CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Contrairement aux idées reçues, les possibilités qu’ouvre la Toile en matière de diffusion des images et de rencontres ne jouent pas en soi un rôle nocif sur la sexualité des ados. Pour accompagner les jeunes dans cette découverte, cherchons à comprendre leur usage amoureux du Web et, plutôt que de fantasmer le danger, essayons de l’identifier.

1 De nombreux parents et éducateurs sont désarçonnés par certains comportements des adolescents : ces derniers visionnent parfois à haute dose des images pornographiques en ligne [110], postent des photos d’eux-mêmes hypersexualisées sur les réseaux sociaux, se filment pendant l’acte sexuel avec un Smartphone… Alors ils jugent, s’alarment devant cette génération aux mœurs « dévoyées » par les nouvelles technologies. Une réaction compréhensible, mais regrettable car, comme l’affirmait André Malraux, « juger, c’est ne pas comprendre ». Afin de protéger les jeunes des éventuels dangers d’Internet pour leur sexualité naissante, la meilleure arme reste le dialogue. Un dialogue fondé sur la compréhension de ce qu’ils vivent, et expérimentent, dans ce monde virtuel.

La pornographie, l’éternel bouc émissaire

2 Première idée reçue, présente dans de nombreux esprits : sous l’influence des films porno, facilement accessibles sur le Net, les jeunes d’aujourd’hui auraient une sexualité débridée, marquée par des pratiques extrêmes et organisée autour de la domination violente de l’homme sur la femme. L’idée n’est pas vraiment nouvelle… « Déjà, à la fin du XIXe siècle, les images pornographiques – les toutes premières sont apparues sous la forme de cartes postales érotiques – étaient considérées par les ligues morales comme un véritable fléau pour la jeunesse, au même titre que l’alcoolisme ou l’insalubrité : à cause d’elles, les forces vives du pays allaient s’éparpiller dans la masturbation et ne pourraient œuvrer à la reproduction de la nation », relate Florian Vörös, docteur en sociologie, enseignant à l’université Lille-3 [211]. Pourtant, aucune étude scientifique sérieuse n’a jamais prouvé que le porno avait des effets délétères sur les adolescents. « Les enquêtes existantes souffrent de biais importants. Elles incluent par exemple des questions sur la consommation d’images pornographiques à des questionnaires portant plus largement sur la consommation de drogues, le décrochage scolaire ou les tentatives de suicide. Les corrélations qui apparaissent alors peuvent être présentées abusivement pour des causalités, au mépris des règles élémentaires de la démonstration scientifique », poursuit le sociologue. Autrement dit, tout ce que nous savons sur ce sujet, c’est que nous ne savons rien !

3 Cela n’empêche pas, évidemment, de s’interroger sur la curiosité des jeunes – des garçons surtout – pour le porno en ligne. Pourquoi sont-ils tellement attirés par ces images, qu’y cherchent-ils ? « Beaucoup d’adolescents s’en servent comme d’un matériel éducatif, un lieu d’apprentissage pour trouver des représentations de l’acte sexuel. Tout simplement pour savoir comment on fait l’amour, très concrètement », décrit Marion Haza, psychologue, experte de l’Open [312]. Là encore, rien de nouveau. À la génération précédente, les garçons lisaient Playboy ou regardaient des cassettes VHS en cachette ! La grande différence réside dans la facilité d’accès à ce type de contenu qu’offre aujourd’hui Internet. Le risque de devenir accro à ces images en est-il augmenté ? Ce ne sera le cas que pour une petite minorité d’ados : ceux qui ne vont pas très bien, ou sont mal structurés psychologiquement. Littéralement sidérés par certaines scènes, et dans l’espoir d’atténuer l’angoisse et l’incompréhension qu’elles ont fait naître en eux, ils les visionneront encore et encore, de manière compulsive et obsessionnelle.

Un modèle vraiment irrésistible ?

4 Mais les clés que les jeunes découvrent dans le porno en ligne sont souvent trompeuses et sources de confusion. « La pornographie d’aujourd’hui, contrairement à celle des années 1970, est un produit totalement fictionnel et reconstruit. C’est de la réalité trafiquée au moyen de zooms, de répétitions, de montages, de logiciels de correction. Même si les adolescents du XXIe siècle sont nés avec les nouvelles technologies et censés posséder une certaine culture de l’image, tous ne parviennent pas à prendre le recul nécessaire par rapport à ces productions et à les considérer comme de la fiction », insiste Marion Haza. « Certains, en effet, ne mettent pas en doute l’authenticité de ce qu’ils voient à l’écran. Essentiellement parce que ces images viennent valider des représentations du masculin et du féminin – avec, en toile de fond, la domination de l’homme sur la femme et la priorité donnée au plaisir du premier – qui correspondent au discours qu’ils peuvent entendre dans leur groupe de pairs, observer autour d’eux, notamment dans leur famille, aux paroles des musiques qu’ils écoutent, etc. », décrypte Jocelyn Lachance, socio-anthropologue de l’adolescence, chargé de cours à l’université de Pau, membre de l’Observatoire jeunes et société du Québec. Finalement, les images porno n’influenceraient la sexualité des jeunes que quand elles renforcent des représentations préexistantes. « Si la pornographie est un genre cinématographique spectaculaire, souvent basé sur des effets de choc, ses images n’ont pas le pouvoir magique d’implanter ex nihilo des préjugés sexistes et d’encourager des comportements sexuels dégradants vis-à-vis des femmes », insiste Florian Vörös.

5 Les adolescents les mieux armés pour considérer avec recul ces images, et ne pas les ériger en modèles pour leur sexualité en construction, sont ceux qui ont eu accès à une parole libre et sans tabou sur le sujet. « Si l’on veut que les jeunes n’utilisent pas les films porno comme des tutoriels, la famille doit jouer pleinement son rôle d’éducation aux rapports d’égalité entre les femmes et les hommes, dans la vie comme dans l’acte sexuel. Réussir à informer les enfants sur ces thématiques sans trop d’anxiété et en essayant de dépasser ses réticences », estime Yann Leroux, docteur en psychologie et psychanalyste [413]. « Pour lutter contre la reproduction de la hiérarchie des genres véhiculée par la pornographie, il y a sans doute plus judicieux à faire que de tenter d’en interdire ou d’en limiter l’accès ! Notamment promouvoir auprès des jeunes des représentations alternatives de la masculinité et de la féminité. L’initiative des ABCD de l’égalité à l’école primaire en 2013 allait dans le bon sens mais elle a, hélas, été abandonnée », regrette Florian Vörös. Actuellement, les pouvoirs publics semblent préférer des démarches plus coercitives, comme l’interdiction du téléphone portable – voie d’accès privilégiée aux images porno – dans les collèges et les lycées.

Selfies sexy, l’exhibition encouragée ?

6 Que se passe-t-il dans la tête d’une jeune fille qui envoie à son petit ami une photo d’elle à moitié nue via son téléphone portable ? Ou dans celle d’un garçon qui adresse à sa petite copine un cliché de son sexe en érection ? L’intimité sexuelle appartiendrait-elle définitivement au passé ? Les pulsions exhibitionnistes seraient-elles stimulées par Internet ? Pas si simple… « Quand une telle photo est destinée à une personne en particulier, elle peut constituer un rite de séduction, un clin d’œil pour dire son désir sexuel et avancer vers une intimité partagée », décrypte Jocelyn Lachance. « Si la relation est d’ores et déjà installée, les mots-clés pour comprendre ce comportement sont engagement et confiance : je t’offre cette photo éventuellement compromettante parce que je te fais confiance et que je crois en notre relation. À travers ces selfies sexy offerts à l’autre, les jeunes n’exposent pas leur intimité mais, au contraire, en construisent les frontières symboliques. L’exact opposé de l’exhibitionnisme ! » poursuit-il.

7 Gare, donc, aux malentendus autour de ce nouveau langage amoureux, difficile à comprendre pour les néophytes… Un parent tombant par hasard sur une photo hypersexualisée de son ado pourrait rapidement en déduire qu’il s’adonne à une sexualité débridée. « Ce serait un raccourci hâtif. Assez souvent, d’ailleurs, il n’y a pas encore de sexualité agie et l’adolescent est plutôt dans le registre du narcissisme. Alors que son corps est en pleine mutation pubertaire, il doit construire son identité sexuelle, sa masculinité ou sa féminité. En s’exposant dénudé ou dans une position lascive sur un réseau social, il cherche des validations et des invalidations auprès de ses pairs. Qu’est-ce que je peux montrer, jusqu’où ? Est-ce que j’ai bien compris ce qui fait la séduction, ai-je un pouvoir excitant sur l’autre, suis-je dans la norme ? » détaille Jocelyn Lachance.

8 Attention cependant : exposer son corps sur Internet peut aussi révéler un réel mal-être. « L’adolescente qui se livre à une exhibition très sexuelle sur les réseaux sociaux – il s’agit souvent de filles – est parfois en grande souffrance. En se comportant ainsi, elle se met dans une situation périlleuse et compromettante pour sa réputation, susceptible d’attirer sur elle insultes et harcèlement. Elle se maltraite, ne prend pas soin d’elle, car elle pense ne pas en valoir la peine. Il s’agit clairement d’une conduite à risque. Un peu comme une jeune fille qui monterait dans une voiture à la sortie d’une boîte de nuit avec des garçons ivres et inconnus », souligne Marion Haza. Internet n’est pas responsable de la mise en danger, c’est simplement un outil au service d’une douleur qui n’a pas trouvé à se dire autrement.

© Sinath Bou

L’éducation au consentement

9 Dans le cas des sextapes – quand deux partenaires filment leurs ébats sexuels –, le risque, là aussi, concerne les filles. Pour commencer, « parce qu’elles subissent souvent des chantages affectifs très forts de la part de leur partenaire, qui empêchent leur consentement libre et éclairé », pointe Marion Haza. « Les parents doivent avoir à l’esprit que leur fille sera soumise à toutes sortes de pressions dans sa vie, y compris dans le domaine sexuel, insiste Yann Leroux. Les récents développements autour de l’affaire Weinstein montrent, hélas, que ces situations sont monnaie courante ! Ils doivent l’armer pour y résister. Cela passe, notamment, par des détails de la vie quotidienne, par exemple lui donner la parole et l’inciter à exprimer ses désirs, solliciter aussi son frère pour les tâches ménagères. »

10 Plutôt que de critiquer les filles acceptant ce genre de pratiques, les parents protégeront plus sûrement leur ado en l’éduquant à la notion de consentement. « Filmer l’acte sexuel n’est en rien un passage obligé, il faut le lui dire : elle peut tout aussi bien en conserver les traces dans sa tête. Pour les sextapes comme pour tout, elle doit toujours se demander si elle en a vraiment envie, ou si elle veut uniquement faire plaisir à son partenaire », propose Marion Haza.

Vengeance en ligne

11 Deuxième danger : ces sextapes peuvent aussi, comme les photos dénudées, devenir de terribles armes de vengeance (revenge porn). L’amoureux éconduit ou trompé – dans la quasi-totalité des cas, ce sont des garçons qui se livrent à ces actes – diffuse ces images intimes sur le Net. Et là, c’est le drame, surtout pour la jeune fille… « L’adolescent qui voit sa sexualité exposée sur les réseaux sociaux en tire gloire et fierté : il est celui qui a accédé au Graal de l’adolescence. Tandis que la fille, elle, est dépréciée et humiliée : par les garçons, parce qu’elle a eu l’outrecuidance de faire l’amour avec un autre, et par les filles, qui la jalousent », analyse Yann Leroux. « L’adolescente subit une attaque narcissique grave, qui peut créer un traumatisme. Cet événement pourra la poursuivre longtemps, l’empêcher d’accorder à nouveau sa confiance dans le cadre d’une relation amoureuse », explique Marion Haza. Les dommages sont d’autant plus importants que, fréquemment, la victime se sent responsable de ce qui lui arrive : si elle n’avait pas fait cette vidéo, elle n’en serait pas là !

Internet, un allié pour les jeunes gays ?

75  % des adolescents se définissant comme homosexuels pensent que les vidéos porno ont participé à l’apprentissage de leur sexualité, contre 47 % des hétérosexuels1. « La pornographie gay est souvent centrale dans l’affirmation et la validation de leur désir pour les adolescents homosexuels. Ils y acquièrent des connaissances pratiques sur la manière d’interagir sexuellement avec un autre du même sexe », explique Florian Vörös, docteur en sociologie. Le spécialiste insiste sur le fait qu’il existe peu d’autres lieux de familiarisation avec la sexualité homosexuelle, ses codes et manières de faire. « Si l’on cherche à limiter par tous les moyens l’accès des adolescents à la pornographie, les sexualités minoritaires seront les plus pénalisées », remarque-t-il. L’idéal serait bien sûr que les jeunes gays et lesbiennes aient plus facilement accès à diverses représentations de la sexualité homosexuelle – dans les films, les séries, la littérature, les expositions, etc. – et ne soient pas limités au porno pour apprendre. Car, dans le porno gay tout comme dans le porno hétérosexuel, les stéréotypes existent, notamment une hypervalorisation de la virilité. Et, faute de contre-modèles, ils ont d’autant plus de chances de s’imposer.
I.G.
1. Lire note 1, p. 30.

12 Les parents ayant connaissance de ce que vit leur adolescente doivent absolument éviter de se montrer trop moralisateurs. Leur mission consiste à remettre le monde à l’endroit ! « Leur fille aurait certes dû réfléchir avant, mais elle n’a rien fait de répréhensible. En revanche, le garçon qui a diffusé les images a, lui, transgressé la loi. Elle est la victime, il est l’agresseur », insiste Marion Haza. En tant que parents, ils doivent prendre position de manière claire et nette, porter plainte au nom de leur fille et demander réparation pour elle, sinon, elle aura beaucoup de mal à dépasser le traumatisme.

13 Il semblerait judicieux aussi de s’intéresser de près aux garçons « vengeurs » pour éviter la multiplication de ces affaires. « Ils témoignent, par leur comportement, de leurs difficultés à gérer leurs émotions, la tristesse ou la colère provoquée par la rupture. Il faudrait les aider à progresser dans ce domaine », avance Jocelyn Lachance. Selon ce spécialiste, l’éducation aux images serait également à revoir. Elle ne devrait pas porter seulement sur leur décodage, indispensable, mais aussi sur les bonnes pratiques de diffusion. Quel type de photo ou de vidéo ai-je le droit de mettre en ligne ? Quelles seront les conséquences (juridiques pour moi, psychologiques pour l’autre) si je partage une photo intime ?

Insultes virales

14 « Salope », « pute », « chaudasse », « suceuse de bites ». Sur les réseaux sociaux, les insultes sexuelles peuvent fuser avec une violence inouïe – le plus souvent à l’encontre des filles, là encore ! – et, surtout, se multiplier dans des proportions énormes. « On assiste à de véritables phénomènes de foule, avec tous les risques que cela comporte. Un commentaire insultant est posté sous un profil, bientôt “liké” par d’autres “amis” ne voulant pas être en reste, puis partagé et repartagé. La viralité est à l’œuvre, puissamment destructrice », constate Marion Haza. Car « encaisser » une insulte proférée par une personne dans la rue ou dans la cour du collège est une chose. Subir le harcèlement de centaines d’individus, où que l’on soit, dès que l’on se connecte, en est une autre ! « La jeune fille est attaquée dans son identité, et dans sa manière de vivre sa féminité. Le plus souvent, c’est en effet cela qui lui est reproché. La blessure est profonde, identitaire, et donc particulièrement douloureuse », ajoute la psychologue.

Ceci n’est pas un livre de sexe. Guide de sexualité, de Chusita, ill. M. Lovet, Nathan, 2017.
Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, de Nathalie Bajos et Michel Bozon (dir.) La Découverte, 2008.
École, sexe et vidéo, d’Hélène Romano, Dunod, 2014.
Éducation à la sexualité, du social à l’intime : l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux, La Santé de l’homme n° 418, 2012.

15 L’important est de stopper cette vague de haine au plus vite. Par exemple en bloquant les personnes les plus virulentes, éventuellement en supprimant le profil de l’adolescente. Le recours à la loi est, là aussi, essentiel. « Les parents doivent rappeler à leurs jeunes, sans cesse, que la loi s’applique sur Internet comme dans la vraie vie. Les interdits sont les mêmes et chacun doit exiger leur respect », conclut Marion Haza. Si une adolescente victime n’est pas reconnue comme telle, si les adultes autour d’elle ne se mobilisent pas pour que ses agresseurs soient sanctionnés, elle risque d’entrer dans une conduite de reproduction et de harceler ou maltraiter à son tour. Ou, inconsciemment, de placer ses relations amoureuses exclusivement sous le signe de cette violence. Pire, de tenter de mettre fin à ses jours. Face à des risques aussi graves, les adultes ne peuvent que s’engager aux côtés de leurs ados, même s’ils se sentent souvent dépassés par la culture numérique. Il y va de leur responsabilité.

Notes

  • [1]
    Selon l’étude « Les adolescents et le porno : vers une génération Youporn ? », menée par l’Ifop pour l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) en mars 2017, 63 % des garçons de 15-17 ans ont déjà surfé sur un site pour y voir des films ou des images pornographiques (31 % rarement, 25 % parfois, 7 % souvent), et 37 % des filles (25 % rarement, 10 % parfois, 2 % souvent). Selon L’Enquête sur la sexualité en France menée par Nathalie Bajos et Michel Bozon en 2006, parmi les adultes, 1 femme sur 5 et 1 homme sur 2 déclaraient visionner souvent ou parfois du porno (La Découverte, 2008).
  • [2]
    Auteur d’une thèse sur « Les usages sociaux de la pornographie en ligne et les constructions de la masculinité », soutenue en 2015.
  • [3]
    open-asso.org
  • [4]
    Auteur, avec Jocelyn Lachance et Sophie Limare, de Selfies d’ados (Hermann, 2017) et de l’article « Internet, sexualité et adolescence », enfance & PSY n° 55, 2012.
Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2018
https://doi.org/10.3917/epar.626.0032
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