Introduction
1Les ambiguïtés sexuelles, encore appelées défaut du développement sexuel (DSD) sont des anomalies rares avec une prévalence mal connue évaluée à 1/10 000 enfants à la naissance [1].
2 Ces anomalies, qui peuvent être dépistées lors des échographies néonatales, nécessitent une prise en charge néonatale spécifique gynéco-endocrinienne.
3 Leur diagnostic tardif ainsi que le retard de la prise en charge peuvent être à l’origine de grandes souffrances chez l’enfant et les parents faisant appel à une prise en charge complexe, longue et difficile. Ainsi face à un cas d’ambiguïtés sexuelles, le chirurgien sollicité pour une intervention réparatrice est souvent confronté à certaines résistances, signes de souffrances psychologiques, pouvant rendre difficile toute intervention.
4 Quelles peuvent être les répercussions psychologiques de telles anomalies ? Comment faire le deuil de l’enfant que l’on a connu. Comment réinvestir ce nouveau corps après un acte chirurgical ? Comment accompagner ces patients pour une acceptation de leur nouvelle identité sexuée ?
5 Pour répondre à ces questions, nous partons d’abord d’une situation clinique d’un adolescent de 15 ans adressé par le service d’urologie pour « une préparation psychologique en vue d’une intervention chirurgicale de changement de sexe ». Puis, nous discuterons ce cas en insistant particulièrement sur la problématique du moment propice pour intervenir mais aussi en nous référant au contexte socioculturel sénégalais.
Situation clinique
6Pape Ousmane (P.O.) est un adolescent de 15 ans qui nous a été adressé par le service d’urologie pour « une préparation psychologique en vue d’une intervention chirurgicale de changement de sexe ».
7En effet, P.O. présente un DSD suspecté à la naissance, mais non confirmé jusqu’à l’adolescence en raison de difficultés socioéconomiques de la famille.
8C’est l’apparition récente d’une gynécomastie et des menstrues qui pousse les parents à reprendre contact avec le service d’urologie. Le diagnostic est confirmé. P.O. a un caryotype féminin (46, XX).
9 L’accord s’est fait entre le chirurgien et les parents sur une réparation chirurgicale que P.O. refuse initialement.
10C’est devant son refus que le chirurgien-urologue décide d’adresser P.O. en psychiatrie pour « préparation psychologique ».
11Les entretiens avec P.O. ont eu lieu avec des membres de sa famille, notamment sa mère et une fois avec son grand-père maternel.
12Cinq entretiens psychiatriques menés dans un laps de trois mois ont été nécessaires pour que P.O. donne son accord.
13Après l’intervention, l’accompagnement de P.O., devenu Mariama, s’est poursuivi d’abord à domicile puis dans le service de psychiatrie.
14Devant le manque de communication verbale de Mariama, nous avons travaillé sur ses dessins pour explorer, dans un premier temps, son vécu et, dans un second temps, comprendre le processus en cours d’investissement de sa nouvelle identité sexuelle.
15 En effet, l’apport des dessins devant la difficulté de l’adolescent à exprimer verbalement sa souffrance fut fondamental et permis aussi un accompagnement psychologique pour l’aider à reconstruire une nouvelle identité sexuée.
16Pour répondre à ces questions, nous partirons d’abord de la place de l’enfant dans les sociétés sénégalaises où le choix du prénom qui se fait en fonction du sexe du bébé occupe une place très importante.
Place de l’enfant dans les croyances sénégalaises
17En Afrique et plus particulièrement dans la société traditionnelle sénégalaise, l’enfant est considéré comme « une réincarnation d’un ancêtre et venant du village des ancêtres » [2].
18Le souci des hommes est alors de replacer l’enfant dans le monde des humains. Ainsi, la première fonction qui incombe aux parents, plus particulièrement à la mère, est d’humaniser l’enfant, d’identifier sa nature, d’être le plus proche de lui, en un mot, de le faire passer de l’état de nature à celui d’un être culturel.
19C’est au huitième jour que se fait la donation du prénom, marquée par le sacrifice du « mouton de nomination ». Le huitième jour est appelé « petite sortie » de la mère et du bébé.
20En effet, on considère que, avant les sept premiers jours, l’enfant appartient encore au monde des ancêtres, des esprits. Et il appartient encore à la nature. La donation du prénom vient confirmer la nature humaine de l’enfant. Il devient ainsi un être culturel. Et cela passe par une cérémonie où, après le rituel du baptême, on présente l’enfant au groupe, notamment à la famille paternelle.
21On dit que le bébé héritera des 7 caractères de son homonyme. Le chiffre sept est un chiffre sacré que l’on retrouve souvent dans la religion musulmane (sept cieux, sept terres, sept brindilles pour protéger le bébé dans son berceau, etc.).
Entretiens cliniques post-opératoires
22Face au mutisme de Mariama lors des entretiens, nous nous sommes beaucoup appuyés sur ses dessins.
23Nous lui demandons de faire des dessins pour laisser émerger ses pensées, vu qu’elle parle peu.
24Elle fait deux dessins. Pour le premier, elle dessine un seau de marché où il y a des légumes et du poisson. C’est une image féminine (le seau) et une activité féminine (aller au marché). Le deuxième dessin représente sa « partie masculine », c’est un arbre bien dressé avec des grosses racines, mais qui fait une activité féminine, car il produit des fruits, des mangues. À côté de l’arbre, il y a un enfant avec un bâton en train de cueillir les mangues. Cet enfant représente une régression vers l’état de l’enfant avec une activité d’enfant : cueillir des mangues.
25Ces deux dessins faits en séance avec nous appuient selon nous la bisexualité psychique en tant qu’expérience vécue dans son propre corps chez cette patiente.
26Mariama est venue au quatrième entretien avec sa mère. Sa poitrine s’est davantage développée et ses traits deviennent de plus en plus fins. Ses cheveux sont tressés. Elle garde toujours la tête baissée mais répond à nos questions. Elle nous dit qu’elle participe toujours aux tâches ménagères.
27Elle parle peu, mais fait plus de dessins. La mère nous rapporte qu’elle communique plus chez la grand-mère.
28Mariama est vue au cinquième entretien avec son oncle maternel. Elle vit avec ce dernier chez la grand-mère maternelle.
29Selon lui, « Mariama s’adapte de mieux en mieux sur le plan social. Mais elle a des oublis. Par exemple, lorsque nous l’envoyons faire des achats, elle revient avec le nombre en moins ou en plus ». Il ajoute : « Du fait de la situation financière précaire, nous ne parvenons pas à satisfaire certains de ses désirs tels que son habillement, sa coiffure, des objets féminins ».
30Mariama est habillée de façon adaptée et s’est maquillée. Elle fait plus de dessins de façon rapide et appliquée.
31Au sixième entretien, Mariama est accompagnée de sa mère et de sa sœur cadette âgée de 18 mois.
32Elle était allée passer les fêtes de fin d’année chez ses parents puis est retournée chez sa grand-mère. Cette dernière l’initie à la cuisine.
33Mariama se couche tard et se lève tard selon la mère. Elle ajoute : « Je lui ai dit qu’une femme doit se lever tôt, faire sa toilette, sa prière et aider aux activités de la maison. Je souhaite l’inscrire dans un centre de formation pour y apprendre la coiffure. Mais j’attends d’avoir son nouvel acte de naissance ».
34Mariama est accompagnée de sa mère aussi pour le septième entretien. Elle porte une coiffure avec des mèches. Elle devient de plus en plus féminine et affiche sa féminité par sa coiffure et son habillement. Elle a mis du rouge à lèvre. Le regard toujours baissé, elle parle peu. Mais elle garde une mimique joyeuse, un sourire aux lèvres. Elle nous dit que sa rencontre avec ses frères lui a fait du bien. Ils ne lui ont posé aucune question sur son changement d’apparence. Elle aimerait commencer sa formation.
35Au huitième entretien, Mariama est encore accompagnée de sa mère. Elle a une bonne présentation corporelle et vestimentaire. Elle est vêtue d’un collant et d’un long haut moulant noir. Elle a de longues tresses, des boucles d’oreilles et du rouge à lèvres. Elle est souriante. Le contact est bon, nous ressentons une amélioration du contact de la patiente avec nous. Elle lève de plus en plus le regard en nous parlant. Elle nous a parlé plus ouvertement. Elle nous dit qu’elle va bien et qu’elle aimerait retourner chez elle. Sa famille lui manque. Elle a appelé ses parents au téléphone, pour leur dire de venir la chercher. Elle ne se sent plus à l’aise chez sa grand-mère, car son oncle maternel l’empêche de sortir de la maison.
36La mère de la patiente nous rapporte qu’elle aurait aimé être avec sa fille. Après l’intervention, elle avait proposé au mari de louer un appartement dans un autre quartier pour pouvoir être ensemble. Mais le mari a dit qu’il n’a pas de moyens financiers. Et paradoxalement ce dernier a épousé une deuxième femme 7 mois après l’intervention chirurgicale de Mariama. Il passe la moitié des jours de la semaine chez cette dernière qui a 4 enfants. Selon la mère, le père de Mariama n’appelle pas sa fille alors qu’elle a besoin de lui. Il ne prend pas soin de ses besoins. Pendant que la mère parle, la mimique de Mariama devient triste.
37Mariama fait cinq dessins dont un seau rempli d’eau et un autre où il y a une cuillère à manger que les enfants utiliseront.
Commentaires
38La première partie de nos entretiens (pré-opératoire) nous a permis de faire connaissance avec P.O. et sa famille, les premiers actes posés pour identifier son sexe et procéder à sa socialisation.
39Ce fut une épreuve très difficile pour les parents qui devant la non-détermination des médecins, décident, au 8e jour, avec le concours de l’imam, de le déclarer garçon et de procéder à la donation du prénom.
40Le terme identité sexuée fait référence aux différentes étapes à travers lesquelles passe un enfant pour se construire comme un garçon ou une fille [3]. Lorsqu’un enfant naît, la première question que l’on pose c’est celle de savoir si c’est un garçon ou si c’est une fille. La réponse est donnée après observation des organes génitaux externes et de celle-ci dépendra l’identité. Dans notre cas, une réponse précise n’avait pas pu être donnée aux parents par la sage-femme. L’enfant à sa naissance avait une ambiguïté des organes génitaux externes. Il avait un pseudo-pénis et une légère fente vaginale. Était-il un garçon ? Était-il une fille ? La sage-femme devant l’impossibilité d’apporter une réponse aux parents, les a référés au médecin, car cet enfant devait être identifié. Dans notre société, l’enfant pour advenir sujet ne peut être que garçon ou fille, homme ou femme en devenir. L’identification d’un sujet comme humain est corrélée à sa reconnaissance en homme ou femme. Le doute n’est en effet pas permis : on est homme ou femme, pas les deux à la fois, pas entre les deux, encore moins ni l’un ni l’autre ! Toute anomalie des organes génitaux est par conséquent une aberration qu’il importe de comprendre [4]. Fabienne Castagnet [5] écrit à ce sujet : « la nature ayant failli à sa tâche, en n’autorisant pas la formulation “C’est un garçon” ou “C’est une fille” lorsque paraît un enfant intersexuel, le médecin a ce redoutable pouvoir alors de se substituer à elle ». Dans notre cas, les médecins n’ont pas pu se substituer à la nature, en disant clairement aux parents s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon. Ils avaient besoin du caryotype pour déterminer le sexe chromosomique afin de donner le genre de l’enfant. La non-réalisation de ce caryotype, faute de moyen financier, a eu un impact sur le devenir de cet enfant, car il fallait le baptiser le huitième jour selon la religion musulmane, lui donner un prénom après lui avoir assigné un sexe. À ce propos, François Sirol [6] dit : « Tout au long de notre vie, le sexe d’assignation déterminera nos divers rôles sociaux. Le sexe d’assignation oriente le prénom. Il est le sexe dans lequel l’enfant sera déclaré à l’état civil et dans lequel il sera élevé ». Les parents de l’enfant sous le poids des exigences socio-culturelles, se sont tournés vers l’autorité religieuse, l’imam. C’est ce dernier qui a eu le pouvoir décisionnel et a déclaré conformément aux « sciences islamiques », que le patient était un garçon et a autorisé les parents à lui attribuer le prénom masculin « Pape Ousmane ».
41L’identité sexuée s’enrichit dans les étapes du développement et se dessine progressivement dans les relations œdipiennes et l’élaboration de la bisexualité psychique [6]. Entre 16 et 21 mois, le garçon découvre son pénis et les érections. Déjà vers le 30e mois, l’enfant découvre la différence anatomique entre les sexes par l’observation des autres enfants nus, de ses parents nus. Nous notons cet aspect dans notre observation, P.O. interrogeait son père sur la petite taille de son sexe et sur le fait qu’il n’urinait pas comme ses camarades. Ces interrogations, prouvent que P.O. avait observé ses camarades, et s’était observé lui-même. Il a dû vivre naturellement l’angoisse de castration qui est l’inquiétude et la crainte d’être privé du pénis comme la fille. P.O. a dû renoncer aux attributs du sexe féminin. Et par compensation il a surinvesti les attributs de son sexe anatomique qui lui était présenté. P.O. semble avoir dépassé le traumatisme lié à la différence de la reconnaissance de sexe, vu qu’il était scolarisé normalement à l’âge de 6 ans et jouait avec ses camarades. Nous pouvons donc penser comme Stoller [7], que c’est l’identité sexuée, identité de genre qui va autoriser l’enfant de 4 ans à affirmer : « Je suis un garçon » ; « Je suis une fille ». D’où tout l’intérêt de l’assignation du sexe avant 4 ans, pour les enfants de sexe ambigu. L’enfant sait que son identité de garçon ou de fille est en rapport avec ses organes génitaux, mais il ne pourra assumer de le dire que plus tard. P.O. ne paraissait pas inquiet devant la taille réduite de son sexe, ni le développement et la survenue des menstrues. Et malgré les questionnements de ses amis par rapport à son apparence physique, il continuait de les fréquenter. Cet aspect montre une assez bonne estime de soi chez P.O., une assez bonne « assise » narcissique.
42Selon les psychanalystes, l’identité a un double versant [6] :
- par rapport à soi, versant narcissique ou de l’estime de soi : l’identité est ce qui fait que l’on se reconnaît soi-même pour soi-même avec des désirs qui nous appartiennent. Elle est ce qui fait que vis-à-vis de nous-mêmes, nous sommes prévisibles ;
- par rapport aux autres, versant de la relation d’objet ou relationnel : l’identité est l’image de nous-même proposée au monde extérieur. Elle est alors ce qui fait que nous sommes reconnaissables par quelqu’un d’autre comme objet d’amour possible et objet d’investissement, donc capable de séduction. Autrement dit, une partie de l’identité de chacun de nous est et sera toujours ce que nous représentons pour un autre.
43Le versant relationnel de l’identité laisse apparaître le rôle considérable des relations et de l’entourage dans la construction de l’identité sexuée de l’enfant. Ce rôle doit être mis en place dès le début, par l’importance des interrelations mère-bébé, père-bébé. C’est ce que les psychanalystes soulignent, lorsqu’ils disent que l’identité sexuée de l’enfant est dans la tête des parents, ou bien encore que le désir maternel est un organisateur puissant de l’identité sexuée de l’enfant. À ce propos, Colette Chiland [8] écrit : « Pour le bébé, ce qu’il vit est un absolu ; il ne sait pas que d’autres bébés sont faits autrement que lui, vivent leur corps autrement que lui. Ceux qui savent qu’il est un garçon ou une fille, ce sont les parents et les personnes de l’entourage ».
44La façon dont chaque parent vit inconsciemment son propre sexe vis-à-vis de l’enfant s’intègre à la construction du sentiment d’identité sexuée : surnom ou petit nom de tendresse ; plaisir à favoriser l’activité ou la passivité, choix vestimentaire. C’est le cas chez notre patient, qui était appelée « mon petit mari » par l’épouse de son grand père, avant l’intervention chirurgicale. Et actuellement appelé « Mariama » par sa grand-mère chez qui elle vit. Mariama est passée des vêtements masculins (pantalons jeans, tee-shirt et blouson ample), aux vêtements féminins (jupe longue en tissu pagne, foulard, pantalon jean serré, hauts moulants).
45Les habitudes culturelles, familiales et sociales interviennent également dans la construction psychique de l’identité sexuée. Les parents et l’entourage ne se conduisent pas de la même manière selon que l’enfant est un garçon ou une fille. Avant l’intervention, P.O. était ce jeune garçon, qui pouvait aller jouer au football, son sport favori. Après l’intervention, P.O. devenu « Mariama », est cette jeune fille qui n’a plus le droit de traîner au lit, car selon la culture wolof rapportée par la mère : « une femme doit se lever tôt, faire sa toilette, sa prière et aider aux tâches ménagères ». Cet aspect de notre cas, se rapproche de l’observation ethnographique faite par Françoise Héritier [9] chez les Samos du Burkina Faso, où elle a longtemps travaillé. Elle avait ainsi remarqué que lorsqu’un bébé garçon pleurait, sa mère cessait toute activité pour lui donner le sein. Si c’était une petite fille, elle finissait ce qu’elle avait à faire avant de la nourrir. Quand elle demandait pourquoi, on lui répondait toujours qu’un garçon a le « cœur rouge », qu’il se met en colère facilement et qu’il serait en danger si on le laissait pleurer. Il faut donc lui donner satisfaction dès qu’il exprime un désir. En revanche, lui disait-on, une fille devra être patiente toute sa vie : il faut donc lui apprendre à attendre dès sa naissance.
46Selon Karinne Gueniche [10], la constitution de l’identité sexuelle est précoce. Elle ne va pas de soi ; elle est adossée à l’identification tour à tour au père et à la mère [11]. Ainsi, se savoir ou plutôt se sentir « garçon ou fille » est une réalité individuelle, une conviction intime mais aussi une réalité sociale dans laquelle le sujet adhère à des rôles spécifiques culturellement établis comme nous l’avons vu ci-dessus. L’identité sexuelle chez l’enfant s’alimente et se forge probablement aux confluents de deux mouvements. D’une part, la reconnaissance de la différence des sexes par le repérage sur son corps, sur ceux qui l’entourent et sur les objets de son monde environnant d’indices de la sexuation; d’autre part, sa prise dans le regard de ses parents, père et mère, mais avant tout homme et femme, qui l’identifient, l’authentifient et le reconnaissent comme garçon ou fille [12].
47Ainsi, aux identifications primaires s’ajoute la confirmation identitaire de l’enfant par le truchement d’identifications (conscientes et inconscientes) des parents. Ainsi, tout se passe comme si c’était dans le psychisme des parents que se jouait d’abord l’identité sexuelle de l’enfant et ce dès la naissance, pour ne pas dire dès la grossesse au moment des échographies voire même au cœur de la psycho-sexualité des deux parents. Ainsi, le père et la mère pensent leur enfant comme étant un garçon ou une fille en fonction du repérage des organes génitaux externes mais avant tout avec ce qu’ils imaginent de son sexe. Kreisler [13] va plus loin et dégage deux facteurs décisifs dans l’élaboration de l’identité sexuelle : le désir et les représentations des parents concernant l’enfant et l’interprétation faite par l’enfant de ce désir.
48Qu’en est-il des parents dont les enfants sont intersexués ? Que représente pour eux cet enfant de sexe ambigu ?
49 Dans notre culture, connaître le sexe de l’enfant contribue à l’humaniser, à le personnifier. Il devient ainsi une personne à part entière. L’ambigüité sur le sexe d’un enfant à sa naissance, pourrait engendrer des perturbations dans la représentation imaginaire des parents. Ce dont souffrent d’abord ces nouveau-nés, c’est de ne pas pouvoir naître dans la psyché de leurs parents. Ainsi, l’ambiguïté génitale provoque une véritable « interruption de naissance », ces enfants sont paradoxalement considérés comme « non nés » [14]. Dans son travail, A.-M. Rajon [14], a rapporté les propos d’un père à la naissance de son enfant pseudo hermaphrodite : « C’est comme avant la naissance, quand on ne savait pas qui allait arriver, fille ou garçon… Maintenant qu’il est là, c’est pareil ; quand on saura si c’est une fille ou un garçon, alors ce sera sa véritable naissance… ».
50L’état d’ambiguïté sexuelle à la naissance perturberait les relations précoces qui se nouent entre un enfant et ses parents, ainsi que Sirol l’écrivait en 2002 [6]. Le fait de ne pas pouvoir savoir si son enfant est une fille ou un garçon à la naissance, peut également être source d’angoisse pour les parents. En effet, cette angoisse était présente chez les parents de notre patient, angoisse renforcée par le milieu culturel. Face à l’incertitude à propos du sexe de leur enfant en l’absence de caryotype, devant la réparation qui devait se faire tardivement à l’âge de 1 an et face aux exigences socioculturelles et religieuses, ils étaient abasourdis. La mère rapporte : « le calvaire a commencé, quand la sage-femme nous a dit que l’enfant était peut-être une fille… et quand le médecin nous a dit qu’il fallait attendre qu’il ait l’âge de 1 an… Nous étions abasourdis, parce qu’il fallait baptiser l’enfant le huitième jour, lui donner un prénom après lui avoir assigné un sexe conformément à la religion musulmane ».
51Le baptême est un pacte d’alliance qui lie l’enfant au groupe [15]. En ce sens, P.O. allait être reconnu comme un membre à part entière de la famille. Toutefois, le père paraissait inquiet et préoccupé par l’avenir de son enfant et voulait adopter la prudence afin de ne pas lui attribuer un sexe qui n’était peut-être pas le sien: « Je me demandais comment vais-je l’appeler ? J’aurais souhaité lui donner un prénom musulman neutre pour plus de prudence. Un prénom qui peut être attribué à une fille et à un garçon ». Il y a un sentiment d’impuissance face au sexe à assigner. Il apparait que le père vivait difficilement le fait qu’un prénom masculin ait été attribué à son enfant.
52La prudence adoptée par le père quant à l’attribution d’un prénom neutre, interpelle. Cette attitude du père pourrait être vue comme une forme de protection : protéger l’image de son enfant, un secret à protéger, à garder. Cette attitude peut être aussi vue comme un sentiment de honte. Au-delà de l’image de l’enfant, il apparaît celle de la famille, notamment à propos de cet enfant, premier de la fratrie utérine, qui est en général un enfant investi et attendu de tous. Il s’agirait de protéger la famille du regard des autres. À ce propos, François Sirol [6], dit que le plus souvent, le premier mouvement des parents est un sentiment de honte. Les parents ont dans l’esprit le « Qu’en dira-t-on » et la crainte d’une révélation brutale ou tardive avec son cortège de difficultés administratives et d’insertion sociale. Leur première attitude, guidée par la culpabilité, est de vouloir garder le secret. A.-M. Rajon [14] souligne dans ses travaux cette notion de secret à garder dans le but de protéger l’enfant : « La plupart des parents continuent longtemps à observer le secret le plus absolu sur l’ambiguïté de sexe de leur enfant : ils ne veulent pas que celui-ci soit stigmatisé… ». Dans notre cas, cette notion de secret à garder est retrouvée. En effet, seuls quelques membres de la famille étaient informés, à savoir l’oncle paternel de P.O. avec son épouse et le grand-père. La tenue vestimentaire de P.O. et le changement du lieu d’habitation après l’intervention chirurgicale ont contribué à garder le secret, à protéger l’enfant et la famille du regard des autres, de la stigmatisation. Cette tenue était ample pour dissimuler ses seins. Sa mère rapporte : « malgré la chaleur, j’étais obligée de l’habiller ainsi, pour que l’entourage ne se rende pas compte de ses seins ». Cet affect de honte et ce repli sont-ils liés à la blessure narcissique que connaissent, à un degré plus ou moins important, tous les parents confrontés à une malformation de leur enfant [14] ? Après l’intervention chirurgicale, le sentiment de honte était encore présent chez le père de notre patient et était perçu par celui-ci : « Mon père vient souvent me rendre visite. Lorsqu’il me voit, il baisse la tête ». Il rapporte aussi que son père continue de l’appeler par son prénom de garçon « P.O. » au lieu de « Mariama » son nouveau prénom. Cette attitude du père peut être mise en lien avec la perte de l’enfant imaginaire, souvent rêvé par les parents. A.-M. Rajon [14] rappelle que le changement de prénom est une rupture avec l’enfant imaginaire auquel rêvaient les parents et souvent, pendant de longs mois, ils ne peuvent pas appeler l’enfant par ce nouveau prénom.
53Les réactions peuvent également différer d’un parent à un autre. F. Sirol [6], dans ses travaux, avait trouvé que les mères réagissaient souvent par un état dépressif plus ou moins avéré. Et les pères avaient des réactions brutales en réponse à une angoisse de castration souvent très vive. Ils peuvent se mettre à boire pour lutter contre la dépression. Souvent la sexualité du couple s’interrompt. Dans notre cas, la mère de notre patient vivait également difficilement le statut ambigu de son enfant : « je ressens la souffrance de mon enfant et j’en souffre », de même que la séparation avec sa fille : « J’aurai aimé être avec ma fille, après l’intervention. Mon mari dit qu’il n’a pas de moyens financiers. Mais il a épousé une autre femme 7 mois après l’intervention chirurgicale de Mariama. Il n’appelle plus sa fille alors qu’elle a besoin de lui. Il ne satisfait plus ses besoins… ». Par contre le père cesse le contact avec sa fille, prend une seconde épouse et passe la moitié des jours de la semaine avec la nouvelle épouse et ses enfants. Cette réaction du père interpelle. Est-ce de la culpabilité, le sentiment de honte ? Est-ce une fuite en avant ?
54Outre les parents, l’entourage peut réagir différemment face à l’ambiguïté sexuelle d’un des membres. La réaction des frères de notre patiente va dans le sens de l’étonnement face à la nouvelle apparence de leur aîné : ils posent des questions à leur mère lors d’une visite de leur sœur : « pourquoi P.O. porte des vêtements féminins » ? La mère leur a répondu : « ce n’est plus P.O. Mais c’est Mariama ». Nous notons l’implication du grand-père dans cette famille, aussi bien dans la prise de décision que dans le processus d’acceptation de l’intervention chirurgicale. Il a également été présent dans l’accompagnement, le soutien : « C’est bien. Nous allons tous te soutenir et tout va bien se passer ». Toutefois, l’implication du grand-père seulement dans le processus d’acceptation de l’intervention chirurgicale interroge : serait-ce en lien avec un sentiment de culpabilité, notamment par rapport à l’assignation d’un sexe lors du baptême ? Ou alors serait-ce une façon de juguler sa propre angoisse, face à ce petit-fils intersexué ?
55Par ailleurs, le contexte socioculturel peut influencer le vécu des proches (parents, entourage). En effet, dans la famille wolof, l’éducation des filles revient à la mère, celle des garçons incombe au père. Très tôt, vers cinq ans, les garçons quittent la commensalité des femmes avec lesquelles ils vivaient jusqu’à présent, pour manger avec le père et les hommes de la famille qui leur apprennent à se tenir convenablement. Dans cette société traditionnellement guerrière, les garçons devaient recevoir une éducation virile. Chargés d’assurer la protection et la subsistance de la famille, ils devaient être courageux et travailleurs. C’était au père de leur inculquer ces qualités, par son exemple et son éducation [16]. Ces propos attesteraient de la relation particulière qui pourrait exister entre un père et un fils. Ce type de relation aurait fait défaut dans notre cas. Le père rapporte : « quand je le vois jouer avec ses amis, je constate que c’est une fille ». Ceci laisse apparaitre une déception chez le père.
56La situation socio-économique de la famille pourrait aussi avoir un impact sur le vécu. Du fait des difficultés financières, le caryotype n’avait pas pu être réalisé. S’il l’avait été fait précocement, ça aurait influencé la prise de décision, notamment l’assignation du sexe et par conséquent le vécu des proches.
57En définitive, nous dirons que le vécu des parents influe sur la construction de l’identité de l’enfant. L’état d’ambiguïté sexuelle d’un enfant peut être vécu différemment par les parents et l’entourage. Les réactions de l’entourage peuvent également affecter l’enfant souffrant de malformation. Elles peuvent engendrer chez l’enfant un sentiment de rejet. C’est le cas de la négligence par le père après l’intervention chirurgicale. Ces attitudes de l’entourage peuvent perturber la construction de son identité. Les enfants de sexe ambigu peuvent développer un sentiment d’appartenir à leur sexe d’assignation si les parents sont convaincus de la nécessité de ce sexe d’assignation [6]. Comment aider P.O. devenu Mariama, à accepter et à investir sa nouvelle identité ?
Conclusion
58Notre travail a mis à nu, au-delà des aspects psychopathologiques et socioculturels liés aux ambiguïtés sexuelles, la carence de notre système de santé (plateau technique faible, absence de couverture sociale, cloisonnement des services, etc.). En effet, la réalisation tardive du caryotype pour des raisons financières a conduit aux conséquences désastreuses sur la vie de notre patiente et de sa famille.
59Sur le plan psychopathologique, l’ambiguïté sexuelle engendre une perturbation de la construction de l’identité sexuée et de l’image de soi. Notre patient a été assigné garçon le jour du baptême, élevé et éduqué comme tel jusqu’à l’âge de 15 ans. Il y a eu un refus de changer de sexe, un refus de l’identité féminine de sa part. Puis, une acceptation et un investissement progressifs de cette nouvelle identité. Ainsi se savoir ou plutôt se sentir « garçon ou fille » est une réalité individuelle, une conviction intime mais aussi une réalité sociale dans laquelle le sujet adhère à des rôles spécifiques culturellement établis.
60Le pseudo hermaphrodisme féminin engendre des perturbations chez les proches. Dans notre cas, les parents et l’entourage ont été affectés, présentant diverses réactions. Chez le père, ces réactions étaient à type d’angoisse, de sentiment d’impuissance face au sexe à assigner, de culpabilité, de sentiment de honte avec la notion de secret à garder et de protection de l’image de l’enfant et de la famille avant l’intervention. Nous avons noté par la suite une négligence et une fuite en avant. Tandis que la mère était présente et a soutenu son enfant avant et après l’intervention. L’angoisse, la souffrance et le désir de protéger son enfant étaient perceptibles chez elle. Nous avons noté une implication et le soutien du grand père et enfin un étonnement chez les frères devant la nouvelle apparence de leur aîné.
61La prise en charge reposait sur deux points. D’abord, l’acceptation de l’intervention chirurgicale, qui s’est faite au décours du 5e entretien. P.O. était devenu Mariama. Cette intervention avait consisté en une vaginoplastie, clitoridoplastie et fixation au niveau inguinal d’une boule considérée comme ovaire. Ensuite, a été mis en place un suivi psychologique pour l’accompagnement dans l’acceptation de la nouvelle identité sexuée. Cette acceptation s’est faite progressivement et continue de se faire ; car le processus d’acceptation dans une telle situation est long et nécessite un accompagnement et un soutien permanents de la part du thérapeute et de la famille.
62M. Bonierbale et al. [17] analysant le devenir des transsexuels opérés trouvait que « Le THC montre des résultats différents selon l’âge du patient : favorables lorsqu’il est fait jeune, à moins de 30 ans, avec une plus grande probabilité de mécontentement ou de regret lorsqu’il est fait à un âge plus tardif ». Notre patiente ayant 15 ans au moment de son intervention ferait donc partie des cas favorables.
63Tout au long de ce processus d’acceptation et d’investissement de sa nouvelle identité sexuelle, nous avons vu l’apport important du dessin qui, en psychiatrie, constitue un outil dont P.O. a pu se saisir pour s’exprimer.
64En effet, les dessins de Mariama nous amènent à penser qu’elle a accepté et intégré de façon progressive, sa nouvelle identité. Toutefois, certains dessins interpellent par l’ambiguïté des représentations. A-t-elle réellement accepté ce statut de fille ? Les dessins de Mariama traduiraient-ils une ambivalence de son sexe intérieur ?
65Pourra-t-elle avoir une sexualité et une fécondité normales ?
66Telles sont les préoccupations autour desquelles vont tourner nos interventions ultérieures.
Liens d’intérêt
67les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cet article.