CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La France compte environ 15 000 mineurs non accompagnés aujourd’hui. Traumatisés par ce qu’ils ont vécu dans leur pays, les violences subies lors du voyage et la séparation d’avec leur famille, ils ont impérativement besoin d’une prise en charge psychologique.

1Quand un mineur isolé étranger arrive en France, il doit passer un entretien d’évaluation. Cette étape est-elle l’occasion de l’orienter vers une prise en charge psychologique ?

2Geneviève Avenard : La loi du 14 mars 2016 fixe le cadre juridique de l’accueil des mineurs isolés étrangers (MIE). Ce texte précise clairement que les entretiens réalisés au moment de l’accueil ont deux objectifs : apprécier d’une part si la personne est bien mineure, d’autre part si elle est effectivement privée de la protection de sa famille, donc isolée. L’évaluation de la santé physique ou psychologique n’est pas une priorité dans ce premier temps, hormis bien sûr en cas d’urgence appelant des soins immédiats.

3Marie Rose Moro : Dans ce premier temps de l’accueil, les autorités se focalisent en effet sur la question de l’âge du migrant, au détriment du soin. Le jeune est sommé de raconter son parcours : une aventure éprouvante, la plupart du temps émaillée de grandes violences et de grandes frayeurs. Il faut bien comprendre que le forcer à faire ce récit constitue une autre forme de violence. Il n’a aucune envie de parler de ce qui lui est arrivé. Souvent, même, il ne le peut pas. Les incohérences de son discours sont souvent des stratégies pour se protéger des horreurs qu’il a vécues. Mais elles sont, hélas, fréquemment interprétées comme des mensonges.

4Geneviève Avenard : Dans les instructions que nous menons, il apparaît que les oublis et confusions dans le récit de ces jeunes sont presque toujours retenus contre eux, sans que soit prise en compte leur immense fragilité. Par ailleurs, quand ces mineurs arrivent en France, ils peuvent errer pendant des jours dans la rue avant d’être arrêtés par la police ou pris en charge par une association. Période durant laquelle ils subissent encore de mauvais traitements, sont exposés au risque de prostitution et de traite.

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Quand les mineurs isolés arrivent en France, ils peuvent errer pendant des jours dans la rue, période durant laquelle ils subissent encore de mauvais traitements, sont exposés au risque de prostitution et de traite.
© D.R.

6Une fois que le jeune est reconnu mineur et isolé, a-t-il accès à une prise en charge psychologique ?

7Marie Rose Moro : À partir de là, il bénéficie de la protection de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Il est logé dans une famille d’accueil, un foyer ou un hôtel social et placé sous la responsabilité d’un travailleur social (éducateur, assistant social). Il peut avoir accès à une consultation chez un psychologue ou un pédopsychiatre au sein d’un service hospitalier ou d’un CMP (Centre médico-psychologique). Encore faut-il que son travailleur social référent en prenne l’initiative et ait installé un climat de confiance suffisamment solide pour que le jeune accepte. Il faut aussi que le thérapeute ait été formé non seulement aux traumatismes de l’enfant, mais aussi à la clinique transculturelle. Ce qui, reconnaissons-le, est trop rare… Certains jeunes chez qui on repère une dimension traumatique forte lors de cette première consultation sont orientés vers des dispositifs transculturels, comme celui qui existe à la Maison de Solenn [1]. Mais, là encore, ces consultations très spécifiques ne sont pas nombreuses en France.

8Geneviève Avenard : Depuis deux ans, de nombreux départements, à travers leur service de l’ASE, se préoccupent de plus en plus de cette question des soins aux mineurs isolés. Ils travaillent en collaboration étroite avec les services hospitaliers de psychiatrie et les CMP. Pourtant, la situation de nombreux mineurs non accompagnés reste préoccupante, notamment quand ils sont placés dans des hôtels. Ils y souffrent d’un isolement terrible, sans accompagnement psychologique ni éducatif, sans même parfois les visites régulières de leur travailleur social référent, susceptible de repérer chez eux des symptômes alarmants (troubles du sommeil, crises d’angoisse, dépression). Et cela peut malheureusement se terminer par des drames, tels des suicides [2], pour lesquels nous pouvons nous saisir d’office. Le Défenseur des droits recommande d’ailleurs l’interdiction de l’accueil en hôtel pour ces adolescents isolés.

9Marie Rose Moro : Ce type de placement est en effet totalement inadapté car trop anonyme et angoissant. Plusieurs études ont montré que les conditions d’accueil des mineurs isolés déterminent leur santé mentale. Pour aller mieux, ils ont besoin de retrouver un minimum de sécurité : un lieu sécurisant où vivre, une personne référente qui fera office de figure d’attachement stable et aussi un accès à la scolarité ou à la formation. Autant de facteurs protecteurs qui vont leur permettre de se consoler, de se réanimer et de sortir d’une vision très négative de l’existence. Sans cette sécurité retrouvée, il leur est difficile d’entamer un travail psychothérapeutique, de réussir à s’exprimer et de s’autoriser à raconter tout ce qui les a blessés.

10Quelles sont les spécificités d’une thérapie avec un jeune migrant isolé ?

11Marie Rose Moro : D’abord, nous travaillons avec un traducteur dans la langue maternelle du jeune. Ensuite, en l’absence des parents, nous nous appuyons beaucoup sur le travailleur social référent : nous l’associons au projet thérapeutique ainsi qu’à la construction d’un projet de scolarisation ou de formation.

12Surtout, chez ce jeune qui a connu de multiples traumatismes dans sa courte histoire, lesquels ne se sont pas simplement additionnés mais potentialisés, nous essayons de soutenir la faculté de se raconter. Pour cela, nous avons par exemple recours à la technique des trois objets : le thérapeute demande au jeune d’apporter ou de dessiner un objet représentant le passé, un deuxième représentant le présent et un troisième représentant le futur. Une jeune Nigériane que je suis a par exemple choisi une bretelle de soutien-gorge, une baguette de pain et une robe de mariée « à la française ». À partir de ces supports, elle a pu raconter qu’elle avait emporté avec elle le soutien-gorge de sa grand-mère comme un doudou qui l’a accompagnée tout au long de son périple ; qu’elle voulait que son séjour en France lui serve à quelque chose et, qu’à ce titre, elle avait décidé d’apprendre la boulangerie pour faire du pain français ; et que, plus tard, elle retournerait au Nigeria auprès de sa grand-mère et s’y marierait en robe de mariée française en souvenir de son passage en France. Grâce à cette thérapie, elle a montré qu’elle était capable de se raconter, d’avoir une « identité narrative ». C’est un signe de résilience. D’ailleurs, elle suit actuellement une formation en boulangerie et a trouvé un petit ami !

13Geneviève Avenard : Aux côtés des thérapeutes, je tiens à souligner le rôle crucial des travailleurs sociaux. Beaucoup se démènent pour obtenir la scolarisation ou l’accès à une formation pour des mineurs isolés, ce qui reste très compliqué. De nombreuses saisines adressées à la Défenseure des enfants concernent des délais dénoncés comme beaucoup trop longs, parfois une année entière, pour obtenir la concrétisation de ce droit, ce qui pose problème car les jeunes peuvent devenir majeurs entretemps et être expulsés. Et puis, surtout, ces travailleurs sociaux se sentent souvent très seuls et démunis face à l’ampleur de la tâche qui leur incombe.

14Quelles difficultés thérapeutes et travailleurs sociaux rencontrent-ils en particulier ?

15Marie-Rose Moro : Ces enfants qui ont appris à ne compter que sur eux-mêmes pour survivre, qui ont dû lutter seuls, ont souvent perdu toute confiance en l’adulte. Ils ont le sentiment que ce dernier pourra les lâcher à tout moment. Tisser un lien avec eux, aussi bien pour le travailleur social que pour le thérapeute, s’avère donc compliqué. Les professionnels au contact des mineurs isolés étrangers auraient besoin d’être mieux formés et supervisés. Cela leur permettrait de mieux comprendre certaines réactions, qu’ils interprètent souvent mal ; de ne pas être déçus en l’absence de retour de la part du jeune alors qu’ils ont le sentiment d’avoir beaucoup donné. Un enfant traumatisé ne va pas aller mieux, apprendre à l’école et s’intégrer dans la société seulement parce qu’on lui accorde de l’attention et qu’on lui donne de l’amour ! Il voudrait bien mais, profondément blessé, il ne peut pas.

16Que se passe-t-il pour ces jeunes quand ils atteignent 18 ans ?

17Geneviève Avenard : À leur majorité, les départements sont censés proposer aux jeunes suivis par l’ASE la signature d’un contrat « jeune majeur ». Ce contrat permet la poursuite de l’accompagnement jusqu’à 21 ans. Or, les départements se sont engagés dans une diminution drastique des contrats « jeunes majeurs ». Les mineurs isolés en sont les premières victimes. À 18 ans et 1 jour, ils peuvent donc se retrouver à la rue. Et s’ils sont en cours de formation, y compris au sein de l’Éducation nationale, ils doivent l’interrompre. C’est un véritable gâchis !

18Marie Rose Moro : Certains jeunes migrants ont eu le temps avant leurs 18 ans de se soigner et de se « réparer », de s’inscrire dans un parcours d’études, de se faire des amis, de retrouver une vraie vie familiale dans une famille d’accueil, de tomber amoureux. Mais d’autres n’ont pas réussi, parce qu’ils étaient trop traumatisés ou n’ont pas fait les bonnes rencontres. S’ils se retrouvent à la rue, ils n’ont guère de chances de s’en sortir. Ils risquent de développer des troubles psychiques graves, d’adopter des conduites violentes.

19Geneviève Avenard : On ne leur prépare pas un bel avenir, ni à eux, ni à notre société, qui les percevra alors comme une menace. En prenant mal en charge les mineurs isolés étrangers, nous créons de la violence potentielle. La France a des progrès certains à réaliser dans ce domaine !

20Les autres pays européens sont-ils plus performants que nous ?

21Geneviève Avenard : L’Italie a une législation très progressiste en matière d’accueil des mineurs isolés étrangers et attribue un rôle important à l’homologue de la Défenseure des enfants. En Grèce, un gros travail de sensibilisation de la population a été fait pour faciliter l’intégration des migrants au sein de l’école. Mais, faute de moyens financiers et face à l’afflux toujours plus massif de nouveaux arrivants, ces belles intentions risquent d’être réduites à néant…

22Marie Rose Moro : L’Allemagne aussi est très dynamique en matière d’accès à la formation professionnelle pour les jeunes migrants. En Suède, les enseignements scolaires sont dispensés dans la langue maternelle pendant les premiers mois, ce qui me semble particulièrement intéressant. On connaît le puissant effet « médicament » de la langue maternelle, qui permet notamment la reconquête de l’estime de soi. Des exemples à méditer.

Notes

  • [1]
  • [2]
    Le 14 février 2018, Nour, un jeune Pakistanais de 17 ans logé à l’hôtel, s’est suicidé en se jetant dans la Seine.
Geneviève Avenard
Défenseure des enfants, adjointe au Défenseur des droits. Elle traite entre autres des saisines concernant les mineurs non accompagnés (MNA) émanant d’associations et de professionnels. Sa mission vise à faire respecter les droits de ces enfants en matière de conditions d’accueil, de prise en charge sanitaire et d’accès à la formation.
Geneviève Avenard
© DSAF-DPL
Marie Rose Moro
Professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, directrice de la Maison de Solenn, à l’hôpital Cochin, à Paris. Elle y a ouvert une consultation transculturelle pour les mineurs non accompagnés nécessitant des soins psychologiques ou psychiatriques.
Dernier ouvrage paru : Et si nous aimions nos ados ?, avec Odile Amblard (Bayard, 2017).
Marie Rose Moro
© D.R.
Propos recueillis par
Isabelle Gravillon
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2018
https://doi.org/10.3917/epar.627.0046
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