Introduction
1 « Tout enfant doit grandir dans un climat de bonheur, d’amour et de compréhension », dit le préambule de la convention des Nations Unies de 1990 relative aux droits de l’enfant. Cette reconnaissance de l’enfant en tant que personne ayant des besoins spécifiques et des droits propres laisse imaginer que les mauvais traitements envers les enfants ont toujours existé. En effet, certains enfants, loin de vivre dans un climat d’amour et de protection, sont victimes de violence de la part des adultes. Parmi ces actes de violence imposés, nous relevons les abus sexuels. Ces derniers désignent tout contact ou toute interaction (visuelle, verbale ou psychologique) par lequel un adulte se sert d’un enfant ou d’un adolescent en vue d’une stimulation sexuelle, la sienne propre ou celle d’une tierce personne. L’enfant est soumis, sous la contrainte, par la violence ou par la séduction, à des activités sexuelles qu’il n’est pas en mesure de comprendre en raison de son âge et de son niveau de développement psycho-sexuel. Il peut s’agir d’exhibitionnisme, d’images ou de propos pornographiques, de caresses, de baisers, d’attouchements, de demandes de masturbation, de tentatives de viol ou de viols.
2 L’Afrique accuse un retard par rapport à la connaissance et à la prise en charge de ce phénomène qui n’est pourtant ni nouveau ni rare dans le continent. Peu de travaux relatifs à ce problème sont rapportés dans la littérature africaine. Cette insuffisance peut être liée à l’obstacle que constitue le tabou que revêt l’infraction sexuelle en milieu africain où le silence est la règle. Au Sénégal, une étude réalisée par Sy (2011) montrait que la majeure partie des victimes d’abus sexuel sont des filles (84,70 %), parmi lesquelles 45,50 % étaient âgés de 6 à 10 ans et 37,30 % de 11 à 16 ans [1].
3 Ces données chiffrées, malgré leurs insuffisances et leur valeur relative, montrent que l’abus sexuel des mineurs, sous ses différentes modalités, représente un réel problème de santé publique et de société.
4 Sur le plan psychologique, la plupart des abus sexuels demeureront secrets, enfouis dans le corps et le psychisme de la victime. Même si l’enfant tait l’agression subie, celle-ci provoque un traumatisme psychique intense et durable. Le jeune garde de fortes traces sous forme d’images, d’idées, de questions et de sentiments pénibles. Il conserve en lui un « abcès » actif et désagréable à supporter. Son fonctionnement psychique va tenter de refouler cet événement traumatique [2]. Le traumatisme est autant sexuel que narcissique et déjoue autant le réel que l’imaginaire. L’effet le plus subtil du traumatisme sexuel réside dans l’atteinte narcissique qui peut se manifester sous diverses formes [3].
5 Aucun abus sexuel n’est pareil à un autre dans ses circonstances de survenue, dans ses conséquences psychologiques, physiques et sociales. En outre, le dévoilement d’abus sexuel intra ou extrafamilial chez le mineur provoque des bouleversements dans le fonctionnement familial. En effet, nos sociétés sont régies par la loi du silence. Rares sont les cas d’abus qui sont dévoilés encore moins pris en charge sur le plan psychologique, médical et judiciaire.
6 Les objectifs de ce travail sont de décrire et d’analyser les aspects psychologiques et sociaux des abus sexuels chez les mineures de moins de 15 ans reçues au service de pédopsychiatrie du centre hospitalier national psychiatrique de Thiaroye (CHNPT), de dégager les différentes particularités de ces abus sexuels en fonction des contextes psychosociaux et de décrire leurs conséquences psychologiques et sociales immédiates sur les victimes ainsi que sur leur famille.
Méthodologie
7Notre étude s’est déroulée au service de pédopsychiatrie du CHNPT, situé dans la banlieue de Dakar.
8 Il s’agit d’une étude qualitative réalisée durant la période de juillet à décembre 2012.
9 Les critères d’inclusion étaient : toutes les patientes mineures âgées de moins 15 ans reçues dans ce service à la suite d’une agression sexuelle ou pour d’autres motifs psychiatriques et dont l’agression sexuelle a été découverte au cours du suivi.
10 Les critères d’exclusion étaient les patientes victimes d’abus sexuels mais dont les dossiers médicaux étaient incomplets et qui étaient perdues de vue. Ce qui nous empêchait ainsi de pouvoir revenir, avec elles, sur certains points qui nous paraissaient importants pour l’étude.
11 Les données ont été recueillies à partir d’entretiens répétés et d’exploitation des dossiers médicaux. Pour respecter le caractère anonyme de l’étude, un nom d’emprunt est utilisé pour chaque victime. Pour atteindre les objectifs de l’étude, nous avons décrit et analysé chez les mineures victimes d’abus sexuels : le mode de dévoilement et les motifs de consultation en pédopsychiatrie ; la dynamique familiale ; leurs rapports avec leurs agresseurs ; l’attitude de leur entourage après révélation de l’abus ; les conséquences immédiates de l’abus, leur comportement et état psychique lors des entretiens et les issues juridiques.
Résultats et discussion
12 Les abus sexuels sur mineures ne sont pas des faits nouveaux, encore moins des faits isolés au Sénégal. Bien au contraire, ils constituent une réalité. Plusieurs cas sont reçus dans les structures sanitaires du pays notamment à Kër Xaleyi (service de pédopsychiatrie de l’hôpital Fann de Dakar) où une étude réalisée par Sy a mis en évidence 59 cas recueillis sur une période allant de février 2000 à décembre 2008 [1].
13 Dix cas ont été colligés durant la période de notre étude, dont trois étaient exclus. Sept mineures âgées entre 11 et 14 ans ont finalement été retenues. L’ensemble des sept dossiers, interdit toute prétention statistique, toute généralisation abusive et ne couvre certainement pas tous les cas de figure.
14 L’évolution des patientes a été difficile à apprécier du fait du manque de recul. Cependant nous avons recueilli un certain nombre de constats.
Mode de dévoilement et motifs de consultation en pédopsychiatrie
15Un peu plus de la moitié des demandes de consultation (quatre sur sept) émanait de gynécologues qui les référaient à la suite d’une consultation pour suspicion d’abus sexuels. Ceci pourrait témoigner, chez ces professionnels de santé, d’une meilleure connaissance des conséquences des abus sexuels chez les mineurs. Cependant chez la plupart des victimes, nous avons noté un retard considérable dans le dévoilement. En effet, ces patientes ont consulté plusieurs mois après leur agression sexuelle, dont deux au décours d’une grossesse. Il s’agit de Binta et de Maty dont les auteurs des abus sexuels étaient respectivement le beau-père et un homme d’une trentaine d’années avec qui elle partageait la même classe d’alphabétisation.
16 Ce retard constaté se justifierait en partie par les réalités socioculturelles de la société sénégalaise qui considèrent encore les abus sexuels comme un déshonneur. Ainsi, les victimes et leurs familles hésitent souvent, par honte ou par pudeur, à avoir recours aux structures sanitaires et aux autorités judiciaires par souci de préserver l’honneur de la famille [4].
17 Ce retard de dévoilement peut aussi être lié à l’emprise que les agresseurs ont sur les victimes et qui est renforcée par des menaces de mort et du chantage ; mais aussi par une peur, des victimes, de la réaction de leurs parents suite à la découverte de l’abus. En effet, il n’est pas rare de voir des parents accuser leurs enfants victimes d’agression sexuelle, d’être à l’origine de ce qui leur est arrivé. C’est le cas de Suzanne dont la mère faisait des reproches : « elle est idiote et immature… » nous disait-elle à l’endroit de sa fille. Cette attitude de certains parents peut exacerber les sentiments de culpabilité des victimes.
18 Seule Mariètou a dénoncé son agresseur aussitôt après les faits. Cette dénonciation peut permettre d’instaurer le plus souvent des thérapies précoces pouvant favoriser dans l’après-coup un travail thérapeutique ultérieur permettant ainsi à la victime d’élaborer le traumatisme
19 Deux patientes, Oulimata et Binta, ont présenté, comme motifs de consultation, des tableaux d’allure névrotique. Oulimata, était venue en consultation, accompagnée par sa mère pour : une agitation psychomotrice avec des propos injurieux et une agressivité physique, une insomnie totale, une restriction alimentaire, le tout évoluant depuis un mois avant sa première consultation. Binta, quant à elle, souffrait d’insomnie et d’irritabilité avec passage à l’acte à type d’agressivité envers son entourage lors de sa première consultation. Binta nous a dit plus tard « avoir quelque chose au cœur qu’elle n’arrive pas à sortir », « je ne sais pas pourquoi je suis tout le temps énervée ». Chez ces adolescentes, il semblerait que derrière la symptomatologie présentée se cache un appel à un tiers, à une instance neutre pour pouvoir exprimer leur traumatisme. Ce qui expliquerait la disparition rapide de ces symptômes présentés par ces deux mineures suite à l’instauration d’un espace d’écoute pour elle avec leurs parents et les thérapeutes.
20 Les violences sexuelles sont la première cause de traumatisme psychique chez l’enfant [5]. Cet état de fait justifie une meilleure vigilance ainsi qu’une recherche fine de la part des professionnels notamment les pédopsychiatres, devant tout patient reçu, car bien souvent les enfants utilisent leur corps pour exprimer leur souffrance secondaire à un traumatisme.
Dynamique familiale des victimes
21Nous avons noté une dynamique familiale perturbée chez toutes nos sept patientes. Ces victimes vivaient dans des familles à conditions socioéconomiques précaires. Binta, Awa, Fatima et Maty vivaient avec leur mère à la suite du divorce de leurs parents. Deux victimes, Suzanne et Mariètou, sont élevées par des mères célibataires qui, elles-mêmes, étaient victimes d’abus sexuels dans leur passé. Seule Oulimata vivait avec ses deux parents mais ces derniers n’avaient pas de travail fixe. Ces situations faisaient que nos sept patientes soient obligées de jouer des rôles qui ne seraient pas adaptés à leurs âges. Elles travaillaient comme domestiques ou faisaient du commerce ou restaient à la maison pour surveiller leurs frères afin de permettre à leurs mères de travailler.
22 Toutes ces conditions de précarité socio-économique font que les mères de nos sept patientes ne peuvent offrir à leurs enfants toute la protection nécessaire pour leur permettre de ne pas être exposées à un abus sexuel. En effet, le manque de communication entre les parents et leurs enfants, des conditions socioéconomiques médiocres et la désorganisation familiale (divorce, parents célibataires) ont été identifiés comme des facteurs de risque d’abus sexuels chez l’enfant [6]. Ce qui ajoute, entre autres, à la vulnérabilité des enfants.
23 Par ailleurs, nous signalons que la situation géographique de l’hôpital psychiatrique de Thiaroye permettrait d’expliquer le fait que toutes nos patientes soient issues de familles à niveau socioéconomique bas. En effet, c’est au niveau de la banlieue que l’on retrouve la majeure partie des familles pauvres à Dakar.
Rapports entre victimes et agresseurs
24La plupart des études montrent que l’impact psychologique de l’abus est plus important lorsque l’abuseur est connu de l’enfant et a une autorité sur lui [7].
25 Toutes les sept victimes connaissaient leurs agresseurs. Pour certaines, il s’agissait d’abus sexuel intrafamilial commis par le « grand-parent » ou par le beau-père et pour d’autres il s’agissait d’abus sexuels extrafamiliaux.
26 Dans cette dernière catégorie, l’agresseur était un adulte qui, profitant de l’état de vulnérabilité dans laquelle se trouvait l’enfant, abusait d’elle. En effet, cette vulnérabilité est constituée, entre autres, de l’âge de l’enfant mais surtout de leurs situations de promiscuité et de précarité dans laquelle elles se trouvaient. Par des stratagèmes qui peuvent durer des mois voire des années, les adultes abuseurs arrivaient à gagner la confiance de leurs victimes ou des mères de celles-ci. L’agresseur d’Awa était celui qui venait l’aider lorsque cette dernière avait des crises, arrivant ainsi à être considéré comme faisant partie de la famille. En effet, Awa présentait souvent des crises d’allure épileptique, et sa mère divorcée, faisait souvent appel à cet homme pour l’aider à la maitriser. C’est ainsi que ce dernier a pu se rapprocher de cette famille. L’agresseur de Mariètou habitait dans le même quartier qu’elle. Il fréquentait très souvent la famille de cette dernière, avec laquelle il était très lié. Il arrivait qu’il achète des biscuits à Mariètou. Alors que l’abuseur d’Oulimata était celui qui lui permettait de se nourrir lorsque ses parents ne pouvaient pas assurer la dépense quotidienne. Selon De Becker,ces auteurs d’abus sexuels qui utilisent ces stratagèmes, pourraient être identifiés comme des « séducteurs » ayant une « fixation » sur les enfants. Cette catégorie d’auteurs se caractérise par l’utilisation de la séduction pour arriver à leurs fins. Ils recherchent une vraie réciprocité entre eux et l’enfant (« complicité forcée »), investissant très positivement ce dernier. Ils opèrent un « pseudo » rapprochement affectif avec l’enfant, manipulent leur victime pour l’emprisonner dans des sentiments ambigus qui l’empêchent de révéler ce qui arrive [3].
Attitude de l’entourage après révélation
27La mère non-agresseur est souvent la principale personne impliquée dans les soins et la protection apportés à la victime et ce, particulièrement lorsqu’une figure paternelle a commis l’agression ou est défaillante [8].Toutes les victimes de notre étude ont été accompagnées par leurs mères dans leur parcours de prise en charge. Au-delà du cadre des abus sexuels, les mères sont souvent, en Afrique, à l’avant-garde dans la protection et les soins à prodiguer aux enfants ; les pères étant occupés à assurer et à assumer les besoins financiers de la famille. Cette présence des mères peut aussi être expliquée par le fait que la question de l’abus sexuel est éminemment sensible à aborder avec son père, et que les mères seraient plus à même de comprendre leurs filles.
28 Cette présence et ce soutien maternel sont capitaux pour la victime. En effet, plus les adolescentes reçoivent du soutien émotif de la part de leur mère en réponse au dévoilement d’un abus sexuel (par exemple, mère disponible, permettant à l’adolescente d’exprimer son expérience relative à l’abus sexuel sans la blâmer), moins elles manifestent des symptômes d’anxiété [8].
29 Seule Suzanne a été tenue pour responsable de l’abus qu’elle a subi. Cette réaction de sa mère s’inscrit dans les relations conflictuelles entre elle et sa fille ; liées, entre autres, au passé de cette mère marqué par une vie sentimentale chaotique, faite de multiples déceptions amoureuses et une tentative d’abus sexuel de la part de son petit-ami. Suzanne, elle-même, serait née hors mariage. Ce qui serait mal vu dans le contexte socioculturel sénégalais. Le passé de cette mère expliquerait l’identification projective mère-fille. Suzanne serait son double, son prolongement, celle qui va revivre toutes les expériences de sa vie. C’est pourquoi Suzanne faisait l’objet de multiples restrictions. Elle ne sortait pas de chez elle une fois rentrée de l’école. Elle n’avait pas de copines, encore moins de copains. Aucune exception n’était tolérée au risque de subir une sanction physique. Dans cette relation d’identification projective, cette mère entretient cette relation pour retrouver l’unité perdue qu’elle formait avec sa propre mère [9].
30 Le statut d’adolescente de Suzanne pourrait aussi expliquer cette relation conflictuelle. En effet, le processus d’individuation-séparation présent à l’adolescence et les conflits fréquents entre le parent et l’adolescent peuvent diminuer le niveau de soutien parental suite à un abus sexuel de leur enfant [8].Ce manque de soutien et cet accueil maternel défavorable lors du dévoilement prédisent un niveau plus élevé de dépression et une atteinte de l’estime de soi chez Suzanne.
31 Nous avons noté chez la mère de Mariétou et chez celle de Suzanne un débordement émotionnel lors des entretiens. Ceci pourrait être lié à leurs antécédents d’abus sexuel dont elles étaient victimes. En effet, il semblerait que ces mères survivantes d’agression sexuelle réagiraient avec plus de détresse lors du dévoilement de l’agression vécue par leur enfant, que des mères n’ayant pas vécu ce traumatisme. Certains auteurs soutiennent que l’antécédent d’agression sexuelle des mères interfère dans leur capacité à composer avec l’agression de leur enfant notamment parce que les souvenirs oubliés de leur propre agression seraient réactivés [10].
32 Des bouleversements ont été notés dans les deux familles où les mineures ont été victimes d’inceste. La mère de Binta a divorcé après dévoilement et s’est retrouvée sans soutien financier ; alors que celle de Fatima était mise à l’écart par sa famille. Dans ces deux cas, il s’agit d’abus intrafamilial. Ce qui ferait dire que l’impact sur la famille de l’abus sexuel est beaucoup plus négatif lorsqu’il s’agit d’inceste. En outre, cela peut entraîner des sentiments de culpabilité et de détresse chez les victimes. L’enfant va se sentir responsable de l’éclatement de sa famille. Ceci a comme conséquence une inversion des rôles faisant de ces mineures, non plus des victimes, mais celles qui n’ont pas su se « sacrifier » pour maintenir l’unité de la famille.
33 Les proches de la mère de Fatima avaient entrepris des démarches visant à la dissuader de révéler, encore moins de porter l’affaire de l’abus sexuel de sa fille devant la justice. Ces pratiques de médiation sont toujours en cours dans nos sociétés. Elles viseraient à apaiser les tensions sociales. Elles sont souvent entreprises par les gens considérés comme « sages » qui font des médiations dans la communauté entre l’agressé et l’agresseur (imams, marabouts, chefs de quartier, certaines personnes âgées de la famille…).
34 Pour le cas de Fatima, cette démarche de médiation pourrait avoir une double vocation, d’une part permettre une solution à l’amiable et éviter un déshonneur publiquement affiché, car le contexte culturel sénégalais favorise la pudeur, la honte, la peur de la réprimande ou de la répudiation [11] ; et d’autre part favoriser la cohésion sociale. Tout ceci est entrepris aux détriments des intérêts psychologiques de Fatima car cette attitude peut être un facteur supplémentaire de survictimisation ou victimisation secondaire [12] ; avec comme conséquences à moyen et long terme, une déstructuration de sa personnalité, des difficultés à se construire entre autres.
Conséquences immédiates chez les victimes, leur comportement et leur état psychique lors des entretiens
35Les symptomatologies présentées par les cas de notre étude sont très variées : absentéisme chez Suzanne ; insomnie et agressivité chez Oulimata et Binta, anxiété intense chez Fatima, dissociation et détachement chez Awa, un désarroi émotionnel chez Mariètou, un vécu dépressif d’une grossesse post abus sexuel chez Maty et Binta. Tout ceci témoigne de la diversité des symptômes qui peuvent apparaître à la suite d’abus sexuel chez l’enfant et informe sur l’état de stress et de souffrance manifesté par l’enfant [13].
36 Deux de nos patientes ont développé une grossesse à la suite de l’abus sexuel dont elles étaient victimes. Lesquelles grossesses ont abouti à des accouchements de mort-né. Maty disait accepter sa grossesse car elle n’avait pas le choix. Elle disait qu’elle n’aimait pas l’enfant qu’elle portait, encore moins son géniteur. Alors que Binta avait été placée dans un centre d’accueil pour mineurs en danger car elle était stigmatisée dans son quartier. En effet, du fait qu’il s’agissait d’un cas d’inceste, il y avait une forte médiatisation autour. Binta nous disait : « tout le monde était au courant de ce qui m’était arrivé, les gens en parlaient dès qu’ils me croisaient…. Cela m’était insupportable ». Tout ceci a pu entraîner la survenue de détresses émotionnelles chez ces deux patientes, qui s’ajoutent à celles observées durant toute grossesse. En effet, toute grossesse peut entraîner chez la mère une ambivalence à l’égard du fœtus. La femme enceinte, avant d’accepter et de considérer avec amour et affection son fœtus, éprouve un sentiment de haine à l’égard de ce dernier [14].Ce sentiment de haine a dominé, chez Maty et Binta, l’affection qu’elles pourraient porter à leur futur bébé, fruits du viol dont elles ont été victimes. La présence du fœtus fait resurgir le passé traumatique avec l’apparition d’une angoisse insoutenable, incontrôlable pouvant amener à ce que Bonnet appelait « fantasmes d’impulsions infanticides » qui pourraient être présents chez ces victimes et quiviseraient à évacuer magiquement le vécu traumatique du passé [15]. Il ne serait guère étonnant qu’une grossesse issue d’un viol et vécue dans la solitude, la culpabilité, la stigmatisation et la honte ne soit pas bien suivie sur le plan gynéco-obstétrical et aboutisse par conséquent, à des complications ou, comme c’est le cas chez Maty et chez Binta, à la mort fœtale.
37 Nous avons noté une apparente maturité chez certaines de nos patientes lors des entretiens notamment chez Binta et Mariètou. Ces dernières tenaient des discours qui ne correspondraient pas à leur âge. Binta se sentait coupable d’être à l’origine de la situation dans laquelle était sa famille (divorce de sa mère qui se retrouve finalement sans soutien financier, emprisonnement de son beau-père). Elle voudrait faire quelque chose pour soutenir sa mère malgré son jeune âge. Mariétou parlait plutôt de l’absence de son père biologique qu’elle n’a jamais connu, en lieu et place de son agression sexuelle. Et lorsqu’elle revenait sur celle-ci, elle en parlait avec détachement. Cette attitude est trahie par le jeu sexuel qu’elle simulait avec des poupées posées sur le bureau à chacun de ses rendez-vous. Ce jeu mettait en scène son vécu traumatique. Mariètou ne « parlait » pas de son agression, elle la jouait. Il faut lui laisser du temps et le loisir d’en parler. Selon Ferenczi [16], les jeunes abusés ont une grande difficulté à investir le monde car elles ont comme un vécu clivé. Elles n’ont pas accès au noyau traumatique mais cela leur permet d’exister. Ce qui fait qu’elles ne parlent pas facilement de leur abus sexuel.
38 Cette attitude d’apparente maturité pourrait aussi témoigner d’autres mécanismes de défense inconscients que les enfants victimes adopteraient à la suite d’un abus sexuel. Sous l’effet de la détresse extrême et d’une angoisse de mort, peut se développer une paradoxale maturation de certains secteurs du Moi, et l’enfant déploie, à contretemps des facultés, des émotions d’adulte [17]. En effet, bien que certains abus sexuels de l’enfance n’entraînent pas de manifestations psychopathologiques apparentes, cette constatation reste vraie tant que dure la phase de latence. Le silence symptomatique est souvent trompeur. Il faut souvent attendre l’adolescence ou l’âge adulte pour que, sous l’effet d’un remaniement des traces mnésiques dans l’après-coup, se révèle le traumatisme subi. Un abus à la phase de latence annule la pause, avec des effets insidieux et différés sur le développement ultérieur de la personnalité. L’efficacité d’un refoulement ou la fonctionnalité d’un clivage peut permettre cependant d’en préserver des secteurs [18].
Issues juridiques
39Le Code pénal sénégalais dans son article 320 delaloi n̊ 99-05 du 29 janvier 1999 définit le viol comme : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ».
40 Les sanctions prévues sont des peines d’emprisonnement de cinq à dix ans. Si le viol a entraîné une mutilation, une infirmité permanente ou si l’infraction a été commise par séquestration ou par plusieurs personnes, la peine ci-dessus sera doublée. S’il a entraîné la mort, les auteurs seront punis comme coupable d’assassinat. Si l’infraction a été commise sur un enfant au-dessous de 13 ans accomplis ou une personne particulièrement vulnérable en raison de son état de grossesse, de son âge avancé ou de son état de santé ayant entraîné une déficience physique ou psychique, le coupable subira le maximum de la peine. Quiconque aura commis ou tenté de commettre un attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence, contre des individus de l’un ou l’autre sexe sera puni d’une peine d’emprisonnement de cinq à dix ans.
41 La réparation psychologique s’appuie généralement en partie sur la réparation judiciaire [19]. Une seule condamnation avait été prononcée concernant nos sept cas. Trois cas avaient entamé des procédures judiciaires qui étaient toujours en cours au moment de l’étude. Le reste était dans des situations où soit l’auteur n’a pas été arrêté ou soit un règlement à l’amiable a été fait, entre abuseur et parents des victimes. Il est bien apparu que les intérêts de la victime sont relégués au second plan au profit de la cohésion sociale. Or, si l’enfant n’est pas reconnu comme victime pour pouvoir bénéficier d’une « réparation » judiciaire, cela peut apparaître comme un traumatisme supplémentaire pour lui et sa famille, ouvrant la voie à des risques de répétition et de pérennisation de la violence.
Conclusion
42 Les abus sexuels ont des conséquences psychologiques, physiques et sociales multiples. Tous les cas d’abus ne sont pas signalés et donc les victimes n’ont pas toujours une prise en charge.
43 Notre étude nous a permis de mettre en exergue certains aspects psychologiques et sociaux chez les mineures victimes d’abus sexuels reçues en consultation. En effet, ces abus sont souvent commis par des familiers en qui l’enfant a confiance et qui ont parfois autorité sur elle. L’adulte use de son ascendant ou des liens affectifs qu’il a établis avec l’enfant pour abuser d’elle.
44 Certains facteurs favoriseraient l’exposition de ces mineures au danger que constitue l’abus sexuel. Parmi ces facteurs, on peut citer la pauvreté et son corolaire qui est la promiscuité, les antécédents d’abus sexuels chez la mère ainsi que le célibat des mères.
45 Les conséquences immédiates sont multiples et sont fonction de la victime, de l’attitude de l’entourage au moment et après le dévoilement et de la prise en charge. En effet, certaines victimes développent de véritables détresses psychologiques. Alors que d’autres adoptent des comportements qui visent à réduire la tension traumatique. Cependant, il est indispensable de se rappeler la différence entre la clinique du choc sexuel immédiat et celle du traumatisme après-coup.
46 En outre l’abus sexuel dévoile des conflits antérieurs mère-enfant. Il réactive parfois des traumatismes anciens chez les parents.
47 Les réactions de l’entourage lors de la révélation, le recours ou non au cadre judiciaire et l’aboutissement de ce dernier à une condamnation de l’agresseur vont être des éléments essentiels qui peuvent modifier la portée traumatique de l’événement. Il est apparu, pour certaines victimes, que c’est la loi du silence qui est adoptée par l’entourage surtout lorsqu’il s’agit d’inceste.
48 Une meilleure prise en charge de ces enfants victimes d’abus sexuels ainsi qu’une réduction de ce fléau passera par une meilleure connaissance des aspects psychologiques et sociaux tournant autour de ces abus. Si les victimes ne sont pas bien prises en charge, le traumatisme restera enkysté en elles comme un corps étranger traumatique.
49 Ainsi la lutte contre la pauvreté, surtout celle des femmes, permettrait de réduire la vulnérabilité de leur enfant au risque d’abus sexuels.
50 Une sensibilisation doit être faite auprès du grand public pour participer à la protection des enfants et dénoncer les auteurs ; il nous semble important d’éviter les règlements dits « à l’amiable » qui se font aux mépris des besoins de la victime.
51 Pour les victimes, il faudrait mettre en place des structures intégrées pour les prendre en charge de façon globale ; les victimes dans l’état traumatique qui est le leur ne sont pas toujours capables de formuler une véritable demande, aussi faut-il la leur proposer. Il faut donc souligner l’importance que les professionnels de l’enfance s’informent, se forment dans la perspective d’une démarche d’analyse diagnostique fine et rigoureuse pour ne pas passer à côté d’un abus sexuel non dévoilé ; si le doute s’installe, il ne faut pas rester isolé, mais partager ce doute en équipe afin de confronter les observations et les expériences de chacun.
52 L’action judiciaire ne s’exprime pas seulement dans l’allocation de dommages et intérêts ou dans la seule condamnation de l’agresseur. C’est essayer, autant que faire se peut, de mettre la victime dans un état proche de celui qu’elle connaissait avant les faits. Quelques mots simples, un comportement même de la part du juge ou des proches, peuvent faire bien davantage qu’une indemnité.
53 Enfin, l’amélioration de la prise en charge dans notre pays devrait aussi passer par un meilleur accompagnement administratif et psychologique des victimes et de leurs familles.
Liens d’intérêts
54 Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.