CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lors de sa conférence de presse du 14 janvier, François Hollande a admis se tourner vers une politique d'offre et vouloir "rassembler les forces, mobiliser autour de l'investissement dans tous les domaines : investissement productif, investissement éducatif, investissement écologique, investissement scientifique..." Comment a-t-il pu oublier l'investissement social ? C'est pourtant un élément fondamental pour la réussite d'une telle stratégie économique, et cela lui aurait permis de gagner ses galons de social-démocrate...

2Si l'on se réfère souvent à la Suède pour justifier les plans d'économies que la France s'impose, en rappelant notamment les coupes drastiques menées dans ce pays au cours des années 1990, on oublie cependant qu'une partie des économies réalisées alors a été utilisée pour lancer une stratégie de croissance pour tous, tirée par la connaissance et l'innovation. Elle a nécessité un renforcement des investissements dans la recherche et développement (R&D) - en 2012, la Suède investissait 3,41 % de son produit intérieur brut (PIB) en R&D quand la France y consacrait 2,26 % - et des politiques massives et cohérentes d'investissement social (dans l'accueil de la petite enfance, la formation, la qualification de tous tout au long de la vie, l'accès de tous au marché du travail grâce à des politiques d'activation et de conciliation entre la vie familiale et professionnelle). Il s'agissait d'organiser une montée en qualité et en qualification pour l'économie suédoise, garante d'une croissance suffisante pour financer un modèle social particulièrement généreux.

3En France cependant, on continue de regarder vers le bas, en cherchant à baisser toujours davantage le coût du travail, sans réaliser que l'accumulation de baisses de cotisations sociales ne fait qu'attirer les entreprises et tirer notre économie vers le bas, renforçant ainsi un des problèmes structurels de l'économie française : une spécialisation moyenne sur une gamme relativement réduite de produits et de services, la plus soumise à la concurrence internationale. La solution n'est pas de descendre plus encore. En cherchant à être toujours moins cher par les coupes budgétaires, par l'hypercompétitivité reposant sur les dégraissages et la sous-traitance, on joue le low cost, la compétitivité pauvreté (à l'image de la stratégie imposée aux pays d'Europe du Sud par la troïka) au lieu de jouer la compétitivité qualité. Cette stratégie ne nous permettra jamais de retrouver les moyens de financer un modèle social particulièrement coûteux.

4C'est pour baisser les coûts de cette production que les salariés ont été de plus en plus mis sous pression. Cependant, plutôt que de dégrader les emplois et les conditions de travail pour réduire nos coûts, pourquoi ne pas chercher à améliorer nos productions ? Pourquoi ne pas organiser une montée en gamme des biens et des services produits en France pour conquérir une nouvelle place dans l'économie mondiale, mais aussi pour attirer les consommateurs français eux-mêmes ? Cette recherche de la qualité repose sur une nouvelle logique économique, moins quantitative et plus qualitative.

5Pour construire une prospérité durable, respectueuse des hommes et de l'environnement, il convient d'investir dans de nouveaux produits, dans de nouvelles énergies et infrastructures (transports collectifs notamment), et surtout dans de nouvelles activités de services (de l'organisation collective des mobilités et des approvisionnements aux services aux personnes), qui vont être au coeur de l'économie à venir [2].

Une stratégie pour tous

6Une telle stratégie, cependant, ne saurait se fonder sur la définition de quelques secteurs de pointe - par exemple les nouvelles technologies -, ni sur la mise en exergue de quelques nouveaux champions nationaux - qui capteraient l'essentiel des ressources - tout en préservant pour la majorité de l'activité industrielle et commerciale la logique du low cost. Il convient au contraire de donner de nouvelles perspectives à l'ensemble de nos activités, d'organiser une montée en gamme de toute l'économie française. Construire une économie de la qualité s'oppose à la logique du low cost, mais elle se différencie aussi de la vision du monde qui a été promue au niveau européen au début des années 2000, appelée la stratégie de Lisbonne, et qui visait à faire de l'Europe l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Cette perspective était trop élitiste ; elle laissait implicitement de côté une majorité des Européens et reposait sur une vision durablement déséquilibrée des échanges économiques globaux.

7Dans cette perspective, l'Europe devait en effet être tirée par quelques secteurs innovants, et rester devant les autres régions mondiales (à nous les cerveaux, la connaissance, à eux les bras, l'atelier du monde). Outre l'injustice globale sur laquelle reposait cette stratégie, il est déjà trop tard : les Chinois et les Indiens investissent massivement dans la recherche et le développement, les nouvelles technologies et le capital humain. Il s'agit pour nous désormais de rester dans la course, mais surtout de construire les bases d'une nouvelle économie de services, durable, respectueuse des hommes et de l'environnement. Pour ce faire, il faut donc agir sur la qualité de la production, mais également sur la qualité des emplois et la qualification de la main-d'oeuvre, sans lesquelles la logique du low cost ne peut être remise en question.

Améliorer les conditions de travail

8Rompre avec la stratégie du low cost, c'est ne plus considérer le travail comme un coût à faire baisser et le voir davantage comme un atout dans lequel investir. Investir dans les conditions de travail, c'est garantir à terme non pas une productivité forcée et usante - les Français ont une productivité horaire parmi la plus élevée du monde, mais ils figurent parmi ceux qui se sentent le plus usés au travail et qui souhaitent partir le plus tôt en retraite -, mais une productivité fondée sur la créativité, l'innovation et la qualité.

9Si la France a une industrie vétuste et une spécialisation économique moyenne, c'est à cause du manque chronique d'investissement dans les machines, mais aussi dans les hommes ! Bien des acteurs économiques considèrent qu'il n'y a pas en France les compétences pour faire tourner les technologies de pointe. La France n'investit pas suffisamment dans le capital humain. A chaque cohorte, depuis plus de trente ans, entre 20 % et 30 % de personnes se trouvent non qualifiées. Elles ne peuvent ensuite se former et souffrent aujourd'hui du chômage et de la précarité. La France manque d'une politique ambitieuse d'investissement social.

10L'investissement dans la qualité des emplois doit devenir à la fois un objectif collectif pour la France et un comportement normal des entreprises. Il s'agit ici d'un ensemble de (re)conquêtes sociales visant à obtenir une plus grande sécurisation des parcours professionnels, un accès à la formation pour tous ceux qui travaillent, même les personnes ayant un contrat de travail "atypique" (contrat à durée déterminée, intérim, emploi aidé, etc.), une organisation du travail qui permette de concilier vie familiale et vie professionnelle, un emploi qui procure satisfaction à celle ou celui qui l'occupe et permette à tous d'être représentés dans les instances décisionnaires de l'entreprise. Il est aussi essentiel de garantir à tous ceux qui travaillent un accès complet à la protection sociale.

11Améliorer la qualité des emplois passe aussi par l'abandon progressif des situations et des mesures qui entretiennent le développement des emplois de mauvaise qualité. Ainsi, la France dépense près de 30 milliards d'euros en exonération de cotisations sociales sur les bas salaires, où se concentrent les emplois les plus dévalorisés. Il conviendrait de mettre sous "condition de qualité" ces exonérations pour favoriser l'amélioration de ces emplois et donner des perspectives de carrière ascendantes à ceux qui les occupent.

12Un des éléments essentiels de l'amélioration de la qualité des emplois et de nos productions passe aussi par la qualification de la main-d'oeuvre. Bien entendu, cela doit se faire tout d'abord par l'accès de tous à la formation professionnelle. Alors que le budget de la formation professionnelle avoisine les 30 milliards d'euros, on constate encore que les moins qualifiés ont le moins accès à la formation professionnelle. La France montre aussi des difficultés particulières à garder les salariés âgés sur le marché du travail, notamment les moins qualifiés (44 % des personnes âgées de 55 à 65 ans sont en emploi en France, contre plus de 55 % en Allemagne et plus de 70 % en Suède). Ce phénomène est en partie lié aux difficultés d'accès à la formation pour les salariés âgés de plus de 50 ans. Il faut véritablement permettre un accès effectif de tous à la formation tout au long de la vie.

La formation pour tous, tout au long de la vie

13Alors que la stratégie de compétitivité fondée sur la réduction des coûts, l'hyperproductivité et le management par le stress des salariés montre ses limites en France, on découvre que les économies qui sont aujourd'hui les plus dynamiques et les plus innovantes en Europe sont celles qui ont su améliorer les conditions de travail pour tous, réduire les écarts de salaires, favoriser le "travail créatif" et l'autonomie, développer les logiques d'apprentissage permanent au sein de l'entreprise.

14Pour éviter une polarisation du marché du travail entre ceux dont les compétences s'accroissent et se renouvellent et ceux dont les qualifications ne changent pas, voire se dégradent au fil de la carrière, il est essentiel de développer une politique de formation professionnelle pour tous et tout au long de la vie. Sur une année, quatre fois plus de salariés suédois ou danois que de salariés français ont accès à de la formation professionnelle (données Eurostat).

15Parmi les politiques visant à favoriser le retour à l'emploi des chômeurs, certaines mettent l'accent sur le placement et la reprise d'un emploi quel qu'il soit, y compris d'un emploi de niveau inférieur aux qualifications de la personne ; d'autres insistent sur la nécessité de subventionner des emplois peu qualifiés, notamment par l'exonération de cotisations sociales sur les bas salaires ; la plupart fournissent des compléments de ressources aux travailleurs pauvres. Misant sur les emplois de qualité, la stratégie présentée ici repose sur l'organisation des transitions professionnelles, l'accès de tous à des formations longues et qualifiantes tout au long de la vie et l'accompagnement des mobilités par une garantie de revenus élevée en période de formation professionnelle et de recherche d'emploi, sans perte de droits sociaux. C'est à ces conditions que deviennent socialement acceptables la mobilité professionnelle (chaque année, un tiers des Danois change de poste ou d'entreprise) ou l'allongement de la durée des carrières (l'âge effectif de départ en retraite était de 63,8 ans en Suède en 2008, de 59,3 ans en France).

16Plus structurellement, il s'agit de mettre en oeuvre une réorientation générale des politiques publiques vers l'investissement dans le capital humain, de la petite enfance jusqu'à la retraite. Cela passe par un accueil de qualité de tous les enfants, un système éducatif égalitaire, l'investissement dans notre jeunesse, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale pour les femmes et pour les hommes.

Accueillir au mieux tous les jeunes enfants

17Aujourd'hui, le chômage touche d'abord ceux qui n'ont pas de qualification ou bien dont les qualifications sont devenues obsolètes. Comment permettre à tou(te)s d'acquérir les compétences nécessaires à l'économie actuelle ? Beaucoup de choses se jouent dès le plus jeune âge. Les capacités cognitives, communicationnelles et relationnelles aujourd'hui nécessaires à la réussite scolaire et professionnelle s'acquièrent avant même d'atteindre l'âge de la scolarité. Les enfants nés dans les milieux favorisés bénéficient de nombreuses opportunités d'éveil et de développement de ces capacités, ce qui n'est pas toujours le cas dans des milieux défavorisés. Donner une chance à tous dès le plus jeune âge passe par un service public de la petite enfance de qualité, accessible à tous.

18En France, seulement 10 % des enfants de moins de 3 ans fréquentent de façon régulière les crèches, et les plus pauvres n'y ont pas accès, alors que l'on sait que les premières années de vie sont la période pendant laquelle s'acquièrent les capacités indispensables aujourd'hui. Un accueil collectif de qualité accessible à tous est le meilleur moyen de les garantir.

Une école pour tous

19Permettre à tous d'acquérir les compétences et qualifications nécessaires pour avoir un bon emploi amène aussi à repenser le fonctionnement de notre système scolaire. L'inefficience et l'injustice de notre système éducatif élitiste et sur-sélectif sont de plus en plus patentes. Les résultats récents de l'enquête Pisa de l'OCDE deviennent chaque année plus inquiétants, la part des laissés-pour-compte ne cessant de s'accroître. Pour inverser cette tendance, il s'agit de faire en sorte que tous puissent aller le plus loin possible dans leurs études (éviter les redoublements, remettre en question le système de notation humiliant, favoriser la mixité sociale et les troncs communs...). En France, nous n'avons pas l'habitude de considérer les politiques d'éducation comme relevant des politiques sociales. On attend pourtant de l'école qu'elle joue un rôle d'ascenseur social. S'il est aujourd'hui en panne, c'est aussi parce que notre système scolaire vise moins la qualification de tous que la sélection des meilleurs [3].

20Notre système scolaire ne sait pas donner sa chance à tous. Favoriser une dimension explicite de promotion sociale à nos politiques éducatives serait bienvenu. Il faudrait surtout ne plus se payer de mots et véritablement investir dans la jeunesse.

Investir dans la jeunesse

21Alors qu'on a su accompagner l'émergence du troisième âge (la retraite) et que l'on considère important de préparer celle du quatrième (la dépendance), la jeunesse, elle, continue d'être négligée par nos politiques sociales. Les jeunes de 18 à 25 ans constituent en France la classe d'âge la plus fortement touchée par la pauvreté (trois fois plus que les 55-65 ans), mais ils n'ont pas de droits sociaux en propre : le revenu de solidarité active (RSA) commence, sauf rares exceptions, à 25 ans, les prestations familiales pour les jeunes passent par les parents. Ce sont bien les jeunes qui souffrent le plus aujourd'hui de la situation économique difficile. La moitié des salariés embauchés en CDD, stage ou apprentissage a moins de 29 ans, alors que la moitié des salariés en CDI a plus de 43 ans. Parmi les moins de 25 ans, la part des emplois atypiques est de 49,7 % (contre 12,6 % pour l'ensemble des salariés). Aujourd'hui, en France, le risque d'être pauvre est beaucoup plus élevé chez les jeunes que chez les personnes âgées. En effet, le taux de pauvreté moyen, au seuil de 60 % du revenu médian, est de 14,3 % en 2011 dans l'Hexagone, en augmentation de 1,3 point par rapport à 2008 (source : Insee).

22Mais le niveau de pauvreté varie considérablement selon l'âge et le sexe des Français. Les taux de pauvreté sont les plus bas pour les hommes âgés de 60 à 74 ans (7,9 %, en augmentation de 0,2 point depuis 2008) et les femmes de cette tranche d'âge (8,3 %, en augmentation de 0,1 point depuis 2008) ; ils sont de 8,5 % pour les hommes de 75 ans et plus (en baisse de 0,3 point depuis 2008) et de 12,5 % pour les femmes (en baisse de 2,6 points depuis 2008). En revanche, les taux de pauvreté sont beaucoup plus élevés chez les enfants de moins de 18 ans (19,5 % en 2011, en augmentation de 2,1 points depuis 2008) et chez les jeunes de 18 à 29 ans (17,7 % chez les jeunes garçons, + 2,3 points depuis 2008, et 21 % chez les jeunes filles, + 3,1 points depuis 2008), pour qui les taux de pauvreté sont les plus élevés de la population française et qui ont le plus augmenté depuis 2008 (sources : Insee et Observatoire des inégalités).

23Comment une société peut-elle préparer l'avenir si elle ne sait ni protéger ni accompagner sa jeunesse ? Cette période de la vie qui n'existait quasiment pas il y a cinquante ans (où l'on passait presque sans transition de l'école au travail ou au mariage) et pendant laquelle tant de choses se jouent, tant de choix sont à faire (mener ses études, commencer sa carrière, trouver un logement, fonder un foyer, avoir des enfants) est négligée par nos politiques publiques. Le RSA n'est alloué qu'à partir de 25 ans (sauf à avoir des enfants ou bien à avoir travaillé intensément auparavant), les allocations chômage inaccessibles à quelqu'un qui n'a jamais travaillé, même s'il a du mal à trouver un emploi et n'est plus ni en études ni en formation.

Favoriser l'égalité hommes-femmes

24Favoriser le travail de tous aux meilleures conditions pose aussi la question de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Alors que les jeunes filles réussissent mieux les études supérieures que les garçons, les femmes font de moins bonnes carrières que les hommes (moins bien rémunérées, plus souvent à temps partiel, moins de responsabilités). Même si les taux d'emploi féminin sont relativement élevés en France, deux femmes sur dix sont hors du marché du travail. Le temps partiel concerne près d'un tiers des femmes et, parmi ce contingent, un tiers déclare que celui-ci est subi.

25L'arrivée des enfants a une forte incidence sur la trajectoire professionnelle des femmes, alors qu'elle en a peu sur celle des hommes. Les femmes, qui supportent quasiment seules les contraintes de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, payent sur le plan professionnel le fait d'interrompre ou de réduire leur temps de travail pour s'occuper des enfants (puis des personnes âgées dépendantes).

26La situation des mères isolées est particulièrement préoccupante. Leur accès à l'emploi est difficile : seule la moitié d'entre elles occupe un travail à temps complet et 160 000, souvent de très jeunes femmes, sont dépourvues de toute qualification. Près du tiers des mères seules avec enfants sont pauvres.

27Les politiques de prise en charge des enfants, des personnes dépendantes, la réorganisation du travail et la conciliation des temps doivent permettre à toutes et tous de travailler autant que souhaité. Permettre aux femmes d'avoir les carrières qu'elles désirent et qui correspondent à leur qualification passe aussi par une politique d'égalité dans la sphère familiale, par une restructuration profonde des congés parentaux devant inciter les ménages à mieux partager la prise en charge des jeunes enfants (un congé parental plus court mais beaucoup mieux rémunéré et dont le nombre de mois s'accroît s'il est partagé entre les deux parents).

28Développer des structures d'accueil de qualité pour les enfants plus jeunes permet de répondre aux besoins nouveaux des familles et des enfants, mais aussi de créer des emplois stables, qualifiés et bien protégés, à l'inverse des emplois privés de services à domicile (subventionnés en France) qui sont le plus souvent à temps partiel, peu qualifiés, mal rémunérés et soumis à la précarité. Cela rend compatible vie familiale et vie professionnelle, et donc favorise l'emploi des femmes, ce qui correspond à ce qu'elles désirent (acquérir une autonomie financière), mais également à un double besoin social : réduire le risque de pauvreté des enfants (qui est toujours plus faible dans les ménages où les parents travaillent, en particulier dans le cas des familles monoparentales) et augmenter les taux généraux d'emploi.

Améliorer la qualité de vie de tous les Français

29L'investissement dans un avenir de qualité ne doit pas être réduit à une stratégie de compétitivité économique au seul bénéfice de quelques-uns. Afin de redonner sens aux stratégies économiques, il faut définir une finalité : celle d'améliorer la qualité de vie des Français. Quatre sujets de préoccupation majeurs apparaissent ici : les transports, le logement, l'accès à des soins de santé de qualité et la prise en charge des personnes dépendantes (âgées, mais aussi enfants ou handicapés). Il s'agit de répondre aux préoccupations de tous, et non pas de préparer l'avenir des meilleurs.

30Garantir à tous une qualité de vie quotidienne passe par l'amélioration des services rendus et donc des emplois dans les secteurs d'activité du quotidien. Il est nécessaire d'investir dans la qualité de ces services, et par conséquent dans la qualification et les conditions de travail des emplois de secteurs comme les transports, le bâtiment, les services aux personnes. Ceux-ci sont trop souvent considérés comme ne faisant pas partie de l'économie de la qualité. Sous prétexte qu'ils ne seraient pas productifs, ces emplois devraient être à bas coût et de faible qualité. Pourtant, ils sont essentiels pour créer un environnement propice à la stratégie collective de la qualité. Il convient d'insister sur le service rendu et l'utilité collective comme critères d'évaluation et de mesure de leur productivité.

Des transports collectifs de qualité, accessibles à tous

31De nombreuses enquêtes sur le stress au travail et la qualité des emplois montrent que des conditions de transport déplorables contribuent à la dévalorisation du rapport au travail, au sentiment de détérioration des conditions de travail. Coincés dans les embouteillages ou dans le RER, les salariés souffrent du manque d'investissement dans le maintien et l'expansion des transports publics de qualité pour tous (y compris les banlieusards, et pas seulement d'Ile-de-France). Il ne suffit pas de réprimer les voitures (comme le font les grandes villes), il faut aussi compenser par un réseau fluidifié de transports en commun qui ne se contente pas de transporter les résidents du centre-ville mais bien tous les habitants d'une agglomération... Les préoccupations quotidiennes des Français rejoignent les préoccupations environnementales, et les solutions passent par le développement de transports publics de qualité accessibles à tous, aussi bien en termes de prix que de desserte.

32A côté des transports collectifs traditionnels (train, tram, métro, RER...), le développement de nouveaux modes de transport fondés sur la location personnalisée (Velib', Autolib'...) ou le covoiturage incarnent typiquement l'économie du service de qualité dans lequel il paraît indispensable d'investir.

Un logement de qualité pour tous

33Le prix et la qualité du logement sont devenus une préoccupation majeure des Français. Il apparaît nécessaire de construire plus de logements, des logements de qualité (espace, isolation, bâtiments intelligents) et d'améliorer l'existant. En matière de politique du logement, on ne peut pas se contenter de créer un droit opposable non appliqué ou de subventionner le locataire. Ces dernières mesures ne font que faire monter les prix, entretiennent la rareté et, à terme, finissent par enrichir les propriétaires de logements locatifs (individuels ou institutionnels, spéculateurs). Il faut construire et rénover. Pour produire des logements de qualité, il faut aussi investir dans la qualification de la main-d'oeuvre du bâtiment, secteur particulièrement touché par les mauvais emplois et la précarité. Souvent négligé par ceux qui prônent le progrès social parce qu'il apparaît comme un secteur "naturellement" fait de mauvais emplois aux conditions difficiles, le bâtiment devrait constituer (avec celui de la grande distribution et des services à la personne) un secteur emblématique de la stratégie d'investissement dans la qualité des emplois et la qualification du personnel.

Garantir l'accès de tous à des soins de qualité

34Le gouvernement actuel ne cherche pas vraiment à contrôler l'augmentation des dépenses de santé - explicable en partie par l'augmentation sans contrepartie des honoraires des médecins -, les prescriptions, examens et actes inutiles, à réguler notre système de santé. Le principe fondamental de sa politique repose sur le soutien à la médecine libérale et le transfert d'une part croissante des soins de santé à l'assurance complémentaire. Dès lors, les mutuelles et assurances privées ne cessent d'augmenter leurs prix. Le système de santé français est désormais à plusieurs vitesses et éloigne de l'accès aux soins de qualité ceux qui ne peuvent payer les dépassements d'honoraires, les consultations privées, une bonne mutuelle, sans parler de ceux qui se voient tout simplement refuser des soins parce qu'ils bénéficient d'un régime de santé pour les pauvres (la CMU et la CMU-C). Les classes moyennes doivent consacrer une part de plus en plus importante de leur budget à maintenir leur accès aux soins de qualité.

35Il apparaît aujourd'hui essentiel de réguler le système pour garantir l'accès de tous à des soins de qualité. De nouveaux objectifs doivent être poursuivis : une meilleure prise en charge des soins ambulatoires, l'orientation collective de l'installation des médecins, le renforcement du rôle des médecins traitants, le développement de maison de santé dont le financement public devrait permettre la gratuité des soins, où travailleraient en synergie tous les soins de première intention : infirmières, médecins généralistes, laboratoire d'examen, radiologie, kinésithérapie... Ces évolutions vont de pair avec un changement du mode de rémunération des médecins et une réorientation des pratiques médicales vers la prévention. Investir dans l'avenir, c'est sans doute investir dans la recherche médicale mais, surtout, dans la prévention et les politiques de santé publique. Il convient de contrebalancer le pouvoir des "curatifs", qu'il s'agisse de l'industrie pharmaceutique ou des médecins libéraux.

36Il faut, enfin, souligner que la qualité des soins de santé ne repose pas exclusivement sur les compétences des médecins, mais aussi sur l'amélioration de leur pratique, de leurs relations avec les patients, et peut-être principalement sur l'amélioration des conditions de travail des équipes qui entourent les médecins et sont au plus près des patients (auxiliaires de soins, staffs hospitaliers, infirmières notamment).

Des services de "care" de qualité

37Laisser son enfant en crèche ou en nourrice, confier son ou ses parents dépendant(s) aux soins d'une aide à domicile ou d'une institution est source d'angoisse pour les membres de la famille (seront-ils bien pris en charge ? feront-ils l'objet des meilleurs soins ? seront-ils protégés de la maltraitance ?). Ici encore, la nécessité de garantir des soins de qualité rejoint les préoccupations économiques et sociales de la stratégie d'investissement dans un avenir de qualité (donner à tous les enfants les moyens de développer leurs compétences, améliorer les conditions d'emploi, y compris dans le secteur des services à la personne). Dès lors, il ne suffit pas d'essayer par tous les moyens d'étendre les capacités d'accueil, y compris en augmentant le taux d'adultes par enfant ou bien en baissant le coût des aides à domicile, ce qui précarise un peu plus le secteur des aides aux personnes dépendantes. Il est nécessaire de consacrer de l'argent et des efforts à la constitution d'un secteur qui va devenir central dans nos sociétés, où l'accueil des plus jeunes constitue un enjeu majeur pour toutes les familles et où le vieillissement de la population va engendrer une demande croissante de capacité de prise en charge. Le soin aux personnes constitue un secteur essentiel de l'économie des services de qualité qu'il est nécessaire de construire.

Rompre avec le passé

38L'enjeu actuel, face à la crise structurelle du modèle qui a guidé nos politiques au cours des trente dernières années, est de fonder un nouveau modèle économique, social et écologique. Il s'agit dès lors de concevoir une autre stratégie économique et sociale, celle de la qualité pour tous, qui ne repose plus ni sur la compression des coûts, ni sur la déqualification du travail et la disqualification des individus. A ces politiques passées, de nombreuses dépenses ont été attachées : exonération des cotisations sociales pour financer de mauvais emplois, aides aux secteurs en déclin, qui reposent pour leur survie sur l'hyperproductivisme mais qui s'avèrent incapables de créer des emplois et de générer de la prospérité. Les sommes ici dépensées seraient mieux employées aux politiques d'investissement social.

39Aussi, il s'agit de réorienter les sommes gâchées pour financer les plus riches à coups de baisse des taux d'imposition et d'exemptions fiscales, politiques menées au nom de la théorie du ruissellement économique (le trickle down) qui voulait nous faire croire que les profits d'aujourd'hui devaient être les investissements de demain et les emplois d'après-demain. Les immenses revenus générés ont surtout été employés pour alimenter la spéculation, tandis que les classes moyennes et les plus pauvres devaient emprunter pour maintenir leur niveau de vie ou tenter de réaliser leurs projets. Plutôt que de compter sur le jeu des marchés, il s'agit désormais de décider et de faire collectivement les investissements nécessaires pour construire un avenir de qualité pour tous.

Notes

  • [1]
    Rapporteur dans ce cadre d'une étude sur l'investissement social : "La stratégie d'investissement social", Cese, février 2014.
  • [2]
    Une partie des réflexions présentées ci-après a déjà été présentée dans "Sortir de la crise par le haut : investir dans la qualité pour tous", Esprit, novembre 2013, pages 74-85.
  • [3]
    Comme l'ont montré Christian Baudelot et Robert Establet dans L'élitisme républicain. L'école française à l'épreuve des comparaisons internationales, Paris, Le Seuil, 2009.
Bruno Palier
Directeur de recherche du CNRS à Sciences-Po et personnalité associée au Conseil économique, social et environnemental [1]
  • [1]
    Rapporteur dans ce cadre d'une étude sur l'investissement social : "La stratégie d'investissement social", Cese, février 2014.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/07/2014
https://doi.org/10.3917/leco.063.0053
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Alternatives économiques © Alternatives économiques. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...