1Être capable de garder un secret est souvent envisagé comme une grande qualité. Et c’est vrai. Pourtant, le droit au secret de chacun ne peut pas constituer la seule règle de vie d’une communauté, et encore moins d’une famille. Pour vivre ensemble, il faut pouvoir établir des liens de confiance et ceux-ci se tissent de façon privilégiée dans les confidences partagées. Il a même été montré que parler de soi procure du plaisir et que ce plaisir augmente la force des liens. Nous nous attachons plus à quelqu’un qui nous écoute et qui se confie parce que la reconnaissance et la confiance sont plus fortes quand elles sont réciproques. Une famille dans laquelle chacun parle un peu de lui, de sa vie passée et présente, de ses rêves et de ses inquiétudes, est une famille résiliente [1], c’est-à-dire capable de résister à des agressions de toute nature.
2Bien sûr, il y a parfois des aspects de nos vies passées avec lesquels nous ne sommes pas en paix. Nous préférerions ne jamais les avoir vécus et, à défaut de pouvoir réécrire le passé, nous faisons tout pour l’oublier. Donc nous n’en disons rien. Nos proches, qui perçoivent notre réticence, ne nous posent pas de questions et finissent par garder, comme nous, le silence sur ce qu’ils vivent et partagent avec d’autres [2]. La communication familiale se réduit alors à quelques échanges pour gérer au mieux la vie commune : les courses à faire, les enfants à aller chercher à l’école, les devoirs, les impôts à payer, le film qu’on va regarder à la télévision et dont on ne parlera pas, de peur de briser une loi du silence que personne n’a vraiment désirée et encore moins demandée, mais qui s’est installée insidieusement.
3Parfois, cela continue la vie entière. Tout semble indiquer que le passé enterré de l’un ou l’autre membre de la famille ne réapparaîtra jamais. Mais personne n’est maître de l’avenir, et le passé est parfois bien moins passé qu’on ne le croit. Il peut resurgir au moment où on s’y attend le moins, comme un fantôme, et bouleverser un équilibre que l’on croyait stable, mais qui était en réalité extrêmement fragile parce que construit sur l’absence de communication réelle.
4C’est l’histoire que nous raconte le film de Kôji Fukada, Harmonium.
Une famille sans histoire
5Toshio possède une petite entreprise de mécanique de précision où il travaille seul. Sa femme Akié consacre une grande partie de son temps aux tâches administratives et une autre à s’occuper de leur fille, Hotaru, qu’elle entoure d’une sollicitude d’autant plus grande que son mari semble toujours préoccupé et inaccessible. Cette famille dans laquelle rien ne se dit, ni de la vie présente de chacun, ni de sa vie passée, prend quand même ses repas ensemble. Mais, curieusement, il y a quatre chaises autour de la table, comme s’il manquait quelqu’un. La suite va montrer qu’il s’agit d’un personnage secret qui hante les souvenirs de Toshio.
6En effet, un matin, un homme se présente à la porte de son atelier. Les deux hommes se reconnaissent aussitôt. Le jour même, Yasaka est au travail dans l’atelier de Toshio ; le soir, il frappe à sa porte et dîne à la place jusque-là restée vide, comme un revenant qui reprendrait tout naturellement sa place dans la famille. Yasaka sort de prison et une complicité secrète le lie à Toshio. Le silence obstiné qui entoure la vie de ce dernier recouvre un secret coupable dont il craint la révélation, que Yasaka va progressivement dévoiler. Auparavant, à la question de sa femme qui lui demande pourquoi il ne lui a pas dit qu’il avait proposé à Yasaka de s’installer chez eux, Toshio aura répondu l’une des phrases clés de ce film : « À quoi cela aurait-il servi de le dire ? »
7Les proches comprennent vite qu’il faut apprendre à se taire lorsque tel est le désir de quelqu’un qu’on aime. Akié continue à poser des questions mais semble ne plus attendre de réponse. Et il est probable que la petite Hotaru ne tardera pas à intérioriser elle aussi cette règle. Mais Yasaka, lui, va parler. Dans un café, seul avec Akié, il évoque le meurtre qu’il a commis. Cette confession et, plus encore, l’aveu du sentiment de culpabilité et de la honte qu’il en garde, bouleverse la jeune femme. Parallèlement, la sollicitude dont il entoure Hotaru, à laquelle il apprend à jouer de l’harmonium, achève d’attendrir la jeune femme.
8Toshio, conscient des confidences qui commencent à lier Akié et Yasaka, s’inquiète à l’idée que ce dernier ait pu révéler sa participation au crime qu’ils ont commis ensemble. Celui qui veut contrôler un secret vit en effet dans l’angoisse permanente qu’un autre le dévoile. Et même s’il tente de se rassurer en exhortant ceux qui le connaissent à ne rien dire, il reste à la merci du moindre incident susceptible de placer brutalement devant la vérité ceux auxquels il désire la cacher.

Une histoire sans issue
10Un drame survient en effet, dont l’origine n’est claire ni pour Toshio, ni pour Akié, ni pour le spectateur. Hotaru est découverte la tête fracassée, désormais gravement handicapée et amnésique. Yasaka, surpris sur les lieux du drame, disparaît. Toshio le fait rechercher par une agence privée. Le temps passe… Huit ans plus tard, un jeune garçon se présente à la porte de l’atelier en disant qu’il cherche du travail. Toshio l’embauche aussitôt. Il s’agit en réalité du fils de Yasaka, qui n’a jamais connu son père et pense trouver des informations sur lui dans cet atelier où il a travaillé. Le garçon ne cache rien de sa filiation, bien au contraire, mais Toshio lui interdit d’en parler à Akié, pour ne pas la bouleverser. Quelques jours plus tard, deux photographies glissent du sac du jeune homme. Akié les reconnaît aussitôt. C’est elle qui les a prises une dizaine d’années auparavant. Elle les avait alors données à Yasaka, qui les avait envoyées à la mère de son fils. Toshio, en voulant protéger sa femme d’une vérité susceptible de la choquer, a créé les conditions d’une confrontation plus brutale encore. Une fois de plus, Akié demande à Toshio pourquoi il ne lui a pas dit que le jeune homme était le fils de Yasaka. Et Toshio lui fait une fois de plus cette réponse : « Qu’est-ce que cela aurait changé d’en parler ? »
11Oui, parler du passé ne le modifie en rien. Mais cela change l’avenir car le présent en est bouleversé.
12Du reste, Toshio s’est trouvé un prétexte pour justifier son silence : il imagine que sa femme lui cache qu’elle a couché avec Yasaka et redoute de lui en parler, ce qui les met à égalité. Il ne lui pose donc aucune question, mais lui parle comme si elle avait fait ce qu’il imagine. Cela lui permet de croire qu’ils sont, tous les deux, coupables d’une faute à expier. Et si Akié ne le contredit pas, c’est peut-être parce qu’elle a en effet désiré sexuellement Yasaka, même si elle s’est refusée à lui au dernier moment. Il est plus facile à Toshio d’imaginer une situation déplaisante plutôt que de partir à la rencontre des sentiments complexes qu’Akié a éprouvés pour Yasaka, mélange d’attirance et d’inquiétude, parce qu’ils correspondent aux siens. De même qu’il est plus facile à Akié de le lui laisser croire que de considérer sa propre ambivalence par rapport à Yasaka.
Une prison consentie
13Toshio a géré sa culpabilité en s’enfermant dans le silence. Akié, elle, va s’enfermer dans des rituels de lavage compulsif de ses mains et de désinfection de tout ce qui peut approcher Hotaru. Finalement, elle demandera à Toshio quelle part il a prise dans le meurtre qui a envoyé Yasaka en prison. Il répondra sans aucune hésitation qu’il tenait les jambes de la victime pendant que Yasaka l’étranglait. Il suffisait donc de poser la question simplement pour obtenir une réponse, tout aussi simple. En réalité, la façon dont Akié a posé sa question n’est pas aussi simple que cela. Elle n’y a mis ni impatience, ni agressivité, ni reproche. Elle l’a posée comme si la réponse n’avait en soi pas beaucoup d’importance, et comme si seul comptait le fait d’accepter de répondre. Akié a su poser sa question d’une façon qui en a dédramatisé par avance la réponse. Telle pourrait bien être la leçon principale du film de Kôji Fukada. Toshio ne parlait de rien, car, comme beaucoup de porteurs de secret coupable ou honteux, il craignait d’être renvoyé par son interlocuteur à sa culpabilité et à la honte, et de les éprouver plus encore [3].
14Pour qu’Akié puisse poser sa question, il aura donc fallu qu’elle se confronte à la culpabilité qu’elle ressent pour avoir désiré Yasaka et à son eventuelle responsabilité dans le handicap de sa fille. Le drame qui a handicapé Hotaru est en effet arrivé quelques heures après qu’elle se soit refusée à lui, comme si les deux événements étaient liés. Doit-elle s’en vouloir d’avoir désiré Yasaka ou bien d’avoir refusé ses avances ? Seul celui qui a affronté sa propre culpabilité et sa propre honte est capable de poser une question impliquant la culpabilité et la honte d’autrui sans le fâcher.
15Hélas, comme le montre la fin du film, même quand les secrets sont levés, les habitudes perdurent et chacun se retrouve dans une prison de silence d’autant plus désespérante que plus rien ne justifie de s’y enfermer.
16La cellule familiale est la première forme d’organisation sociale que l’être humain se soit donnée. Elle est à ce titre à la fois la base de l’édifice social, son miroir et le creuset où se mettent en place les modes de relation privilégiés des uns avec les autres. Mais elle peut devenir aussi leur prison. Non seulement ne pas parler ne protège de rien, mais en plus cela appauvrit considérablement notre vie intérieure en nous privant du moyen de mieux la comprendre.