CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’occasion de l’ouverture du « Mémorial des civils dans la guerre » à Falaise (Calvados), le 4 mai 2016, un colloque a permis d’aborder à nouveau la situation des personnes particulièrement vulnérables du fait de la maladie mentale, du handicap, de la perte des liens familiaux pendant la Deuxième Guerre mondiale en France. Le périmètre est inhabituellement large : il est, en effet, paru impossible de dissocier la question des personnes relevant de la psychiatrie et celle des personnes en situation de handicap (surtout depuis que l’on parle de « handicap psychique »), pas plus qu’il n’est possible de négliger les liens avec l’enfance exposée et l’enfance victime. En effet, les problématiques des personnes vulnérables sont très intriquées. Pour autant, leurs spécificités ne sauraient être dissoutes dans la catégorie englobante des « victimes civiles » de la guerre : cela aboutirait à banaliser ce qui se joue dans le rapport à l’autre, quand l’autre en question est en souffrance, stigmatisé, exclu, déjà en temps de paix. À ce titre, une place particulière doit légitimement être accordée à la question du sort des malades mentaux en raison des débats parfois très vifs auxquels leur surmortalité a donné lieu. Dans ce domaine, les débats entre historiens croisent les interrogations des professionnels et de la société civile.

Trois préalables pour la mise en perspective historique

2Ce sont des présupposés assez basiques, mais qu’il faut sortir du registre des évidences, car le poids des représentations sociales conduit à douter parfois de leur appropriation.

Les personnes dites malades mentales ou handicapées ont leur propre histoire

3Elles s’inscrivent dans le rapport de notre société à l’altérité : dans toutes les sociétés, des personnes interrogent par leurs différences, l’étrangeté de leur comportement, l’expression de leur souffrance. Leur nombre peut varier. Par exemple, l’impact des conditions d’hygiène, de pauvreté, de surveillance néonatale influent sur l’importance du phénomène, le nombre des enfants handicapés, etc. Mais ce qui varie surtout, c’est la façon dont les sociétés y répondent, en temps de paix et en temps de guerre. Cela rend indispensable une histoire des réponses institutionnelles et politiques à la différence, mais surtout aussi une histoire des représentations sociales, autour de la façon dont s’organise le rapport à l’autre, et une histoire du statut des personnes. Nous disposons là de quelques points de départ à des interrogations qui sont finalement assez récentes, toutes proportions gardées : le livre fondateur de Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique [1], résultant de sa thèse soutenue en 1961, et, pour le domaine du handicap, celui de Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et société. Essais d’anthropologie historique, publié pour la première fois en 1982 [2].

Elles relèvent d’une forme particulière d’histoire : une histoire d’invisibles

4Avec l’ouverture du musée des Victimes civiles, à Falaise, une autre façon de faire l’histoire est mise en avant.Il existe en effet différentes façons de faire de l’histoire, en partant de personnages exceptionnels, d’événements, d’anecdotes, ou en renvoyant à des logiques économiques se déployant sur le long terme. Jacques Le Goff et Pierre Nora avaient ouvert des pistes avec les trois volumes de Faire de l’histoire parus en 1974 [3], dont les sous-titres marquaient un souci de rupture : « nouveaux problèmes », « nouvelles méthodes », « nouveaux objets ». Il est possible, aujourd’hui, de reprendre ces formules à l’occasion de l’attention portée aux personnes placées dans des institutions marquées historiquement par des formes encore insuffisamment étudiées de déshumanisation. Cela suppose de ne pas en rester aux faits choquants qui télescopent les bonnes consciences, mais de s’intéresser à une histoire plus banale, voire du banal, de la vie quotidienne (une collection célèbre, « Histoire de la vie quotidienne » lui a d’ailleurs été consacrée chez Hachette à partir de 1938), des civils qui, dans une période de déni de la citoyenneté, sont des « invisibles ». Pour la Deuxième Guerre mondiale, l’intensité des événements, notamment le Débarquement, et l’héroïsme des combattants ne doivent pas faire oublier les « gens de rien » (André Gueslin) [4] ou des « gens de peu » (Pierre Sansot) [5], pour reprendre des expressions rappelant que ce sont aussi eux qui font l’histoire. Or, il aura fallu attendre de nombreuses années pour qu’un hommage soit rendu aux civils par des recherches historiques approfondies [6], et parmi ces civils, aux personnes vulnérables. En l’occurrence, le retard pris pour leur rendre hommage s’explique. Le bilan de la guerre les concernant est difficile à faire : au-delà du manque de données recueillies, il suppose de faire tout à la fois l’histoire d’une population dont l’humanité est souvent déniée, l’histoire d’institutions d’exception, l’histoire de catégories de personnes qui manquent de reconnaissance à la fois dans leurs droits et dans leurs spécificités. Quant à la notion d’invisibilité, elle s’impose d’autant plus que les personnes relevant de la psychiatrie ou du handicap sont moins reconnaissables physiquement que par le passé, ce qui sera encore plus net lorsque les progrès de la prévention néonatale et l’émergence de la notion de handicap psychiquefavoriseront, non sans mal, une transformation du regard porté sur les « anormaux » [7].

Le retour sur le passé a un enjeu au-delà de son enjeu scientifique : préparer un avenir différent

5L’évocation historique a un enjeu lui-même historique. Le retour sur le passé aide à mieux comprendre le présent, mais au-delà de l’approfondissement des connaissances, son objectif réel est une mise en perspective tournée vers une histoire en train de se faire, d’autant que des similitudes de situations apparaissent et que l’avenir est très incertain pour certaines populations, par exemple les migrants. D’autre part, le traitement passé de l’altérité interroge les possibilités pour notre société de favoriser l’inclusion des personnes qui semblent éloignées d’une citoyenneté réelle, du fait de leur maladie, de leur handicap ou de leur situation sociale.

1939-1945 : aux frontières du monde humain

6 Il convient de distinguer trois types de victimes, étant entendu que les mêmes personnes ont souvent été concernées simultanément par les trois :

  • les victimes dites « collatérales » de faits de guerre (bombardements) ;
  • les victimes de privations (sous-alimentation), sachant qu’il existe un débat très important à ce sujet : privations organisées au nom d’une hiérarchie des priorités ou privations dues à un manque objectif de nourriture dans un contexte exceptionnel ;
  • les victimes d’une représentation du monde dans laquelle des personnes sont, en raison de caractéristiques particulières, exclues d’office, notamment par abandon : les « oubliés » dont la (re)découverte, quand elle a lieu, prend beaucoup de temps [8].

7En effet, la maladie mentale et le handicap, dans leurs manifestations les plus graves, ont été considérés comme des formes d’humanité qu’il paraissait légitime au mieux de négliger, au pire de faire disparaître, sans compassion ni sentiment de culpabilité. Jusqu’à la Révolution française, l’incurable, le furieux étaient placés d’emblée dans un monde intermédiaire, à mi-chemin du monde humain et du monde animal [9], quand ils n’étaient pas considérés, plus radicalement comme des « insensés ». Ces êtres étranges, sans raison, n’accédaient même pas à la reconnaissance d’une altérité, comme ce sera le cas avec la notion d’aliéné qui marquera, de ce point de vue, une amélioration dans les représentations : l’aliéné est autre vis-à-vis d’une communauté d’individus à laquelle il continue d’appartenir, voire, dans une approche médicale, autre vis-à-vis de lui-même. Il faudra attendre la fin du xviii e siècle pour que le discours philanthropique et démocratique établisse l’appartenance en droit de tous les individus, en tant que citoyens à part entière, à la société. Désormais, par principe, nul n’en est extérieur, ni comme « insensé », ni comme roi thaumaturge investi de pouvoirs divins. Ainsi, quelles que soient les formes d’exclusion sociale subsistant dans une démocratie, le principe d’organisation de la société repose sur l’idée d’un nouveau rapport à l’altérité. Une même conception des rapports sociaux s’est mise en place pour les individus avec lesquels la communication paraissait jusque-là impossible : autour de la Révolution française, plusieurs noms et ouvrages rompent avec les représentations anciennes et forment un ensemble cohérent, au fondement des dispositifs que nous connaissons encore aujourd’hui concernant les sourds-muets (Abbé de L’Épée, La véritable manière d’instruire les sourds et muets, 1784), les aveugles (Valentin Haüy, Essai sur l’éducation des aveugles, 1786), les « aliénés » (Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1800), les enfants supposés inéducables (Jean-Marc Itard, Édouard Seguin, Félix Voisin…). Ces initiatives vont au-delà de l’humanisme philanthropique ou d’une acceptation bienveillante de l’infirmité. Elles visent à renouer la communication dans une relation qui ouvre la voie d’une réciprocité dans la reconnaissance de l’autre, même le plus éloigné, en apparence, de l’humanité [10, 11].

8La mise en œuvre effective de ces principes prendra du temps et les institutions conservent des fonctionnements qui font douter de la portée des grandes déclarations. D’ailleurs, la maladie mentale et le handicap continuent de susciter la peur, avec des fantasmes de dégénérescence héréditaire, voire de contagion, et des désirs d’élimination. En effet, derrière les discours, certaines formes d’humanité jugée douteuse ne cessent d’interroger fortement la façon de se représenter les limites du monde humain. Les avancées de la science et les progrès des connaissances en génétique ont peu d’effets sur ces représentations.

9Il faut ici saluer le courage de Henri-Jacques Stiker qui n’hésite pas à écrire : « Il ne faut pas se cacher que la grande infirmité, surtout mentale, fait sourdre une telle envie de la voir disparaître qu’il faut l’appeler par son nom. En germe, l’envie de tuer se porte sur tous ceux qui subissent une atteinte. La pratique de supprimer les enfants difformes, dans l’Antiquité, s’origine à un sentiment eugénique, à une volonté de race pure, et révèle ainsi ce qui réside dans le cœur humain. Ne nous faisons pas d’illusion : nous portons en nous des envies de mort et de meurtre, et la peur comme l’agressivité y trouvent leurs racines » ([2], pp. 12-13).

10 Cette violence sociale serait donc inscrite comme une potentialité chez chacun de nous, charge aux institutions de canaliser la tentation d’une exclusion radicale… ou de la différer. Or, l’enjeu d’une société démocratique est précisément d’assumer le moins mal possible la différence. Malgré cela, hier comme aujourd’hui, quand se développe la thématique de la radicalisation, l’idéal démocratique ne peut pas empêcher de penser jusqu’où l’humanité est capable d’aller. De ce point de vue, la guerre est une expérience extrême qui oblige à tout revoir, en commençant par le « culte des droits de l’homme » [12].

L’option de l’éradication préventive : l’eugénisme

11Cette option est ancienne en France. L’idée de la prévention de l’anormalité a eu un habillage (pseudo)scientifique avec la théorie de la dégénérescence née au xix e siècle promue par Bénédict-Augustin Morel [13, 14] et popularisée par Emile Zola dans Les Rougon-Macquart. La logique de pensée qui y préside consiste à expliquer les maladies par la transmission héréditaire de caractères pathogènes acquis, susceptibles d’entraîner la dégénérescence de la race humaine ou tout au moins de certaines lignées, quand ce n’est pas de certaines races... Il en résultera une stigmatisation biologique justifiant divers projets d’éradication prophylactique pour sauver la race humaine, de gré ou de force. La stérilisation contrainte en sera une variante, au nom de l’eugénisme.

12 Pendant longtemps, ce courant a été largement admis [15]. En tout cas, il ne faisait pas scandale jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Par exemple, Georges Heuyer, fondateur de la psychiatrie infantile, a été un des adhérents de la Société française d’eugénisme, créée en 1913 [16]. D’autres personnages importants pour la psychiatrie et pour le travail social, tel Robert Lafon, fondateur de l’institut de psycho-pédagogie médicosociale de Montpellier, ont eu les mêmes préoccupations [17, 18]. Mais leurs apports scientifiques et institutionnels ont été jugés tels que leurs dérives idéologiques ont été quelque peu effacées de la mémoire collective. Ainsi, le nom de Georges Heuyer a été donné à un institut de formation en travail social à Neuilly-sur-Marne à partir de 1974, jusqu’à ce que ses instances gestionnaires se ravisent en 1990.

13 Cependant, la théorie de la dégénérescence et ses applications pratiques ne se réduisent pas à un objectif d’élimination des « tares » ou des « tarés ». En fait, elle a été une matrice pour deux logiques différentes qui ont un lien commun : l’idée de prévention. Pour une part, en effet, les liens entre la théorie de la dégénérescence et l’hygiénisme ont permis de développer des stratégies de prévention, en particulier de la tuberculose, de la syphilis et de l’alcoolisme. Ainsi sont nés les offices privés et publics d’hygiène sociale qui ont amorcé des activités extrahospitalières dans le champ de « l’hygiène mentale » : en 1922, Édouard Toulouse crée le centre de prophylaxie mentale dans les locaux de l’asile Sainte-Anne à Paris, premier service libre, préparant en cela la psychiatrie de secteur des années 1960.

14 Pour une autre part, la théorie de la dégénérescence facilitera une porosité dangereuse avec l’Allemagne nazie, sur le versant de l’eugénisme. La connexion passera par Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, auteur d’un ouvrage très diffusé, notamment en France en Livre de poche, L’homme, cet inconnu [19]. Tout en menant son activité médicale et scientifique, Alexis Carrel adhère au Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot, parti fasciste très impliqué dans la collaboration. En 1941, il rencontre le maréchal Pétain qui le nomme « régent » de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains chargée de « l’étude, sous tous ses aspects, des mesures les plus propres à sauvegarder, améliorer et développer la population française dans toutes ses activités ». Pierre Laval lui propose le ministère de la Santé, qu’il refuse. À la Libération de Paris, Carrel est une des toutes premières personnalités visées par le gouvernement provisoire de la République française. Il est suspendu de ses fonctions en août 1944. Mais il compte de nombreux soutiens américains et est considéré par des milieux catholiques comme un chrétien humaniste très pieux : il échappe aux poursuites et meurt quelques mois plus tard.

15 Or, Alexis Carrel avait l’obsession de la pureté de la race. Max Lafont ouvrira son livre par cette citation : « Nous savons que la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps. Que beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine. Que leur multiplication a été nuisible à la race […]. Les familles où existent la syphilis, le cancer, la tuberculose, le nervosisme, la folie ou la faiblesse d’esprit… sont plus dangereuses que celles des voleurs et des assassins » [18].

16 Pour Alexis Carrel, la catégorie des nuisibles ne tarde pas à s’élargir : il y ajoute les étrangers entrant en France, avec une nuance qui va structurer une politique de ciblage : il propose d’opérer un tri. Ainsi, sa fondation suggère en 1943 de réaliser une évaluation de la qualité biologique des familles et de distinguer les immigrants dont l’apport est biologiquement positif et les « indésirables » du point de vue biologique, qui, eux représentent un véritable danger pour la population française.

17 Certaines de ses prises de position sont radicales. Alexis Carrel promeut le recours au gaz dans le cadre de l’application de la peine de mort : « Le conditionnement des criminels les moins dangereux par le fouet, ou par quelque autre moyen plus scientifique, suivi d’un court séjour à l’hôpital, suffirait probablement à assurer l’ordre ; quant aux autres, ceux qui ont tué, qui ont volé à main armée, qui ont enlevé des enfants, qui ont dépouillé les pauvres, qui ont gravement trompé la confiance du public, un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et économique. Le même traitement ne serait-il pas applicable aux fous qui ont commis des actes criminels ? ». Cette citation, reprise dans de nombreux ouvrages [20], est un des éléments à charge qui a accompagné les mouvements demandant de débaptiser la faculté de médecine de Lyon 1 en 1996 et plusieurs rues à son nom en France et au Québec.

18 Pour l’époque précédant la Deuxième Guerre mondiale, les positions d’Alexis Carrel sont parées d’un alibi scientifique. Elles se combinent avec un autre type d’argumentation cette fois plus politique et gestionnaire. La question du coût pour la collectivité dans un contexte de raréfaction des ressources appelle des décisions fondées sur une comptabilité morbide. Face à l’encombrement des asiles, les dépenses induites par l’assistance de malades à la fois improductifs et dégénérés perdent toute légitimité. Pour Isabelle von Bueltzingsloewen, « l’inutilité sociale des aliénés » devient dans les années 1930 « le paradigme dominant ». Elle l’illustre par un propos tenu en 1937 lors d’une réunion du conseil général du Rhône par l’ancien président du Conseil, maire radical de Lyon, Édouard Herriot : « À raison d’une dépense moyenne de 15 francs par jour, un malade qui a séjourné (à l’asile) pendant 10 ans a coûté 55 000 francs. C’est-à-dire bien plus qu’il serait nécessaire pour élever dans des conditions heureuses un enfant ; on a donc raison de dire qu’il vaut bien mieux laisser mourir un aliéné et sauver un enfant » [21]. Anthelme Rochaix, titulaire de la chaire d’Hygiène à la faculté de médecine de Lyon, évoquait de la même manière l’inutilité sociale des aliénés en se plaignant de « l’augmentation du nombre des tarés, des dégénérés, en un mot des déchets sociaux » qui constituent une lourde charge pour la collectivité. Pour autant, il prenait ses distances à l’égard d’une politique de stérilisation systématique et encore plus d’euthanasie prônée par les nazis ([21], p. 324).

19 La politique de santé mentale reste encore, en France, marquée par les circulaires de Marc Rucart, ministre du Front populaire, même si celles-ci sont loin d’avoir eu les effets escomptés avant la guerre. Pour rappel, la circulaire du 13 octobre 1937 préconise la création de dispensaires d’hygiène mentale dans chaque département et l’institution de services sociaux chargés de la réadaptation des malades en sortie d’essai, l’organisation de services libres n’imposant pas le cadre juridique de l’internement. Une seconde circulaire, le 7 décembre 1938 assouplit la réglementation en matière de placement d’office [22]. Cela conduira Samuel Odier à dire : « De fait, si une politique nouvelle est menée sous Vichy, c’est bien la politique que voulaient mener les hommes du Front populaire : celle de l’hygiène mentale […]. Aussi, la responsabilité active de l’administration dans la surmortalité asilaire n’est pas démontrée à ce jour. Les malades meurent de faim, mais il n’y a pas d’ordre officiel, ni de nouvelle législation qui organise leur disparition » [23]. Samuel Odier conforte son analyse par l’évocation d’une circulaire du 4 décembre 1942 qui allouait des suppléments alimentaires aux malades hospitalisés. L’État n’a donc pas organisé, conclut-il, une traduction délibérée des options eugénistes défendues par des personnages comme Alexis Carrel en politique d’euthanasie active des malades mentaux.

20 Cela étant, la réalité des institutions tranche complètement avec ces orientations philanthropiques portées par différents acteurs, y compris au sein de l’administration d’État. Le plus étonnant est la juxtaposition de logiques fondées sur des valeurs et des systèmes de pensée incompatibles. L’administration continue à gérer ses stocks tandis que des médecins envisagent des finalités et des solutions plus proches de l’éradication d’un mal que de l’opérationnalité des « machines à guérir », pour reprendre l’expression de Jacques Tenon [24]. Il existe ainsi une bipolarisation très forte des options débattues dans la période précédant la Deuxième Guerre mondiale, une division dans le corps médical croisant des clivages idéologiques de plus en plus violents.

L’option de l’extermination par l’euthanasie active : le programme nazi T4

21L’histoire de cette période pour les personnes vulnérables du fait de la maladie mentale, du handicap, de la perte des liens familiaux est marquée par des moments particulièrement sombres : la guerre accentue les formes de rejet, d’exclusion. Elle contribue à faire passer de l’exclusion préventive (théories hygiénistes de la dégénérescence, eugénisme) à l’exclusion radicale. Pour le nazisme, il s’agit d’un programme pensé, structuré et appliqué d’une manière systématique. Le processus a été décrit avec précision par Yves Ternon et Socrate Helman [25]. Plus récemment, Johann Chapoutot a analysé, par exemple, comment les philosophes, juristes, historiens, médecins… ont élaboré les théories qui faisaient de la race le fondement du droit et de la loi du sang [26]. Présentée comme une loi de la nature, celle-ci justifiait tout : la procréation, mais aussi la domination, l’extermination. Quant à l’application pratique, elle a pris la forme d’un programme d’euthanasie visant à éliminer plusieurs catégories de personnes : des malades atteints de troubles mentaux sévères et de troubles neurologiques dans leur phase finale, tous les patients hospitalisés depuis au moins cinq ans, tous les patients internés comme aliénés criminels, les étrangers et les personnes visées par la législation raciste nationale-socialiste.Certaines opérations étaient particulièrement ciblées. Ainsi, l’Aktion T4 (dont le nom vient du centre de décision situé au no 4 de la Tiergartenstrasse à Berlin) est la désignation courante, utilisée après la Deuxième Guerre mondiale, de ce qui a été décrit par l’historien américain Raul Hilberg comme un « holocauste psychiatrique » préfigurant l’extermination des Juifs [27]. L’Aktion T4 au sens strict dure officiellement de janvier 1940 à août 1941, avec environ 70 000 victimes pour six centres de gazage concernés sur cette période, mais la liste des exécutions qui ont, en fait, commencé dès 1938 et qui se sont poursuivies sous des formes multiples jusqu’en 1945 est considérable. Il convient d’y ajouter l’élimination des malades mentaux par la famine, des injections médicamenteuses létales et d’autres méthodes d’extermination. Il existe une littérature abondante sur le sujet. Pour nous ici, la question est de savoir si ce qui s’est passé en France est de nature différente.

En France, une forte tradition humaniste et républicaine

22Continuité ou rupture avec le nazisme ? Cette question fait débat, en particulier depuis la thèse de Max Lafont soutenue en 1981 et sa première publication en 1987, avec une annonce forte en couverture : « 40 000 malades mentaux morts de faim dans les hôpitaux sous Vichy ». En reprenant le mot « extermination » qu’avait déjà utilisé Lucien Bonnafé en 1946, le titre induisait la continuité avec les camps de concentration nazis et une intentionnalité génocidaire. Au demeurant, des photos de malades prises pendant et à la fin de la guerre témoignent d’une grande ressemblance avec les déportés. L’atténuation par l’adjectif « douce » introduisait néanmoins une nuance, qu’il faut comprendre soit comme l’introduction d’une part d’humanité dans un holocauste, soit comme une façon de dissimuler la violence d’un processus, au sens où Michel Foucault, dans Surveiller et punir, traitait des logiques disciplinaires moins insupportables que « l’éclat des supplices » [28].

23L’historien Pierre Durand adopte un point de vue semblable en présentant les résultats d’une enquête très précise à l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise. Son livre, Le Train des fous, mentionne en couverture une phrase choc : « Le génocide des malades mentaux en France ». Pierre Durand y exprime sa dette à l’égard de Lucien Bonnafé et de Max Lafont. Comme ces derniers, il indique que ce « génocide » est de nature différente du « programme d’extermination très élaboré » des nazis, mais que l’occultation de ces faits historiques est une preuve supplémentaire d’une logique d’exclusion que l’on retrouve tout aussi bien lorsqu’il s’agit, encore aujourd’hui, de l’isolement affectif des personnes âgées ou de « la souffrance de l’enfance dite du quart-monde » [29].

24Parmi les pièces à charge vis-à-vis de l’aveuglement d’une partie des psychiatres, figurent en bonne place des déclarations de Paul Sivadon ([21], pp. 138-9) et l’organisation du Congrès des aliénistes de langue française à Montpellier en 1942 autour d’un thème en décalage complet avec la situation dans les hôpitaux psychiatriques du moment : « La physiologie du goût ». Il y était question d’une nouvelle maladie en apparence mystérieuse, avec des œdèmes, qui s’avérera recouvrir des insuffisances quantitative et qualitative des rations alimentaires, accentuées par les besoins de suppléments en raison du froid. Il faudra que ces psychiatres se rendent à l’évidence : si les malades développaient des troubles inhabituels, cela n’avait rien à voir avec des pathologies spécifiques, telle l’anorexie, ni avec ce que certains identifiaient comme un « appétit exacerbé des malades », donnant comme preuve le fait qu’ils mangent des détritus ([18], préface d’A. Spire p. 8) ; il s’agissait tout simplement d’œdèmes de carence liés à des privations.

25Mais les titres et sous-titres des livres de Max Lafont et de Pierre Durand sont suffisamment ambigus pour qu’ils alimentent les réserves de plusieurs historiens, dont Isabelle von Bueltzingsloewen. Celle-ci voit dans l’extension de la dénonciation le risque de banaliser et de relativiser la politique d’extermination des malades mentaux mise en place par le nazisme ([21], pp. 399). Le débat portera également sur la responsabilité des professionnels de la psychiatrie et plus précisément sur la « lâcheté » et « l’inconscience » des psychiatres, accusation contre laquelle Jean Ayme, président du Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux, notamment, s’est élevé avec virulence en 1987 ([29], p. 128), même si les personnels soignants, dans leur majorité, partagent les représentations sociales véhiculées dans la population générale et sont loin d’être toujours préoccupés par les malades mentaux comme s’ils en étaient des proches.

26Si les discours eugénistes sont du même ordre des deux côtés du Rhin, il n’existe pas d’opération similaire à l’Aktion T4 en France. Pour deux raisons : l’une est la part de l’héritage historique de la Révolution française qui modélise une représentation de la vie en société supportant la différence. Les valeurs humanistes, en France comme ailleurs, ont été mises à mal par la guerre, mais elles sont restées bon gré mal gré un rempart vis-à-vis d’un recours à une solution finale, même si la surmortalité des malades hospitalisés a été une des réalités incontestées des institutions psychiatriques pendant la guerre. L’autre raison tient aux contre-pouvoirs exercés par les résistants présents notamment parmi les professionnels de la psychiatrie. Un bastion emblématique concentre la défense des malades et préfigure la psychothérapie institutionnelle : l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère). Récemment, Didier Daeninckx, après Max Lafont ([18], p. 69, a rappelé par exemple le rôle de François Tosquelles et de Lucien Bonnafé, auprès de qui s’étaient réfugiés Denise Glaser, Paul Eluard… [30]. D’autres lieux et d’autres acteurs se sont aussi mobilisés pour protéger les personnes les plus vulnérables.

27En même temps, les exceptions comme l’hôpital de Saint-Alban se sont juxtaposées avec des formes d’exclusion dans de nombreux établissements déshumanisés, maltraitants, démunis. Par ailleurs, dans un contexte de situations extrêmes, la guerre s’est traduite par un coup d’arrêt dans les velléités de compréhension, d’acceptation de la différence qui n’ont jamais été complètement suivies d’une transformation profonde du statut des personnes les plus vulnérables.

Une catastrophe humanitaire : désorganisation et surmortalité

28Les carences alimentaires et la surmortalité qui en est résultée ont fait l’objet d’études statistiques et de monographies très précises, même si elles ne sont pas exhaustives pour l’ensemble du pays. Un grand nombre de certificats de décès ont été retrouvés avec des mentions évocatrices : « diarrhées, œdèmes des membres inférieurs, voire syndrome d’œdème de famine ». Alors que le minimum vital est estimé en général à environ 2 500 calories par jour pour une personne sédentaire de 65 kg, les rations sont souvent inférieures de 50 %. La situation est contrastée entre les hôpitaux psychiatriques, mais les chiffres sont pour la plupart très au-dessus des effets du rationnement que connaît l’ensemble de la population française. Dans certains établissements, les rations sont de 1 200 calories par jour ([23], p. 155) et beaucoup de malades adultes décédés pèsent moins de 30 kg.

29 Pourtant, les hôpitaux psychiatriques avaient souvent des fermes dans leur enceinte ou à l’extérieur, comme c’était le cas du Bon Sauveur à Caen. En 1940, à l’hôpital de Saint-Égrève (Isère), la ferme comptait 22 bovins et 170 porcs ; l’hôpital Le Vinatier à Bron (Rhône) exploitait 61,4 ha, avec 80 bovins et 300 porcs. Mais les malades n’en profitaient pas : ces établissements étaient considérés comme des unités de production ordinaires et étaient à ce titre réquisitionnés par les services du ravitaillement général. En 1942, l’hôpital de St-Égrève a été réquisitionné de 1,6 tonne de riz alors que ses malades mouraient de faim ([23], p. 157). Ainsi que le rappelle Samuel Odier, beaucoup de malades hospitalisés sont morts non du fait de la volonté exterminatrice de Vichy, mais tout à la fois de la guerre, comme beaucoup d’autres victimes civiles, de l’indifférence d’une grande partie de la population, de l’inaction des pouvoirs publics, de la perception très négative de malades mentaux jugés en tant que tels dangereux et inutiles à la société.

30 À cela s’ajoute une désorganisation chronique de l’institution dans un contexte de surpopulation asilaire (105 200 malades pour 88 000 lits en 1940), d’abandon et de perte de liens avec les familles, de manque d’hygiène, de violence… toutes caractéristiques que l’on retrouve dans le fonctionnement des institutions totalitaires telles que les a décrites Erving Goffman [31]. L’asile reste pendant la guerre un lieu d’enfermement, mais son organisation devient elle-même folle : les hôpitaux psychiatriques reçoivent des malades venants d’autres régions, ce qui aggrave leur surencombrement, ou bien accueillent des malades non concernés par la psychiatrie ; parfois ils cachent des résistants ; à Clermont-de-l’Oise, les Allemands s’en servent pour y interner des prisonniers alliés ; des médico-légaux pervers et simulateurs obtiennent leur sortie des Allemands, ou encore s’enfuient et se mettent au service des Allemands, dénoncent des infirmiers et des médecins… ([29], pp. 53 et 57).

31 Il convient d’ajouter à ce tableau les effets des bombardements. À Caen, par exemple, l’hôpital psychiatrique du Bon Sauveur est transformé en juillet 1942 en hôpital militaire ; il est bombardé en avril 1943, puis plusieurs fois en juin 1944 avec 50 morts. Lors du Débarquement, il accueille jusqu’à 1 250 réfugiés [32, 33]. Il existe aussi des déplacements de malades, sous la forme institutionnalisée des « trains des fous », mais qui se sont aussi traduits par des phénomènes d’errance plus ou moins bénéfiques aux malades hospitalisés depuis de longues années. Michel Chauvière rapporte par exemple les propos de Fernand Deligny, confirmés par Lucien Bonnafé : « Les “fous” pris dans l’exode de mai 1940 vers la mer avaient été bombardés et mitraillés ; on s’apercevra au retour à l’asile qu’il y a des disparus. Des mois, des années plus tard, on aura des nouvelles stupéfiantes pour l’Administration et même pour les médecins-chefs. Ils vont bien. Personne dans leur nouvel entourage ne s’est aperçu qu’il s’agissait de chroniques dont la société se protégeait depuis dix ans » [34].

32 Les malades sont le plus souvent laissés à eux-mêmes, dans des situations où il n’est pas possible de parler de soins, ni de protection. Dans le plus grand désordre, la guerre a été une énorme caisse de résonance des multiples formes de déni de l’humanité des personnes les plus vulnérables. En même temps, cette situation dramatique a été l’occasion d’une prise de conscience qui a ouvert la voie de ce qu’il a été convenu d’appeler « la révolution psychiatrique de 1945 », puis la redéfinition, toujours en cours, d’une politique de santé mentale à la hauteur des valeurs portées par la Révolution française.

Enfance exposée, enfance victime

33La notion d’enfance exposée est associée parfois à l’idée d’un abandon au hasard et, dans une version ordalique, aux fluctuations de décisions qui échappent aux lois humaines. Elle fait référence à une pratique datant de l’Antiquité : les enfants indésirables étaient exposés dans un lieu désert ; les Grecs et les Romains laissaient aux dieux la responsabilité de la vie ou de la mort de l’enfant. L’expression prendra plus tard un sens différent, lorsque la vie des « enfants exposés » dépendra de la découverte d’une ou par une nourrice, sans que cela leur soit toujours bénéfique… [35]. La guerre, dans tous les cas, provoque une multiplication de ce type d’expositions.

34Une partie des enfants a été délibérément ciblée : les enfants juifs ont subi des rafles massives. En juillet 1942, pour la seule rafle du Vel’d’Hiv, 4 051 ont été dénombrés. Les arrestations se sont multipliées sur l’ensemble du territoire national, jusqu’à la fin de la guerre, avec des moments marquants, telle la rafle, le 6 avril 1944, de 44 enfants de la colonie d’Izieu (Ain) créée par l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) ou l’arrestation de 232 enfants en juillet 1944 dans les maisons d’enfants de l’Union générale des israélites de France (Ugif). Serge Klarsfeld a estimé au total à 14 000 le nombre des enfants juifs déportés de France.

35De nombreux autres enfants se sont retrouvés seuls après des arrestations, des exécutions, des bombardements, quand ils n’en ont pas été directement victimes.

36 Aux enfants livrés à eux-mêmes après la disparition de leurs parents s’ajoutent les enfants oubliés dans les institutions pendant la Deuxième Guerre mondiale. Max Lafont cite un extrait d’un rapport du docteur Gaston Ferdière, en novembre 1942, au préfet de l’Aveyron, à son arrivée à l’hôpital de Rodez : « Le service d’enfants tel que je l’ai découvert avec stupeur lors de ma première visite était une garderie honteuse où le pervers léger, placé à la suite d’une fugue ou d’un vol familial minime, pouvait avoir pour voisins de lit le plus grand épileptique gâteux et barbouilleur et l’idiot le plus monstrueux » [18], p. 24). Mais au-delà de ces réalités institutionnelles qui traduisent une situation héritée des anciens asiles, la guerre amplifie ce que les établissements comportent de pire. La guerre produit des effets dévastateurs qui se font sentir sur la longue durée et dans de nombreux domaines. Elle touche même les enfants des bourreaux, une fois la guerre terminée [36]. Du point de vue des populations particulièrement vulnérables déjà en temps de paix, la guerre touche notamment trois figures de l’enfance dite exposée et victime.

L’enfance « malheureuse et abandonnée »

37La différence de ce qui s’est produit pendant la Deuxième Guerre mondiale pour les enfants et les adultes hospitalisés en psychiatrie, la protection de l’enfance a fait partie des priorités dans une perspective nataliste et moralisatrice. La référence à la « race » continue d’être au fondement de la hiérarchie des priorités. En témoigne ce courrier de Pierre Laval à Philippe Pétain, le 16 décembre 1942 : « La sauvegarde physique et morale de la race exige que des mesures énergiques soient prises en vue de réaliser une large protection préventive, sanitaire et sociale, destinée normalement à lutter contre la mortalité infantile qui a marqué une forte progression au cours de ces dernières années » [37]. Ainsi, la loi du 15 avril 1943 relative à l’assistance à l’enfance a accompagné la création d’une politique de prévention des abandons, avec de nombreuses initiatives. Par exemple, un Comité de protection de l’enfance malheureuse dans le Calvados, en 1942, engage plusieurs démarches pour trouver des nourrices à la campagne. En 1943, 2 500 enfants passent devant des « orientateurs ». Des cours « d’aide médicosociale » sont donnés à la Goutte de lait de la rue Paul Doumer à Caen  [1]. Pour autant, les placements chez des nourrices n’ont pas toujours les effets escomptés, comme le montrent les témoignages accablants d’anciens pupilles de l’État [35].

L’enfance « coupable »

38L’enfance « coupable » a été une autre priorité, avec plusieurs décisions visant à substituer la notion d’éducation à la répression : la création des Institutions publiques d’éducation surveillée (IPES) par le décret du 31 août 1940, chargées de donner « une éducation morale, religieuse et professionnelle », puis une réforme de l’administration pénitentiaire et de l’éducation surveillée avec la loi du 27 juin 1942 relative à l’enfance délinquante [38]. À l’époque, l’intrication reste forte entre les dispositifs et les personnels pénitentiaires et ceux de l’éducation surveillée. Le contexte s’y prête : désorganisation sociale, dissociations familiales, exode, fermetures d’écoles faute de chauffage, errance, larcins… En janvier 1942, le commissariat général à la famille annonce que le nombre d’enfants criminels est passé de 15 000 en 1937 à 45 000 en 1940 [39]. La guerre rend la situation de ces enfants très difficile. Ainsi, en 1940, à la Maison d’éducation surveillée de Fresnes, les Allemands réquisitionnent les 240 cellules qui leur étaient réservées. Les mineurs sont entassés à trois ou quatre dans les cent cellules d’un quartier pour majeurs. D’autres mineurs sont enfermés dans des casernes ; d’autres encore, à partir de juin 1943, à l’hôpital psychiatrique de Villejuif [40]. Une trentaine d’installations de fortune naissent dans des hôpitaux psychiatriques, mais aussi dans d’anciens asiles de nuit, dans une ancienne maternelle, dans les immeubles loués. Les personnes qui s’en occupent sont d’horizons très variés : gendarmes retraités, scouts… ([34], p. 42-44). Mais il existe des initiatives qui préfigurent une politique de prévention plus conforme aux valeurs républicaines, ce dont témoigne Henri Joubrel : « Le 4 octobre 1943 s’est ouverte à Montesson (Seine-et-Oise) une École nationale de cadres pour enfants déficients ou en danger moral. […] Un plan d’ensemble se dessine nettement pour équiper notre pays contre cette criminalité enfantine, conséquence de toutes les guerres, qui a multiplié par trois le nombre des mineurs traduits devant les tribunaux. […] Contre l’infection grandissante du corps national, cependant, un leucocyte se développe et lutte avec efficacité : l’assistante sociale. […] Les services sociaux essaient bien de venir en aide aux enfants en « danger moral », mais leur personnel est trop restreint pour entreprendre une action d’envergure. […] Les pouvoirs publics, inquiets de cette criminalité juvénile […] ont enfin décidé d’accorder aux services spécialisés les crédits nécessaires. Ils ont jugé préférable d’y consacrer de larges sommes plutôt que de les verser plus tard aux hôpitaux, aux asiles et aux prisons » [41]. Par contre, pour les enfants qui ne sont pas placés dans ces institutions, la guerre accentue les basculements dans la violence. Dans certains cas, cela les conduit à des dérives comme en connaissent encore aujourd’hui les enfants-soldats [42] ou à des comportements contre lesquels vont s’engager les fondateurs de l’éducation spécialisée en faisant le pari de la rééducation des enfants que l’on pourrait croire perdus [43, 44].

L’enfance « inadaptée »

39Ce terme générique adopté par le Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral à sa création, en 1943, est utilisé à la fois pour les enfants déficients, délinquants, handicapés, hospitalisés en psychiatrie. En 1943, un enfant « inadapté » est un jeune de moins de 21 ans « que l’insuffisance de ses aptitudes ou les défauts de son caractère mettent en conflit prolongé avec la réalité ». En ce sens, le terme englobe l’enfance « malheureuse et abandonnée » et l’enfance « coupable ». Ces questions sémantiques ont donné lieu à de multiples débats. Ainsi, pour Michel Chauvière, la notion d’enfance inadaptée a conduit à « inscrire l’hégémonie technique et idéologique de la neuropsychiatrie infantile dans le champ de l’enfance déficiente en danger moral, et même par extension, délinquante » ([34], p. 96). Mais cette notion permet ici d’évoquer en plus des profils d’enfants qui correspondront plus tard au secteur dit médico-social. Ainsi, la première annexe XXIV du décret du 9 mars 1956 englobait-elle sous l’intitulé « enfants inadaptés » les enfants atteints de déficiences intellectuelles et ceux présentant des troubles du caractère et du comportement, y compris « malgré des capacités intellectuelles normales ou approchant la normale » [45-47]. Avant que ne se développent les institutions médico-éducatives ou médico-sociales pour les enfants handicapés, il existe un ensemble d’enfants oubliés, méconnus, difficiles à cerner : une enfance « anormale », « irrégulière » comme le dit Ovide Decroly dans les premières années du xxe siècle. Entrent dans cette catégorie aux contours mal définis les « retardés », les « débiles ». Pour ceux-ci, que produit la guerre ? À en croire les cliniciens, rien ou presque : ces enfants vivent dans l’immédiat et « n’ayant pas conscience du danger, s’y exposent avec une déplorable tranquillité » [48]. En fait, il existe très peu d’études consacrées aux effets de la guerre sur ces enfants qui occupent les profondeurs dans la hiérarchie des oubliés.

40Du coup, la diversité des cas de figure oblige à élargir le champ des analyses historiques. Il importe en effet de mieux comprendre les différences de traitement des publics vulnérables, de s’interroger sur la résilience des institutions et pas seulement sur celle des individus, de conserver des archives pour tenir compte de tous les lieux de mémoire en lien avec les différentes façons de penser les limites de l’humanité. Par ailleurs, l’histoire invite à se préoccuper de la permanence de comportements dénués d’empathie dans des institutions qui, à la fois, ont pour finalité la protection des personnes accueillies et produisent, malgré tout, de la maltraitance, en temps de guerre et parfois aussi en temps de paix. Le retour sur le passé impose donc un rappel à la vigilance de tous les instants.

Liens d’intérêts

41 L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Notes

  • [1]
    Les Œuvres de la Goutte de lait sont une œuvre caritative (1902-64) qui avait pour objectif de combattre la malnutrition et la mort infantile, qui faisaient de nombreuses victimes début xx e dans cette région.
Français

Résumé

Dans la catégorie des « victimes civiles » de la guerre, se trouvent plusieurs problématiques, parfois très intriquées : des adultes et des enfants, malades, handicapés, en difficultés sociales et familiales... Une place particulière est donnée à la surmortalité des malades mentaux pendant la Deuxième Guerre mondiale. Cette question a été l’objet de débats parfois très vifs entre historiens et professionnels de la psychiatrie quant à la nature des formes d’exclusion dont ont été victimes des enfants et des adultes placés aux frontières du monde humain. Le retour sur le passé est essentiel, car l’histoire invite à se préoccuper de la permanence de comportements dénués d’empathie dans des institutions qui, aujourd’hui, continuent d’avoir pour finalité la protection des personnes, mais produisent encore trop souvent, malgré tout, de la maltraitance. Cela tient, en particulier, au poids des représentations sociales tournées plus vers la différence que vers la similitude. L’histoire a donc, plus que jamais, une fonction d’alerte.

Mots clés

  • guerre
  • xxe siècle
  • enfant
  • handicap
  • malade mental
  • eugénisme
  • euthanasie
  • histoire de la psychiatrie
  • victime

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Marcel Jaeger
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/04/2017
https://doi.org/10.1684/ipe.2017.1615
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