Milices ou armées de trop nombreux pays enrôlent des mineurs, commençant par détruire leurs liens sociaux. Un phénomène qui n’est pas sans antécédents historiques.
1Des milliers d’enfants sont recrutés dans le monde entier par des armées gouvernementales ou des groupes rebelles. Leur nombre a été estimé à près de 250 000 en 2007 par l’Unicef à l’occasion de la conférence de Paris [1]. Vingt engagements ont alors été pris par 105 États pour libérer les enfants de la guerre. Le 21 février 2017, une deuxième conférence [2] a fait le bilan des mesures prises dix ans plus tôt. Elle identifie encore 20 pays où la participation directe ou indirecte des mineurs aux conflits armés est courante ; 8 armées régulières et 52 milices utilisent des enfants comme soldats, mais aussi comme messagers, porteurs, espions ou objets sexuels.
2L’image de très jeunes garçons africains armés de kalachnikovs, conduits à massacrer des populations civiles en Sierra Leone ou au Liberia dans les années 1990, cache une réalité beaucoup plus diverse et complexe. L’enrôlement d’enfants est le fait de milices, mais aussi d’armées nationales. En Afghanistan, au Myanmar, en Syrie, en Irak, au Sri Lanka ou en Colombie, des garçons et des filles de moins de 18 ans sont intégrés dans des forces militaires engagées dans des combats particulièrement violents.
3Le phénomène, hélas, a une histoire. En France sous l’Ancien Régime, comme dans la plupart des pays d’Europe, il était fréquent d’enrôler des enfants de 13 ans comme batteurs de tambour. Certes, ils ne combattaient pas les armes à la main, mais ils assistaient aux batailles et risquaient de mourir. La Révolution française, elle, transforma en figures héroïques des enfants morts au combat dans les armées de la République. Ce fut le cas de Joseph Bara, charretier d’artillerie au 8e régiment de hussards, tué en 1793 à l’âge de 14 ans par les troupes vendéennes, qui s’était engagé pour soulager sa famille de la misère. Les Conventionnels l’ont érigé en symbole du patriotisme républicain, mais la chute de Robespierre, la veille de la date prévue, empêcha le transfert de son corps au Panthéon. Son exemple fut en revanche cité pendant des décennies dans les écoles pour exalter le patriotisme de la jeunesse.
4Selon les historiens, la participation d’enfants aux guerres ayant déchiré l’Europe, depuis les campagnes napoléoniennes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, a plusieurs causes, encore valables aujourd’hui : tout d’abord le tarissement des troupes adultes, qui amène à puiser dans les classes d’âge plus jeunes, comme ces adolescents surnommés les Marie-Louise, recrutés en 1813 et 1814 par Napoléon. Il s’agissait, pour la plupart, de paysans très pauvres, qui ne pouvaient guère refuser. À la motivation financière s’ajoutent parfois, dans les régimes totalitaires, les effets d’un endoctrinement précoce. Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, jeunesses hitlériennes et pionniers soviétiques ont rivalisé de fanatisme et d’inconscience face au danger. Dans un documentaire de Kathleen Rashke [3], des hommes ayant participé à ces combats témoignent les larmes aux yeux, à près de 90 ans, de la souffrance qu’ils endurent encore, malgré leur enthousiasme initial.
Endoctrinement et terreur : deux techniques de recrutement
5Aujourd’hui, on observe dans de nombreux pays un retour de l’endoctrinement via l’école. Il s’agit souvent d’exalter le patriotisme face à une menace extérieure plus ou moins fictive – c’est le cas en Pologne ou en Russie – et, parfois, d’inciter les enfants à entrer dans les forces armées, comme au Myanmar, ravagé par des guerres civiles opposant l’armée nationale à diverses milices constituées par les ethnies minoritaires. La propagation d’un nationalisme birman radical dans les écoles pousse beaucoup de mineurs à s’engager. Les rangs des ethnies minoritaires comptent aussi des enfants soldats. Mais ils sont nombreux à vivre un total désarroi : certains se suicident et beaucoup désertent, fuyant à l’étranger, sachant qu’ils ne pourront jamais retourner auprès de leur famille [4].

7L’endoctrinement des enfants à des fins militaires le plus efficace a été mis en place par le groupe État islamique dans les années 2013-2015, pour les enfants de ses soldats. Une vidéo réalisée en 2013 par le bureau médiatique de Daesh à Alep résume bien cette propagande. Elle met en scène les fils de 8 et 12 ans d’un combattant venu de France avec sa famille, mort dans une bataille. Ces deux garçons tiennent un discours où il est question de venger leur père et de rejoindre la cohorte des martyrs morts pour l’islam, du bonheur de vivre sous la charia plutôt que dans un Occident dépravé et de leur certitude que l’islam régnera un jour sur le monde. Leur rhétorique justifie le meurtre des infidèles et des mécréants et exalte leur espoir de retrouver leur père au paradis, après leur mort. La fin du film les montre en train d’exécuter deux hommes à l’arme à feu. Il y a là un lien direct entre leur endoctrinement et leurs actes. Dépouillés de leur identité, ces enfants sont devenus des objets entre les mains de l’organisation, capables de commettre sans hésiter les pires atrocités. La dimension collective de leur engagement est aussi essentielle. Ces garçons appartiennent à un groupe solidaire. Ils sont les frères et les enfants d’autres combattants et martyrs [5]. La cause sacrée qui justifie a priori leurs violences leur évite sans doute de ressentir le trauma qui affecte tout enfant témoin ou auteur de violence. On sait peu de chose sur leur état psychologique après cette expérience, si ce n’est qu’ils sont rares à manifester des regrets. Le personnel qui les encadre dans le centre ouvert à Erbil, dans le Kurdistan irakien, pour les former à un métier, considère qu’ils restent extrêmement dangereux. Les pédopsychiatres qui ont examiné certains d’entre eux à leur retour en France notent chez eux des symptômes de stress post-traumatique et de dépression, des troubles de l’attachement et des retards de développement psychomoteur. Et, surtout chez ceux qui ont été endoctrinés très jeunes, une insensibilité à la violence et un rapport altéré à la normalité. Leur réinsertion sera sans doute longue et difficile, d’autant que les autorités françaises, inquiètes, ne savent pas trop quelle politique mettre en place pour eux [6].
Tuer ou être tué
8Le cas des enfants enrôlés dans les milices qui se sont multipliées en Afrique centrale et orientale à la suite de l’éclatement de certains États – la RDC dans les années 1990, le Soudan dans les années 2000 – est très différent. Si d’aucuns se sont engagés pour fuir la pauvreté, beaucoup l’ont fait sous la menace. Le témoignage d’un Congolais recruté à 13 ans est éloquent : « Lorsqu’ils sont venus dans mon village, ils ont demandé à mon grand frère s’il était prêt à les rejoindre. Il avait tout juste 17 ans, et il a dit non ; ils lui ont tiré une balle dans la tête. Ensuite, ils m’ont demandé si je voulais m’engager [7]. »
9C’est souvent par cette alternative – tuer ou être tué : un trauma en soi – que les milices, et quelquefois les armées officielles, s’assurent d’emblée l’obéissance des enfants. Ce trauma est renforcé quand les milices les obligent à commettre des atrocités dans leur propre village touchant parfois leur propre famille, leur coupant toute retraite. Un autre jeune Congolais explique pourquoi, après plusieurs désertions, il a réintégré la milice qui l’avait enlevé. « Ma communauté ne m’acceptait pas, j’ai eu l’impression que ma place était à la guerre. La deuxième fois, je n’ai pas retrouvé ma famille. Elle avait été forcée de partir, car elle était menacée à cause de mes crimes [8]. »
10Sous l’impulsion du programme Démobilisation, désarmement et réinsertion des Nations unies, plusieurs ONG se sont engagées dans la prise en charge des enfants soldats. Selon Éric Sandlarz [9], psychologue clinicien au Centre Primo Levi, les violences qu’ils ont vécues leur ont fait perdre tous les repères symboliques qui fondent une société. Rejetés par leur communauté et leur famille, ils n’ont plus de lieu où se situer ; leur espace interne est colonisé par des reviviscences traumatiques [10]. Les insérer dans un nouveau collectif tourné vers l’acquisition de connaissances et la maîtrise de nouvelles techniques est un moyen de les libérer de l’emprise du traumatisme. C’est une voie difficile, mais qui a donné de belles réussites, comme celle d’Alhaji Sawaneh, enrôlé de force en 1997, à l’âge de 10 ans, dans la milice du Front révolutionnaire uni de la Sierra Leone. Il fut le premier ex-enfant soldat à témoigner de son expérience, en 2001, devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Diplômé de sciences sociales, il coordonne aujourd’hui des programmes de réinsertion d’ex-enfants soldats en Afrique [11]. Les exemples comme le sien sont rares, bien sûr, mais ils attestent de la capacité de résilience des enfants quand ils bénéficient d’un encadrement approprié.
Notes
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[1]
« Libérons les enfants de la guerre », conférence ministérielle internationale organisée à Paris par l’Unicef et le ministère français des Affaires étrangères.
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[2]
« Protégeons les enfants de la guerre », également organisé par l’Unicef et le ministère français des Affaires étrangères.
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[3]
Ce film produit en 2009 a été programmé sur Arte en 2015 sous le titre Les Enfants soldats de la Seconde Guerre mondiale.
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[4]
Témoignages d’ex-enfants soldats birmans, hebdomadaire en ligne, Le Point, 2010.
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[5]
Reportage du Figaro, 2 mars 2018.
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[6]
« Les enfants-soldats de Daesh : un retour redouté en France », de Raphaëlle Mabru, Les yeux du Monde.fr, 23 novembre 2017.
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[7]
Témoignage recueilli par Amnesty International Suisse, 2016.
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[8]
Témoignage recueilli par l’ONG Visions du monde, 2016.
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[9]
Qui a soigné beaucoup d’ex-enfants soldats de pays africains.
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[10]
« La prise en charge des enfants soldats », 12 février 2018, primolevi.org
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[11]
Conférence « Protégeons les enfants de la guerre », 21 février 2017.