1À une époque où le diagnostic de psychopathie est fréquemment posé et où ce vocable a une connotation très péjorative, il paraît nécessaire de s’intéresser à l’individu affublé de cette épithète. En effet, il n’en est pas moins sujet, un sujet potentiellement suicidaire.
2Le concept de psychopathie pose question. Senon rappelle que « l’histoire de la psychopathie se confond avec la création de la psychiatrie en tant que discipline clinique médicale, comme avec la naissance de la criminologie » [24]. Tantôt qualifiée de manie sans délire, tantôt considérée comme une preuve de la théorie de la dégénérescence, la psychopathie interroge les limites de la psychiatrie, la psychiatrie elle-même, son rôle, les soignants, par l’agressivité renvoyée par ces patients, et aussi l’évolution de la société.
3La prise en charge du psychopathe suicidaire ou suicidant implique de considérer la dimension d’un passage à l’acte autoagressif qui concerne le psychiatre. Si certains soignants pensent que la place du psychopathe n’est pas à l’hôpital mais en prison, ils ne peuvent en dire de même du psychopathe suicidaire, d’où la nécessité de comprendre comment entrer en contact avec ces patients, comment les aider au mieux.
4Les failles narcissiques du psychopathe, sa propension aux conduites addictives et son fonctionnement, régi par le passage à l’acte, l’exposent aux conduites suicidaires. L’étude des recommandations de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes) ou Haute autorité de santé (HAS) sur la crise suicidaire permet de mettre en évidence l’évaluation de ces patients en milieu sanitaire, les modalités d’intervention et la prévention de la récidive. Après un premier temps d’évaluation aux urgences, la prise en charge peut se faire en milieu hospitalier. Cela implique une réflexion des soignants sur leurs contre-attitudes et nécessite une adaptation au fonctionnement du psychopathe.
La psychopathie : un terrain propice au suicide
Épidémiologie du suicide chez les psychopathes
5Les publications concernant l’épidémiologie de la psychopathie ont surtout développé des données concernant la personnalité antisociale. Dans une revue de Moran en 1999, les prévalences en population générale sont comprises entre 0,2 et 3,7 % [19]. Parmi les détenus, elle s’élève entre 50 et 80 %, mais les critères de personnalité antisociale se confondent souvent avec les caractéristiques d’un sujet incarcéré [14]. Une comorbidité importante est retrouvée avec les troubles addictifs [22].
6La psychopathie est également associée à un risque suicidaire accru avec une sursuicidalité 3,7 fois supérieure à celle de la population générale [7]. Un article de Verona en 2004 fait état de 10,3 % de diagnostics de personnalité antisociale parmi des sujets ayant fait une tentative de suicide (TS), la sursuicidalité par rapport à la population générale est alors de 2,93 [26]. C’est bien moins que la dépression majeure présente dans 24,3 % des cas ; cependant, c’est le trouble de la personnalité le plus représenté.
7Une étude de Verona de 2001 a évalué, grâce à l’échelle de psychopathie de Hare (PCL-R) et les DSM-IIIR [2] et DSM-IV [3], des détenus hommes [27]. L’auteur conclut à une relation significative entre le score à cette échelle et une histoire de TS.
8Ainsi la psychopathie constitue-t-elle une personnalité à risque de suicide, surtout dans sa dimension antisociale. Les études concernent principalement les tentatives de suicide et le recrutement est majoritairement carcéral. Cela s’explique par la difficulté à suivre ces patients qui font rupture avec le soin rapidement.
Données psychopathologiques générales
9Une caractéristique de la psychopathie est d’associer, dans sa description, une sémiologie sociale et une sémiologie clinique. Le danger est que l’une de ces dimensions occulte l’autre, ainsi qualifiera-t-on tel délinquant antisocial de psychopathe même s’il n’a de psychopathique que son impulsivité ou son intolérance à la frustration. Il faut néanmoins se méfier de ces raccourcis.
10En 1977, dans un travail sur les nouvelles formes de la psychopathie chez l’adolescent, Flavigny apporte un éclairage psychodynamique [15]. Il distingue les symptômes essentiels, les symptômes secondaires et la toile de fond, comme le rappelle Senon [24]. Les symptômes essentiels comprennent le passage à l’acte, la répétitivité des conduites, la passivité et l’oisiveté, la dépendance aux autres, associée à des exigences mégalomaniaques et à la recherche de satisfactions immédiates. Les symptômes secondaires regroupent l’instabilité, le manque d’intérêt, le besoin d’évasion, l’instabilité relationnelle, les plaintes somatiques. Enfin, la toile de fond est tissée par une angoisse permanente cachée derrière une présentation de soi agressive et provocatrice, et des frustrations affectives liées à des carences familiales précoces.
11Flavigny précise que l’histoire de ces patients est marquée par des expériences multiples d’abandon, une « discontinuité brisante des relations affectives précoces », l’enfant allant d’une mère biologique à une mère adoptive pour souvent se retrouver finalement en institution. Les images parentales sont brouillées dans la mesure où le père est absent ou inexistant, sur le plan symbolique, et où la mère oscille entre des relations de fusion et de rupture à l’égard de son enfant. L’histoire du psychopathe est émaillée de traumatismes précoces, de deuils parentaux dans la famille proche, d’abandons, d’agressions ou encore de violences physiques et sexuelles. Dès lors, les conduites à risque, à l’adolescence ou au début de l’âge adulte, prennent tout leur sens : alcoolisations, toxicomanie, accidents de la voie publique ne faisant que reproduire ces événements de vie et balisant à nouveau l’histoire du patient.
12Pour Reid Meloy, la psychopathie constitue « un processus intrapsychique qui possède à la fois une structure et une fonction » [21]. Il explique que l’organisation psychopathique est un sous-type extrême et dangereux du trouble de la personnalité narcissique, elle-même présentant une fonction et une structure de niveau de développement plus élevé au sein de l’organisation limite de la personnalité.
13L’organisation limite est caractérisée par la carence d’une identité intégrée, la prédominance de mécanismes de défense primitifs et la conservation d’une épreuve de réalité adéquate. Reid Meloy explique que, si le patient limite peut différencier le soi et le non-soi, ses représentations internes ne sont pas stabilisées. Les mécanismes de défense primitifs reposent sur le clivage mais aussi l’idéalisation primitive, l’identification projective, la projection, l’introjection, le déni et l’omnipotence. L’individu psychopathe garde une capacité à distinguer les stimuli intéroceptifs des stimuli extéroceptifs, c’est d’ailleurs la conservation de cette épreuve de réalité qui fait la différence entre organisations limite et psychotique de la personnalité.
La notion de passage à l’acte
14Réfléchir aux conduites suicidaires du psychopathe suppose de s’interroger sur la notion de passage à l’acte prépondérante dans cette organisation de personnalité. Pour reprendre les propos de Trillat, le passage à l’acte psychopathique a ses propres caractéristiques : « l’impulsivité, la non-préméditation et la maladresse au cours de la réalisation, l’absence de remords consécutifs, l’encadrement de la réaction par les troubles du caractère et du comportement » [25].
15Ces passages à l’acte ne peuvent être expliqués sans faire référence à la défaillance du moi de ces patients. Le passage à l’acte délictueux a moins la valeur d’un rapport à la réalité que d’une affirmation de soi mégalomaniaque qui aurait pour but de compenser un narcissisme défaillant.
16Pour poursuivre la compréhension de ces passages à l’acte, il est nécessaire d’introduire la notion de pulsions et d’agressivité. On observe en effet chez les patients psychopathes une pauvreté de la vie fantasmatique mais une richesse de la vie instinctuelle. L’« agressivité libre » résulte de la désintrication des pulsions, Freud explique que, quand il y a union entre les pulsions, c’est l’agressivité qui se met au service d’Eros ; quand il y a désunion, c’est l’agressivité qui l’emporte. L’agressivité libre est caractérisée par cette tendance incoercible à la décharge. Les patients psychopathes ne peuvent contenir la moindre tension, « la moindre frustration déclenche une décharge de colère avec des gestes agressifs contre des objets, des personnes ou soi-même » [6].
17Le passage à l’acte survient quand les défenses primaires que sont le déni, le clivage, l’identification projective, l’omnipotence, l’idéalisation sont débordées par la pulsion agressive désintriquée. L’état violent impulsif s’appuierait sur un moi fragile, un moi inachevé, facilement débordé par la pulsion agressive, désintriqué mais capable de maintenir des limites dedans-dehors assez claires par le recours à l’objet externe, qui doit rester en sa possession, que ce soit par le meurtre ou ce qui en tient lieu.
18La psychopathologie du passage à l’acte hétéroagressif s’applique au passage à l’acte suicidaire lorsque le psychopathe se trouve dans l’impossibilité d’exprimer son acte sur autrui dans un contexte de frustration ou d’angoisse et/ou lorsqu’il présente un état dépressif.
Les conduites addictives : un équivalent suicidaire ?
19Les données épidémiologiques retrouvent une forte prévalence de la personnalité antisociale, surtout chez les sujets dépendants de substances illicites : elle concernerait 25 à 38 % des héroïnomanes et aurait « une place importante » parmi les sujets cocaïnomanes, aux côtés des personnalités limites et narcissiques [16]. Ce trouble de la personnalité est le plus souvent associé à une plus grande sévérité de la dépendance et à une moins bonne réponse au traitement [28]. Morel essaie d’identifier les liens entre conduites addictives et trouble psychopathique [20]. Les troubles de l’identification et du narcissisme ont une place importante, on l’a vu, dans la problématique psychopathique. Chartier précise que « les soubassements narcissiques sont précocement sapés » [13] ; de plus, les carences identificatoires sont majeures ainsi que l’a développé Bergeret [8]. L’utilisation des produits psychoactifs s’inscrit alors dans une stratégie de protection et de réassurance, voire constitue une prothèse identitaire qui légitime l’instabilité et la marginalité.
20On ne peut aborder ces conduites sans introduire la notion de risque : ce sont des conduites à risque. Si « les premiers temps de la consommation, sont, en général, ceux d’un « flirt » vigilant avec le danger […] l’urgence éprouvée du besoin et du manque, au fil de l’évolution de la dépendance vient ensuite l’emporter sur la ritualisation contrôlée de la toxicomanie : la recherche de l’atténuation du manque fait suite à celle du plaisir, et le jeu avec le risque fait place à la prise d’un risque réel, annulant toute précaution et laissant l’héroïnomane sous la menace permanente de l’overdose, du geste suicidaire, et actuellement de la contamination par le VIH » [1]. Sur le plan psychopathologique, Charles-Nicolas et Valleur font de ces conduites à risque des « conduites ordaliques » [11]. L’ordalie moderne impliquerait « la répétition d’une épreuve comportant un risque mortel, dans laquelle le sujet s’engage afin, par sa survie, de prouver sa valeur intrinsèque, ainsi reconnu par les puissances transcendantes du destin… » [12]. La répétition de la prise de drogue aurait pour fonction d’être une tentative de maîtrise de la jouissance du flash, mais aussi d’un jeu avec le risque de mort. De même, les suicides fréquents du toxicomane peuvent s’inscrire dans la dynamique du modèle ordalique, lorsque la mise en jeu répétée du risque vital par l’expérience du flash, qui « aide à vivre », est remplacée par l’expérience plus directe du jeu suicidaire avec la mort. Pour Charles-Nicolas, ces conduites à risque ont une fonction défensive contre la psychose et correspondent à des tentatives de structuration. En ce sens, l’ordalique qui frôle la mort, « puise dans cet éprouvé du risque, l’autorisation de vivre… » [11]. Hors du champ de la psychose, le « projet ordalique » pourrait permettre « d’étayer sur la mort des forces de vie initialement indécises » [11].
21Ainsi, la fragilité de ces patients, le recours à l’agir plus qu’à la mentalisation ainsi que les conduites addictives font de la psychopathie un terrain propice au suicide.
Suicide et psychopathie : prise en charge par la psychiatrie publique
Analyse des recommandations de l’Anaes sur la crise suicidaire
22Les recommandations de l’Anaes insistent sur l’identification de la crise suicidaire [4]. Celle-ci se définit par une crise psychique dont le risque majeur est le suicide. C’est une trajectoire qui va du sentiment négatif d’être en situation d’échec à l’impossibilité d’échapper à cette impasse, avec l’élaboration d’idées suicidaires de plus en plus prégnantes et envahissantes, jusqu’à l’éventuel passage à l’acte. Mais il n’est pas évident que ce modèle soit toujours applicable au psychopathe. En effet, celui-ci est marqué par son impulsivité et la brutalité de ses passages à l’acte sans qu’il soit pour autant dans un processus suicidaire évolutif. Ce concept constitue néanmoins un cadre de réflexion intéressant pour notre propos.
23Pour l’Anaes, les non-professionnels pourront reconnaître la crise suicidaire par les idées et intentions suicidaires exprimées, la crise psychique et le contexte de vulnérabilité psychique (dépression, impulsivité, affections psychiatriques déjà existantes). L’attitude recommandée est alors d’établir un lien et une relation de confiance en adoptant une attitude de bienveillance, d’écoute, de dialogue et d’alliance qui favorisera le recours aux réseaux d’aide et au soin. Cependant, le psychopathe fait rupture avec son entourage et l’impulsivité appartient au tableau clinique. Ces recommandations concernant l’entourage familial sont donc peu applicables à ces patients.
24Dans ses recommandations concernant l’évaluation en milieu sanitaire, l’Anaes introduit le concept de facteurs de risque. Les facteurs primaires correspondent aux troubles psychiatriques, aux antécédents personnels et familiaux de suicide, à la communication d’une intention suicidaire ou à une impulsivité, facteurs qui pourront être influencés par les traitements ; ils ont une valeur d’alerte importante au niveau individuel. Les facteurs secondaires regroupent les pertes parentales précoces, l’isolement social, le chômage, les difficultés financières et professionnelles, les événements de vie négatifs ; ils sont faiblement modifiables par la prise en charge et ont une faible valeur prédictive en l’absence de facteurs primaires. Les facteurs tertiaires ne peuvent pas être modifiés et n’ont de valeur prédictive qu’en présence de facteurs primaires ou secondaires : ce sont le sexe masculin ainsi que l’âge (grand et jeune âges). De plus, l’impulsivité facilite le passage à l’acte, notamment en association à l’anxiété ou à la dépression. Le psychopathe cumule clairement des facteurs de risque primaires (le trouble de la personnalité, l’impulsivité), secondaires avec la dislocation familiale, l’isolement et les événements de vie négatifs et, enfin, des facteurs de risque tertiaires, le psychopathe étant le plus souvent un homme. Il est en effet confronté à la fois à des événements de vie prédisposants que sont les pertes précoces, les maltraitances éventuelles dans l’enfance et des événements de vie précipitants avec des conflits de nature diverse.
25D’une manière générale, la reconnaissance de la crise passera par un contexte suicidaire, une vulnérabilité psychique et une impulsivité. La difficulté réside dans le fait que, chez le psychopathe, impulsivité et vulnérabilité sont des éléments fixes et que le contexte suicidaire ne sera pas toujours présent compte tenu de la propension au passage à l’acte.
26L’évaluation de l’urgence et de la dangerosité est une étape fondamentale dans l’évaluation de la crise suicidaire. Elle repose sur la prise en compte du niveau de souffrance, du degré d’intentionnalité, des éléments d’impulsivité, d’un éventuel événement précipitant, de la présence de moyens létaux à disposition et de la qualité du soutien de l’entourage proche. Là encore, le psychopathe se trouvera vite en urgence élevée, compte tenu de son accès à des moyens létaux et de son fréquent isolement, ce qui nécessitera une hospitalisation.
27L’Anaes recommande d’adapter les modalités d’intervention au contexte du sujet : la famille et l’entourage proche sont peu présents autour de ces sujets, en revanche la prison peut être un lieu d’intervention. Les travailleurs sociaux peuvent se révéler comme une aide et orienter le patient vers une structure adaptée. Si le psychopathe est suivi par un psychiatre, celui-ci sera évidemment un recours. Mais le recours principal semble être les services d’urgence. Le patient y est alors évalué et une décision d’hospitalisation est prise en cas d’urgence élevée. L’Anaes recommande d’utiliser aux urgences des échelles, principalement les échelles de Beck, et notamment l’échelle d’intentionnalité suicidaire permettant d’évaluer le risque de récidive à court terme de la TS [5]. Certaines questions paraissent peu en rapport avec la problématique du psychopathe, notamment celle concernant la préméditation du geste et sa préparation. Le geste du psychopathe étant impulsif, il n’entre pas dans cette dynamique-là. Cela étant dit, faire verbaliser le sujet sur le but de son acte et ses regrets éventuels peut apporter des éléments intéressants si on les cherche au détour d’un entretien structuré sans forcément utiliser l’échelle de manière rigide.
28Ainsi, le psychopathe apparaît comme particulièrement à risque suicidaire et, s’il y a contestation sur sa place en psychiatrie, il ne devrait pas y en avoir s’il est suicidaire ou suicidant. En effet, il est par définition impulsif, il s’exprime par l’agir plus que par les mots, sa vie est émaillée de ruptures et d’échecs avec un entourage familial le plus souvent disloqué et donc non soutenant ; il dispose souvent de moyens létaux (psychotropes divers, éventuellement une arme à feu), autant d’éléments qui favorisent un passage à l’acte suicidaire nécessitant l’hospitalisation dans des modalités spécifiques.
29Après la prise en charge de la crise suicidaire (prévention secondaire), se pose la question de la prévention de la récidive ; il s’agit de la prévention tertiaire. Les chiffres montrent un risque majeur de récidive dans l’année suivant le passage à l’acte : 10 à 20 % des cohortes étudiées, un taux de suicide de 1 %, à un an, et un risque accru de décès toutes causes confondues [4]. Ces données générales s’appliquent également au psychopathe puisqu’on sait que, dans la psychopathologie des patients réitérant les TS, on trouve moins de situations de crise psychosociale mais plus de troubles psychiques chroniques dont les troubles de la personnalité et les conduites addictives. La conférence de consensus ajoute que ce risque de récidive est majoré pour les patients qui présentent des facteurs de risque primaires [4], ce qui est le cas des patients psychopathes. L’observance au suivi, proposée par les équipes, serait faible puisque 10 à 50 % des personnes suivent l’orientation proposée ; cette observance serait augmentée en cas de relance systématique par téléphone ou courrier ou si un suivi à domicile est proposé [4]. L’Anaes recommande, pour les patients présentant des facteurs de risque primaires ou un cumul de plusieurs facteurs de risque, « un suivi spécialisé, qu’il s’agisse d’une hospitalisation ou d’un suivi ambulatoire. Cette orientation aura pour but, après la période de crise, d’initier, de modifier ou de poursuivre, ou bien encore de reprendre le traitement de la pathologie sous-jacente. Pour un premier contact indiqué en psychiatrie, le rôle du praticien ou de l’équipe intervenant au moment de la crise suicidaire est primordial et consiste à favoriser l’alliance thérapeutique sur le long terme, à informer le sujet et son entourage sur le choix de l’orientation et à préparer le relais avec les intervenants futurs pour éviter une rupture de la continuité des soins » [4].
30Favoriser l’alliance thérapeutique semble difficile avec les patients psychopathes : s’il est recommandé de favoriser des visites à domicile avec un infirmier référent pour les psychotiques, cela peut s’avérer dangereux avec le psychopathe. Une référence infirmière unique sera en effet investie trop massivement par le patient au risque de le décevoir et de devenir un mauvais objet. Proposer des rendez-vous avec un psychiatre et proposer l’appui d’un centre médicopsychologique, qui peut être le lieu d’un traitement neuroleptique retard donné par des infirmiers différents, semblent être des lignes directrices pour éviter une récidive. L’aide sociale a également un rôle important à jouer pour diminuer la fréquence d’événements précipitant le passage à l’acte. Mais il faut s’attendre à des rendez-vous manqués, à des traitements non pris, le temps étant probablement un allié de taille pour aider ces patients.
Prise en charge en milieu hospitalier
31La psychopathie est associée à un certain nombre de comorbidités. La plus souvent rapportée concerne les troubles addictifs (alcoolisme, toxicomanie, abus de psychotropes) [22] mais il ne faut pas oublier la dépression [23], les troubles anxieux et la schizophrénie [9]. La psychopathie peut également se compliquer d’épisodes psychotiques brefs. La dépression intéresse tout particulièrement le sujet puisqu’elle constitue un facteur de risque de passage à l’acte suicidaire, quelle que soit la personnalité sous-jacente.
32Le psychopathe peut être admis aux urgences pour des motifs bien différents : tentative de suicide, syndrome dépressif, troubles du comportement sur la voie publique, automutilations, toxicomanie, syndrome délirant…
33Un premier temps d’évaluation se fera aux urgences. Il consistera à repérer le risque autoagressif, le risque hétéroagressif et les tentatives de manipulation. Face au patient psychopathe suicidaire, éventuellement hétéroagressif, une sédation avec des traitements neuroleptiques injectables sera nécessaire et pourra être associée à une contention si besoin. Une hospitalisation sous contrainte sera décidée : à la demande d’un tiers, si l’on estime qu’il a besoin de soins en urgence et que son consentement ne peut être obtenu, en hospitalisation d’office, dans le cas où ses troubles portent atteinte à l’ordre public. Celle-ci sera le plus souvent courte, quelques jours permettant de passer le cap de la crise suicidaire et d’éviter l’émergence du fonctionnement du psychopathe qui est difficilement compatible avec une hospitalisation. Les unités fermées paraissent les plus adaptées à ce type de patients, compte tenu du cadre contenant qu’elles leur offrent.
34Lamothe explique que, pour beaucoup de psychiatres, le psychopathe relève de la prison et qu’il dépasse leur champ d’action [17]. En effet, les personnalités psychopathiques ne sont reconnues comme une maladie mentale par aucun pays. Ce praticien introduit le psychopathe comme un sujet souffrant d’une économie psychique généralement peu réussie et coûteuse pour le moi et pour les interlocuteurs du psychopathe. Avec ces patients, il recommande la neutralité affective, afin de ne pas réveiller les mécanismes sadomasochistes abandonniques et favorise les gratifications narcissiques adaptées qui reconstruisent identité et estime de soi.
35Le psychopathe suicidaire, éventuellement déprimé, peut se montrer manipulateur, exprimer sa détresse au travers d’automutilations ou de plaintes hypochondriaques. Face à cette dépression, il a recours à ses propres mécanismes de défense que sont la mégalomanie, la mythomanie, l’intolérance à la frustration. Il peut également se montrer séducteur avec certains, disqualifiant avec d’autres, pris dans des angoisses abandonniques. Devant ce patient déroutant, le soignant se trouve en position délicate, se demandant comment aider celui, qui, tout en nous montrant une réelle détresse, renvoie une agressivité insupportable. D’une manière générale, il faut instaurer une relation de confiance. Cela passe par une prise en charge somatique témoignant de l’importance qu’on porte au patient, par un accompagnement et par une revalorisation avec des taches accessibles afin de ne pas le mettre en échec. Le contrat de soins est intéressant, dans la mesure où il fixe un cadre et maintient une cohérence à la prise en charge, les limites servant de repères au patient. Mais le psychiatre doit se méfier d’un contrat trop contraignant qui, assurément, sera perçu comme une provocation et favorisera un rejet, réactivant chez le patient des vécus infantiles très précoces de tyrannie par la loi maternelle archaïque [17]. Enfin, le recours à un référent unique est à proscrire car cette pratique aura tendance à encourager un surinvestissement de l’autre potentiellement délétère. Éric Marcel résume la problématique psychopathique à l’hôpital : « Ces patients [les psychopathes], nous les connaissons bien, nous les voyons souvent : ils sont régulièrement hospitalisés, ils perturbent les services, ils sont instables, testent en permanence la structure, ne se sentant bien que lorsque celle-ci est suffisamment solide pour leur répondre. Là sera l’importance du travail, de la cohérence, de l’équipe et de l’institution face à ces sujets. Ils sont accessibles avec le temps à un discours de soins, présentent finalement assez peu de violence dans le service. L’admission est souvent difficile mais nous arrivons la plupart du temps à les contenir » [18].
36En cas d’agressivité, et notamment de menace auto-agressive, on peut avoir recours à l’isolement, accompagné d’une sédation, éventuellement à la contention. Il ne doit pas avoir valeur punitive, mais protectrice. De plus, il est primordial de veiller à la mixité chez les soignants pour mettre en place ces mesures.
37Les agitations, favorisées par la frustration, les décompensations psychotiques, favorisées par les toxiques sont toujours à surveiller. La prise en charge repose alors sur la verbalisation, le recadrage tout en insistant sur le respect et la confiance.
38Le travail d’équipe est fondamental avec ces patients, analyser les passages à l’acte, prendre de la distance ensemble afin d’éviter les contre-attitudes négatives et non thérapeutiques.
39La chimiothérapie s’avère utile, notamment les neuroleptiques en cas d’agitation ou de décompensation délirante, les antidépresseurs en cas de dépression avérée.
Les soignants face au psychopathe
40Face au patient psychopathe, le soignant a souvent du mal à se positionner, « il serait mieux en prison, il fait peur aux autres patients et à nous-mêmes » peut-on entendre au sein des unités de soins. Le soignant essayant de maintenir un cadre est la cible de l’agressivité du psychopathe et doit la gérer. Une tentation est de renvoyer cette agressivité sur le patient qui perd alors son statut d’individu souffrant. Dès lors, il n’est même pas imaginable qu’il puisse passer à l’acte contre lui-même et, s’il le fait, il lui sera difficile d’obtenir un minimum d’empathie en retour.
41Comment, dans cette perspective, aider ces patients alors même qu’il est difficile de se situer dans une position soignante ?
42Canetti pose le problème en expliquant qu’il est difficile de se sentir concerné par un individu qui semble prendre plaisir à manipuler son interlocuteur ; ce souci de ne pas se faire manipuler occulte alors la souffrance du patient [10]. Or, cette souffrance déniée par le patient est projetée à l’extérieur afin de maintenir une intégrité de son identité. Le psychopathe, s’il n’est pas capable de se préoccuper de la souffrance d’autrui, n’est pas plus capable de s’occuper de la sienne. La tendance à la tromperie s’inscrirait dans une volonté de survie psychique. Donner du sens aux attitudes du psychopathe pourrait permettre d’éviter des réactions non thérapeutiques.
43L’autoagressivité surprend, chez ce type de patients, et la surprise ou l’effroi risquent de paralyser le soignant ou d’induire une contre-attitude négative, voire sadique. C’est ce que rapporte Balier [6], pour qui les possibilités de changement du sujet, si elles sont fonction de son passé et de son organisation psychique, sont aussi dépendantes des investissements contre-transférentiels de l’équipe traitante. La responsabilité de cette équipe et son travail consistent donc à accompagner ces patients, a fortiori, dans des moments suicidaires de leur évolution.
44C’est tout le problème du traitement du patient psychopathe qui se pose, pour reprendre Reid Meloy, « la réponse de la plupart des cliniciens au patient psychopathique est de mettre en doute la possibilité de changement psychothérapique, ce qui peut être soit une réaction de contre-transfert à la dévaluation psychopathique, soit une décision réaliste basée sur un jugement clinique sain » [21]. L’auteur considère la psychopathie comme un processus déviant du développement, qui se traduit par un trouble fonctionnel de la personnalité. Pour lui, il est nécessaire de la considérer comme un trouble situé sur un continuum hypothétique s’étendant du léger au grave pour éviter la réaction de contre-transfert. Sinon, le risque est, pour le clinicien, de se retrouver victime de « sa propre impulsion de désidentification et de déshumanisation » [21]. Ainsi, le patient psychopathe peut nous enfermer dans sa problématique du passage à l’acte, induisant des contre-attitudes non soignantes parce que brutales et non réfléchies, et, lorsqu’il passe à l’acte contre lui-même, ce risque persiste.
45La notion de contre-transfert apparaît fondamentale dans la prise en charge des patients psychopathes et constitue un guide pour le psychiatre et son équipe, dans sa conduite à tenir et son analyse lui permet d’orienter sa décision. En cas de crise suicidaire, les caractéristiques intrinsèques du psychopathe telles la manipulation ou la tricherie ne seront plus au premier plan, occultées par la crise suicidaire. Dans l’évaluation de ces patients aux urgences, il est fondamental d’écarter la tentative de manipulation du médecin et de l’institution, d’évaluer le risque hétéroagressif, les bénéfices secondaires éventuels du patient et les difficultés potentielles de gestion du patient dans un service hospitalier, autant d’éléments qui rendraient l’hospitalisation inutile et délétère pour le service. Les points forts de la prise en charge du psychopathe suicidaire ou suicidant reposent sur une hospitalisation courte, éventuellement sous contrainte, dans un cadre contenant tel une unité fermée.
Conclusion
46La prise en charge du psychopathe soulève donc des problèmes complexes, impliquant à la fois des connaissances psychodynamiques, sur cette organisation de personnalité et une réflexion des soignants, sur leur ressenti et leur propre vécu, afin de ne pas fonctionner en miroir selon un schéma action-réaction délétère. C’est tout l’intérêt d’un travail en équipe ; ces patients peuvent être pris en charge dans des milieux hospitaliers afin de maintenir un cadre contenant répondant à leur problématique.
47Les conduites suicidaires de ces patients renvoient les soignants à leur propre ambivalence entre l’agressivité ressentie et l’envie d’aider, comme ils le font habituellement face à celui qui exprime son envie de mourir. C’est une difficulté majeure dans la prise en charge des psychopathes à laquelle la conférence de consensus sur la crise suicidaire, qui constitue néanmoins une base de travail intéressante, ne répond pas tout à fait. L’Anaes reste en effet dans des considérations plus générales, peut-être parce qu’il n’y a pas de réponse unique ou parce que les psychopathes, souvent réduits à leur impulsivité, n’ont pas de légitimité de droit en psychiatrie.
48Aider ces patients passe par l’adaptation à leur mode de fonctionnement, tout en maintenant un cadre et des limites qui sont de toute manière thérapeutiques. Se rappeler que le psychopathe suicidaire ou suicidant souffre permet de lui redonner la dimension humaine, occultée parfois par son agressivité.