Laïcité, égalité, tolérance… aujourd’hui, Ces mots que l’on pensait fédérateurs, indissociables de l’histoire du pays, sont parfois instrumentalisés et servent au contraire à exaspérer les fractures de notre société. Tel est le constat de Fatiha Agag-Boudjahlat, qui dénonce les bien-pensants comme les communautaristes et prône un retour au sens premier de ces valeurs républicaines.
1Comment résumer le « grand détournement » que vous dénoncez ?
2Fatiha Agag-Boudjahlat : Des mots comme féminisme, tolérance ne signifient plus la même chose selon le contexte. Ainsi, il y aurait un féminisme pour les « Blanches », et un autre pour les « Orientales » – forcément musulmanes –, qui considérerait le voile comme un outil de libération, une revendication contre l’impudeur occidentale. En 1989, au nom de la tolérance, des intellectuels de gauche ont même voulu dépénaliser l’excision [1] en France. Et ainsi de suite sur la laïcité, la religion, etc. Certains idéologues, « indigénistes [2] » ou identitaires [3], promeuvent l’essentialisme [4], comme si notre destin était tracé par une fatalité biologique. Pour lutter contre ces idées, il faut y opposer la République : un corps de citoyens libres et égaux en droits et en devoirs. Je suis aussi française qu’un Français « de souche ». Cela implique aussi que, nouvelle arrivée ou née en France, je respecte l’antériorité chrétienne, sans pour autant l’être moi-même. L’histoire ne commence pas avec mes revendications individuelles ou communautaires. Je dis à mes élèves qu’on n’est pas obligé de choisir entre le bled et la France. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre !
3Cette tolérance qui consiste à dire qu’il y a des choses (le voile, etc.) valables pour « eux » et d’autres pour « nous » serait raciste, paradoxalement ?
4Elle est dictée par la bonne conscience de gauche, de ceux qui, par paresse intellectuelle ou sentiment de culpabilité, se disent tolérants face à ce qu’ils croient être les pratiques culturelles des musulmans – mais qu’ils réprouvent pour eux –, tiennent de grands discours différentialistes… mais vivent dans les beaux quartiers ! Moi, j’ai vécu avec ma mère et mes sept frères dans une cité. La tolérance de ces gens-là nous enjoint à faire allégeance à la communauté musulmane comme si, étant fille d’immigrés, je devais forcément faire coalition, quoi qu’il se dise et se passe. Le problème, c’est que ce discours rejoint celui des intégristes qui disent que, si vous n’êtes pas dans l’orthopraxie (ramadan, etc.), vous êtes une « collabeurette ».
5Cette orthodoxie religieuse entraîne, selon vous, un risque de surenchère…
6L’autre jour, l’une de mes nièces a dit à sa mère, non croyante : « À l’école, on m’a dit que tu étais une mécréante, car tu ne portais pas le foulard. Tu veux bien le porter ? » Dans la tête des enfants s’installe l’idée qu’une femme non voilée est impudique, impure : le voile est devenu la norme ! On est dans la surenchère : plus vous en faites, meilleur(e) musulman(e) vous êtes ! Pourquoi pas le voile à partir de 7 ans, si on continue ? Les petites filles s’habitueraient ainsi à se soumettre au patriarcat oriental… Le foulard, en soi, ne pose pas de problème, entend-on. Soit ! Mais ces filles accepteront-elles d’aller à la piscine ? En cours de SVT ? Une amie directrice d’école m’a rapporté qu’un garçon de 3 ans et demi lui a dit : « Maîtresse, ne fête pas mon anniversaire, c’est haram (impur). » Il s’exclut de la sociabilité ordinaire des enfants ! Et que faire quand un père refuse de vous serrer la main parce que vous n’êtes pas voilée ? Dans certaines écoles, il n’y a plus de kermesse car des individus se tiennent à l’entrée et disent aux familles : « N’y allez pas, il y a de la musique, c’est haram ! » Il faut se battre, et répéter que l’orthopraxie ne fait pas de vous nécessairement un bon musulman. Et qu’en plus elle vous ferme des portes professionnellement. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a obtenu du Conseil d’État que les élèves d’une école d’infirmières puissent porter le voile. Ces dernières, par piété, ont ensuite refusé de faire la toilette des hommes et de suivre les cours sur la sexualité. Redoutant la réaction du CCIF, l’école a laissé faire. Mais ces femmes seront inemployables !
7Comment réagir au refus d’un homme de serrer la main d’une femme ou de la regarder dans les yeux si l’argument culturel est brandi ?

9C’est cela, le détournement sémantique ! Si une pratique est qualifiée de culturelle, on est muselé. Si elle est désignée comme cultuelle, en revanche, cela permet de poser des limites, car les règles qui régissent une religion ne contraignent pas ceux qui ne la partagent pas. Si le père refuse de serrer la main de l’institutrice, donc de la considérer, elle-même est en droit de refuser de le rencontrer. Tant pis si elle ne le voit plus… Mieux vaut cela qu’être ignorée, d’autant que, souvent, l’enfant est présent. Si elle acceptait, quelle image de la femme se ferait-il ? Vous refuseriez de serrer la main à un Noir parce qu’il est noir ? Non, bien sûr ! Osons dire aussi : « Vous avez une religion ? C’est votre droit. Mais, si elle vous contraint à renoncer à un emploi, n’accusez pas l’entreprise de racisme. » Imaginons que je sois juive pratiquante, que je cherche un poste dans la restauration et que je refuse de travailler le samedi. Si personne ne m’embauche, je ne vais pas crier à l’antisémitisme ! C’est ma responsabilité personnelle, pas celle de la société. Celui qui s’exclut doit assumer ses choix.
10L’enseignant doit aussi rester ferme devant un refus d’aller à la piscine ou en SVT. La fermeté libère l’enfant, pris dans un conflit d’injonctions contradictoires entre les pairs, la famille, le quartier, l’école. Servons-nous de la loi, qui l’oblige à assister à ces cours et le dispense de faire un choix impossible. Ainsi, il n’a pas l’impression de trahir les siens.
11Que dire à un jeune qui affirme que les lois de la religion l’emportent sur celles de la nation ?
12Que c’est sa liberté d’opinion et sa liberté d’expression, mais qu’en cas de conflit entre la loi et la religion la loi doit toujours avoir le dernier mot. Ou alors qu’il aille vivre dans un pays où s’applique la charia, où les deux coïncident. La fermeté paie toujours, car elle offre un cadre sécurisant qui permet de s’épanouir, individuellement et collectivement. Certains jeunes des quartiers en ont besoin car, dans une cité, les relations sont souvent régies par le rapport de force.
13Comment encourager la mixité sociale et communautaire ?
14Il faudrait casser les logiques qui engendrent du communautarisme, fermer les écoles primaires au pied des cités, obliger les familles à sortir de leur quartier. En Scandinavie, on pratique le busing (transport scolaire) pour déplacer les élèves et, ainsi, favoriser la mixité sociale. Mais il faut contrôler celle-ci : à 50/50, chacun reste avec son groupe d’origine, à 90/10, la minorité se replie sur elle-même. 70/30 me semble un bon dosage : les jeunes des quartiers ne se sentent pas obligés de jouer les durs, ils se mélangent. C’est ainsi que les barrières tombent. Je l’ai mesuré aussi en invitant deux femmes exceptionnelles dans ma classe. La première, Latifa Ibn Ziaten [5], a ému les élèves parce qu’elle ressemble à leur mère. Puis j’ai accueilli Rachel Roizes, une femme juive, ex-enfant cachée [6]. Je sentais un élève hostile mais, quand elle a dit « Papa » et « Maman » en parlant de ses parents, il a été touché. Nous en avons reparlé ensuite en classe. Nous avons naturellement de l’empathie envers ceux qui nous ressemblent ; apprenons à en avoir envers tous…
15Vous insistez sur l’empathie, pour créer entre tous un sentiment d’appartenance commune. Encore faudrait-il que les jeunes des quartiers aient de l’espoir. N’est-ce pas ce qui leur manque ?
16C’est le rôle précieux que doit jouer l’école. Dans ce piège communautaire, la réussite scolaire n’est pas assez valorisée, notamment chez les garçons, pour qui ce sont plutôt les performances sportives ou le fait de réciter cinq sourates qui importent ! Je voudrais leur montrer que ce n’est pas incompatible, et que l’école peut contribuer à leur créer un avenir ici, en France, dans leur pays. Les parents, eux, auraient l’impression de trahir leurs origines en s’exprimant ainsi… Mais ils ne rendent pas service aux enfants en parlant sans cesse du bled, en épargnant pour là-bas plutôt que de chercher à vivre mieux ici.
17Un Blanc peut-il avoir votre liberté de ton sans être taxé de racisme ?
18Oui, il suffit pour cela de créer des liens avec les familles sans être dans la démagogie. On peut être dans l’empathie et rappeler la loi. En cas de friction avec un parent intégriste, la directrice d’école peut dire : « Ici, ça ne se passe pas comme ça. Vous pouvez inscrire votre enfant ailleurs. » La fermeté sans violence marche toujours : les parents ne changent pas leur enfant d’école…
19Quand j’entends des élèves dire : « On attend d’avoir assez d’argent pour repartir en Algérie », je leur demande : « Que connaissez-vous d’un pays où vous n’allez que l’été, avec un pouvoir d’achat européen ? » Osons dire : « Prenez votre place ici, toute votre place, et saisissez toutes les chances qui s’offrent à vous à l’école, en colonie de vacances, dans un club sportif… Nous avons tous besoin de nous enraciner. Alors, projetez-vous ici, votre vie est en France ! On ne peut pas être heureux en grandissant dans un pays qu’on s’interdit d’aimer. »
Notes
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[1]
Cf. L’Appel contre la criminalisation de l’excision dans La Revue du Mauss (1er trimestre 1989), qui a fait polémique.
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[2]
Le parti des Indigènes de la République dénonce le racisme structurel de l’État français, qui poursuivrait à l’intérieur de ses frontières une politique colonialiste vis-à-vis des enfants d’immigrés.
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[3]
Opposant l’identité chrétienne des Français de souche à celle des « Français de papiers », français par le droit du sol.
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[4]
Fait de réduire une personne à ses origines ethniques, et à en déduire sa religion et sa pensée politique.
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[5]
Mère d’Imad Ibn Ziaten, le premier militaire tué à Toulouse par le terroriste Mohammed Merah, en 2012.
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[6]
Présidente de l’Association pour la mémoire des enfants juifs déportés de la Haute-Garonne.