Les faibles revenus, les modes de vie et la difficulté d’accès aux soins des familles en situation de pauvreté hypothèquent la santé des enfants et créent des inégalités dans ce domaine dès le plus jeune âge. Leurs parents ont besoin d’un accompagnement rapproché et respectueux.
Qui sont ces familles pauvres que vous accompagnez ?
1 Nathalie Victor : Les militants d’ATD Quart Monde – c’est ainsi que nous appelons les personnes qui rejoignent l’association – vivent ou ont vécu la grande pauvreté au quotidien. Cela consiste souvent à n’avoir comme seuls revenus que des minima sociaux et à vivre dans une habitation précaire, ou même dans la rue.
2 Agnès Vesse : Le public des centres de PMI est marqué par une grande hétérogénéité. À côté de familles assez aisées, nous accueillons des familles étiquetées « précaires ». La précarité ne se résume pas à la dimension économique et aux bas revenus. Elle peut par exemple avoir une composante culturelle – des familles qui arrivent d’autres pays, ont perdu tous leurs repères et subissent un déclassement social – ou être consécutive à un accident de la vie.
La pauvreté est-elle un facteur de risque pour la santé des enfants ?
3 Agnès Vesse : La littérature scientifique internationale regorge d’études ayant très clairement prouvé que vivre dans une situation de pauvreté a un impact négatif sur la santé des enfants. Dans l’immédiat, mais aussi, à plus long terme, sur celle des adultes qu’ils deviendront. Ces enfants naissent plus souvent prématurément. Durant l’enfance, ils souffrent davantage de surpoids et d’obésité, de caries dentaires, de troubles cognitifs et des apprentissages. Ils sont confrontés à des maladies respiratoires à cause des moisissures présentes dans les habitations insalubres, à la tuberculose, à la teigne, à la gale, aux piqûres de punaises de lit. Devenus adultes, leur risque de cancer est majoré.
4 Nathalie Victor : Un enfant qui vit dans un espace humide, confiné, sans lumière, si exigu qu’il ne peut y exercer aucune motricité ne peut pas aller bien ! S’il a un problème de santé, l’inquiétude de ses parents sera exactement la même que celle d’une famille aisée. Mais, dans cette dernière, les parents sauront exactement à qui s’adresser et comment le soigner. Alors que, dans la sienne, la prise en charge sera beaucoup plus aléatoire et compliquée. Ce qui bien sûr ne sera pas sans conséquence sur sa santé.

Pour quelles raisons l’accès aux soins est-il plus difficile ?
5 Nathalie Victor : Les parents peuvent hésiter à consulter parce qu’ils redoutent de ne pas comprendre ce qui leur sera dit, de ne pas pouvoir poser les questions qu’ils veulent. Ils peuvent craindre aussi de ne pas avoir les « bons » papiers, les « bons » droits. La précarité entraîne un sentiment profond d’insécurité et de non-maîtrise de l’environnement qui peut paralyser. Parfois même les parents sont dans l’incapacité de se rendre à une consultation médicale parce qu’il n’y a pas de transport en commun ou qu’ils n’ont pas d’argent pour payer les tickets.
6 Agnès Vesse : Les personnes qui vivent dans la précarité sont excessivement fatiguées car elles dorment peu et ne mangent pas régulièrement. Elles ne savent pas de quoi le lendemain sera fait et si la satisfaction de leurs besoins primaires pourra être assurée. Dès lors, se rendre à un rendez-vous médical peut passer derrière d’autres urgences à gérer.
7 Nathalie Victor : Le rôle des alliés d’ATD Quart Monde – c’est le nom donné aux bénévoles – peut alors consister à accompagner les parents et l’enfant à la consultation médicale et à préparer avec eux les questions qu’ils souhaitent poser.
8 Agnès Vesse : La santé relève de l’intime et ne se dévoile pas aussi facilement ! Au cours de ma carrière, j’ai souvent remarqué que les familles en grande difficulté ne nous révèlent à nous, professionnels de santé, que ce qu’elles nous imaginent être capables d’entendre. Elles ne veulent pas « en rajouter », faire dans le sensationnel. Nous devons réussir à instaurer un lien de confiance suffisamment solide pour qu’elles nous parlent.
Sont-elles méfiantes vis-à-vis des institutions, y compris médicales ?
9 Nathalie Victor : Certains parents redoutent en effet particulièrement d’être signalés à l’Aide sociale à l’enfance et que leur enfant soit placé. Ils ont pu le vivre précédemment pour un autre enfant ou avoir eux-mêmes été placés durant leur enfance. Cette peur a pu se transmettre de génération à génération, devenir même une sorte d’abcès de fixation et les inciter à une grande méfiance vis-à-vis des centres de PMI ou des urgences hospitalières.
10 Agnès Vesse : J’aimerais nuancer ces propos. Les centres de PMI font très peu de signalements et je pense que les familles le savent. Et, quand un signalement pour un placement a lieu, il a été préparé avec les parents et n’est pas forcément vécu comme un drame. Il arrive d’ailleurs régulièrement que des familles le sollicitent elles-mêmes, parce qu’elles ne veulent plus imposer à leur enfant des conditions de vie aussi difficiles.
Comment accompagnez-vous ces familles dans la prise en charge de la santé de leurs enfants, sans les juger ni faire peser sur elles des injonctions irréalisables ?
11 Nathalie Victor : Il faut beaucoup d’humilité lorsqu’on accompagne ces familles. Qui sommes-nous pour leur dire ce qui est mieux pour leurs enfants ? Qui sommes-nous pour estimer qu’elles n’ont aucune compétence ? Il y a quelques années encore, quand je recevais en consultation un enfant en surpoids, je prenais du temps pour expliquer à la mère les bonnes pratiques alimentaires… avant de me rendre compte, aux consultations suivantes, qu’elle n’avait absolument rien changé à ses habitudes ! J’ai alors radicalement changé de méthode. Désormais, je commence par demander à la mère : « Comment trouvez-vous votre enfant ? » Si elle me répond qu’elle le trouve beau ainsi, avec ses kilos en trop, je sais que mes discours ne serviront à rien. Si, en revanche, elle exprime une inquiétude, là, nous pouvons commencer à avancer ensemble. Il est important de respecter le rythme du parent et sa culture, de faire preuve de patience en attendant que sa demande émerge. Et ne pas vouloir tout régler, tout de suite et à sa place.
12 Agnès Vesse : Lors d’une consultation, je pars toujours du parent et de son ressenti : « Est-ce que quelque chose vous préoccupe chez votre enfant ? » S’il me répond qu’il le trouve un peu gros, je ne vais pas lui tenir de grands discours sur l’équilibre alimentaire et les cinq fruits et légumes par jour ! Ou le culpabiliser en lui listant les risques de l’obésité pour la santé. Je vais plutôt essayer de partir du quotidien de cette famille. Que boit cet enfant à table ? Que mange-t-il au goûter ? Et j’essaie de glisser des messages. Avec certaines populations migrantes, il faut revenir sur le processus d’acculturation alimentaire : elles pensent par exemple que boire du Coca-Cola à table est le signe d’une bonne intégration à la société française. Je raconte alors que chez moi tout le monde boit de l’eau, que c’est meilleur pour la santé et qu’en plus ça coûte moins cher. Même chose pour le goûter : je dis que le pain, c’est excellent, meilleur pour la santé et plus économique que les gâteaux. À Clichy-sous-Bois, nous disposons d’un jardin partagé au pied de la PMI. Une éducatrice y emmène les enfants présents dans la salle d’attente : elle leur montre les légumes, leur raconte comment ils poussent. Mais ne leur fait surtout pas de leçon de morale du style « Aujourd’hui, nous allons vous apprendre à bien manger » !
13 Nathalie Victor : Refuser le Coca à table ou les bonbons au goûter constitue une expérience plus douloureuse pour les parents en situation de précarité que pour les autres. Soumis eux-mêmes à la frustration, et cela souvent depuis toujours, ils veulent épargner les privations à leur enfant et lui offrir ces aliments qui lui font plaisir. À ATD Quart Monde, nous essayons de les aider à renforcer leurs compétences parentales, nous leur expliquons qu’ils peuvent s’opposer à lui sans pour autant être de mauvais parents.
14 Agnès Vesse : Le marqueur principal de la grande pauvreté est la fatigue : ces personnes sont littéralement épuisées par leur vie. Il leur est très difficile de trouver l’énergie pour ne pas acheter les aliments tant réclamés par leurs enfants ou de tenir bon quand ils refusent de se laver les dents avant d’aller au lit. Comme beaucoup de parents fatigués, ils se disent « On verra bien demain ». Sauf que, pour eux, le lendemain n’est pas meilleur…
Quelles politiques publiques pourraient améliorer la santé de ces enfants ?
15 Agnès Vesse : Pour les élaborer, il faudrait faire de la démocratie participative : écouter la parole des familles précaires et s’appuyer sur leurs savoirs, sans partir du postulat que nous savons mieux qu’elles ce dont elles ont besoin ! Plutôt que de mettre en place la distribution de petits déjeuners à l’école – comme le prévoit le plan de lutte contre la pauvreté lancé par le gouvernement en mars dernier –, il me semblerait plus constructif de s’intéresser aux raisons pour lesquelles ces parents laissent partir leurs enfants à l’école le ventre vide (il n’y a rien à manger, ou les parents sont déjà partis travailler, ou bien ils dorment encore, parce qu’ils sont épuisés) et de les aider à remédier à leur situation.
16 Nathalie Victor : On assiste actuellement à un retour en force de l’appel à la charité vis-à-vis des personnes et des familles précaires, au détriment des droits (logement, éducation, santé, etc.) et du principe de solidarité nationale sur lequel notre société a été construite après 1945.
17 Agnès Vesse : Il est par exemple essentiel que les services de santé soient maintenus au cœur des territoires où vivent ces familles et que les professionnels aient les moyens d’aller vers elles quand elles ne se déplacent pas, notamment celles qui vivent dans des camps (Roms, réfugiés). Les voisines et les amies s’entraident et se gardent mutuellement leurs enfants… Pourquoi ne pas sécuriser cette aide, professionnaliser ces femmes et créer des crèches parentales ? Un tel cadre serait propice à la promotion de bonnes habitudes de santé.
18 Nathalie Victor : Il serait également primordial que la Caisse d’allocations familiales joue réellement son rôle : quand elle verse des allocations directement aux propriétaires, elle doit aller vérifier sur le terrain qu’il ne s’agit pas de logements indignes. Si les logements étaient sains, beaucoup des problèmes de santé des enfants pauvres seraient résolus !