CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les parents d’élèves qui se détournent de l’Éducation nationale sont encore minoritaires… mais de plus en plus nombreux. Beaucoup parmi ces « dissidents » jettent leur dévolu sur des écoles pratiquant des pédagogies héritées du mouvement de l’Éducation nouvelle. Pourquoi ?

1 À la rentrée 2018, près de 75 000 élèves étaient scolarisés dans 1462 établissements hors contrat proposant des pédagogies « différentes »1. Si, parmi ce millier et demi d’écoles, un quart a opté pour un retour à des méthodes d’enseignement « à l’ancienne », les autres appliquent des pédagogies dites « alternatives », largement inspirées par les penseurs du mouvement de l’Éducation nouvelle, de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle : Maria Montessori, Rudolf Steiner, Célestin et Élise Freinet, Ovide Decroly, etc. (voir encadré p. 34) ; mais aussi par des thématiques contemporaines (éveil à l’écologie, à la citoyenneté, etc.). Moins de 100 000 élèves… une goutte d’eau par rapport aux 12,3 millions d’enfants fréquentant les écoles publiques ou privées sous contrat ! Certes, mais, chaque année, ces écoles différentes sont plus nombreuses à ouvrir leurs portes : 31 en 2011, 157 en 2018 [1] ! Leur succès ne cesse de s’accroître donc.

L’épanouissement de l’enfant au cœur des attentes

2 Les raisons d’un tel attrait s’expliquent en partie par de grandes évolutions sociétales, propres à notre époque. « Dans le monde occidental, l’accent est fortement mis sur la réalisation de soi, le développement personnel et l’épanouissement de l’individu. Et cela non seulement pour les adultes mais aussi pour les enfants. Il est donc logique que les parents soient en quête d’écoles soucieuses de ces dimensions-là. C’est le cas des écoles alternatives qui, toutes, quelles que soient leurs spécificités, se préoccupent de l’épanouissement de l’enfant », explique Marie-Laure Viaud, docteure en sciences de l’éducation, maître de conférences à l’université d’Artois et spécialiste des écoles alternatives [2]. Toutes en effet partagent la même conviction : ce n’est pas à l’enfant de s’adapter à l’école mais à l’école de s’adapter à l’enfant ! « Elles veillent à respecter ses rythmes, à travailler à partir de ses intérêts, à valoriser ses réussites plutôt qu’insister sur ses échecs, à encourager son autonomie et sa responsabilisation », décrit la chercheuse. « Beaucoup de parents ont le sentiment que l’école publique est une machine à normaliser et formater les élèves, qu’elle ne prend pas assez en compte la singularité de chacun. En se tournant vers les écoles alternatives, ils espèrent une prise en compte individualisée de leur enfant, permettant la pleine expression de ses aspirations particulières (artistiques, sportives, etc.) et une réponse à ses besoins particuliers s’il en a (enfants « dys », précoces) », poursuit Philippe Meirieu, professeur émérite en sciences de l’éducation [3]. « Les parents d’aujourd’hui ont compris que faire absolument entrer leur enfant dans la norme scolaire ne lui garantira ni le bonheur ni la réussite ! Ils préfèrent lui offrir un contexte scolaire alternatif qui lui permettra de développer tout son potentiel, son génie personnel, en quelque sorte, au lieu de l’inhiber. Et donc de partir avec de bonnes bases pour construire son avenir, particulièrement la confiance en soi et l’autonomie », insiste Anne Coffinier, directrice générale de la Fondation pour l’école, qui finance et accompagne la création et le développement d’écoles indépendantes.

Une exigence de réussite

3 Mais les parents faisant le choix d’une école alternative ne sont pas tous de doux rêveurs, seulement préoccupés par l’épanouissement de leur enfant. Beaucoup d’entre eux visent tout autant son succès scolaire. « En France, les écoles alternatives uniquement fondées sur la créativité de l’enfant et sa liberté, comme les écoles Emilio Reggia, par exemple, rencontrent assez peu de succès, beaucoup moins qu’aux États-Unis en tout cas. Ce qui fonctionne le mieux chez nous, ce sont les écoles Montessori et les écoles “plurielles”, mêlant plusieurs influences pédagogiques. Et cela parce qu’elles promettent à la fois l’épanouissement et la réussite précoce dans les apprentissages fondamentaux (lire, écrire, compter), parfois aussi dans l’apprentissage d’une langue étrangère », avance Marie-Laure Viaud. « Les parents intériorisent très tôt l’importance de la réussite scolaire pour la future vie sociale et professionnelle de leur enfant. Ils ne font plus confiance à l’école publique pour le tirer vers le haut, sont conscients que sa naissance dans un milieu favorisé ne lui garantira pas non plus la réussite dans un monde ultra-compétitif et investissent dans des écoles qu’ils pensent efficaces, où l’enfant sera de surcroît heureux de se rendre pour apprendre », souligne François Dubet, sociologue et directeur de recherche à l’EHESS [4].

Des parents accueillis et reconnus

4 Le succès des écoles alternatives repose aussi sans aucun doute sur la place que la plupart d’entre elles savent accorder aux parents. « Dans les écoles Freinet, par exemple, les parents peuvent venir animer des ateliers dans la classe. Ils sont les bienvenus. Dans certaines maternelles “différentes”, ils peuvent rester tous les matins jusqu’à 10 heures. Ils ne sont pas considérés comme des intrus », décrit Marie-Laure Viaud. Impression qu’ils ont parfois, malheureusement, au sein de l’Éducation nationale… « Historiquement, l’école s’est construite contre la famille : selon Jules Ferry, l’école devait soustraire les enfants aux mauvaises influences familiales (patois, superstitions, alcoolisme) et leur apporter la connaissance et le progrès. Plus ou moins consciemment, les enseignants d’aujourd’hui restent très imprégnés par cette histoire : les rapports qu’ils entretiennent avec les parents peuvent être marqués d’une certaine défiance », poursuit-elle.

5 Or, beaucoup de parents n’acceptent plus d’être ainsi exclus et tenus à distance de ce qui se passe à l’école. « On assiste actuellement à un mouvement de réappropriation par les familles de l’instruction qu’elles avaient traditionnellement déléguée à l’État. C’est ce que j’appelle le familialisme : la volonté de contrôler l’école pour qu’elle soit homogène idéologiquement, sociologiquement, pédagogiquement avec l’univers familial, analyse Philippe Meirieu. Les écoles alternatives servent aussi à échapper à la mixité sociale. La possibilité même d’apprendre à faire société ensemble est menacée par cet état d’esprit. » « Je ne vois là aucun désir égoïste et frileux d’entre-soi, comme on le prétend parfois, défend Anne Coffinier. Simplement, les familles sont en demande de cohérence éducative : que les mêmes choix éducatifs et pédagogiques soient défendus à la maison et à l’école. Si par exemple des parents ont opté pour l’éducation bienveillante, ils souhaitent que l’école fréquentée par leur enfant respecte cette même logique. »

Les idées clés de trois « inventeurs » de pédagogie nouvelle

Maria Montessori (1870-1952)
Cette Italienne fut la toute première femme médecin de son pays. Elle a imaginé une méthode d’apprentissage destinée aux enfants déficients mentaux dont elle s’occupait à l’hôpital, qu’elle a élargie aux enfants des milieux défavorisés, pour les rapprocher de l’école. Sa grande idée : les enfants apprennent en manipulant des objets, d’où son souci du matériel pédagogique (alphabet mobile, jeux d’emboîtement, d’empilement, etc.). Elle a aussi repéré chez les enfants des « périodes sensibles » propices à telle ou telle acquisition (parler, écrire, lire, ranger, sérier, etc. ), qu’il importe de respecter.
Élise et Célestin Freinet (1898-1983, 1896-1966)
Ce couple d’instituteurs français était convaincu que les enfants apprennent avec une motivation redoublée lorsqu’ils sont immergés dans des situations réelles : jardinage, élevage de petits animaux, menuiserie, poterie, imprimerie. Il valorisait le projet collectif tourné vers l’extérieur, par exemple la confection d’un journal pour communiquer avec d’autres écoles, ainsi que la libre expression des enfants. Pour les Freinet, la dimension politique est essentielle : il faut éduquer autrement pour que les enfants apprennent mieux et deviennent des citoyens capables de solidarité.
Rudolf Steiner (1861-1925)
Ce philosophe autrichien a fondé le mouvement de l’anthroposophie, un « chemin de connaissance » qui pose l’existence d’un monde « suprasensible » parallèlement à notre univers matériel. Pour lui, l’apprentissage strict des savoirs est stérile. La pédagogie doit passer par la relation affective et l’épanouissement de l’enfant, le but étant de permettre à chaque élève d’exprimer son originalité, d’où l’importance accordée aux activités artistiques. Les élèves n’ont pas de manuels scolaires mais consignent leurs connaissances dans leurs « cahiers de période ».
I.G.

Circuits courts et comportements d’usagers

6 Ce type d’écoles, qui accueille le plus souvent de petits effectifs, permet aussi des relations parents-enseignants très directes. « Comme dans bien d’autres domaines, par exemple celui de l’alimentation, les Français recherchent désormais des “circuits courts”. Ils n’en peuvent plus des mastodontes opaques et inaccessibles ! Dans une école alternative, en cas de problème ou de demande à formuler, il n’y a pas d’interminables procédures à suivre : la réponse est quasi immédiate », ajoute-t-elle. « Les parents payent, souvent très cher, et se sentent autorisés à avoir des exigences et à obtenir satisfaction », remarque François Dubet. « Dans ces écoles privées hors contrat encore plus qu’ailleurs, les parents adoptent des comportements d’usagers. C’est le signe de la transformation avancée de l’école en service. Lorsqu’on n’est pas content du service rendu par une école, on va en voir une autre ! » regrette Philippe Meirieu.

7 Mais si l’Éducation nationale est victime de ces comportements d’usagers, ce n’est probablement pas sans raison… « Cette institution souffre d’un double blocage susceptible d’inciter les parents à se détourner d’elle. D’une part, elle ne prend pas assez en compte leur désir légitime d’entretenir avec elle une relation constructive autour des enjeux pédagogiques [5]. D’autre part, elle nourrit une méfiance quasi viscérale vis-à-vis des innovations pédagogiques, tout particulièrement vis-à-vis d’une pratique très développée dans nombre d’écoles alternatives et qui conditionne le développement des enfants : la classe multi-âges où les enfants travaillent ensemble, s’entraident, sont les tuteurs les uns des autres [6]. Un tel immobilisme peut en partie expliquer le désamour dont elle souffre et, par ricochet, le succès des écoles qui font autrement », poursuit le chercheur.

École publique vs école alternative : le match


Marie-Laure Viaud, docteure en sciences de l’éducation, maître de conférences à l’université d’Artois1
Les élèves des écoles alternatives sont-ils meilleurs que ceux des autres écoles ?
Même si les études menées sont jusqu’à présent trop peu nombreuses, surtout en France, et les écoles alternatives trop diverses pour autoriser des conclusions générales, leurs résultats convergent néanmoins : la majorité de ces écoles permet des acquis scolaires au moins aussi bons que les écoles standards. La recherche la plus ambitieuse menée en France, réalisée entre 2001 et 2006, compare les résultats d’une école Freinet et de plusieurs établissements témoins accueillant un public similaire2. En mathématiques et en sciences, les résultats sont identiques. En français, les élèves de l’école Freinet se montrent plus imaginatifs. En orthographe, ils sont meilleurs.
Comment se passe ensuite la transition vers l’école publique ?
Une synthèse des recherches permet de dégager des constantes chez les élèves intégrant le système classique au niveau du collège ou du lycée. Durant le premier trimestre, les élèves issus d’écoles différentes rencontrent des difficultés d’adaptation. Au deuxième trimestre, ils rattrapent les élèves standards. Et, souvent, ils les dépassent au troisième trimestre.
La chercheuse française Rebecca Shankland a mené une recherche d’envergure sur ce sujet3. Elle a suivi une cohorte de 180 élèves issus d’écoles alternatives et constaté qu’ils s’adaptent mieux à l’enseignement supérieur que les étudiants standards, travaillent de façon plus autonome, sont moins nombreux à se réorienter et sont moins sujets à la dépression.
I. G.
1. Elle a coordonné avec Marie-Anne Hugon Les écoles et pédagogies “différentes” : approches internationales, n° 15 de La Revue française d’éducation comparée, 2017 (L’Harmattan).
2. Une école Freinet. Fonctionnement et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, Yves Reuter (dir.) (L’Harmattan, 2007).
3. Adaptation des jeunes à l’enseignement supérieur. Les pédagogies nouvelles : aide à l’adaptation ou facteur de marginalisation ?, thèse de doctorat, université Paris-8, 2007.
Antoine Chereau, l’illustrateur de ce dossier, a publié en 2017 Du moment qu’on s’aime (Pixel Fever éditions) et cette année, chez le même éditeur, Le Bonheur d’être auteur !

Le risque de la déception ?

8 Cela dit, cet engouement des familles pour les écoles alternatives conduit parfois à des déceptions. En effet, le meilleur peut côtoyer le pire parmi ces établissements puisqu’il suffit de posséder un diplôme équivalent à bac + 2 pour diriger une école privée hors contrat. Le modèle Montessori, quant à lui, duquel se revendiquent de plus en plus d’écoles ces dernières années, n’est pas juridiquement protégé : ces établissements ne sont donc soumis à aucune exigence particulière. Une loi votée au printemps 2018 [7], censée resserrer le contrôle de l’État sur les pédagogies pratiquées par les écoles hors contrat, a finalement été vidée de toute substance, de l’aveu même des principaux intéressés. « Ce texte n’introduit aucune nouveauté significative. Il ne menace en rien la liberté pédagogique de nos établissements », se réjouit Anne Coffinier.

9 Alors faut-il s’inquiéter de la qualité de l’enseignement dispensé dans ces écoles ou d’autres dangers éventuels ? « Disons qu’il est judicieux de se montrer prudent. Il faut impérativement se rendre sur place pour rencontrer la direction et les enseignants, s’imprégner de l’ambiance. Et ne pas se contenter de grandes déclarations sur une plaquette publicitaire ou un site Internet », recommande Marie-Laure Viaud. « Outre le risque d’un certain amateurisme, on ne peut écarter le danger d’une forme d’emprise sur les esprits. Dans certaines écoles alternatives, il est demandé aux familles et aux enfants de véritablement adhérer à un dogme », constate Philippe Meirieu.

10 Cela étant dit, la plupart des écoles alternatives assurent une formation solide à leurs élèves, et ces derniers réussissent aussi bien que les autres (voir encadré p. 35). « Les établissement alternatifs bénéficient d’une forme d’effet placebo, plus scientifiquement nommé effet Hawthorne, du nom du chercheur américain l’ayant mis en évidence. Lorsque des individus sont placés dans un contexte expérimental, ils ont tendance à faire preuve d’un engagement accru et ainsi à améliorer leurs résultats. Le fait d’étudier dans un lieu un peu particulier, dont on leur dit qu’il est formidable, déclenche chez les élèves motivation et enthousiasme », décrit Philippe Meirieu. La modestie des effectifs dans les écoles alternatives constitue elle aussi un facteur de réussite. Dans le public comme dans le privé, « une petite école ne dépassant pas 120 élèves présente toujours un collectif plus serein et plus équilibré qu’un établissement plus important. Les enfants se connaissent entre eux et identifient bien les adultes responsables. Les possibilités de régulation y sont supérieures et l’ambiance, propice à l’épanouissement et au travail », poursuit-il. Mais au-dessous d’un certain seuil – 60 élèves –, ces arguments sont contrebalancés par d’autres, plus négatifs. Avec trop peu d’élèves, l’enrichissement par les pairs et les occasions de regroupement affinitaire font défaut. Or, beaucoup d’écoles alternatives sont de toutes petites structures. Encore un élément à prendre en compte avant de sauter, éventuellement, le pas…

Notes

  • [1]
    Chiffres de la Fondation pour l’école.
  • [2]
    Auteure de Montessori, Freinet, Steiner… Le guide de référence des pédagogies alternatives, (Nathan, 2017). Voir encadré p. 35.
  • [3]
    Auteur de La Riposte (Autrement, 2018).
  • [4]
    Auteur, entre autres, de Trois Jeunesses. La révolte, la galère, l’émeute (Le Bord de l’Eau, 2018).
  • [5]
    Lire la chronique de Philippe Meirieu dans L’école des parents n° 625, p. 16.
  • [6]
    Lire la chronique de Philippe Meirieu dans L’école des parents n° 620, p. 20.
  • [7]
    Loi n° 2018-266 du 13 avril 2018.
Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2018
https://doi.org/10.3917/epar.629.0032
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