CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Quels sont les objectifs affichés de ces créateurs d’établissements fondés sur des pédagogies alternatives : bien-être des élèves, excellence ou employabilité ? Deux chercheuses ont passé leurs déclarations au crible.

1 Un nombre réduit mais croissant d’écoles se présente aujourd’hui comme une alternative aux écoles « traditionnelles », mettant en avant la priorité qu’elles accordent au bien-être et au développement personnel des enfants. L’examen du discours de leurs fondateurs montre que certains d’entre eux se préoccupent aussi de la réussite scolaire des élèves et, davantage encore, de leur intégration dans des sociétés valorisant l’autonomie et l’innovation. L’analyse proposée ici s’appuie sur des entretiens [1] avec 19 créateurs d’école alternative, dont 10 assument, au moins en partie, l’appellation d’« école démocratique » tandis que les autres proposent des approches héritées des pédagogies nouvelles, la plupart du temps sans affiliation explicite sauf, pour trois d’entre elles, avec l’approche Montessori.

Contre certaines pratiques

2 Se référant le plus souvent à leur propre expérience d’élève, d’enseignant ou de parent, les personnes que nous avons rencontrées indiquent ne pas vouloir reproduire certains aspects négatifs du système public. Elles soulignent notamment l’usage excessif des punitions. Pour Paula, fondatrice d’une école à pédagogie mixte, il s’agit de « ne plus être dans ce système de punition-récompense. La honte, la mise à l’index, on utilise ces leviers-là, on a été éduqué comme ça. Mais, comme je le dis souvent : “Punir n’éduque pas l’enfant mais soulage l’adulte.” » Elles critiquent aussi le caractère global et définitif des jugements portés sur les élèves : « Parce que j’ai tellement vu dans les écoles, dans les classes, des enseignants qui disaient : “Ah ! Celui-ci, c’est pas la peine !” » témoigne Isabelle, fondatrice d’une école à pédagogie mixte.

3 Beaucoup dénoncent parallèlement le poids des programmes : « Je me retrouvais obligé d’obliger d’autres personnes à faire des choses qu’elles n’avaient pas envie de faire, et de leur interdire de faire les choses qu’elles avaient envie de faire. Et, comme j’étais contraint par le programme, je n’avais pas le temps d’être dans une relation vraie, de réellement m’investir avec les enfants qui avaient des demandes émotionnelles, auxquelles je ne pouvais pas répondre », regrette Ben, fondateur d’une école démocratique. Cette contrainte est jugée néfaste pour la disposition « naturelle » des enfants à apprendre : « Retrouver ce qui est le cœur de la pédagogie normalement, à savoir préserver l’envie d’apprendre des enfants. S’il y a quelque chose à garder et à conserver précieusement, c’est vraiment cette petite flamme, cette envie d’apprendre. On n’apprend pas pour faire plaisir à son prof ou à ses parents, on apprend pour soi. Bon, ça c’est le rêve… Mais ce n’est pas du tout ce que fait l’Éducation nationale. Vous prenez un enfant normalement constitué, c’est-à-dire hypercurieux, hyperintéressé, et vous en faites une bête de somme », dénonce Paul, fondateur d’une école à dominante Montessori.

4 Un petit nombre de ces créateurs remet en cause non seulement la pédagogie « traditionnelle », mais la forme « école » elle-même, c’est-à-dire une forme institutionnalisée de transmission de valeurs, de capacités et de savoirs assumée par des professionnels et impliquant des règles de comportement pour les apprenants et les enseignants [2]. Ces créateurs assimilent toute activité ou échange pédagogique imposé par les adultes à de la violence.

Le mariage du bien-être et des apprentissages

5 Le contre-modèle proposé met en avant l’importance de la dimension « expressive » de l’expérience scolaire, qui favorise le bien-être et le plaisir [3]. Certains créateurs d’école visent l’épanouissement et le « développement naturel » des enfants [4] en tant que valeurs en soi : « On veut vraiment permettre simplement aux enfants de vivre leur enfance, d’être eux-mêmes, de vivre dans la joie, de pouvoir jouer, faire ce qu’ils ont envie de faire », déclare Violette, fondatrice d’une école démocratique. Ils valorisent également sa dimension « réflexive », estimant que la connaissance de soi est une autre facette de l’épanouissement.

6 Un examen plus approfondi du discours de ces créateurs d’école montre qu’à l’instar des parents des classes moyennes supérieures [5], la plupart conçoivent ces dimensions comme des corollaires à l’acquisition de compétences sociales et techniques : « D’un point de vue pédagogique, moi, ce qui m’intéresse vraiment, c’est de savoir comment l’école aujourd’hui peut, dès le plus jeune âge, développer les compétences du XXIe siècle. Certes, des compétences académiques, mais avant tout un savoir-être. Dans le savoir-être, il y a aussi savoir qui l’on est. Pour moi, le savoir-être, la connaissance de soi, la confiance en soi et l’épanouissement précèdent la réussite, c’est très clair », développe Julie, créatrice d’une école à pédagogie mixte.

7 Rares sont les créateurs de notre échantillon qui revendiquent leur attachement à l’excellence. Seule la fondatrice d’une école démocratique – n’appliquant pas les programmes d’enseignement obligatoire – en fait mention, ne souhaitant pas donner l’image d’un établissement sans ambition intellectuelle pour les enfants : « Notre école ne se contente pas de mettre la liberté au premier plan, de penser au seul bien-être des enfants… C’est aussi une école de l’excellence. Nous pensons que c’est comme ça que les apprentissages se font le mieux », précise Laura. D’ailleurs, certains de ces établissements, à travers notamment l’offre d’un enseignement bilingue, promeuvent quand même une forme d’excellence « internationale » aujourd’hui très valorisée dans de nombreux systèmes d’enseignement et parfaitement adaptée à une société globalisée [6].

S’adapter à l’univers professionnel

8 Par ailleurs, et surtout, ces écoles mettent en avant des valeurs et des compétences associées à une insertion plus efficace des enfants dans une société qui valorise avant tout l’autonomie, la flexibilité et l’adaptabilité des citoyens et des travailleurs [7]. Il s’agit d’aider les élèves à repérer leurs « talents », puis à les utiliser pour s’orienter dans le système scolaire et le monde du travail. Pour Louise, fondatrice d’une école à dominante Montessori, « l’objectif est vraiment que chaque enfant arrive à s’épanouir en reconnaissant ses points forts ainsi que ses difficultés […] Et qu’un enfant qui rencontre plus de difficultés que les autres au niveau scolaire soit conscient qu’il a aussi des atouts, des talents sur lesquels il peut s’appuyer ».

9 La détention d’un capital culturel « institutionnalisé [8] », à savoir de compétences techniques certifiées par un diplôme, est considérée par les créateurs de ces écoles comme insuffisante. Il s’agit donc pour eux de favoriser chez les élèves l’acquisition de savoir-être qui « feront la différence » aux yeux des employeurs. Selon Julie, fondatrice d’une école à pédagogie mixte, « c’est ce qu’on demande en entreprise […]. Les compétences liées au savoir-être, c’est essentiel, et différenciant ».

10 Nos différents interlocuteurs soulignent l’importance de la créativité et de l’esprit d’initiative en tant que compétences clés pour les métiers futurs. Il en est de même de la flexibilité : « On vit dans un monde qui évolue très vite au niveau économique. Mon idée, c’est d’apporter tout ce que l’école peut apporter à un enfant pour qu’il puisse ensuite – dans dix ans, dans vingt ans – s’adapter à ce monde qui va très vite et qui évolue », résume Louise.

11 Les écoles « alternatives » placent au centre de leur offre éducative le bien-être des enfants et l’acquisition de compétences sociales valorisées dans les entreprises et les sociétés contemporaines. Comment ces visées sont-elles traduites dans les pratiques quotidiennes des enseignants ? Comment les élèves et leurs parents se les approprient-ils ? Il serait important de l’étudier.

12 Par ailleurs, bien que ces écoles soient encore minoritaires et entretiennent peu de liens avec les institutions traditionnelles, elles semblent exercer une influence sur le discours éducatif dominant et les choix en matière de politique éducative qu’il serait également utile d’examiner.

Notes

  • [1]
    Menés dans le cadre de la thèse de doctorat d’Amélia Legavre : « L’offre scolaire alternative en France : des projets éducatifs aux expériences des élèves ».
  • [2]
    B. Schneuwly et R. Hofstetter, « Forme scolaire, un concept trop séduisant ? », A. Dias Chiaruttini et C. Cohen-Azria (éd.), Théories-didactiques de la lecture et de l’écriture (Presses universitaires du Septentrion, 2017).
  • [3]
    B. Bernstein, Class, codes and control vol. 3 (Routledge & Kegan Paul, 1973).
  • [4]
    A. Lareau, Unequal Childhoods (University of California Press, 2011).
  • [5]
    F. Dubet et D. Martucelli, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire (Seuil, 1996), A. van Zanten, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales (PUF, 2009).
  • [6]
    J. Gerhards, S. Hans et S. Carlson, Social Class and Transnational Human Capital. How Middle and Upper Class Parents Prepare their Children for Globalization (Routledge, 2017).
  • [7]
    L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999).
  • [8]
    P. Bourdieu, « Les Trois États du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30, 1979.
Amélia Legavre

Doctorante en sociologie à l’université. Paris-Descartes (Centre de recherche interdisciplinaire, CRI) et à l’Observatoire sociologique du changement (OSC, Sciences Po-CNRS).
Agnès van Zanten

Directrice de recherche à l’Observatoire sociologique du changement (OSC, Sciences Po-CNRS) et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Sciences Po). Auteure de Choisir son école (PUF, 2009), L’École de la périphérie (PUF, 2012) et, avec M. Duru-Bellat et G. Farges, Sociologie de l’école (Armand Colin, 2018).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2018
https://doi.org/10.3917/epar.629.0040
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