeu des croyances à un plan symbolique où il devient moins pénible de leur assigner un sens qui permet d’avancer et d’espérer [21].

Conclusion et perspectives

28Cette étude est exploratoire. À ce titre, elle comporte quelques limites, principalement, la taille de l’échantillon et la limitation de l’étude sur une seule fratrie. Durant la période de notre étude, seule cette fratrie était des migrants de la structure, bien que quelques années auparavant la structure avait reçu des migrants mineurs d’origine libérienne, guinéenne et mauritanienne. Notre premier objectif était d’analyser la notion de MNA au Sénégal et les conceptions qui l’enveloppent. L’étude a permis de mettre à jour que les enfants migrants au Sénégal sont perçus et pris en charge comme des enfants en difficulté, au même titre que les enfants sénégalais abandonnés et ou en nécessité vitale. Il n’y a pas de dénomination spécifique par rapport aux autres enfants. Dans le deuxième objectif, nous nous sommes intéressés aux ressources et aux stratégies mobilisées par les enfants migrants en vue de surmonter les traumatismes passés et de s’adapter à leur nouvel environnement culturel. La portée des résultats doit être reliée au contexte de l’étude et à l’approche méthodologique utilisée. Les ressources et les stratégies relevées et analysées peuvent être rapprochées de celles des MNA en France, telles que décrites en partie par Radjack et al. [13]. Selon ces auteurs, la prise en charge des MNA doit assurer la continuité du lien entre le pays d’accueil et le pays d’origine de sorte à favoriser chez eux une reconstruction psychique et identitaire harmonieuse. Ces principaux résultats sont à considérer comme des prémices à des études ultérieures. Une perspective à explorer serait de réfléchir à la possibilité d’évaluer l’impact de la proximité géographique et culturelle du pays d’accueil et du pays d’origine sur les stratégies d’adaptation de ces jeunes.

Liens d’intérêts

29Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts en rapport avec cet article.

Français

Les auteurs de cette étude ont exploré les conceptions de la notion de mineurs non-accompagnés (MNA) au Sénégal et analysé les ressources et stratégies d’adaptation de ces mineurs confrontés aux traumatismes migratoires. Les entretiens menés auprès des principaux acteurs de la prise en charge de ces mineurs ont montré que ces derniers sont perçus comme des enfants en difficulté autant que des enfants nationaux en difficulté. L’organisation communautaire de l’accueil de ces enfants s’apparente à une reconstitution de la cellule familiale brisée par la séparation migratoire et forme une niche de partage, de solidarité et de soutien. La prise en charge est peu centrée sur les souffrances intrapsychiques de ces mineurs. Il ressort par ailleurs des entretiens réalisés auprès de trois mineurs que leur adaptation était renforcée par le soutien des tuteurs de résilience, par les activités parascolaires et l’apprentissage des langues locales. Les auteurs ont également noté que le recours aux nourritures du pays d’origine et à la langue maternelle contribuait à la régulation émotionnelle des souvenirs traumatiques et à la reconstruction identitaire de ces mineurs. Ces résultats pourraient contribuer à améliorer les dispositifs de prise en charge des MNA sur le plan international.

Mots clés

  • mineur
  • migrant
  • traumatisme psychique
  • adaptation sociale
  • prise en charge
  • culture
  • Sénégal
  • Afrique
  • mineur non accompagné
Elodie Gaëlle Ngameni
Psychiatre, Hôpital Pierre Janet, Groupe hospitalier du Havre, 47 rue de Tourneville, 76600 Le Havre, France Doctorante en psychologie, Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Paris, France
ngamenielodie@gmail.com
Rahmeth Radjack
Pédopsychiatre, Maison de Solenn, MDA Cochin, AP-HP, Université Paris Descartes, Paris, France
Kossigan Kokou-Kpolou
Psychologue clinicien, docteur en psychologie clinique, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, France
Thierry Baubet
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Université Paris 13, Cesp-Inserm, AP-HP, Hôpital Avicenne, Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Bobigny, France
Marie Rose Moro
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Chef de service de la Maison de Solenn-Maison des Adolescents de Cochin, APHP, F-75014 Paris, France Université de Paris, PCPP, F-92100 Boulogne-Billancourt, France CESP, Fac. de médecine - Univ. Paris-Sud, Fac. de médecine - UVSQ, Inserm, Université Paris-Saclay, 94805 Villejuif, France
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/11/2019
https://doi.org/10.1684/ipe.2019.2006
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