Besoin, remède, plaisir, marqueur du statut social… L’acte de se nourrir est soumis à des représentations liées au milieu dans lequel on grandit. Ce qui a des conséquences sur la santé.
1 Les progrès de la sociologie de la santé ont permis, en parallèle des connaissances acquises par la médecine et les sciences de la vie, de mesurer l’impact de l’alimentation sur la santé. On trouve de temps à autre dans la presse un palmarès des pays où la longévité est importante grâce à une bonne alimentation. Les Japonais, grands consommateurs de poissons et de fibres végétales, se placent en tête. Le régime « crétois », constitué de poissons, de fruits et légumes, d’huile d’olive et de viandes blanches, est aussi souvent cité en exemple. La France s’en tire plutôt bien, apparaissant comme un pays à la fois où l’on mange bien et où l’on vit longtemps. Un doigt accusateur pointe en revanche les mauvais élèves : les Nord-Américains et les Européens du Nord consomment à l’excès viande, sucre, féculents et n’ont de surcroît aucune aptitude à rendre bon au goût ce qui est déjà mauvais pour l’organisme.
2 La science diététique, s’érigeant en dictateur du bien-vivre, entend imposer la consommation d’aliments susceptibles de n’avoir que des répercussions positives sur la santé des populations. Or, l’acte de manger, comme d’autres actes simples en apparence, s’avère particulièrement complexe et n’obéit pas qu’aux seules lois de la diététique. L’alimentation n’a pas seulement une fonction nutritive mais aussi une fonction économique, sociale, culturelle, religieuse… Tout ordre social, c’est-à-dire toute organisation humaine qui vise à permettre la vie en collectivité, contribue à définir ce que l’on peut appeler un « ordre du mangeable » qui le reflète. L’acte de manger prend ainsi, selon la célèbre expression de Marcel Mauss, la dimension d’un « fait social total [1] ».
3 Bien manger, c’est-à-dire manger selon les normes de son groupe d’appartenance, s’apprend. Cela implique la transmission des parents aux enfants. Dans notre contexte de pluralité sociale et culturelle, il peut y avoir conflit entre la représentation dominante du bien-manger, associé à une préoccupation d’ordre sanitaire – comme en témoigne la campagne publicitaire « cinq fruits et légumes par jour » –, et des représentations selon lesquelles manger est avant tout lié à la recherche de la satiété immédiate et du plaisir. Ce qui compte alors, c’est que les enfants soient rassasiés, « qu’ils aient quelque chose dans le ventre », peu importe si cela occasionne du surpoids et des pathologies associées.

Les gros et les minces
4 Les représentations du lien entre santé et pratiques alimentaires s’appuient encore sur l’apparence physique. Les notions d’obésité et de minceur ne sont pas perçues de la même façon selon les milieux sociaux.
5 À partir du XVIIe siècle, l’ascension de la bourgeoisie en Europe s’est traduite par le développement d’un code de manières de table très compliqué [2]. Cet art de manger vise surtout à exprimer l’aisance matérielle acquise. Pour ne pas trahir une sensation de faim trop vive, on prend une certaine distance avec l’aliment : on ne le touche pas avec les doigts, mais avec des couverts. Même les fruits doivent être découpés selon des règles sophistiquées. Le manger bien s’oppose au manger beaucoup et aboutit peu à peu à une modification des critères esthétiques concernant le corps.
6 Longtemps, la surcharge pondérale a été associée à un niveau de richesse élevé. Les riches étaient gros, les pauvres étaient maigres. Dans certains pays en développement, en Afrique subsaharienne notamment, la corpulence reste associée à l’aisance matérielle et à l’importance sociale. Aujourd’hui, dans les pays riches, ces critères se sont inversés. La minceur est désormais signe d’aisance sociale et de santé, l’obésité, de pauvreté et de précarité.
7 Les conduites alimentaires responsables de l’obésité sont associées à une situation sociale défavorable. Il ne s’agit pas seulement de représentations mais d’une réalité économique sociale et psychologique.
8 L’obésité reflète de plus en plus la déstructuration des rythmes de la vie familiale et peut être interprétée comme une crise de la parentalité.
Les milieux populaires entre deux ordres alimentaires
9 La France a majoritairement conservé une culture de la commensalité [3]. La prise des repas se fait à heures relativement régulières, en compagnie de l’entourage familial ou de pairs. Cet usage inspire toujours l’organisation des repas dans les restaurants scolaires.
10 Néanmoins, dans certains milieux sociaux, il tend à être remplacé par ce que Jean-Pierre Poulain appelle le « vagabondage alimentaire [4] ». Cette nouvelle culture se caractérise par l’augmentation des prises alimentaires individuelles en dehors des heures habituelles, au détriment des repas structurés pris en commun. L’individu, de moins en moins bien inséré dans le système normatif définissant ses modes de consommation, est seul pour réguler sa pratique alimentaire. Il ne sait pas ce qu’il doit manger, ni quand ni comment. De ce fait, il est beaucoup plus vulnérable aux suggestions de la publicité, plus nombreuses et attrayantes que les traités de diététique.
11 Les enfants et les adolescents des milieux populaires sont particulièrement touchés par ce phénomène. Consommateurs de kebabs, de hamburgers et de pizzas, ils ont du mal à accepter le rythme imposé des repas à la cantine, qui limite le choix des plats au « diététiquement correct ». Cette difficulté se traduit par deux types d’attitude. D’une part, une agitation particulière dans les restaurants scolaires. La nourriture est transformée en projectiles et les élèves quittent la salle avant la fin du repas. D’autre part, le refus de la cantine, souvent observé dans des secteurs où les familles immigrées sont nombreuses. Contrairement aux premières analyses proposées, cet abstention ne serait pas d’origine économique. À Marseille, dans un quartier HLM comptant de nombreuses familles originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, la municipalité avait réussi à rendre la cantine scolaire pratiquement gratuite. Les élèves n’y sont pas revenus pour autant [5]. L’explication : certains parents étaient hostiles au fait d’envoyer les enfants à la cantine. Ils rendaient en effet cette dernière responsable de leur refus de consommer les plats traditionnels à la maison et de leurs mauvaises manières à table.
12 Ainsi, beaucoup d’élèves ne mangeaient ni à l’école ni dans leur famille, se contentant de consommer dans la rue des sandwiches préparés le matin ou achetés à proximité. Cet exemple ne saurait être généralisé mais il ne constitue pas pour autant une anecdote isolée.
13 Les changements sociaux et culturels passent avant tout par l’organisation de la vie quotidienne, entre autres, celle des repas. Le cas exposé reflète les conflits culturels que vivent certains enfants issus de milieux populaires. Tiraillés entre deux ordres alimentaires, celui des parents d’une part, celui de la société transmis par l’école d’autre part, ils n’adoptent finalement ni l’un ni l’autre et s’orientent vers un mode de consommation désordonné et à bien des égards préjudiciable à leur santé. Obésité infantile, diabète précoce, dentition attaquée par les excès de sucre sont le lot des enfants auxquels les parents, eux-mêmes perturbés par des représentations contradictoires, ne parviennent plus à transmettre de normes associant prise alimentaire et santé.
Notes
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[1]
M. Mauss, Sociologie et anthropologie (PUF, 1950).
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[2]
N. Elias, La Civilisation des mœurs (Pluriel, 1973).
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[3]
De « commensal », personnne avec laquelle on partage habituellement ses repas.
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[4]
J.-P. Poulain (dir), Les Nouvelles Pratiques alimentaires des Français : entre commensalisme et vagabondage (ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, programme Aliment demain, 1996).
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[5]
J. Barou, « Les Enfants restent-ils sur leur faim ? », actes du colloque Autour de l’alimentation (Cidil, 2000).