CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Ces sciences qui s’intéressent à la manière dont le cerveau fonctionne et apprend font fureur ! Les politiques et les médias les présentent comme LA solution pour aider les élèves à être plus efficaces dans leurs apprentissages. Est-ce vraiment si simple ?

1 Les neurosciences sont-elles devenues un outil incontournable dont les enseignants devraient se saisir pour améliorer leur pratique ?

2 Olivier Houdé : J’utiliserai ici une métaphore médicale. Qui accepterait d’être soigné par un médecin qui ne se tiendrait pas au courant de l’actualité scientifique sur les organes du corps ? Personne ! Au même titre, un enseignant doit être informé, si possible dès sa formation initiale mais aussi en formation continue, des connaissances scientifiques concernant le cerveau qui apprend. Depuis Platon, déjà cérébro-centriste, la science (d’abord philosophie) a toujours éclairé l’éducation et la pédagogie : cela n’a rien d’une nouveauté dont il faudrait s’alarmer ! La neuropédagogie, ou neuroéducation – ce sont des synonymes –, consiste à nourrir les pratiques d’enseignement et d’éducation grâce aux découvertes effectuées sur le cerveau, plus précisément sur la partie la plus élaborée du système nerveux central, siège de la cognition.

3 Philippe Meirieu : En effet, ces relations étroites entre science et pédagogie ne sont pas nouvelles. Mais, comme le disait Raymond Poincaré : « La science ne s’écrit pas à l’impératif, mais à l’indicatif. » Elle nous dit ce qui est, non ce que nous devons en faire. En revanche, la pédagogie, si elle doit tenir compte des apports scientifiques, doit aussi s’interroger sur les finalités de l’éducation : quels humains voulons-nous former et pour quelle société ? Les neurosciences ne doivent pas nous faire oublier qu’éduquer permet à un sujet d’émerger, et convoque le désir et la volonté de l’élève. Elles peuvent nous aider à comprendre comment fonctionne l’apprentissage, mais ne répondent pas aux questions : pourquoi apprend-on et qu’apprend-on ? Elles peuvent nous dire comment mieux mémoriser, mais n’ont aucune légitimité dès lors qu’il s’agit de décider s’il faut mémoriser les poèmes de Rimbaud, le vocabulaire anglais ou les sourates du Coran. Il ne faudrait pas non plus que la neuropédagogie fasse l’impasse sur la dimension relationnelle, éthique et même clinique de l’acte pédagogique, qu’elle se substitue au jugement du maître dans la classe et le transforme en simple exécutant de consignes standardisées.

4 Olivier Houdé : Je comprends parfaitement ces inquiétudes. Il serait en effet naïf et scientiste de considérer qu’à partir de données de la science on puisse prescrire des impératifs pédagogiques. Les neuroscientifiques sérieux n’ont jamais prétendu que tous les enfants avaient le même cerveau – s’il existe des invariants du cerveau humain, chacun présente ses spécificités et sa géographie propre – ni préconisé telle ou telle méthode d’apprentissage clés en mains, qui serait bonne pour tous. Ne nous attribuez pas les généralisations excessives et caricaturales que l’on peut lire ici ou là ! Nous affirmons simplement que la pédagogie est un art qui doit s’appuyer sur des connaissances scientifiques actualisées. En apportant des indications sur les capacités et les contraintes du cerveau qui apprend, la psychologie expérimentale du développement de l’enfant et les neurosciences peuvent expliquer pourquoi certaines situations d’apprentissage sont plus efficaces que d’autres.

5 Quelle découverte emblématique faite par les neurosciences vous semble particulièrement intéressante à mettre en pratique dans les classes ?

6 Philippe Meirieu : Je trouve très éclairant le travail d’Olivier Houdé qui met au jour un mécanisme cérébral permettant une inhibition positive…

7 Olivier Houdé : Notre cerveau fonctionne en effet avec trois systèmes. Le premier est celui des automatismes (système heuristique) : il met en œuvre des stratégies toutes faites, très rapides et souvent très efficaces. Le deuxième est celui des algorithmes (système logique) : il assure une pensée réfléchie, mathématique et plus lente. Ces deux systèmes ont été décrits par le psychologue Daniel Kahneman [1]. En étudiant le cerveau des enfants et des adolescents, j’ai découvert qu’il en existait un troisième : un système d’inhibition positive, remplissant une fonction d’arbitrage. Contrôlé par le cortex préfrontal, la partie la plus évoluée de notre cerveau, il interrompt le système des automatismes pour activer celui de la pensée réfléchie. Or, à l’école, ce système inhibiteur qui s’éveille doucement pendant l’enfance est malheureusement très peu entraîné. Cette découverte peut donner une indication forte à l’école : il est important d’apprendre aux enfants à acquérir des automatismes (c’est nécessaire pour progresser) mais aussi à les inhiber dans certaines situations (c’est indispensable pour avoir un esprit critique).

8 Philippe Meirieu : Cette découverte est passionnante. Elle ne renvoie pas seulement au mécanisme du cerveau, mais à tout un courant de la pédagogie qui s’est posé cette question fondamentale : comment aider l’enfant à surseoir à la pulsion, à l’immédiateté de la réponse ? Elle renvoie aussi à des questions très préoccupantes aujourd’hui sur la puissance d’attractivité des théories du complot, particulièrement sur certains jeunes : leur adhésion à ce qui leur paraît apporter une solution systématique, spontanée et totalisante à leurs problèmes est immédiate, les empêchant d’entrer dans la véritable connaissance. Les neurosciences nous donnent des pistes pour comprendre l’importance de cette capacité d’inhibition qui permet de passer de l’immédiateté à la réflexion, de la satisfaction pulsionnelle à une démarche de recherche, du plaisir de savoir au plaisir d’apprendre, avec tous les efforts que cela nécessite. Mais à aucun moment, Olivier Houdé, vous ne nous laissez entendre qu’il existerait un interrupteur susceptible de mettre en route ce troisième système. Sur une problématique aussi essentielle que les théories du complot, qui constituent une véritable urgence sociétale, chercheurs en neurosciences et en pédagogie gagneraient à échanger et collaborer.

9 Chercheurs et enseignants sont-ils effectivement ouverts à ce type de collaborations ?

10 Olivier Houdé : Je suis un fervent adepte de la recherche participative, collaborative, associant laboratoires de recherche et enseignants dans leurs classes [2]. Les enseignants sont d’ailleurs très demandeurs : un tiers de nos recherches publiées dans de grandes revues scientifiques a été déclenché par l’idée de l’un d’entre eux ! Voilà dix ans que je travaille en partenariat avec des écoles selon des processus scientifiques très rigoureux. Nous testons ensemble un paradigme ou une hypothèse – par exemple telle pratique pour lever un blocage cognitif – en comparant systématiquement un groupe d’élèves expérimental et un groupe « contrôle » avant, pendant et après l’expérience pour tester la solidité de l’acquis, notamment par le biais de l’imagerie cérébrale. Ces recherches prennent énormément de temps : il faut répondre aux questions des enseignants, écouter leurs suggestions, mais aussi préparer les enfants, avec leurs parents, longuement et soigneusement, aux examens par IRM. Elles sont exigeantes et menées sur plusieurs milliers d’enfants. Nous sommes loin des prétendues recettes magiques auxquelles on réduit trop souvent les neurosciences !

11 Ne craignez-vous pas une certaine instrumentalisation des neurosciences, notamment depuis la création du Conseil scientifique de l’Éducation nationale [3], dont l’une des missions est de faire émerger une pédagogie fondée sur les preuves ?

12 Philippe Meirieu : Les déclarations faites au moment de l’installation de ce conseil n’augurent pas une utilisation éclairée des neurosciences… Je crains qu’il ne privilégie une conception mécaniste de ces sciences, visant à déclencher des réflexes d’apprentissage chez les élèves plutôt qu’à encourager leur réflexivité. Nous ferions alors fausse route et raterions un enjeu civilisationnel majeur. De plus, si ce conseil s’enferme dans la prescription de standards d’enseignement, omettant les questions pédagogiques, éthiques et philosophiques, il n’aura ni l’adhésion des enseignants, ni j’imagine celle des chercheurs. Enfin, s’il néglige l’histoire de la pédagogie et l’inventivité des enseignants, il risque de faire régresser les pratiques.

13 Olivier Houdé : J’ai refusé l’invitation à participer à ce conseil, justement pour préserver ma liberté de chercheur et éviter toute récupération. Je suis moi-même un peu inquiet face à certains discours aux relents très mécanistes, tels ceux de son président, Stanislas Dehaene, qui sous-tendent l’idée d’un cerveau unique et identique chez tous. C’est faux. Espérons aussi que ce souhait d’élaborer une pédagogie fondée sur les preuves ne cache pas un désaveu des enseignants… Il serait fort dommage que les neurosciences de l’éducation soient dévoyées et abîmées. Mais, dans le fond, je ne suis pas inquiet. Je constate quotidiennement le sérieux et l’enthousiasme de ces derniers : ils sont de plus en plus nombreux à vouloir s’approprier les découvertes que nous, neuroscientifiques, mettons à leur disposition et à les décliner dans leurs classes, en fonction de leurs objectifs, de leur culture, de leur inventivité.

Notes

  • [1]
    Prix Nobel d’économie en 2002.
  • [2]
    Le site Lea.fr (https://lea.fr/ ) est un réseau pédagogique collaboratif destiné aux enseignants du primaire. Il met notamment en relation les chercheurs du laboratoire LaPsyDÉ et des enseignants désireux de participer avec leur classe à un projet de recherche.
  • [3]
    Créé en janvier 2018 par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, le Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) est présidé par Stanislas Dehaene, psychologue cognitiviste et neuroscientifique.
Olivier Houdé

Instituteur de formation, il a suivi un cursus de psychologie du développement et des acquisitions de l’enfant. Il a créé et dirige le LaPsyDÉ (CNRS-université Paris-5), un laboratoire de recherche qui explore, grâce à l’imagerie cérébrale, les mécanismes du développement et de l’apprentissage chez l’enfant. Derniers ouvrages parus : L’École du cerveau. De Montessori, Freinet et Piaget aux sciences cognitives (Mardaga, 2018) et Le Cerveau et les Apprentissages, dirigé avec Grégoire Borst (Nathan, 2018).
Philippe Meirieu

Philosophe de formation, il a enseigné dans le primaire et le secondaire, puis à l’université. Il est aujourd’hui professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Lyon-2. Ses recherches portent sur l’histoire et l’épistémologie de la pédagogie ainsi que sur la philosophie de l’éducation. Dernier ouvrage paru : La Riposte. Écoles alternatives, neurosciences, bonnes vieilles méthodes. Pour en finir avec le miroir aux alouettes (Autrement, 2018).
Propos recueillis par
Isabelle Gravillon
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2018
https://doi.org/10.3917/epar.629.0056
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