Internet, grand pourvoyeur d’imagerie érotique, est-il vecteur d’éducation ou de corruption ? Comment se conjugue-t-il avec les modalités habituelles d’initiation à la sexualité ?
1 L’adolescence correspond à l’entrée dans la sexualité. Après la puberté, garçons et filles ont la capacité d’avoir une sexualité active. Pour autant, ils sont encore peu autonomes, et elle fait l’objet d’un contrôle de la société par le biais des familles et des institutions éducatives. Ce contrôle prend des formes très différentes selon la société. On peut, de façon sommaire, distinguer celles où, sous certaines conditions, les adolescents des deux sexes accèdent assez vite à une vie sexuelle complète, et d’autres où la sexualité juvénile est réprimée de diverses manières, avec plus ou moins de rigueur selon que l’on s’adresse aux garçons ou aux filles. Dans tous les cas, la manière dont une société « gère » la sexualité des adolescents est fortement liée à sa conception des différents âges de la vie et des rapports entre les sexes et les générations.
2 Les sociétés dites premières, c’est-à-dire celles qui, fondées sur des activités économiques élémentaires, ne connaissent pas de divisions sociales très marquées ni de système de pouvoir de type étatique, ignorent pratiquement la notion d’adolescence. Elles peuvent sembler de prime abord très permissives par rapport à la sexualité juvénile, mais disposent en fait de tout un système de régulation. Sans obliger les jeunes pubères à refouler leurs pulsions, elles définissent toute une série d’interdits auxquels il faut se conformer pour préserver l’équilibre au sein de la communauté. Dans de telles sociétés, garçons et filles passent directement de l’enfance à l’âge adulte. Ce passage se fait cependant à travers des rites très élaborés que l’on nomme initiatiques. L’initiation, d’après la définition qu’en donne l’historien et philosophe roumain Mircea Eliade, est « un processus selon lequel un sujet répondant aux conditions assignées par le groupe social dans lequel il va pénétrer accède à un mode de vie et de pensée qui lui étaient jusque-là interdits [138] ». Elle marque une rupture avec le monde de l’enfance, considéré comme asexué et irresponsable. En même temps qu’il accède au statut d’adulte et à la connaissance d’un certain nombre de principes sacrés qui constituent le patrimoine intellectuel et spirituel de la société à laquelle il appartient, le jeune initié accède à une vie sexuelle plus ou moins complète.
3 Chez certaines ethnies, les rituels initiatiques comportent des rapports sexuels entre garçons et filles. Chez les Lomwe, société matrilinéaire du Mozambique, une fille est choisie par les maîtres de cérémonie pour être la première partenaire du groupe de garçons lors de la fête d’initiation masculine, indura, et, en retour, le groupe de filles choisit collectivement quelques garçons qui doivent les déflorer lors de la fête d’initiation féminine, namuali. Ces relations sexuelles ne doivent cependant pas entraîner de grossesse et sont souvent interrompues avant l’émission de sperme [239]. Le choix qui est offert aux filles est un privilège que l’on retrouve dans les sociétés matrilinéaires, toujours plus ouvertes au désir et au pouvoir féminin. Dans une société patrilinéaire comme celle des Lele (République démocratique du Congo), il n’y a pas réciprocité. Les garçons sont organisés en associations de classes d’âge qui sont initiées la même année. Ils partagent temporairement la fille avec laquelle ils ont eu leur première relation, au moment de leur initiation, jusqu’à ce qu’ils se marient. Il arrive que celle-ci devienne l’épouse du dernier célibataire de la classe d’âge. Elle garde de toute façon un certain prestige aux yeux de la société [340].
Le Filles, garçons… des univers séparés
4 À l’inverse, les sociétés méditerranéennes et moyen-orientales, qu’elles soient marquées par l’islam, le judaïsme ou le christianisme, sont fondées sur des règles étroites en matière d’échanges matrimoniaux, qui excluent les rituels d’initiation sexuelle préconjugaux. Les filles ne peuvent être approchées, parfois même, n’être vues que par les garçons acceptables comme époux par leur famille, souvent ceux ayant avec elles un lien de cousinage plus ou moins lointain. Il est donc nécessaire de soustraire leurs charmes à la convoitise des autres hommes dès la puberté, à l’aide de vêtements dissimulant toutes les parties du corps considérées comme érotiques, mais aussi par une surveillance étroite, voire la claustration. Le mariage précoce, organisé entre cousins, comme cela se pratique encore dans la paysannerie turque, est la manière la plus efficace – et la plus radicale – de réguler la sexualité juvénile. Dans les villes, jeunes filles et garçons évoluent dans des univers séparés et ne savent pas grand-chose de l’autre sexe. Les frustrations imposées par cette séparation induisent souvent des conduites de compensation, en particulier la consommation d’images pornographiques, véhiculées autrefois par les films X, aujourd’hui par Internet. Ce dernier média fait l’objet de censures et de tentatives de contrôle plus ou moins efficaces dans les sociétés travaillées par le fondamentalisme religieux. En Égypte, la justice a interdit en 2012 tous les sites Internet qui diffusaient des images pornographiques, mesure qui a provoqué de nombreuses protestations sur les réseaux sociaux mais qui s’est avérée finalement assez facile à contourner.
Le paradoxe occidental
5 Peut-on remplacer l’initiation sexuelle par l’éducation ? Pendant longtemps, les sociétés occidentales incitaient les jeunes hommes à s’initier en recourant aux prostituées ou à une femme d’expérience ayant un statut un peu marginales, comme les actrices ou les « bonnes à tout faire ». Ces sociétés ont connu depuis les années 1960 une grande libéralisation des mœurs. L’initiation se fait désormais entre adolescents, à qui on reconnaît le droit de flirter et de vivre des expériences sexuelles entre garçons et filles du même âge. Pour autant, cette évolution inquiète les familles, qui mettent l’accent sur ses dangers : grossesse précoce, maladies sexuellement transmissibles, rencontre de prédateurs sexuels, etc. Cette insistance des adultes à parler de sexualité sous l’angle médical ou comme d’un risque est mal vécue par les adolescents qui y voient, à juste titre, une forme de contrôle. Cela se traduit par des attitudes ambiguës pendant les cours d’éducation à la vie affective et sexuelle dans les collèges : soit désinvoltes et railleuses, surtout chez les garçons, soit de rejet, certaines filles allant jusqu’à se boucher les oreilles pour ne pas entendre les mots de la sexualité [441]. De telles réactions sont fréquentes dans les établissements qui comptent beaucoup de familles immigrées, souvent mal à l’aise avec ces questions. Assiste-t-on à une forme de retour au puritanisme sous la poussée du fondamentalisme religieux ?
6 La difficulté à aborder les questions sexuelles en famille n’est pas nouvelle. Dans les familles traditionnelles, la distance est de mise entre parents et enfants : les sujets trop intimes sont rarement abordés et on compte sur les oncles et tantes, les frères et sœurs aînés ou sur les pairs pour informer les plus jeunes sur la sexualité. Aujourd’hui, Internet constitue une autre source d’information sur ces questions. En quelques clics sur leur Smartphone, les adolescents accèdent à des sites où l’image supplante la parole et rend compte d’une grande variété de pratiques. Ces sites ont des stratégies invasives : cliquer sur quelques mots évocateurs suffit pour voir se multiplier photos et vidéos pornographiques. Internet devient ainsi un vecteur central d’éducation sexuelle, qui influence les représentations de la sexualité et des rôles masculin et féminin. Les films pornographiques mettent en effet en scène des hommes dotés d’une virilité exceptionnelle, et des femmes réduites à l’état d’objets de plaisir. Au lieu de montrer la sexualité humaine comme une recherche d’épanouissement mutuel, ils la présentent comme une compétition. Ils favorisent la hantise de l’échec chez les garçons et, chez les filles, une attente de jouissance violente et immédiate, ce qui peut se révéler toxique pour des jeunes vulnérables ou qui n’ont pas accès à la parole d’adultes pour relativiser de telles représentations.
7 Si, de leur côté, les parents ne cherchent plus à interdire la sexualité de leur ado, ils redoutent en revanche qu’elle le mette en danger ou trouble le jeu des relations sociales : interruption des études, maladies graves ou violences associées à des sexualités perverses. Les adolescents sont perçus par leurs familles comme des êtres qu’il faut protéger tout en les laissant profiter d’une liberté aujourd’hui acceptée. Le contrôle de leur sexualité, plus « aimable », n’en reste pas moins une supervision qui leur rappelle qu’ils ne sont pas encore totalement responsables d’eux-mêmes. Cette liberté contrôlée les somme de vivre une sexualité « saine », et inévitablement normée. On est loin du « jouir sans entraves » – slogan post-1968 – qu’ils peuvent être tentés de vivre sous une forme virtuelle sur la Toile, avec les effets négatifs qu’implique cette sexualité « dématérialisée ».
Notes
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[1]
Initiations, rites, sociétés secrètes (Gallimard, 1992).
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[2]
« Le Mozambique », de A. Jorge Dias, Ethnologie régionale, t. 1, Afrique Océanie, Jean Poirier (dir.) (Encyclopédie de la Pléiade, 1972).
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[3]
The Lele of the Kasai, de Mary Douglas (Oxford, 1963).
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[4]
Informations rapportées par plusieurs enseignants des collèges de l’Isère lors d’une journée de formation consacrée à ce thème en septembre 2017.