Introduction
1Dans un ouvrage récent consacré à La condition urbaine [1], Olivier Mongin analyse les dynamiques conjointes de déterritorialisation et de reterritorialisation qui sont à l’œuvre dans la « troisième mondialisation ». La « première mondialisation » a pris son essor avec les Grandes Découvertes au XVe siècle et s’est développée à partir des réseaux des villes marchandes et maritimes qui furent amplement étudiés par Fernand Braudel. La « deuxième mondialisation », qui a eu lieu entre 1870 et 1914, correspond à l’émergence de la société industrielle et à la révolution technologique qui l’accompagne. La « troisième mondialisation » que nous connaissons actuellement ne se réduit pas au phénomène strictement économique que l’on désigne habituellement par le terme de « globalisation », qui sous-entend l’idée d’un vaste processus d’unification, mais correspond a des réalités multiples sur le plan culturel, politique, juridique et social, qui s’inscrivent progressivement dans les territoires et tout particulièrement dans l’espace urbain. On assiste depuis plusieurs années au développement d’une « économie-monde » dont les éléments moteurs sont la révolution des technologies de l’information et de la communication, les mutations du travail dans un contexte postindustriel et post-fordiste ainsi que la financiarisation et l’internationalisation des mouvements de capitaux. Au niveau politique, ces transformations entraînent un affaiblissement considérable de l’État qui voit son rôle soumis à un changement radical, ce qu’Olivier Mongin résume en évoquant un État « libéral-autoritaire ». En effet, le néolibéralisme prône l’effacement de l’État au seul profit des acteurs économiques et sa privatisation progressive, ainsi que la disparition de l’État-providence qui maintenait autrefois un système de solidarité entre les individus et permettait leur intégration dans l’espace urbain et étatique. Au fur et à mesure que le rôle intégrateur de l’État s’affaiblit, l’État redéfinit autrement ses missions pour répondre aux demandes croissantes de sécurité au niveau national et international. Un État ouvertement libéral sur le plan économique a donc pour contrepartie de devenir un État de plus en plus sécuritaire et de moins en moins intégrateur.
1 - Revendications identitaires et ségrégations territoriales
2Alors que les médias, les acteurs économiques et les hommes politiques ne cessent d’affirmer que l’ouverture des marchés et l’universalisation du capitalisme unifient progressivement la planète, Olivier Mongin nous fait très justement remarquer que la mondialisation culturelle est soumise à un double processus d’unification et de fragmentation, dont le caractère contradictoire présente des analogies évidentes avec l’oscillation entre le libéralisme économique et la demande de sécurité politique et sociale [2]. Si le marché et les nouvelles technologies tendent à unifier progressivement les comportements des consommateurs, la résurgence des facteurs communautaires d’ordre ethnique, religieux ou culturel, détermine une dynamique de fragmentation et de séparation des habitants des villes et des États. L’adhésion traditionnelle à une même communauté urbaine et étatique est mise en cause par des formes d’appartenance identitaire qui peuvent conduire à des formes de repli, à des revendications ethniques et religieuses qui sont souvent jugées archaïques, mais qui peuvent également se traduire dans le mode d’agrégation caractérisé par l’« entre-soi » des élites mondialisées et cosmopolites. Dans les villes, où se concentre désormais la majeure partie de la population mondiale, on assiste donc de plus en plus à deux formes de sécession : une sécession involontaire dans les ghettos réservés aux plus démunis et aux « minorités visibles », et une sécession volontaire dans les gated communities, les résidences sécurisées où habite une partie croissante de la population des États-Unis et des pays d’Asie ou d’Amérique latine d’urbanisation récente.
3Dans nos sociétés mondialisées qui exaltent la mobilité, la flexibilité et des logiques de déterritorialisation, un besoin de sécurité s’avère toujours plus dominant et se traduit dans des logiques de ségrégation territoriale. On peut en effet aisément observer que plus la mondialisation s’accélère et plus elle tend à réveiller un sentiment de peur ainsi qu’un instinct de repli, largement exploités par les médias et les hommes politiques. La sécurité paraît dès lors constituer un enjeu primordial pour les classes privilégiées et engendrer une véritable obsession de différenciation. Dans cette obsession, on remarquera, avec le sociologue Zygmunt Bauman, que les nantis n’ont pas seulement besoin d’être isolés, « il leur faut être protégés — ne pas avoir de voisins, ne pas subir d’interférences locales, bref, vivre dans un isolement parfait, invulnérable, exprimé en termes de sécurité des personnes, des demeures et des aires de jeux [3] ». L’extraterritorialité et l’ubiquité de certaines catégories de la société excluent le reste de la population qui demeure lié à une territorialité imposée. Olivier Mongin analyse quant à lui l’exemple de l’urban sprawl, de l’étalement urbain, qui caractérise les grandes villes des États-Unis depuis le démantèlement de la société industrielle, à partir des années 1970 [4]. Quand les entreprises ont choisi de quitter les centres-villes, la downtown américaine a subi une restructuration radicale jusqu’à regrouper paradoxalement des secteurs de grande pauvreté (inner-cities) et des espaces sécurisés comme les banques, les sièges de multinationales, les grands hôtels, les services et la haute finance. À la périphérie de la ville, on trouve désormais une opposition entre les edge cities, qui sont des pôles autonomes regroupant centres commerciaux, espaces de loisirs, lieux de travail et résidences, et les edgeless cities, des pôles très éloignés des activités commerciales et productives, dont les habitants sont soumis à l’exigence d’une mobilité accrue pour pouvoir trouver des emplois. La mobilité devient ainsi un impératif pour les populations paupérisées des centres-villes (qui ne peuvent accéder aux emplois hautement qualifiés qui s’y trouvent), comme pour les habitants des entités suburbaines, qui doivent aller chercher de plus en plus loin des emplois. La ville américaine n’est qu’un exemple particulièrement évident d’une évolution qui affecte toutes les grandes villes postindustrielles et que Mongin (en reprenant un scénario imaginé par Jacques Donzelot) définit par l’image d’une « ville à trois vitesses » qui oppose ceux qui sont immobilisés (les relégués dans des ghettos ou des banlieues de plus en plus éloignées), ceux qui s’épuisent dans une mobilité excessive (les périurbains qui habitent les lotissements pavillonnaires et qui doivent chaque jour se déplacer pour se rendre sur leur lieu de travail dans le centre-ville), et les hypermobiles de la mondialisation, qui jouissent de la ville sans l’habiter vraiment parce que leur existence se déroule désormais dans l’ubiquité de la « ville globale ». Une partie de la population est donc condamnée à l’immobilité, tout en étant soumise aux impératifs de la mobilité, de la vitesse accélérée et de l’instantanéité dont dépend son insertion dans nos sociétés mondialisées et technologiques. La reconfiguration des territoires et des identités des groupes sociaux qui les occupent est indissociable d’inégalités accrues : le démembrement de l’ensemble social et l’éclatement de l’espace suivent la même évolution. Chaque « régime territorial » devient étranger aux autres et la demande de sécurité ne cesse de s’accroître et de faire naître de nouvelles peurs qui concernent l’autre avec qui l’on partageait auparavant une même localité ainsi qu’une même quotidienneté.
4Les peurs contemporaines sont très largement urbaines, elles prennent pour objet un ennemi intérieur et s’en tiennent au cadre de la proximité. Les murs construits autrefois autour de la ville la parcourent maintenant de toutes parts, les quartiers deviennent de plus en plus protégés et les espaces publics sont de plus en plus soigneusement surveillés. Et Zygmunt Bauman de noter que tous ces dispositifs sont aujourd’hui dirigés contre des citoyens jugés indésirables, « et non contre des armées étrangères ou des bandits de grand chemin, des maraudeurs ou tout autre danger inquiétant qui vous guettent de l’autre côté des murs de la ville. Ce n’est plus la convivialité, mais l’exclusion et la séparation qui sont devenues les nouvelles stratégies de survie dans la mégapole contemporaine [5] ». Dans L’Insécurité du territoire [6] — ouvrage publié il y a déjà 30 ans — Paul Virilio analysait l’usage des systèmes de télésurveillance dans les entreprises et les espaces urbains, pour en souligner les dangers : quand la police remplace la patrouille par la surveillance télévisuelle, sa présence n’est plus occasionnelle, mais elle pèse en permanence sur les allées et venues de tous et peut donner lieu à de graves dérives. Paul Virilio affirmait que nous sommes tous susceptibles d’être impliqués dans une « surexposition » qui s’intensifie avec les diverses technologies de communication et d’information, dont la présence n’a depuis cessé de s’accroître : caméras aux portes des universités et dans les transports en commun, télésurveillance dans les stades et les commerces, et, plus récemment, biométrie dans les cantines des lycées et les aéroports. Tout peut faire l’objet d’une dramatisation, au point que rien ne semble plus appartenir à une quotidienneté pacifique : les médias diffusent des campagnes de prévention contre l’usage de drogue, de tabac, d’alcool, on évoque en permanence les dangers de la pollution et les dangers sanitaires, le « plan vigipirate » nous rappelle, dans chaque lieu public, les menaces terroristes, on craint la violence des marginaux dans et hors de leurs cités, et à cette longue liste est venue s’ajouter la crainte de nouvelles pandémies et le traitement médiatique délirant des dangers liés à la grippe aviaire. On assiste ainsi à la mise en place d’un appareil de contrôle sociopolitique dont nous ne comprenons pas clairement tous les tenants et les aboutissants, mais qui menace de plus en plus les libertés individuelles sous le couvert des exigences de protection et de sécurité :
5« Nous allons donc vers un protectionnisme social, vers une société moins libérale que sécurisante. [7] »
6Même si sociologiquement on constate toujours un écart entre les possibilités technologiques du contrôle et son effectivité — il convient d’éviter une perception fantasmée de ces réalités — un enjeu éthico-politique se dessine à ce niveau assez clairement et peut orienter une interrogation sur la façon dont les gouvernements gèrent l’orchestration des multiples agressions urbaines.
2 - De nouveaux régimes de contrôle dans les sociétés mondialisées
7Si la protection de l’ordre public représente une fonction orthodoxe que l’État accomplit par des moyens technologiques de plus en plus sophistiqués, la protection de l’ordre économique doit également beaucoup aux récentes innovations technologiques. Dans ses recherches sur les banques de données informatiques, Mark Poster montre à ce propos que nos corps sont désormais emprisonnés dans des réseaux, des banques de données, des autoroutes de l’information, de sorte que tous ces sites de stockage ne fournissent plus une protection contre l’observation, « ou un bastion à partir duquel on pourrait organiser une résistance [8] ». À la différence du dispositif du Panopticon analysé par Foucault en 1975 dans Surveiller et punir, on assiste aujourd’hui à la mise en place d’un « superpanopticon » où les surveillés, qui fournissent les données nécessaires au fonctionnement et à la prolifération du nouveau dispositif de contrôle technologique, sont désormais les premiers acteurs (volontaires) de la surveillance. Le Panopticon était avant tout une machine de guerre contre la différence ainsi qu’une machine de pouvoir. Le dispositif panoptique n’est pas simplement une charnière, un échangeur entre un mécanisme de pouvoir et une fonction, c’est une manière de faire fonctionner des relations de pouvoir dans une fonction, et une fonction par ces relations de pouvoir. Or, on ne retrouve pas explicitement ces buts dans les banques de données, ni même dans leurs usages potentiels. C’est même le contraire : les compagnies de crédit et de marketing, que l’on trouve derrière les banques de données, veulent avant tout s’assurer que les archives confirment la crédibilité financière des personnes archivées. Il est question de s’assurer de leur fiabilité comme clients capables de choix, et d’avoir la certitude que ceux qui sont incapables de faire des choix d’investissement soient exclus du jeu dès le début. Alors que le Panopticon fonctionnait comme un piège pour ceux qui l’habitaient, ces producteurs ou ces soldats dont on attendait et exigeait une conduite régulière et monotone, les banques de données enregistrent et archivent les consommateurs fiables et solvables et éliminent tous les autres, ceux dont les capacités de participer au grand jeu de la consommation sont douteuses, ou ceux dont la vie ne contient tout simplement rien d’intéressant à archiver. Tandis que la fonction principale du Panopticon consistait à s’assurer que personne ne pouvait quitter l’espace étroitement surveillé (depuis sa tour centrale le directeur pouvait épier tous les employés qu’il avait sous ses ordres, pouvait ainsi les juger continûment, modifier leur conduite, etc.), le but principal des banques de données est de s’assurer qu’aucun intrus ne puisse y pénétrer sans disposer de crédits suffisants. Selon cette logique, plus la banque de données possède d’informations à votre sujet, et plus grande est, du moins en principe, la liberté de mouvement. En ce sens, elle constitue un instrument de sélection, de séparation et d’exclusion. Elle fonctionne comme un crible qui garde les mondialisés et élimine les locaux, ceux qui sont finalement contraints de rester sur place. Elle laisse entrer certaines personnes dans le cyberespace extraterritorial, et fait en sorte qu’ils se sentent chez eux où qu’ils aillent, qu’ils soient bien accueillis où qu’ils arrivent. En envisageant le destin historique du Panopticon selon une autre perspective historique, Thomas Mathiesen a pu montrer dans Theoretical Criminology [9] que l’avènement du pouvoir panoptique a représenté une transformation radicale puisqu’il a permis le passage d’une situation où la majorité regardait la minorité à une situation où la minorité regardait la majorité. Mais, selon Thomas Mathiesen, Michel Foucault n’aurait pas accordé suffisamment d’attention au développement de nouvelles techniques de pouvoir, où c’est en fin de compte la majorité qui regarde la minorité. La croissance extraordinaire des médias télévisuels conduit à la création d’un autre mécanisme de pouvoir que Mathiesen a baptisé le « Synopticon ». Même si sa mise en pratique fut universelle et si les institutions bâties sur son principe embrassaient la masse de la population, le Panopticon était par nature une structure locale. Le système panoptique, de par ses principes et ses effets, conduisait à l’immobilisation de ses sujets, le but de la surveillance était d’empêcher les évasions, ou du moins de conjurer les comportements autonomes, déviants et contingents. Or, dans ce nouveau processus qu’est le « Synopticon », l’acte de regarder délie les spectateurs de leur attache locale, il les transporte virtuellement dans le cyberespace, là où les distances ne comptent plus, même si leur corps reste sur place. Comme le dit Zygmunt Bauman :
8« Que les cibles visées par le Synopticon, ces personnes qui sont passées maintenant du statut de regardés au statut de spectateurs, bougent ou restent à leur place, cela n’a plus aucune importance. Où qu’elles soient et où qu’elles aillent, elles sont en puissance et en acte, reliées au réseau extraterritorial qui permet à la majorité de regarder la minorité. [10] »
9Si le Panopticon forçait les gens à occuper une place que l’on pouvait surveiller, le « Synopticon » n’a plus besoin d’utiliser la coercition. Il opère par un pouvoir de séduction qui les amène à devenir spectateurs. C’est ainsi que « les locaux regardent les mondiaux ». Ce qui explique l’autorité symbolique de ces derniers, c’est qu’ils sont intrinsèquement liés à l’éloignement, à une mobilité qui fascine la plupart des gens. Les mondiaux sont dans une autre réalité, ils ne sont littéralement « pas de ce monde ». Malgré tout, il est beaucoup plus facile de les voir flotter au-dessus du monde local « qu’on ne pouvait voir les anges planer au-dessus du monde chrétien : ils sont à la fois inaccessibles et visibles, éthérés et charnels, infiniment supérieurs tout en donnant à tous les inférieurs un brillant exemple à suivre ou à rêver de suivre [...]. Bien que séparés sur terre, les locaux rencontrent les mondiaux au cours d’émissions de télévision quotidiennes retransmises depuis le paradis. Les échos de cette rencontre résonnent à l’échelle mondiale, recouvrant tous les bruits locaux, se répercutant sur les murs locaux, ce qui révèle et renforce d’autant plus
10la solidité infranchissable de ces murs, solides comme ceux d’une prison [11] ». À l’heure des flux mondiaux, qu’ils soient financiers, humains ou informationnels, de nouvelles formes d’emprise se révèlent où le surveillant comme le contremaître disparaissent, et avec eux leur pouvoir de coercition. Désormais, tout le monde est libre, mais libre à l’intérieur de limites strictes, d’un cadre économiquement préétabli et dominé par le culte de la consommation et de la croissance. Les hommes (et les femmes, elles-mêmes délivrées de la discipline outrancière du pater familias) se sont trouvés libérés des pressions panoptiques qui les poussaient à se conformer. Cependant, une autre forme de pression demeure, elle s’abat sur l’individu qui est sommé de suivre une logique consumériste, la peur de l’insuffisance et la frénésie de la consommation se renforcent dans ce cas l’une et l’autre :
11« En échange de la conformité, le régime de surveillance et de coercition libérait en récompense l’individu des tourments du choix et de la responsabilité. Une libération de cet ordre n’est pas disponible sous le régime de la formation personnelle dont les articles du marché servent les intérêts. Mais les lots qu’offre ce nouveau régime scintillent assez pour que le sombre spectre de la responsabilité, aveuglé, quitte l’existence. [12] »
12Désormais, la véritable autorité du sujet agissant s’évanouit, le principe de responsabilité relative aux conséquences, certes lointaines et indirectes, des actions de l’individu se voit lui-même constamment fragilisé. À l’ère du capitalisme actionnarial, les locaux restent les locaux tandis que les actionnaires constituent le seul facteur réellement libre de toute détermination spatiale, c’est à eux que l’entreprise appartient. C’est donc à eux qu’il revient de prendre des décisions qui ont souvent des conséquences sociales violentes, c’est à eux de prendre la décision de déménager l’entreprise là où ils perçoivent ou anticipent la possibilité de percevoir des profits plus élevés, laissant aux autres, ceux qui sont attachés à leur localité, « la tâche ingrate de panser les plaies, de réparer les dégâts et de se débarrasser des déchets ! L’entreprise est libre de partir, mais les conséquences de son départ restent bien en place. Quiconque est libre de quitter la localité est libre d’échapper aux conséquences de son départ [13] ». Emportés dans le flux de l’économie mondialisée, les emplois, dont on pensait autrefois qu’ils étaient pour une longue durée, ne sont le plus souvent que temporaires et précaires, ils peuvent disparaître pratiquement sans préavis, les entreprises deviennent démontables. Face à cela, les États se montrent de plus en plus impuissants à intervenir au sein de leurs propres frontières et à imposer des critères de protection et d’assurance collective qui contribueraient pourtant à atténuer l’incertitude « qui sape la confiance en soi des individus, cette condition nécessaire de tout engagement sérieux dans les affaires publiques [14] ». Dans un contexte de démantèlement permanent et de fragmentation généralisée, où des forces sans domicile fixe et extraterritoriales se déplacent librement autour du monde en échappant à la souveraineté politique des États, les attitudes révèlent une tendance au repli ainsi qu’une préférence pour les sécurités autant sociales que professionnelles.
3 - Les forces extraterritoriales du marché et l’obsession sécuritaire
13Ce qui est singulier dans cette situation, c’est que cette préférence pour les sécurités se répercute tout naturellement dans l’horizon plus vaste de l’organisation de la société. Il s’effectue ce que Zygmunt Bauman appelle très justement un « transfert d’angoisse » qui sert explicitement les politiques. Dans un monde de moins en moins prévisible, choisir la sécurité offerte par le havre de la territorialité devient une tentation très forte. Et partout où une tension s’avère perceptible, des « investisseurs » entrevoient la possibilité de faire fructifier un capital politique. Le recours aux peurs liées à l’insécurité devient en effet un moyen tout à fait fructueux pour les gouvernements incapables d’intervenir de manière significative sur les mutations en cours ou de prédire et de déterminer leurs directions. Les politiques se concentrent sur les choses qu’ils pensent pouvoir concrètement influencer. C’est sans doute d’ailleurs une heureuse coïncidence pour les acteurs politiques ambitieux, avides de schémas simplistes, si les problèmes réels liés à l’incertitude peuvent être réduits à la peur de l’insécurité. Tout comme l’argent liquide disponible pour toutes sortes d’investissements, le capital de la peur peut être transformé en n’importe quelle sorte de profit commercial ou politique. La sûreté personnelle est devenue un point important des ventes, peut-être même le plus important, dans toutes sortes de stratégies de marketing :
14« Réduit de manière croissante à la promesse d’une sûreté personnelle, le thème de la sécurité est également devenu un élément important des promesses, peut-être même le plus important, dans les manifestes politiques et les campagnes électorales. [15] »
15À ce titre, on pourra remarquer que si les stratégies politiques qui consistent à instrumentaliser la peur pour conquérir la confiance de l’opinion publique sont évidentes pour une part de la population et qui illustrent bien l’idée selon laquelle toute action menée contre l’insécurité est infiniment plus marquante que tout ce que l’on peut faire pour tenter de s’attaquer au mal-être social, ce type de stratégie politique s’avère très efficace si l’on en croit par exemple nombre de sondages publiés en France au moment de la crise des banlieues à l’automne 2005.
16De toute évidence, personne ne peut ou ne veut réellement affronter les problèmes plus profonds liés à l’incertitude. Les différents gouvernements deviennent de plus en plus incapables de promettre autre chose que davantage de flexibilité dans le travail, c’est-à-dire d’augmenter encore l’incertitude, les aléas, la précarité et leurs conséquences souvent dramatiques. Tout le monde estime comme allant de soi que les gouvernements doivent accorder plus de liberté aux forces capricieuses et imprévisibles du marché, qui, ayant conquis l’extraterritorialité, échappe à toute action en provenance d’un gouvernement incapable d’agir autrement qu’en réaffirmant une maîtrise de la localité :
17« Faire quelque chose, ou donner l’impression de faire quelque chose, contre la délinquance menaçant la sécurité des personnes, voilà en revanche une politique réaliste, et riche en potentiel électoral [...] Toute action menée contre l’insécurité est infiniment plus spectaculaire, visible, télégénique, que tout ce que l’on peut faire pour atteindre les couches profondes du malaise social, qui sont de ce fait moins perceptibles et apparemment plus abstraites. Quel spectacle plus intéressant et plus excitant que la lutte contre le crime, que le crime lui-même, surtout celui qui vise les corps et les propriétés privées. Les producteurs et les scénaristes des médias en sont parfaitement conscients. [16] »
18Une des conséquences de tout cela est la propagation d’une peur qui est immédiatement l’objet d’une instrumentalisation politique. Les angoisses portant sur la sécurité personnelle et qui sont en définitive dues à l’incertitude psychologique et existentielle, dominent toutes les autres peurs, et repoussent dans l’ombre toutes les autres vraies raisons d’être angoissé. Les gouvernements peuvent être soulagés : personne, ou presque, ne songerait à exiger qu’ils fassent quelque chose pour résoudre des problèmes qui les dépassent largement :
19« Personne ne pourrait les accuser de ne rien faire et de rester indifférents à l’égard des angoisses humaines, puisqu’il suffit d’allumer la télévision pour voir des documentaires, des fictions, des documentaires-fictions et des fictions qui ont la forme de documentaires, où l’on voit de nouvelles armes policières, des prisons ultramodernes et des alarmes contre les vols, des criminels neutralisés et de courageux agents de sécurité ou des détectives qui risquent leur vie pour que nous puissions dormir en paix. [17] »
20Dans de telles circonstances, prendre des mesures quantifiables en matière de répression est souvent très gratifiant. Le fait de construire de nouvelles prisons, de rédiger de nouvelles lois pénales qui multiplient les infractions passibles de prison, allonger le temps des peines sont autant de mesures qui accroissent la popularité d’un gouvernement qui apparaît de la sorte ferme, puissant et déterminé. Ce gouvernement donne surtout l’illusion de mener une action politique significative. Mais, dans ces circonstances, l’action est-elle encore véritablement politique ? N’est-elle pas tout simplement télégénique ? Elle a en tout cas une conséquence psychologique évidente, elle contribue à réduire l’incertitude qui affecte l’existence des citoyens et à renforcer une culture de la localité.
21Les forces du marché qui sont désormais mondiales, et donc extraterritoriales, exigent des États qu’ils utilisent leur pouvoir local pour garantir un environnement sûr à leurs citoyens, au moins en intention. Il faut surtout que ces opérations thérapeutiques soient visibles. À l’ère de la finance mondialisée, le rôle dévolu aux gouvernements se limite de plus en plus à être une sorte de commissariat géant ; la quantité et la qualité des policiers qui sont sur la brèche, qui immunisent nos villes en vidant les rues de leurs mendiants et de leurs marginaux, ainsi que la solidité des murs de prison, sont autant de facteurs essentiels pour s’assurer la confiance des investisseurs, qui prennent en compte tous ces éléments pour prendre la décision d’investir ou de désinvestir. La meilleure façon pour un gouvernement de courtiser le capital est par conséquent de s’affirmer comme un excellent commissaire de police :
22« Pour s’assurer la route la plus courte vers la prospérité économique du pays, et donc pour augmenter le taux de satisfaction de l’électorat, l’État doit faire la démonstration publique de ses capacités et de ses prouesses policières. [18] »
23Son emprise sur la localité et la réaffirmation d’une identité nationale est un moyen pour l’État de s’assurer une légitimité qu’il n’a pas les moyens de revendiquer autrement.
Conclusion
24À l’ère de cette « troisième mondialisation » où domine une exaltation pour la mobilité et l’affranchissement vis-à-vis de toute contrainte territoriale, et où les moyens technologiques sont censés permettre une ouverture au monde et aux autres, où des communautés virtuelles se forment par opposition à l’État et à sa territorialité, des revendications identitaires apparaissent malgré tout comme des caractéritisques de plus en plus radicales de nos sociétés hyperindustrielles. Ces revendications s’accompagnent de logiques de reterritorialisation qui s’illustrent essentiellement à travers des plans de sécurisation des espaces publics et privés. Ces interventions urbaines, quantifiables et visibles, sont fortement encouragées par les gouvernements qui y trouvent une manière d’être aisément reconnus et identifiés. Mais ces interventions demeurent partielles et circonscrites, elles ne s’additionnent pas pour former une totalité de sens, elles s’en tiennent à sauver des apparences, elles demeurent fragmentaires et superficielles. Les interventions qui sont engagées pour immuniser la quotidienneté ne se confrontent pas réellement à la complexité du mal-être qui se généralise dans la société actuelle, ni aux angoisses que le système néolibéral induit en imposant son régime de domination, mais trouvent assez naturellement une légitimité dans la société de l’information qui rend la politique plus que jamais soumise à des impératifs télécommunicationnels qui incitent les responsables politiques eux-mêmes à accelérer le rythme de décisions essentiellement centrées sur la volonté de créer chez les citoyens le sentiment d’être à l’abri des forces extraterritoriales du marché.
Notes
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[1]
Olivier Mongin, La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005.
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[2]
Olivier Mongin semble ici suivre d’assez près les analyses de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980. Pour une lecture de la perspective « géophilosophique » développée dans Mille Plateaux, nous renvoyons à Manola Antonioli, Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L’Harmattan, 2004.
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[3]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, traduit de l’anglais par Alexandre Abensour, Paris, Hachette, p. 35. Pour une introduction générale à l’œuvre de Zygmunt Bauman, nous nous permettons de renvoyer à Pierre-Antoine Chardel, « Quelle morale pour le temps présent ? Lecture de Zygmunt Bauman », Esprit, février 2005, p. 196-204.
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[4]
Olivier Mongin, La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, op. cit., p. 189-208.
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[5]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, op. cit., p. 35.
-
[6]
Paul Virilio, L’insécurité du territoire, 1re édition : Paris, Stock, 1976 ; 2e édition : Paris, Galilée, 1993.
-
[7]
Ibidem, p. 221.
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[8]
Mark Poster, « Database as discourse, or electronic interpellations », in Detraditionalization, ed. Paul Heelas, Scott Lash and Paul Morris, Oxford Blacwell, 1996, p. 284-291.
-
[9]
Thomas Mathiesen, Theoretical Criminology, 1997, p. 215-234.
-
[10]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, op. cit., p. 83.
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[11]
Ibidem, p. 86.
-
[12]
Zygmunt Bauman, La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Le Rouergue/Chambon, 2003, p. 76.
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[13]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, op. cit., p. 19.
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[14]
Zygmunt Bauman, La société assiégée, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Le Rouergue/Chambon, 2005, p. 101.
-
[15]
Zygmunt Bauman, « Les usages de la peur dans la mondialisation », Esprit, juillet 2005, p. 87.
-
[16]
Zygmunt Bauman, Les coûts humains de la mondialisation, op. cit., p. 178.
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[17]
Ibidem, p. 179.
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[18]
Ibid., p. 181.