CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Yellow, Teexto, Entre Ados… Les 15-25 ans ont leurs propres sites de rencontres. S’y mettent-ils en danger ? Y sont-ils encouragés à des comportements à risque ? Deux spécialistes en débattent et nous éclairent.

N’est-il pas étonnant que des adolescents fréquentent de tels sites ? N’ont-ils pas de nombreuses occasions de faire

des rencontres dans leur vie quotidienne, au collège et au lycée ?

1 Nathalie Nicolaïdis: Contrairement à ce qu’imaginent souvent les adultes, les adolescents font très peu de nouvelles rencontres : ils côtoient depuis des années – parfois même depuis la maternelle ! – les mêmes amis, à l’école et dans leurs activités extra-scolaires. Par ailleurs, quand un jeune appartient à un « clan », la pression très forte des pairs l’empêche d’explorer d’autres groupes. D’où un formidable attrait pour les vacances, les colonies et les camps de jeunes, qui leur permettent de découvrir enfin de nouvelles têtes. Il en va de même avec ces sites de rencontres sur Internet, qui leur offrent des possibilités illimitées de parler à des jeunes issus d’autres milieux, d’autres univers.

2 Justine Atlan: À travers les sites de rencontres, les adolescents cherchent à comprendre la manière dont ils sont perçus par des personnes qui ne les connaissent pas. Ils testent différents « sois » potentiels pour voir celui qui fonctionne le mieux en matière de séduction. C’est un lieu d’exploration et de construction de l’identité, notamment sexuelle.

Ils n’y viennent donc pas forcément pour « consommer » une relation sexuelle ?

3 Nathalie Nicolaïdis: Même lorsqu’ils donnent à voir d’eux des aspects très sexualisés dans leurs photos de profil et leurs propos, l’objectif n’est pas obligatoirement d’aboutir à une relation sexuelle, surtout chez les plus jeunes. Ils sont plutôt dans une tentative d’affirmer une identité de « grand » ayant une sexualité, en tout cas ce qu’ils en imaginent. Beaucoup fréquentent aussi les sites de rencontres seulement pour parler, comme pour donner tort aux adultes qui les réduisent de façon caricaturale à des espaces de rencontres uniquement sexuelles.

4 Justine Atlan: De nombreux adolescents vont sur ces sites comme s’ils se rendaient à une fête. Ils rêvent qu’ils vont faire une rencontre, embrasser quelqu’un et peut-être même faire l’amour. Et puis, neuf fois sur dix, rien n’arrive ! Donc, si le but « officiel » est bien la sexualité, ce que les jeunes cherchent avant tout, c’est à élargir leur cercle et à se frotter à l’altérité.

5 Nathalie Nicolaïdis: Parfois aussi, les sites de rencontres sont un véritable terrain de jeu. Plusieurs copines créent ensemble un profil commun et naviguent sur ces plateformes en commentant le physique des garçons, se lancent dans des échanges hypersexualisés. Les garçons aussi peuvent s’y rendre en groupe pour voir la tête des autres garçons, se comparer à eux, fantasmer sur des photos. Ils jouent, tournent autour des concepts de séduction et de sexualité, en se donnant du courage grâce au soutien de leurs pairs. Tout cela participe à la construction de leur identité sexuée et sexuelle.

Lorsque, par exception, la rencontre donne lieu à une relation sexuelle, s’agit-il d’une histoire sérieuse ou d’un « coup d’un soir » ?

6 Justine Atlan: Là encore, exactement comme dans la vraie vie ! Les relations amoureuses à l’adolescence ne sont pas toujours durables, que la rencontre ait eu lieu au lycée, dans une fête ou sur un site de rencontres. Ce n’est pas le site en lui-même qui encourage le « sexe pour le sexe ». Pour certains adolescents, il permet aussi d’acquérir une expérience sexuelle, de vivre cette fameuse « première fois », qui les inquiète tant, à l’abri du regard des copains. Elle se passe ainsi en toute discrétion, avec un ou une inconnu(e) qu’ils ne reverront pas forcément.

7 Nathalie Nicolaïdis: Aux filles notamment, dont la sexualité est encore très contrainte par des normes de « bonne conduite », les sites de rencontres offrent un espace de liberté où elles peuvent vivre des expériences sans risquer leur réputation. Et, paradoxalement, il sont en même temps un lieu d’aliénation qui renforce l’idée qu’elles doivent se cacher, qu’elles ne peuvent s’autoriser ces comportements – coucher pour un soir par exemple – dans leur univers habituel. Elles en déduisent que, pour s’affirmer comme des femmes désirantes, elles n’ont pas d’autre choix que de s’abriter derrière un pseudo.

8 Justine Atlan: Le site de rencontres peut désinhiber certains jeunes qui ne sont pas populaires dans leurs milieux de socialisation quotidiens et ne répondent pas aux critères de séduction en vogue. Sur un site, ils apparaissent vierges de toute réputation de « looser », côtoient de multiples profils – beaucoup plus qu’au lycée –, dont certains leur ressemblent et pourront apprécier leur différence.

9 Nathalie Nicolaïdis: Une application comme Grindr – destinée aux homosexuels de tous âges – peut se révéler éminemment rassurante pour un jeune homosexuel provincial qui se croit seul au monde ! Avec cette appli de rencontres dotée de géolocalisation, il sait qu’un autre gay est peut-être prêt à le rencontrer près de chez lui. Grâce à cet outil, il lutte contre l’isolement qui peut l’accabler.

10 Justine Atlan: En effet, les adolescents sont extrêmement soucieux des normes et les garçons souvent homophobes. Sans doute se sentent-ils menacés dans leur virilité en construction par ces garçons susceptibles de les désirer. Leur rejet et leur agressivité à l’encontre des jeunes homosexuels enferment ces derniers dans la solitude et les empêchent de vivre leur sexualité au grand jour. Les sites de rencontres gays libèrent en quelque sorte ces jeunes ostracisés des regards accusateurs.

Les sites de rencontres pour adolescents ne sont-ils pas prisés par les prédateurs sexuels ? Les jeunes y sont-ils en danger ?

11 Justine Atlan: Tous les lieux où existe une forte concentration d’adolescents attirent les prédateurs sexuels. Mais les jeunes d’aujourd’hui sont nés avec Internet. Depuis des années, on leur parle de ses dangers potentiels, on les éduque à se protéger sur la Toile. Résultat : ils savent très bien repérer un faux profil, par exemple un « vieux » qui se ferait passer pour un jeune. Ils ont vite fait d’en détecter les incohérences : le profil qui n’a qu’une poignée d’amis alors que tout ado qui se respecte en a plusieurs centaines, les fausses photos prises sur Google. Ils bloqueront alors l’imposteur sans état d’âme, souvent après s’être un peu amusés avec lui et l’avoir fait courir ! Par ailleurs, les responsables de ces sites destinés aux adolescents, dans la mesure où ils accueillent des mineurs – une population vulnérable à protéger –, sont en général assez pointilleux pour les sécuriser.

12 Nathalie Nicolaïdis: Malheureusement, il est toujours possible pour un adolescent de tomber dans une relation d’emprise. Et celui qui l’exerce – contrairement aux idées reçues des adultes – n’est pas forcément un homme d’un âge certain, pédophile. Cela peut être un autre jeune. L’orage hormonal qui a lieu à la puberté et la puissance des pulsions peuvent amener un adolescent à adopter des comportements de violence et d’emprise sur autrui, qu’il ne reproduira peut-être d’ailleurs plus jamais. Pour se protéger contre ce type de débordements, les jeunes sont rarement armés. Les professionnels que nous sommes ne doivent pas cibler uniquement la figure du « vieux » pédophile dans leur travail de prévention, mais les alerter sur tous les comportements susceptibles de déraper et leur donner des clés pour les contrer.

13 Justine Atlan: Selon moi, les vrais dangers existent davantage sur les réseaux sociaux généralistes, quand ils sont détournés et utilisés à des fins de rencontres. Depuis six mois, notre numéro vert a notamment eu à traiter plusieurs affaires de « sextorsion », ou escroquerie sexuelle en ligne. De jeunes garçons sont approchés sur Facebook par de prétendues femmes – en réalité des escrocs basés en Afrique – les incitant à se masturber devant une webcam via Skype. « Elles » les menacent ensuite de diffuser la vidéo à tous leurs amis Facebook s’ils ne payent pas une somme d’argent.

Les parents doivent-ils s’inquiéter si leurs ados fréquentent ce type de sites ?

14 Justine Atlan: Il n’est pas inquiétant en soi qu’un adolescent cherche à rencontrer quelqu’un ! Ses parents doivent avoir confiance dans sa capacité à se protéger et à limiter les risques qu’il prend. Surtout s’ils ont toujours eu avec lui un dialogue ouvert sur les dangers d’Internet, échangé sans tabou sur les comportements adéquats et respectueux en matière de sexualité. C’est cela qui protège un adolescent des mauvaises rencontres, pas l’inquiétude ou l’incompréhension de ses parents ! Si le jeune a laissé volontairement ouvert un écran sur un site de rencontres, la vigilance est de mise en revanche, car, en principe, il sait bien garder secrète son intimité ! En l’occurrence, il a peut-être quelque chose à dire à ses parents : une identité sexuelle dont il a honte, une mauvaise rencontre, une tentative de chantage, etc. Il est alors urgent d’entamer un dialogue, pas sur le mode du reproche, mais dans l’optique de l’aider et de trouver une solution.

15 Nathalie Nicolaïdis: Même si cela peut sembler paradoxal, les parents ne doivent pas négliger le fait que leur adolescent utilise Internet en général, et les sites de rencontres en particulier, pour construire son intimité. Il s’agit là d’un jardin secret à respecter : ils peuvent en parler avec lui, mais de manière neutre et distanciée. Sauf, évidemment, s’il est en danger, auquel cas ils auront à s’impliquer plus directement.

16 Justine Atlan: Dans l’avenir, lorsque ces ados utilisateurs de sites de rencontres deviendront eux-mêmes parents, qu’ils en auront débusqué les pièges mais aussi découvert les aspects positifs, ils seront moins méfiants et plus à même d’entretenir une complicité de principe avec leurs propres enfants sur ce thème.

Nathalie Nicolaïdis

Psychologue clinicienne. Pendant douze ans, elle a travaillé à l’École des parents Île-de-France en tant qu’écoutante-rédactrice pour Fil Santé Jeunes. Aujourd’hui, elle exerce dans un cabinet libéral. Elle s’intéresse particulièrement à la parentalité et à l’adolescence. Elle est l’auteure de l’article « L’amour, sur Internet et dans la vraie vie » paru dans L’école des parents n° 606 (2014).
Justine Atlan

Directrice de l’association e-Enfance, reconnue d’utilité publique et agréée par le ministère de l’Éducation nationale. Cette structure de prévention propose aux jeunes, à leurs parents et aux professionnels des ateliers sur les usages responsables d’Internet et les moyens de se protéger de ses risques. e-Enfance gère également le numéro vert national Net-Ecoute 0800 200 000.
Propos recueillis par
Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2018
https://doi.org/10.3917/epar.626.0044
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