Introduction : qu’est-ce qu’un philosophe peut pertinemment dire des troubles mentaux ?
1Dans un essai intitulé Better than well [1], le philosophe Carl Elliott discute le cas de sujets que certains psychiatres ont proposé d’appeler « apotemnophiles » : ils éprouvent une attraction pour l’amputation d’un de leurs membres. Ces personnes se justifient par une quête d’identité : « je ne serai vraiment moi-même qu’une fois ma jambe coupée », ou encore « je ne serai complet qu’une fois ma jambe coupée ». Certaines évoquent une anomalie de leur corps : « cette jambe n’est pas vraiment la mienne » ou : « mes jambes sont en trop. » Lorsqu’ils passent à l’acte, plusieurs semblent effectivement s’épanouir dans ce nouvel état. Les uns éprouvent une attirance sexuelle pour les amputés ou pour la condition d’amputé. Pour d’autres, cela semble être associé simplement à l’image du corps ou à la vie que mène un amputé. Lorsqu’ils ne rencontrent pas un chirurgien prêt à répondre à leur demande, quelques-uns menacent de s’opérer eux-mêmes, voire le font. Sous le sceau de l’anonymat, on trouve des amputés qui avouent avoir volontairement provoqué l’accident qui a rendu l’amputation inévitable – sans que personne l’ait jamais su.
2Le psychiatre s’interroge sur la meilleure prise en charge de ce trouble, sans exclure du reste qu’elle puisse être chirurgicale : à quoi bon contraindre une personne à vivre avec une obsession et un risque vital majeur, quand il suffit d’accéder à sa demande pour qu’elle vive heureuse ? Que fait Carl Elliott de cette condition ? Il en discute les causes possibles, l’obscure origine, l’opportunité de la prise en charge, les conséquences sociales et le discours. Il y applique les concepts philosophiques d’« effet de boucle » et de « contagion sémantique » [2]. En bref, il contribue à ce que l’apotemnophilie devienne un objet de discours philosophique.
3C’est un étrange processus que ce dédoublement d’une réalité réfractée dans deux miroirs aux propriétés différentes. À côté de l’objet médical qu’est la mélancolie, par exemple, coexiste un objet culturel façonné par des siècles d’histoire. L’un n’est pas imperméable à l’influence de l’autre, mais sur quelle base départager deux champs de compétence ou de pertinence ? C’est de manière expéditive et peu explicite, par exemple, que Sénèque distinguait la condition médicale de la melancolia de la condition existentielle du taedium vitae, ou que l’Église leur opposait le concept théologique d’acédie [3]. La distinction des choses tient-elle seulement à celle des lexiques dont on se sert pour les décrire ?
4Du moins il semble certain que cette manière de séparer les objets tend à produire, à bon compte, une sorte de paix perpétuelle entre psychiatres et philosophes. C’est ce cadre que les uns et les autres ont fait voler en éclats depuis le milieu du xxe siècle. Parmi eux, certains, philosophes ou psychiatres, l’ont fait en affirmant la préséance du concept médical ou du concept culturel de maladie mentale. C’est dans cette dernière perspective que s’est développé le courant de l’antipsychiatrie. D’autres ont tenté d’articuler les questions : par exemple, aux philosophes la définition conceptuelle du trouble mental en général, aux psychiatres la définition clinique des troubles mentaux particuliers.
5Bien qu’elle se donne tout le sérieux d’examiner des questions fondamentales pour l’action, une telle réflexion en détourne aussitôt qu’elle se développe. Le sérieux philosophique est celui que l’on accorde à un jeu. Deux jeux philosophiques ont émergé autour des troubles mentaux : celui de l’antipsychiatrie et celui de l’analyse conceptuelle. Le premier étant bien connu, mon objectif est de présenter plus longuement le second. Après les avoir décrits, je présenterai tour à tour la manière dont les psychiatres et la manière dont les philosophes y jouent, pour enfin revenir en conclusion sur le type d’intervention que l’analyse conceptuelle peut éventuellement légitimer.
Deux jeux philosophiques autour de la question du trouble mental
Antipsychiatrie
6Le jeu consiste ici à mettre en flagrant délit de contradiction avec soi-même la conception médicale du trouble mental, en s’appuyant sur une conception non médicale du trouble mental. C’est une caractérisation très schématique des résultats théoriques du courant antipsychiatrique, qu’on ne peut ici qu’étayer brièvement.
7Les contradictions dénoncées sont de diverses natures. Ainsi, en s’appuyant sur des concepts tels que « l’institutionnalisation » et la « déculturation », le sociologue Erving Goffman prétendait vers 1960 mettre en évidence la contradiction entre ce que les psychiatres disent qu’ils font (discours de la prise en charge thérapeutique) et ce qu’ils font vraiment au cours de l’internement psychiatrique : dépouiller les patients de toute possibilité de vivre en dehors de l’institution, et les rendre dociles à ses exigences [4].
8C’est vers une autre forme de contradiction que le psychiatre Thomas Szasz a porté son attention à cette même époque : la contradiction entre le concept médical authentique de maladie qui, selon lui, présuppose toujours une lésion organique, et l’imposture du concept psychiatrique de maladie [5]. Il n’y a pas de lésion identifiée dans les maladies mentales, et sitôt que l’on peut en mettre une en évidence, elle devient une affection neurologique (ce fut le cas, par exemple, de la démence syphilitique). En revanche, ce que la psychiatrie propose, c’est une substantification des « problèmes de vie » que l’individu rencontre inévitablement dans sa confrontation aux normes sociales et une explication mythologique de la souffrance qu’ils engendrent. Cette substantification répond à une demande de régulation sociale : décréter un individu malade protège les normes en sacrifiant son désir, et protège l’individu lui-même contre les conséquences de ses échecs à les conformer à l’ordre. De ce fait enfin, le diagnostic psychiatrique est irrémédiablement sous-tendu par un jugement de valeur – une thèse qui entre aussi en conflit avec la représentation que la psychiatrie, comme branche de la médecine, se fait de son « objectivité ».
9On doit souligner d’emblée à quel point il est réducteur de faire entrer le travail de Michel Foucault [6] dans le courant de l’antipsychiatrie, et plus encore de réduire ses thèses au jeu de l’antipsychiatrie. Elles ont eu un impact moindre que celles des auteurs précédents à cause des idiosyncrasies d’expression de l’auteur, difficilement traduisibles dans d’autres langues, et des infinis raffinements de ses affirmations, difficiles à résumer à l’essentiel. Foucault inscrit son étude historique de la folie et des institutions psychiatriques dans le cadre plus large d’une histoire de la civilisation occidentale, plus précisément dans une histoire des représentations. La contradiction qu’il s’efforce d’exhumer concerne la représentation que la psychiatrie se fait de son rôle. Foucault cherche à montrer que c’est en fait le concept non médical de « folie » qui a joué un rôle essentiel dans la constitution de la discipline psychiatrique et l’institutionnalisation de sa prise en charge, et met en évidence la priorité du rôle social accordé à la psychiatrie sur le rôle thérapeutique sur lequel elle croit s’être définie.
10C’est la mise en évidence d’une autre forme de contradiction interne à la psychiatrie qui a eu, sans aucun doute, le plus grand impact sur la pratique psychiatrique. Au début des années 1970, le sociologue David Rosenhan [7] demande à un groupe d’étudiants de se présenter individuellement dans des hôpitaux psychiatriques avec la simple consigne de prétendre entendre une voix disant : « pouf », puis, s’ils sont internés, de se comporter ensuite tout à fait normalement. La majorité des étudiants sont internés avec un diagnostic de schizophrénie, pour une durée de 7 à 52 jours, puis relâchés avec l’appréciation : « en rémission ». Les psychiatres qui les observent décrivent toute activité de ces nouveaux patients comme révélatrice du diagnostic : si, par exemple, tel d’entre eux prend en note ce qu’il observe, on lui diagnostique une « activité d’écriture excessive ». Après la publication des résultats, les psychiatres ont protesté : comme ils n’ont pas de raison de penser qu’on cherche délibérément à se faire interner dans les conditions normales, ce n’est pas vraiment leur aptitude diagnostique et le caractère rigoureux de leurs critères que l’on teste. Pour que le résultat de l’expérience soit significatif, il aurait fallu qu’ils soient avertis que certains patients qui se présenteront seront de faux patients, afin de tester l’aptitude à les distinguer des « vrais » patients. Rosenhan accepte le principe de l’expérience, qui doit être mené sur un seul hôpital. À la fin de l’expérience, les psychiatres présentent leurs résultats : sur 195 nouvelles admissions, ils pensent avoir détecté 48 faux patients et ont des soupçons sur 48 autres. Rosenhan révèle alors que, pour cette deuxième expérience, il n’a en réalité envoyé aucun étudiant.
11La contradiction révélée met en doute la prétention de la psychiatrie à départager rigoureusement les gens atteints de troubles mentaux des gens sains d’esprit. Comme il s’agit là, de l’avis général, d’une compétence fondamentale pour la prétention de la psychiatrie à être scientifique (au moins dans sa partie diagnostique), le verdict est jugé accablant. L’expérience de Rosenhan constitue le point d’orgue du courant antipsychiatrique : son impact sur la refondation de la psychiatrie engagée dans les années 1970 est sans équivoque.
Analyse conceptuelle
12Principalement dans les quelque vingt années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, les représentants du courant que l’on appelle « philosophie analytique » inventent un nouveau jeu philosophique : l’« analyse conceptuelle », censée définir l’activité philosophique elle-même [8]. En partant d’un concept dont on se donne « l’extension » [9], c’est-à-dire la classe des cas qui en relèvent, il s’agit de définir le sens du concept (son « intension ») en déterminant les critères d’application du terme. La méthode est originairement appliquée aux sciences, en particulier à la physique (un exemple fréquemment pris est celui de la définition de l’or), mais s’étend ensuite bien au-delà (par exemple au concept de justice). Tout domaine où une classe de cas ne donne pas lieu à controverse peut donner lieu à une explicitation, élucidation ou clarification du concept qui la délimite (Carnap utilise le mot : « explication », distinct du mot « explanation »). La classe est réputée être originairement constituée sur la base des « intuitions » d’un utilisateur « compétent » du terme, par après confirmées ou corrigées par l’analyse. La méthode conduit à démêler les significations multiples d’un même terme et à mettre en évidence leur relation logique. Elle s’étend souvent aux termes connexes et élucide ainsi toute une partie d’un langage. Des cas contrefactuels dont l’appartenance ou la non-appartenance est consensuelle permettent même de faire progresser l’analyse du concept : c’est le triomphe de la « philosophie en fauteuil ». Les définitions ainsi proposées par les philosophes ne sont plus « stipulatives » mais « descriptives », voire « explicatives » : c’est la distinction proposée par le philosophe des sciences Carl Hempel entre des définitions postulées et des définitions restituées, quitte à introduire les clarifications nécessaires qui ne se trouvent pas dans l’usage commun du terme par les scientifiques [10]. Le résultat final est un ensemble de conditions nécessaires et conjointement suffisantes pour que le terme soit appliqué à bon escient.
13Si le concept de « maladie mentale » est scientifique, il doit donner lieu à un usage uniforme non controversé du terme sur la base de l’application de critères consensuels (dans les limites tolérables d’une marge d’erreur due aux difficultés d’opérationnaliser un tel terme : que tel psychiatre se trompe ne remet pas en cause la détermination rigoureuse du concept, seulement son application dans ou telle ou telle occurrence). Dans une conférence donnée à des psychiatres à la fin des années 1950 [11], Carl Hempel faisait un constat et proposait une direction de travail : puisque la psychiatrie ne dispose pas encore d’une théorie scientifique (principalement, des lois de la nature psychologique), susceptible de fournir une base satisfaisante à des prédictions et des explications, il lui reste à travailler, grâce à l’observation, sur ses termes descriptifs et ses classifications des phénomènes psychopathologiques, de manière « athéorique ». Toutefois, ce travail de définition se dédouble en deux activités : définir les troubles mentaux particuliers et les symptômes qui les caractérisent d’une part, et définir le trouble mental en général et ses caractéristiques universelles de l’autre. Si les philosophes ne se sont jugés compétents que pour la deuxième tâche, les psychiatres se sont attelés aux deux tâches dès les années 1970 dans une série de travaux qui ont abouti à la grande révolution en psychiatrie : la publication, en 1980, de la troisième version du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ou « DSM-III », par l’American Psychiatric Association (APA).
14Quel est le résultat de l’analyse conceptuelle des « troubles mentaux » ?
Définitions scientifiques des troubles mentaux [12]
Feighner : approche critérielle de la dépression
15À la fin des années 1960, les psychiatres disposent de peu de critères applicables pour asseoir un jugement diagnostique. Ils s’appuient essentiellement sur des théories générales de la pathogénie empruntées à la psychanalyse. Afin d’étudier les populations de patients déprimés et d’en décrire les caractéristiques de manière statistiquement exploitable, il importait de déterminer les critères de constitution d’une cohorte de patients déprimés. Sous l’impulsion de John Feighner, un groupe de psychiatres de l’Université de Washington propose une liste de 15 critères opérationnels tels que : « pensées suicidaires », « perte d’appétit », « perte de sommeil », « sentiments de culpabilité », « perte d’énergie », « perte d’intérêt pour les activités habituelles », etc. Pour établir ces « critères de Feighner », le groupe de cliniciens a procédé par analyse de leurs intuitions et de celles de leurs collègues. Ils retiennent les critères qu’il est aisé d’appliquer pour un observateur compétent. Ils établissent un réseau complexe d’ensemble de critères alternatifs, tous également pertinents : ainsi, il suffit à un individu de répondre à un sous-ensemble déterminé des critères retenus (au moins 5 parmi les 15) pour être considéré comme déprimé.
16L’application de cette méthode a assez rapidement atténué la portée des études sociologiques inspirées par le courant de l’antipsychiatrie. Si des critères sont établis, l’expérience de Rosenhan n’est (en principe) plus possible, sauf à supposer que les sujets miment rigoureusement les symptômes d’un trouble mental défini. De même que la méthode de Feighner est une réponse aux critiques de l’antipsychiatrie, de même, la sociologie des troubles mentaux a pris acte de cette avancée et déplacé son champ d’investigation. Ainsi, la magistrale étude de Georges Brown et Tiril Harris, The Social Origins of Depression (1978), s’appuie sur les critères de Feighner pour délimiter un groupe homogène par la symptomatologie, puis en étudie les points communs sur le plan sociologique. S’esquisse ainsi une théorie étiologique de la dépression d’une grande finesse, et qui rend pour la première fois accessible une description pertinente du contexte social des troubles mentaux, sans remettre pour autant en cause la légitimité du concept.
17Sur le plan philosophique, la méthode de Feighner ressemble de près à celle de l’analyse conceptuelle décrite par les philosophes. Des réserves s’imposent toutefois. En premier lieu, il est discutable que le groupe de Feighner tente d’élucider les critères d’un concept suffisamment homogène et dont l’application par les différents cliniciens est consensuelle. Il est vrai que le travail aurait été beaucoup plus difficile s’il s’était agi de définir la schizophrénie plutôt que la dépression. De ce fait, on ne peut dire clairement dans quelle mesure le résultat est ou n’est pas stipulatif. En d’autres termes, il n’est pas évident qu’un autre groupe travaillant indépendamment de celui de Feighner, aurait obtenu un même résultat en se posant la même question. Or dans la mesure où les critères obtenus sont opérationnels, ils permettent de constituer une cohorte : faute d’être clairement valides (c’est-à-dire de correspondre au concept originaire de dépression, si tant est qu’il existe), ils sont fiables (c’est-à-dire que leur application donne le même résultat à chaque fois) [13]. Ils délimitent bien un groupe sur lequel ils tombent d’accord : mais quel groupe de patients délimitent-ils exactement ? En travaillant ainsi à peu près de la manière dont le préconisait Hempel, les psychiatres rencontrent un problème redoutable : si le diagnostic n’est plus arbitraire (correspondance d’un cas à un ensemble de critères), cela n’empêche pas la nosologie de l’être (correspondance d’un ensemble de critères à un concept de trouble mental plus général). De fait, plusieurs questions se posent : qu’est-ce qui garantit que ceux qui répondent aux critères arrêtés sont bien déprimés ? qu’est-ce qui garantit que ceux qui n’y répondent pas ne sont pas déprimés ? qu’est-ce qui garantit qu’ils sont bien atteints de troubles mentaux ? Les deux premières questions relèvent de l’affinement du concept de « dépression ». La dernière question est celle d’une définition du trouble mental en général. Pour que la description de l’objet construit par les critères de Feighner corresponde à la description d’un trouble mental authentique, il importe qu’elle soit conforme à la description d’un objet plus général, celui de trouble mental. Quels en sont les critères ?
La définition du trouble mental par Spitzer et Endicott
18Dans le double contexte de l’expérience de Rosenhan [14] et de l’émergence des critères de Feighner, le psychiatre américain Robert L. Spitzer, assisté de son collègue Jean Endicott, a conduit durant les années 1970 un travail de clarification du concept de trouble mental [15], notamment à l’occasion de la discussion du statut, pathologique ou non, de l’homosexualité [16]. Le résultat peut être résumé de la manière suivante :
19Un trouble mental est un état qui doit à la fois être :
- associé directement à au moins l’un des maux suivants :
- une détresse reconnue ou manifestée par l’individu ;
- une incapacité ;
- un désavantage (ne résultant pas des maux précédemment cités, et n’étant pas lié à une maladie organique).
- contrôlé par des facteurs internes à l’organisme, et non réversibles par une simple information, éducation ou intervention non-technique ;
- ne pas être le prix nécessaire pour atteindre un but positif ;
- spécifiable et distinguable d’autres troubles mentaux spécifiques ;
- associé à une demande d’action.
20La présente définition est une simplification de la définition originelle de Spitzer et Endicott, dont le détail n’importe pas ici. Il faut souligner en revanche la forme logique prise par la définition, forme inspirée à la fois de la méthode de l’analyse conceptuelle et de l’approche critérielle de Feighner. D’autre part, la clause D, très importante, peut être interprétée comme la nécessité qu’un trouble mental soit diagnostiqué pour qu’il s’agisse vraiment un trouble mental. En d’autres termes, c’est une clause qui exclut la possibilité d’un diagnostic général ou direct de « trouble mental » : pour qu’un psychiatre puisse diagnostiquer un trouble mental absolument, il faut qu’il diagnostique un trouble mental spécifiquement. Bref, un trouble mental non spécifié ne doit pas être considéré comme un trouble mental. Cette clause renverse en quelque sorte l’approche qui semble naturelle au philosophe, à savoir, définir le trouble mental en soi originairement et indépendamment des troubles mentaux particuliers, et en faire le critère pour qu’un trouble mental particulier puisse être considéré comme tel. Toutefois, elle ne consiste pas à remplacer la définition du trouble mental en général par la somme des troubles mentaux particuliers : elle fait du diagnostic d’un trouble mental particulier la condition nécessaire, mais non suffisante, d’un trouble mental en général.
21On notera enfin que la définition proposée par Spitzer et Endicott n’a pas été retenue comme telle par les comités chargés de la rédaction du DSM-III, bien que Spitzer en ait été le superviseur. Cette définition n’a pas été jugée assez neutre théoriquement, et a été remplacée par une définition édulcorée fondée sur un critère statistique implicite selon lequel un trouble mental est un état de détresse psychologique « inattendu », c’est-à-dire, au fond, tenu pour anormal dans une société donnée [17].
Définitions philosophiques des troubles mentaux
22Il ne serait pas illégitime de tirer de ce rapide examen la conclusion que les psychiatres n’ont besoin des philosophes ni pour critiquer leurs propres dérives (Szasz), ni pour analyser leurs propres concepts fondamentaux (Spitzer et Endicott). Que peut-on encore attendre du philosophe qu’ils n’aient déjà trouvé dans leurs propres ressources ? Sans doute, quelques améliorations à la marge de la méthode appliquée par les psychiatres : plus rigoureux dans l’application des règles du jeu de l’analyse conceptuelle, les philosophes sont sans doute plus soucieux de repérer les faux positifs, d’échapper à la médicalisation et à la pathologisation de toutes sortes d’états, et de distinguer entre état de détresse donnant éventuellement lieu à une demande d’aide légitime d’une part et pathologie authentique de l’autre. C’est ainsi la revendication principale du livre d’Allan Horwitz et Jerome Wakefield, Tristesse ou dépression ? [18] : distinguer entre détresse normale et état pathologique.
23De fait, les philosophes se servent des débats des psychiatres pour construire leur propre jeu, auquel ils jouent entre eux pour l’essentiel. Sous le titre : « Naturalisme ou normativisme ? », celui-ci consiste à essayer de convaincre tous les autres que les maladies mentales sont originairement définies comme des états indésirables, donc d’après un jugement de valeur, ou bien qu’il s’agit originairement de dysfonctionnements biologiques dont les conséquences sont indésirables. (Inutile de préciser que personne n’a encore gagné le jeu ainsi défini). La méthode universellement acceptée pour trancher la question est celle de l’analyse conceptuelle. Pour convaincre les autres, il faut donc parvenir à trouver un ensemble de critères nécessaires et conjointement suffisants qui délimitent une classe d’états comprenant tout ce que l’on appelle consensuellement « troubles mentaux », et rien de ce que l’on exclut consensuellement comme étant des troubles mentaux. Comme le dit très bien le principal auteur dans ce domaine, Christopher Boorse : si une définition conduit à définir par exemple la grossesse comme une maladie, c’est une fin de non-recevoir semblable au signal « Game Over » dans un jeu vidéo [19].
La définition de Boorse
24Dès les années 1970, Christopher Boorse s’était distingué parmi les philosophes en soutenant l’existence d’un concept naturaliste de maladie mentale, c’est-à-dire, une maladie mentale non définie comme telle par le recours à des valeurs [20]. D’une manière générale, pour qu’un état puisse être considéré comme une maladie, il faut selon Boorse que soit mise en évidence l’existence d’un dysfonctionnement. Un dysfonctionnement se définit comme l’impossibilité, pour une partie d’un organisme, d’atteindre le but qui est typique de la manière de survivre et se reproduire qui est propre aux organismes similaires. Cette similarité est définie à partir de l’espèce, du sexe et de l’âge : elle définit une classe de référence caractérisée par un « design » fonctionnel, que nous apprenons à connaître statistiquement. Cette définition de la santé et de la maladie a été précisément définie par Boorse pour la maladie somatique. Généralement tenue pour le paradigme de la définition naturaliste, elle est très influente, ne fût-ce que comme repoussoir. Selon Boorse, rien ne s’oppose en principe à ce que les maladies mentales répondent à ces mêmes conditions : il faut et il suffit pour cela de mettre en évidence les fonctions mentales normales et la manière dont elles permettent d’atteindre les buts propres à l’espèce.
25Dans son approche des maladies somatiques, Boorse a appliqué très rigoureusement la méthode de l’analyse conceptuelle telle qu’elle a été définie plus haut. Prenant pour base de cas l’essentiel de la nomenclature des maladies publiée par l’American Medical Association, il teste son hypothèse sur les cas standards, mais aussi sur les cas plus atypiques de pathologie. Parfois, il est conduit à douter qu’un état classé dans la nomenclature soit réellement une pathologie : il donne ainsi le cas de certaines malformations sans conséquence fonctionnelle, telle que l’absence congénitale de lobe de l’oreille. Il reconnaît que son analyse trouve aussi ses limites dans le cas des « pathologies universelles », qui, pour cette raison, appartiennent au design fonctionnel propre à la classe de référence d’un individu. Si tout le monde sans exception était atteint d’une infection microbienne quelconque, il faudrait, quelles qu’en soient les conséquences, admettre en toute rigueur que ce n’est pas une pathologie. C’est un résultat contre-intuitif, mais Boorse estime que son analyse reste suffisamment satisfaisante pour ne pas être remise en cause par un tel cas d’école.
26Dans le domaine de la psychiatrie en particulier, cette analyse l’a notamment conduit à distinguer deux formes d’homosexualité : quand elle est pratiquée par choix, il ne voit pas de raison de la définir comme pathologique, mais quand elle serait la cause d’une incapacité de se reproduire de la manière typique propre à l’espèce, il faudrait bien la définir comme un trouble pathologique selon Boorse. Il en va probablement de même de toutes les formes de paraphilie. Si l’on peut donner un sens à l’idée d’anomalie mentale « structurelle », analogue à l’absence congénitale de lobe de l’oreille, qui n’a pas de conséquence fonctionnelle, il faudrait probablement aussi l’exclure du champ des troubles mentaux. Enfin, si tout le monde était déprimé ou anxieux, la position de Boorse conduirait naturellement à considérer que c’est l’état normal de l’espèce et non un trouble pathologique [21].
La définition de Clouser, Culver et Gert
27Clouser, Culver et Gert ont proposé une définition également conforme aux réquisits de l’analyse conceptuelle, mais qui s’engage pourtant dans une direction fort différente : au lieu d’être naturaliste, elle est normativiste en ce qu’elle considère que le seul point commun de toutes les maladies est d’être indésirable d’une certaine manière [22]. En premier lieu, ces trois auteurs considèrent que ce qu’il faut définir n’est pas, à proprement, le terme « pathologie » (disease), mais plutôt le terme « affection morbide » (malady). En effet, nous n’appelons pas maladie les blessures ou certaines difformités que nous considérons pourtant comme pathologiques. L’anglais n’utilise pas non plus le terme « disease » pour désigner les troubles mentaux (mental disorders, qui remplace désormais assez officiellement l’expression traditionnelle de mental illness).
28Ce que toutes les affections morbides ont en commun, c’est d’être des maux. Être un « mal », au sens non moral du terme, c’est simplement être universellement indésirable pour tout être humain rationnel (sauf dans le cas particulier où un mal est nécessaire pour en éviter un plus grand). Les trois grandes espèces de maux seraient ainsi la mort, la souffrance et le handicap (disability). Clouser, Culver et Gert défendent ainsi une position normativiste originale : certes, ce sont des valeurs qui définissent les états morbides comme tels, mais ces valeurs ne sont pas relatives à une société donnée, elles sont universellement partagées. Il se peut, en revanche, qu’une certaine affection morbide soit prisée ici ou là pour certaines raisons culturelles – par exemple, la tuberculose avait quelque chose de romantique pour la bourgeoisie dans l’Europe du xixe siècle. –. Ce n’en est pas moins une affection morbide.
29Tous les maux ne sont pas des affections morbides : on meurt, on souffre, on perd des capacités par l’effet de toutes sortes de causes qui n’ont rien à voir, telles que l’emprisonnement, l’isolement, le régime politique de son pays, etc. Les affections morbides ont en effet pour particularité d’avoir pour cause quelque chose qui fait partie de soi-même, c’est-à-dire, soit est intégré biologiquement à notre fonctionnement, soit ne peut pas être évacué ou neutralisé par une manœuvre aisée. Clouser, Culver et Gert incluent ici les croyances irrationnelles que l’on peut retrouver dans de nombreux troubles mentaux tels que schizophrénie, paranoïa, mais aussi anxiété ou dépression. Bien sûr, la question générale se pose de savoir comment l’on détermine que le déprimé, par exemple, a une croyance injustifiée en son insignifiance ou sa nullité. Il peut bien avoir raison, remarquait malicieusement Freud dans « Deuil et Mélancolie ». Mais c’est une question de critère diagnostique, pas une question de définition des affections morbides.
30De même, distinguer un handicap n’est pas chose aisée, même si les handicaps dus à des causes internes constituent indubitablement des affections morbides. Il faut d’abord distinguer les incapacités (inabilities) des handicaps (disabilities) : un nouveau-né qui ne marche pas se caractérise par une incapacité, pas un handicap. Mais comment sait-on qu’un homme qui ne peut marcher un kilomètre ou un vieillard de 99 ans qui ne peut courir ont un handicap ? Ici, Clouser, Culver et Gert considèrent que nous nous servons d’un critère statistique pour définir le niveau de performance à partir duquel on peut parler de handicap : mais cela n’implique pas, selon eux, que le concept d’affection morbide soit défini statistiquement.
31La définition proposée par Clouser, Culver et Gert dans cet article ne se présente pas comme une innovation, mais plutôt comme une systématisation de définitions déjà proposées par d’autres auteurs, notamment psychiatres. On reconnaît ici la trame de la définition de Spitzer et Endicott. D’autres philosophes, tels que Hugh Tristram Engelhardt Jr, Caroline Whitbeck ou Lennart Nordenfelt, ont proposé des définitions normativistes différentes de la maladie et de la santé, il est vrai moins nettement orientées vers le cas des troubles mentaux. On ne pourra pas les présenter toutes ici.
La définition de Wakefield
32Dans un article de 1992 dont la traduction française est à paraître [23], Wakefield propose une définition des troubles mentaux fondée sur deux idées nouvelles. La première est de considérer l’analyse normativiste de la maladie en termes de valeurs et l’analyse naturaliste de la maladie en termes de dysfonctionnement biologique comme complémentaires. Selon l’analyse du « dysfonctionnement préjudiciable », il faut et il suffit, pour qu’un état soit pathologique, qu’il s’y trouve du mal (harm) et qu’il s’y trouve un dysfonctionnement (dysfunction). Ainsi, les deux principaux camps des « analystes conceptuels » se trouvent réunis d’une manière à la fois simple et élégante. En d’autres termes, aucun état dysfonctionnel ne peut être considéré comme pathologique, s’il ne porte pas préjudice au porteur, comme par exemple l’incapacité biologique d’apprendre à lire dans une société sans écrit ; et tout état préjudiciable est normal s’il ne s’y trouve pas de dysfonctionnement biologique, comme par exemple être homosexuel dans une société où ce n’est pas toléré (Wakefield est en désaccord avec l’analyse de Boorse sur ce point).
33La deuxième idée de Wakefield est de définir le dysfonctionnement selon les termes de la théorie biostatistique de Boorse, mais en s’appuyant sur une définition évolutionniste des fonctions biologiques. Dans les termes simples de la philosophe de la biologie Karen Neander, une fonction d’un trait est un effet pour lequel ce trait a été sélectionné. Toute fonction altérée ou manquante donne donc lieu à un dysfonctionnement. Le dysfonctionnement ne se définit donc pas simplement comme un problème d’adaptation à tout environnement actuel : on ne peut pas dire qu’un organisme qui suffoque dans une pièce pleine de fumée soit dysfonctionnel, par exemple. Le dysfonctionnel se définit comme un défaut d’adaptation à un environnement qui a façonné l’espèce par sa pression sélective à un moment de son évolution. Ainsi, l’ensemble des environnements auxquels nous sommes censés être adaptés au sens de l’évolution définit l’ensemble des environnements standards où nous sommes censés survivre en même temps que la manière dont nous sommes censés fonctionner. Wakefield prétend ainsi éviter les difficultés de la définition de Boorse et donner une définition plus conforme au concept biologique contemporain de fonction. En outre, il peut ainsi prendre appui sur les théories de la psychologie évolutionniste et de la médecine dite darwinienne.
34Cette brillante définition constitue désormais la référence obligée de toutes les analyses du concept de trouble mental. Elle a été considérablement attaquée, et Wakefield a répondu à de nombreuses critiques depuis presque vingt ans. Il semble que la première idée de Wakefield fasse désormais référence : elle enterre ainsi la hache de guerre entre normativistes et naturalistes. Toutefois, c’est la deuxième idée qui suscite le plus la controverse. En premier lieu, certains normativistes considèrent que l’analyse naturaliste du dysfonctionnement biologique est erronée parce que toute idée de dysfonctionnement, selon eux, supposerait l’idée d’un préjudice et reposerait donc en dernière analyse sur des valeurs. En second lieu, plusieurs s’interrogent sur la possibilité de concilier les impératifs de l’analyse conceptuelle et une définition évolutionniste du concept de fonction et de dysfonctionnement. Wakefield lui-même a reconnu qu’il sortait par là de l’analyse conceptuelle proprement dite, et qu’il prête ainsi aux psychiatres qui parlent de dysfonctionnement un concept évolutionniste qui n’est généralement pas le leur. Mais, selon Wakefield, ce concept est le seul contenu précis qu’on puisse donner à cette idée de dysfonctionnement.
Détricotage des acquis de l’analyse conceptuelle
35L’analyse des troubles mentaux en termes de « dysfonctionnement préjudiciable » représente une sorte de sommet dans ce champ de la philosophie de la psychiatrie. Ce faisant, elle a suscité des critiques beaucoup plus radicales de l’entreprise, portant sur la pertinence de la méthode de l’analyse conceptuelle ; ces critiques viennent cependant d’auteurs qui ne remettent pas en cause l’existence même de troubles mentaux, comme c’était le cas de l’antipsychiatrie. Curieusement, cependant, deux des principaux auteurs critiques à l’égard des thèses de Wakefield semblent reproduire une forme de clivage entre normativistes et naturalistes.
L’analyse intentionnelle des troubles mentaux par Bolton
36Derek Bolton est un philosophe et psychologue clinicien britannique, auteur avec le psychiatre Jonathan Hill d’un ouvrage audacieux et très spéculatif sur la structure des troubles mentaux et leur explication [24]. Plus récemment, Bolton a publié un essai sur la définition des troubles mentaux [25] qui se présente essentiellement comme une contribution critique des définitions précédemment proposées, et sceptique sur la possibilité de définir les troubles mentaux. Le scepticisme de Bolton provient d’abord des difficultés soulevées par la définition de Wakefield, qu’il estime par ailleurs la meilleure en philosophie de la psychiatrie. En particulier, Bolton insiste sur l’impossibilité qu’il y aurait à être certain de la nature pathologique du moindre trouble, s’il fallait que la biologie de l’évolution en fasse la preuve. Cela lui apparaît de ce fait comme une théorie bien abstraite et bien éloignée de la pratique des psychothérapeutes.
37La deuxième source de son scepticisme est justement cette pratique. Les professionnels de santé et les chercheurs n’ont pas affaire à des troubles mentaux à proprement parler, mais plutôt à des « situations d’intérêt » : intérêt suscité par la possibilité de traiter ou d’expliquer, par exemple. Il ne s’agit cependant, pour Bolton, de renoncer au concept de « trouble mental » et de se contenter de ces situations minimalement définies de manière pragmatique [26]. Son scepticisme porte spécifiquement sur notre capacité à définir un patron conceptuel à l’aune duquel juger lesquelles, parmi ces situations d’intérêt, sont authentiquement pathologiques. Selon lui, aussi bien les tentatives naturalistes que les tentatives normativistes ont échoué. Mais une forme d’analyse existe, sur laquelle le professionnel de santé s’appuie pour distinguer le normal du pathologique dans les comportements. Il s’agit d’une analyse contextuelle très complexe, prenant en compte l’environnement du sujet et sa manière de s’y rapporter de façon sensée (meaningful). L’idée centrale, selon Bolton, est donc celle d’intentionnalité. Toutefois, à cause de cette grande complexité et du caractère idiosyncrasique de chaque réaction individuelle dans le contexte qui est le sien, Bolton doute de la possibilité de dégager des caractéristiques générales fiables des troubles mentaux.
La conception neurobiologique des troubles mentaux de Murphy
38Le philosophe américain Dominic Murphy est plus dur à l’égard de l’analyse conceptuelle pratiquée par Wakefield : il la tient pour une tentative d’imposer à la science des troubles mentaux un carcan conceptuel issu de nos conceptions profanes et naïves [27]. En premier lieu, Wakefield ne distinguerait pas foncièrement entre locuteurs compétents utilisant les définitions profanes et scientifiques des troubles mentaux. Mais lorsqu’un conflit potentiel se présente, il jouerait systématiquement le locuteur profane contre le locuteur scientifique. Les chercheurs, disent Murphy et Woolfolk, ne se soucient pas d’utiliser comme guide les conceptions profanes de la schizophrénie : si leurs recherches les conduisent ailleurs, ils ne se diront pas qu’ils n’étudient plus la schizophrénie, mais s’autoriseront au contraire à la redéfinir.
39Il n’y a pas de raison qu’il n’en aille pas de même pour le concept de trouble mental en général. S’il n’est pas clairement défini pour l’instant, il le sera quand une généralisation bien conçue sera possible, basée sur une connaissance suffisamment détaillée des mécanismes des troubles mentaux variés. Une séparation radicale entre les activités d’expliquer et de définir, comme si l’une devait revenir à la philosophie et l’autre à la science expérimentale, est assez largement artificielle. L’explication donne par elle-même un critère de redéfinition des termes tels qu’ils ont été préalablement définis. Comme son étymologie l’indique, le diabète désignait au départ une condition caractérisée par une soif permanente et des mictions fréquentes : certains diabètes étaient dits « sucrés », parce que les urines contenaient du sucre. Comme on le sait, les recherches de Claude Bernard au xixe siècle ont détourné l’attention des chercheurs vers le phénomène de l’hyperglycémie : au lieu de s’en tenir à la définition première, les médecins ont naturellement modifié leur définition du diabète en fonction de ce que l’explication apportait. On peut remarquer au passage qu’il en va de même de la classification des maladies (des troubles mentaux en l’occurrence).
40Ainsi, de même que le scepticisme de Bolton trouve son origine dans la pratique clinique, celui de Murphy trouve son origine dans la croyance en des fondements neurobiologiques de la science psychiatrique. Si la neuropsychiatrie est encore dans les limbes, elle progresse rapidement et peut s’enorgueillir de découvertes importantes. Le naturalisme de Murphy lui fait rejeter l’analyse conceptuelle du trouble mental en termes de dysfonctionnement naturel comme en termes de valeurs, de même que le pragmatisme de Bolton lui faisait rejeter l’analyse conceptuelle du trouble mental en termes de valeurs comme en termes de dysfonctionnement naturel.
Conclusion
41Le lecteur se trouvera peut-être sous l’impression que le rôle du philosophe ne consiste finalement qu’à détricoter les problèmes qu’il a lui-même artificiellement créés. Qu’il se rassure : le philosophe détricote aussi quelques problèmes qu’il n’a pas créés lui-même, mais que d’autres – sociologues, psychiatres aussi – ont créés. C’est peut-être la première leçon qu’on peut retenir des tribulations de l’analyse conceptuelle en philosophie de la psychiatrie.
42En second lieu, on constatera que les philosophes travaillent désormais plutôt à renforcer l’autorité de la psychiatrie, biologique ou clinique, qu’à la contester. Cela ne va toutefois pas sans réserve : la critique des phénomènes de « médicalisation » et de « pathologisation » reste vivace, bien qu’elle ne constitue plus désormais un enjeu majeur de l’analyse philosophique. Défenseur de la psychiatrie évolutionniste et sans hostilité particulière à l’entreprise du DSM en tant que telle, Wakefield est également l’un des chiens de garde d’une existence humaine démédicalisée. Dans Tristesse ou dépression ?, évoqué plus haut, il met en évidence les mécanismes et les argumentations douteuses d’un phénomène de pathologisation de la tristesse qui vient désormais se confondre avec le phénomène, bien réel et authentiquement pathologique, de la dépression. À ce titre, on notera aussi au passage que, si la schizophrénie continue d’alimenter les recherches philosophiques, elle n’est plus la cible privilégiée des critiques de la psychiatrie : « hyperactivité », « dépression », « dysmorphophobie », mais aussi « phobie sociale » [28], par exemple, ont pris la place de troubles controversés. Quant à l’homosexualité, la position de Boorse apparaît désormais comme évidemment rétrograde.
43En troisième lieu enfin, on ne peut qu’être frappé par la technicité médicale, c’est-à-dire, clinique et scientifique, croissante, des analyses philosophiques des troubles mentaux. Si, du temps de Foucault ou de Szasz, on éprouvait le besoin de resituer la psychiatrie au sein de la culture commune et du monde contemporain, la psychiatrie apparaît désormais beaucoup comme une culture et un monde à soi seul, où le philosophe doit d’abord apprendre à évoluer avant de parler.
Notes
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[1]
Carl Elliott, Better than well. American medicine meets the American dream, Norton, New York, 2003.
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[2]
Dans Mad travellers : Reflections on the reality of transient mental illness, University Press of Virginia, Charlottesville, 1998, et dans Rewriting the soul : Multiple personality and the sciences of memory, Princeton University Press, Princeton, 1995, le philosophe canadien Ian Hacking a mis en évidence l’influence des classifications sur le comportement des sujets ainsi classés (looping effect) et l’existence de phénomènes de propagation d’un état à la faveur de sa dénomination publique (semantic contagion).
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[3]
Trois ouvrages de référence donnent un tableau synthétique de l’immense littérature consacrée au thème de la mélancolie : Yves Hersant, Mélancolies. De l’Antiquité au xxe siècle, Robert Laffont, Paris, 2005 ; Stanley W. Jackson, Melancolia and Depression. From Hippocratic times to modern times, Yale University Press, New Haven, 1986 ; Jennifer Radden (éd.), The nature of melancholy. From Aristotle to Kristeva, Oxford University Press, Oxford, 2000.
-
[4]
Erving Goffman, Asylums : Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, Anchor Books, New York, 1961.
-
[5]
Thomas Szasz, « The Myth of Mental Illness », American Psychologist, 15 (1960), p. 113-118.
-
[6]
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et Déraison, Gallimard, Paris, 1961.
-
[7]
David L. Rosenhan, « On being sane in insane places », Science, 179 (1973), p. 250-258.
-
[8]
Alfred Ayer, Language, Truth, and Logic, Gollancz, London, 1936, chap. 2 et 3.
-
[9]
Rudolf Carnap, Signification et nécessité, trad. fr. F. Rivenc, Gallimard, Paris, 1997.
-
[10]
Carl G. Hempel, Fundamentals of concept formation in empirical science, The University of Chicago Press, Chicago, 1952.
-
[11]
Carl G. Hempel, « Fundamentals of taxonomy », publié dans Aspects of scientific explanation and other essays in the philosophy of science, The Free Press, New York, 1965.
-
[12]
La thèse de Steeves Demazeux, Le lit de Procuste du DSM-III : classification psychiatrique, standardisation clinique et ontologie médicale, soutenue à Paris I – Panthéon-Sorbonne le 4 mars 2011, propose la première synthèse claire et exhaustive, en langue française, de l’ensemble des débats autour de ces questions fondamentales pour une psychiatrie scientifique. On se contente ici d’une présentation très sélective et très simplifiée.
-
[13]
Jerome C. Wakefield insiste sur ce point dans « Limits of operationalization : A critique of Spitzer and Endicott’s (1978) proposed operational criteria for mental disorder », Journal of Abnormal Psychology, Vol. 102, n° 1 (1993), p. 160-172.
-
[14]
Robert L. Spitzer, « On pseudoscience in science, logic in remission, and psychiatric diagnosis : a critique of Rosenhan’s “On being sane in insane places” », Journal of abnormal psychology 84 (5) : 442-52.
-
[15]
Spitzer, R. L., & Endicott, J., « Medical and mental disorder : Proposed definition and criteria », dans R.
L. Spitzer & D. F. Klein (éd.), Critical issues in psychiatric diagnosis, Raven Press, New York, 1978, p. 15-39. -
[16]
Robert L. Spitzer, « The diagnostic status of homosexuality in DSMIII : A reformulation of the issues », American Journal of Psychiatry, 138 (1981), p. 210-215.
-
[17]
Moins abouties peut-être, les définitions proposées par J. G. Scadding (« Diagnosis : The clinician and the computer », Lancet, 2, 1967, p. 877-882) et R.E. Kendell (« The Concept of Disease », British Journal of Psychiatry, 127, 1975, p. 305-315) ont néanmoins eu plus de succès auprès des philosophes, fût-ce comme contre-modèles de définition.
-
[18]
A. V. Horwitz, J.-C. Wakefield, Tristesse ou dépression, comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses, trad. F. Parot, Bruxelles, Mardaga, 2010.
-
[19]
C. Boorse, « A rebuttal on health », dans J. M. Humber, R. F. Almeder (éd.), What is Disease ? Totowa (NJ), Humana Press, 1997, p. 44.
-
[20]
C. Boorse, « Health as a Theoretical Concept », Philosphy of science, 44, 1977, p. 542-573 (traduction à paraître prochainement dans E. Giroux, M. Lemoine (éd.), Philosophie de la medicine, II. Définir la santé et la maladie, coll. « Textes clés », Vrin, Paris) ; « What a theory of mental health should be ? », Journal for the theory of social behavior, 6, 1976, p. 61-84.
-
[21]
Au début de son Traité de psychopathologie, P.U.F., Paris, 1966, le psychiatre français Eugène Minkowski soulignait de manière frappante que si tout le monde était fou, la folie n’en serait pas moins un phénomène anormal.
-
[22]
K.D. Clouser, C.M. Culver, B. Gert, « Malady : A New Treatment of Disease », The Hastings Center Report, 11 (3), 1981, p. 29-37.
-
[23]
J. C. Wakefield, « The concept of mental disorder. On the boundary between biological facts and social values », The American Psychologist, 47, 1992, p. 373-388 (traduction à paraître prochainement dans E. Giroux, M. Lemoine (éd.), op. cit.).
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[24]
D. Bolton, J. Hill, Mind, meaning and mental disorders. The nature of causal explanation in psychology and psychiatry, Oxford University Press, London, 2003.
-
[25]
D. Bolton, What is mental disorder ? An Essay in Philosophy, Science, and Values, Oxford University Press, 2007 ; voir aussi « Problems in the Definition of ‘Mental Disorder’ », The Philosophical Quarterly, 51 (203), 2001, p. 182-199.
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[26]
Cette position pragmatique correspond à une forme de normativisme défendue en son temps par H. T. Engelhardt Jr : voir « Concepts of Health and Disease », dans A. Caplan and H. T. Engelhardt, (éd.), Concepts of Health and Disease : Interdisciplinary Perspectives, Reading, MA, Addison-Wesley, 1981, p. 31-45 (traduction française à paraître dans E. Giroux et M. Lemoine (éd.), op. cit.), et « Clinical Problems and the Concept of Disease », dans Nordenfelt L., Lindahl B. I. B. (éd.), Health, Disease and Causal Explanations in Medicine, Dordrecht, Reidel, 1984, p. 27-41.
-
[27]
D. Murphy, R. L. Woolfolk, « Conceptual analysis versus scientific understanding : An assessment of Wakefield’s Folk Psychiatry », Philosophy, Psychiatry and Psychology, 7 (4), 2000, p. 271-293 ; D. Murphy, Psychiatry in the Scientific Image, Cambridge (Mass.), Massachusetts Institute of Technology Press, 2006.
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[28]
C. Lane, Shyness : how a normal behavior became a sickness, Yale University Press, New Haven, 2007.