Le capital social. Performance, équité et réciprocité, sous la dir. d'Antoine Bevort et Michel Lallement, coll. " Recherches ", La Découverte/Mauss, 2006, 322 p.
1Rarement question aura paru aussi saugrenue, tant l'intuition de nos relations quotidiennes montre que les individus mobilisent en permanence leur "carnet d'adresses" pour se mouvoir à l'intérieur de "réseaux" de relations dont ils ont hérité, ou qu'ils ont patiemment construit au fil des années, qui pour obtenir "l'information" dont ils ont justement besoin au plus vite, qui pour actionner des leviers de décision essentiels à la bonne réalisation de leurs objectifs. Et pourtant ce livre de dix-huit contributions édité par Antoine Bevort et Michel Lallement nous laisse plutôt pantois : confusion des définitions, quasi-impossibilité de mesures empiriques, et plus encore, très grande pauvreté du caractère opératoire d'une notion pourtant à la mode depuis quelques années.
2Revenons un moment sur le vécu. Premier exemple. Gildas Vivier est cadre commercial chez Mars. Il vient d'écrire un livre passionnant [1] sur un itinéraire personnel qui, des cités d'Hérouville à la périphérie de Caen, l'a mené à ce poste d'encadrement grâce à des études en école de commerce. Inhabituel pour un jeune des banlieues! Sauf que les parents sont finalement assez richement dotés en "capital social", puisque le père est déjà cadre commercial et que les revenus de la famille ont en partie permis de financer les 10 000 euros annuels que coûte la scolarité en ESC. Là où un classement grossier en ZEP, comme hélas le font la plupart des classements sociaux en France, aurait révélé un cas atypique, les variables classiques de la reproduction sociale auraient simplement vu la confirmation du célèbre "tel père, tel fils" de Claude Thélot. Mais pourquoi alors parler de "capital social" et ne pas se contenter de la catégorie socioprofessionnelle du père (les fameuses PCS de l'Insee)?
3Deuxième rencontre. Mairie de La Courneuve. Fathia, ancienne collégienne de ZEP, fille de chauffeur de taxi salarié d'origine tunisienne, donc classé dans les catégories populaires, vient enfin d'être embauchée en CDI comme expert-comptable après un véritable parcours d'obstacles. A l'école d'abord, où elle est orientée en BEP compta, puis profite des passerelles existantes vers les bacs pro et enfin les IUT pour décrocher son DUT de comptabilité. Mais cela ne suffit pas. Sur le marché du travail, elle ne peut décrocher que des missions d'intérim dans sa spécialité, afin de mettre un pied dans les entreprises qu'elle tente de convaincre, CV en main, de l'embaucher en CDI. Rien n'y fait. Discrimination à l'encontre des jeunes dits de couleur ? Ses patrons, français de souche comme on dit, la voient faire des prouesses sur les derniers logiciels de compta mais la méfiance l'emporte : les "marqueurs" sociaux agissent, comme l'a bien montré l'économiste George Akerlof dans un livre célèbre sur "Castes, classes et races" [2]. Il faudra la "chance" d'un congé maternité qui s'éternise, doublée d'une infinie patience, pour que Fathia gagne enfin son CDI à l'aube de ses 30ans. Mais là encore, l'envers du décor parental n'aura jamais été anodin. La famille vient d'un milieu de notables cultivés du sud tunisien. Comme de nombreux marocains en France, rangés là encore dans la catégorie fourre-tout des "immigrés", la tradition veut qu'on y poursuive des études longues, y compris chez les filles, symboles de l'appar tenance aux milieux des notables urbains. Alors, PCS ou "capital social"? Le caractère simplificateur de nos catégories statistiques ne fait plus aucun doute.
4Mais pourquoi aller chercher une notion dont Sophie Ponthieux nous dit, de façon assez provocante mais tout à fait salutaire, qu'elle souffre "de nombreuses faiblesses des contenus définitionnels et encore plus dans les tentatives d'opérationnalisation"? Tel est précisément l'intérêt de cette première somme en langue française consacrée au capital social, vingt-cinq ans après le fameux texte fondateur de Pierre Bourdieu paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales (n? 31, janvier 1980).
5Paradoxalement, la notion connaîtra surtout une fortune exceptionnelle dans les milieux plutôt conservateurs outre-Atlantique, après l'article historique de Robert D. Putnam, "Bowling alone" (jouer au bowling seul) paru en 1995, et encore plus après la parution du livre portant le même titre en 2000, comme le montre le graphique intéressant de A. Bevort et M. Lallement concernant le nombre d'articles et de livres consacrés au thème. On va y trouver des auteurs aussi connus que Gary Becker, avec son article de 1988, "Social capital in the creation of human capital", dont la percée conceptuelle jouera un rôle majeur dans la conversion massive de grands organismes internationaux comme l'OCDE, la Banque mondiale ou le Pnud en faveur de la mesure du "capital humain" comme un des indices clés du développement des pays. J.Coleman, concepteur reconnu de la notion dès 1988, utilisera largement le concept en sociologie de l'éducation, où la réussite scolaire serait fonction d'un triple capital : financier, humain, et enfin social. Il mettra notamment en lumière le cas de la réussite des jeunes élèves asiatiques immigrés dont les parents faisaient systématiquement des copies des livres de leurs enfants afin de les soutenir dans leurs devoirs. On peut citer enfin l'auteur de La Fin de l'histoire, Francis Fukuyama, qui associera en 1995 (dans Trust) capital social et confiance pour mettre en perspective les trajectoires différentes des sociétés en fonction de leurs dotations respectives en capital social - en gros l'existence de corrélations significatives entre développement économique et performances des structures industrielles, d'une part, et degré de confiance, d'autre part.
6A chaque fois, ces travaux mettent en jeu un couple de relations du triptyque confiance-réseau-réciprocité dans un exercice typiquement anglo-saxon de mesure de la performance d'un pays, d'une communauté ou d'un espace donnés (comme la Silicon Valley). Lfondateur de Putnam a notamment eu une telle résonance parce qu'il mettait en lumière un affaiblissement possible de la vieille tradition américaine d'une société fortement intégrée au travers de ses associations et églises, comme l'avaient montré en leur temps Alexis de Tocqueville ou Max Weber. Ce débat sur la crise de la culture associative américaine et la perte de substance de la démocratie outre-Atlantique dominera jusqu'au tournant des attentats de 2001.
7En France, l'ouverture de Pierre Bourdieu ne débouche pas sur une telle production, et la notion s'estompe même au profit des recherches sur les réseaux (Luc Boltanski, ou plus récemment Bruno Latour) ou encore sur les conventions, sans compter en économie la permanence du programme de recherche en termes de régulation. L'ouvrage de Bevort et Lallement s'inscrit manifestement dans une tentative de relancer cette problématique du capital social, tout particulièrement face à l'acception essentiellement utilitariste qu'elle a aux Etats-Unis. Trois types d'articles sont regroupés dans cette somme de 320 pages (à quand les index thématiques ou d'auteurs, dans ce type d'ouvrages, si faciles à sortir de nos ordinateurs désormais ?!):
- des textes fondateurs, dans lesquels on peut ranger la préface très claire d'Alain Caillé, l'article fondateur de P. Bourdieu, la traduction bienvenue de l'article de Putnam, ainsi qu'un remarquable travail de l'italien Arnoldo Bagnasco sur le lien entre ce concept et les réseaux dans la société postindustrielle mondialisée qui amène à repenser la notion de flexibilité;
- des textes plutôt discursifs sur une notion déjà floue, polymorphe et finalement surtout heuristique, mais dont on ressort encore plus perdu qu'au départ ;
- enfin des tentatives de définir et de tester empiriquement la pertinence du capital social dans une dizaine de champs comme l'éducation, l'entreprise ou la vie associative.
9Ce n'est pas faire injure aux auteurs de constater la très grande pauvreté des résultats empiriques, en comparaison du tranchant des textes fondateurs comme du reste des intuitions qui jaillissent quotidiennement de la vie sociale. L'article de Mohamed Madoui sur les entrepreneurs d'origine maghrébine fait en partie exception, même s'il a du mal à dépasser les trivialités de quelques entretiens de terrain. D'où cette question légitime : la notion de capital social est-elle à ce point floue qu'elle interdise des travaux empiriques de qualité, ou bien les matériaux sociographiques disponibles en France seraient-ils si pauvres qu'on ne puisse repérer ne serait-ce qu'une partie des "ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance ; ou en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes [...] mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles", pour reprendre la définition de Pierre Bourdieu ? Citons pêle-mêle la multiplication des réseaux sociaux traditionnels, comme ceux des notables de province ou des grandes écoles, et l'explosion de ceux liés aux nouvelles technologies, qui ne sont pas du seul apanage de la jeunesse, l'émergence des communautés dites "ethniques" dans un nombre croissant de faits sociaux pertinents, la différenciation scolaire et spatiale, qui donne lieu à de plus en plus de travaux de terrain mais dont les statistiques sociales sont abondantes, et enfin, bien sûr, les discriminations et tous les mécanismes de mobilisation du capital social face à la recherche l'emploi.
10Trois hypothèses sont alors tentantes pour expliquer l'absence de travaux empiriques français.
11L'accumulation de statistiques sociales reste en France prisonnière d'un certain "soviétisme" quantitatif et d'un biais marqué pour les fameuses "PCS", sorte de dérivé nostalgique du prisme marxiste des "classes sociales" qui témoigne d'une étape bien ancienne de la société de la révolution industrielle. A quand une statistique sociale qui reflèterait enfin cet individu de la multi-appartenance dont nous sommes tous faits ?
12L'habitus sociologique moyen reste en France "anti-utilitariste" au sens primaire du terme, comme si la sociologie ne pouvait pas être utile par elle-même pour fournir un peu plus d'entendement aux faits sociaux, notamment dans une société qui a manifestement perdu ses repères en France et vis-à-vis du monde. Il est révélateur que l'essentiel des propos du livre se situe par rapport aux travaux américains, pour en faire une critique en règle moins fondée sur des recherches empiriques qui invalideraient leurs résultats - et pourquoi pas - que sur des présupposés manifestement idéologiques : comment, les individus ne sont bien évidemment pas utilitaristes dans leur vie quotidienne ? Et pourquoi ne le seraient-ils pas en grande partie ? Il est instructif à ce propos de lire en filigrane d'une grande partie des contributions la critique voilée du père fondateur (Bourdieu) qui aurait eu de facto une définition économiciste du "capital" social, lui, le père de l'encastrement de l'économie dans une théorie sociologique générale!
13Enfin, on est tenté de croire que les sociologues de cet ouvrage n'ont vraiment plus envie de répondre aux questions que se pose la société française. Voici un concept riche au point d'avoir suscité autant de travaux sur la médecine, par exemple, comme le montre le tableau sur les revues internationales ayant publié entre 1990 et 2004 des articles sur le capital social, ou encore sur les questions de développement, et nous n'aurions rien à produire de notre côté? Difficile à croire. Et comme les sociologues de cet ouvrage sont des gens comme vous et moi, serait-ce le signe que ce pays préfère ne plus trop s'interroger sur la vigueur des "réseaux durables de relations" qui le structurent manifestement au point de l'étouffer, comme l'illustrait l'article récent de Marc Flandreau dans cette même revue sur le comportement clientéliste de l'Agence nationale pour la recherche ?