Il serait rassurant d’imaginer que les drames glissent sur les enfants, ces derniers étant inaptes à les comprendre, donc à en souffrir. Hélas, tel n’est pas le cas : le jeune âge ne protège aucunement des traumatismes. Souvent, c’est même le contraire.
1Jusqu’aux années 1950, il était entendu qu’un enfant ou un bébé ne pouvait pas subir un traumatisme. Trop immature pour saisir la violence d’un événement et, surtout, se souvenir de l’horreur vécue. « Cette idée reçue commence à changer à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, grâce notamment aux travaux des psychanalystes Anna Freud, Dorothy Burlingham et Donald Winnicott. Ils ont décrit avec beaucoup de finesse les blessures psychiques dramatiques infligées aux enfants de la guerre, particulièrement à ceux qui avaient été séparés brutalement de leurs parents », explique Liliane Daligand, psychiatre et professeure de médecine légale [1].
2Même si désormais le traumatisme du bébé et de l’enfant est reconnu, que de multiples études scientifiques ont été publiées sur le sujet et que les recherches se poursuivent, la croyance « petites victimes-petits traumas » perdure chez certains professionnels de l’enfance non formés à cette problématique et dans le grand public. « Ce n’est pas tant qu’ils ne veulent pas comprendre que l’événement a pu toucher l’enfant, mais plutôt qu’ils ne peuvent pas penser cette réalité tellement horrible », insiste Hélène Romano, docteure en psychopathologie clinique, spécialisée dans la prise en charge des blessés psychiques [2]. Admettre cette réalité traumatique chez l’enfant pour pouvoir la penser constitue donc un enjeu essentiel.
La menace d’une mort imminente

4Pour qu’un événement soit susceptible de faire traumatisme – d’après son étymologie, ce mot signifie « blessure avec effraction » –, il doit présenter certaines caractéristiques bien particulières. « Un événement potentiellement traumatisant confronte l’enfant à sa propre mort (il a cru mourir, il a failli mourir) ou à celle de ses proches », décrit Hélène Romano. Une bombe qui explose près de lui et fait de nombreux morts et blessés, un tsunami, un tremblement de terre, une prise d’otages, un accident de bus dans lequel certains de ses camarades ont péri. « Pour cette raison, de nombreux événements qui n’ont pas cette dimension funeste d’agonie psychique ne devraient pas être qualifiés de traumatiques mais désignés par d’autres termes tels que “douloureux” ou “éprouvants” », poursuit-elle [3]. Une définition dont on comprend bien qu’elle peut s’appliquer à l’enfant à partir de 6 ans environ, une fois qu’il a intellectuellement intégré la notion de la mort et de son irréversibilité.
5Mais qu’en est-il de l’enfant plus jeune et, surtout, du bébé, qui n’ont pas encore accès à ce concept de manière précise ? « Chez le bébé et le tout-petit, on émet l’hypothèse que l’expérience de chaos sensoriel pendant l’événement – le froid, le chaud, les bruits, les cris, l’obscurité, la douleur, la faim, la soif, la rupture brutale du lien avec la mère ou le père, blessé ou absent – constitue l’équivalent de l’effroi provoqué par la confrontation à la mort chez un plus grand ou un adulte », avance Liliane Daligand. On imagine par exemple la désorganisation absolue et le chambardement terrifiant qu’ont pu connaître les tout-petits dans leurs poussettes ou dans les bras de leurs parents le 14 juillet 2016, quand un camion a foncé dans la foule sur la Promenade des Anglais, à Nice [4].
Au cœur de l’événement
6Du bébé à l’adolescent, chacun vit l’événement traumatique en fonction de son âge, de sa maturité psychique, de ses capacités neurocognitives et psychomotrices. « Chez le bébé, l’impact traumatique est souvent massif car il ne dispose d’aucun moyen pour se protéger. Il ne peut pas courir pour tenter de se mettre à l’abri, il est condamné à subir. Il ne peut pas appeler à l’aide, ni verbaliser sa peur et son angoisse », décrit Héloïse Marichez, psychologue clinicienne, référente de la consultation du psychotraumatisme à l’hôpital Avicenne, à Bobigny. « Lors d’un événement traumatique, le bébé éprouve des sensations qu’il n’a jamais connues auparavant, donc très impressionnantes. Ce sont des formes prototypiques et archaïques de peur qui vont le marquer profondément », ajoute Jean-Philippe Raynaud, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, chef de service au CHU de Toulouse.
7L’enfant plus grand peut, lui, comprendre la situation ou ce qui lui en est dit, se cacher ou exécuter les consignes de son entourage. Et, du coup, puiser une réassurance dans ces explications et ces actions. À condition, bien sûr, que l’adulte l’accompagnant reste calme et ne lui communique pas sa propre panique. « Certains enfants victimes du tsunami de 2004 dans l’Océan indien ont été abandonnés sur la plage par leurs parents, qui étaient en état de stress dépassé. Ces enfants-là ont été davantage traumatisés par le “lâchage” parental que par le fait d’avoir failli mourir », raconte Hélène Romano. « L’attitude des parents ou des adultes référents pendant l’événement a un effet majeur sur l’impact traumatique. S’ils parviennent à demeurer protecteurs tout au long de la catastrophe, à rester dans le lien et le langage, l’effraction psychique sera moindre », affirme Liliane Daligand. La prise d’otages des petits élèves de maternelle à Neuilly en 1993 est, à cet égard, révélatrice. « Ces enfants ont présenté très peu de troubles de stress post-traumatique après. Et cela, en grande partie grâce à l’attitude formidable de leur institutrice. Elle n’a pas paniqué, pas pleuré, pas hurlé, elle leur a calmement proposé de jouer au jeu des gentils qui se cachent et du méchant qui a une arme. Elle a réussi à contenir aussi bien les bambins que le forcené », relate Hélène Romano.
8Les questions identitaires qui tourmentent l’adolescent le rendent peut-être plus vulnérable en cas d’événement traumatique. « Très critique habituellement vis-à-vis de ses parents, le jeune vit avec une grande intensité les éventuels manquements de ces derniers pendant le drame. S’ils n’ont pas été à la hauteur, se sont révélés peu courageux et égoïstes, il peut s’ensuivre l’effondrement de certaines valeurs, une perte de confiance dans l’humain et dans le monde. Cet adolescent pourra ensuite faire des fugues, adopter des conduites à risque ou addictives », expose Liliane Daligand.
Et après ?
9La question des suites est évidemment centrale. Quelles « traces » les bébés, enfants et adolescents garderont-ils de cette confrontation à une catastrophe ? « Un événement traumatique reste une expérience singulière qui n’aura pas les mêmes conséquences pour ceux qui l’ont vécu », souligne Hélène Romano. L’âge de la victime et le comportement des adultes sur le moment comptent beaucoup, on l’a vu. Mais pas seulement… « Cela dépendra aussi des ressources psychiques dont dispose l’enfant, construites depuis sa naissance dans ses interactions avec ses proches ; de son histoire – a-t-il déjà vécu des traumatismes antérieurs susceptibles d’être réactivés par celui-là ? – ; enfin, de son entourage – ce dernier est-il capable d’entendre sa souffrance et de l’apaiser ? », poursuit-elle.
10La nature de l’événement traumatique joue également un rôle. « Un attentat est par exemple plus traumatogène qu’une catastrophe naturelle car il y a eu intention de nuire et de détruire de la part de son auteur », note Hélène Romano. Le contexte dans lequel il survient est aussi à prendre en compte. « Certaines communautés parviennent à donner un sens (culturel, religieux, politique) à un événement dramatique et, ainsi, à créer une cohésion de groupe autour des victimes. Cela peut limiter l’impact du traumatisme. J’ai pu observer ce type de manifestations en Haïti après le terrible séisme de 2010 », avance la psychologue urgentiste.
Des symptômes d’anxiété
11Dans les jours qui suivent l’événement traumatique, et jusqu’à un mois après, on ne parle pas encore de troubles de stress post-traumatique (TSPT). Les victimes peuvent certes présenter certains symptômes, mais ils n’ont rien d’étonnant compte tenu de ce qu’elles viennent de vivre ! « L’enfant peut rejouer sans cesse la même scène au travers de ses jeux, répétition directe du drame, sans plaisir et sans que cela l’apaise : c’est de l’angoisse pure, il revit l’effroi. Il peut avoir des flash-back, exactement comme l’adulte : il est alors complètement dissocié, inaccessible à tout contact visuel ou physique, les yeux dans le vague. Il peut aussi développer un état d’hypervigilance : des enfants présents lors de l’attentat de Nice se sont mis à guetter le moindre mouvement de foule, à chercher les endroits où ils pourraient se mettre à l’abri », dépeint Héloïse Marichez.
12Dans les premiers jours peuvent aussi apparaître de fortes angoisses de séparation, des régressions (l’enfant qui était propre se remet à faire pipi et caca dans sa culotte), des troubles du sommeil (cauchemars et terreurs nocturnes), des phobies et des TOC, des conduites violentes et agressives vis-à-vis de soi-même, des autres ou d’animaux, de la tristesse et du retrait, de l’hypersomnie ou, au contraire, une absence de sommeil (l’enfant garde les yeux grands ouverts nuit et jour), des refus alimentaires. Toutes ces manifestations signalent une très forte anxiété. « Chez le tout-petit, les symptômes sont souvent psychosomatiques et passent par le corps. Maux de ventre, céphalées, troubles dermatologiques comme l’eczéma. Au moment de l’explosion de l’usine AZF, à Toulouse, en 2001, j’ai le souvenir d’un bébé de quelques mois qui s’est mis à fortement régurgiter dans les heures qui ont suivi, alors qu’il ne l’avait jamais fait. Sa mère l’avait laissé seul dans l’appartement après la déflagration pour aller chercher son autre enfant, de 4 ans, qui jouait dehors. Elle avait mis du temps à revenir auprès de son bébé, et elle était dans un état de panique avancé », raconte Jean-Philippe Raynaud.
La banalisation, le grand danger
13Les enfants qui ne présentent pas le moindre symptôme et agissent comme si rien ne s’était passé sont sans doute ceux qui doivent le plus inquiéter : leur comportement est clairement inadapté. « Je pense à la petite fille rescapée de la tuerie de Chevaline, en 2012. Ses parents ont été massacrés sous ses yeux, elle-même est restée cachée à l’arrière de la voiture pendant plus de huit heures à côté des cadavres. Et, quand les gendarmes la retrouvent, elle sort souriante et fait de beaux dessins ! Cette hypernormalité doit alerter : ces enfants-là ne s’autorisent pas à exprimer leur angoisse, souvent par peur que l’entourage ne s’effondre. S’ils ne sont pas soignés, ils peuvent craquer très longtemps après, parfois des années plus tard », précise Hélène Romano. Par exemple, faire une tentative de suicide ou une dépression gravissime au moment où ils tombent amoureux ou deviennent parent. Bref, quand la vie leur apporte quelque chose de précieux qu’elle pourrait leur reprendre, comme ce fut le cas dans leur enfance.
14Face à un enfant qui n’exprime pas son mal-être à grand bruit ou qui se « contente » de quelques cauchemars ou soucis d’appétit, la tentation des adultes de l’entourage peut être grande de banaliser et laisser filer. Après tout, il ne va pas si mal, reprenons le cours de notre vie et oublions cette horreur… « S’il est inutile de psychiatriser les symptômes trop tôt, il ne faut pas les ignorer s’ils perdurent au-delà d’un mois après l’événement, et même quinze jours chez le bébé. À ce stade, on est en présence d’un trouble de stress post-traumatique en train de se chroniciser, qui nécessitera une thérapie », note Hélène Romano.
Une prise en charge immédiate
15Quels que soient les symptômes ou l’absence de symptômes présentés par un enfant, il est de toute façon recommandé qu’il rencontre un psychologue ou un pédopsychiatre immédiatement après l’événement. « Avant l’âge de 2 ou 3 ans, on ne voit pas l’enfant tout seul mais avec ses parents, pour ne pas potentialiser ses angoisses en lui imposant une séparation. L’objectif de cet entretien précoce est d’aider les parents à comprendre les réactions éventuellement déstabilisantes de leur tout-petit et d’évaluer leur propre état, si eux-mêmes ont été exposés, et leurs capacités à le soutenir dans cette épreuve. C’est également un moment où le thérapeute parle au bébé : en partant du récit des parents, il pose des mots, lui explique ce qui s’est passé et ce qu’il a sans doute ressenti sans pouvoir le dire, puisqu’il ne dispose pas du langage », note Héloïse Marichez.
16Avec l’enfant en âge de parler, cette prise en charge post-événement se fait en deux temps : un premier avec les parents, un autre en tête à tête avec lui. « Cet entretien individuel avec le psychologue ou le psychiatre est très important. Il permet à l’enfant d’exprimer plus librement ses inquiétudes à propos de ses parents, sa déception et peut-être sa colère s’ils l’ont lâché, d’oser dire qu’il va mal sans craindre que ses parents ne s’écroulent. Lors de cet entretien, le psy ne l’incitera pas à raconter ce qui s’est passé mais accueillera sa parole s’il a envie de parler. Il l’aidera à préciser les émotions ressenties, le soutiendra dans sa narration. Lui montrera surtout que ses mots sont entendables, qu’il n’a pas à les refouler, que ce qu’il éprouve l’est également par de nombreux enfants ayant vécu le même événement », poursuit la psychologue.
Vu à la télé
Blessés pour longtemps
17Cette prise en charge précoce – se limitant souvent à une ou quelques séances – ainsi que l’accompagnement bienveillant et équilibré de la famille suffit souvent à faire régresser les symptômes. « Les enfants reprennent le cours de leur vie. L’événement traumatique reste inscrit dans leur mémoire comme un souvenir douloureux mais il ne brise pas leur développement normal, intellectuel, psychologique, relationnel et affectif », décrit Liliane Daligand. Mais pour d’autres, parce que le contexte familial est moins favorable ou que leur histoire antérieure les a fragilisés, des troubles peuvent s’installer durablement, hypothéquant leur devenir. Seule une thérapie peut éviter que leurs angoisses les envahissent et inhibent leur développement, les rendent plus vulnérables, susceptibles notamment de présenter des troubles graves du comportement, voire d’attenter à leurs jours dans les mois ou les années à venir. « De nombreuses formes de thérapie sont envisageables avec les enfants, explique Jean-Philippe Raynaud. Des approches familiales où les parents sont partie prenante, des thérapies comportementales et cognitives (TCC) pour travailler sur les distorsions cognitives (l’enfant se sent responsable du drame ou coupable d’avoir survécu à des amis ou à des frères et sœurs), l’EMDR [5], l’hypnose, l’art-thérapie, le psychodrame, etc. Parfois, quand les symptômes résistent, le recours aux médicaments peut être envisagé. »
18Pour que ces prises en charge soient efficaces, il importe qu’elles interviennent rapidement, dès l’apparition du trouble de stress post-traumatique. Pas quatre ou six mois plus tard, quand les symptômes se sont déjà figés. Le problème, c’est que la pénurie de pédopsychiatres en France impose des délais très longs pour obtenir un rendez-vous, et que ces professionnels sont peu formés au psychotraumatisme de l’enfant. Si des consultations en psychotraumatologie existent partout en France, rares sont celles qui présentent un « département enfant ». Pourtant, les besoins sont énormes. « À Nice, près de deux ans après l’attentat, 1 000 enfants nécessitent encore un suivi », souligne Jean-Philippe Raynaud. La banalisation du terrorisme sur notre territoire fera peut-être, qui sait, œuvre d’aiguillon…
À lire :

L’Enfant face au traumatisme, d’Hélène Romano (Dunod, 2013).

Quand la vie fait mal aux enfants, d’Hélène Romano (Odile Jacob, 2017).

Perspectives Psy, vol. 55, 2016, et vol. 56, 2017.

Du bébé à l’adolescent, l’impact du traumatisme, enfances & PSY, n° 74, 2017.
Notes
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[1]
Auteure de « Le psychotrauma de l’enfant », Revue francophone Stress et Trauma, novembre 2009.
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[2]
Auteure de L’Enfant face au traumatisme (Dunod, 2013) et de Quand la vie fait mal aux enfants (Odile Jacob, 2017).
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[3]
Un déménagement ou un changement de nourrice, par exemple, ne fait pas traumatisme, contrairement à ce que l’on peut lire parfois, le terme étant galvaudé.
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[4]
Lire l’article p. 39.
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[5]
Eye movement desentization and reprocessing. Méthode fondée sur une gymnastique oculaire qui aurait pour effet de déprogrammer le cerveau et de le rendre insensible au souvenir de l’événement traumatique.