CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Blade Runner 2049 fait suite au film culte Blade Runner, réalisé par Ridley Scott en 1982. Pour ceux qui n’auraient pas vu ce premier opus, rappelons qu’il racontait la révolte des robots androïdes Nexus 8, encore appelés « réplicants ». Revêtant l’aspect d’hommes et de femmes adultes, ces robots ne vieillissaient pas, mais ils étaient dénués de toute émotion, ce qui assurait leur servilité en toute circonstance. Ceux d’entre eux qui côtoyaient de très près les humains finissaient toutefois par développer des sentiments à ce contact. On limita alors leur longévité à quatre années pour éviter que leurs affects les empêchent d’accomplir leur besogne sans état d’âme. Les Nexus 8, furieux de devoir mourir si peu de temps après avoir été mis au monde, se révoltèrent. On interrompit leur fabrication et les exemplaires identifiés furent traqués, mais quelques-uns arrivèrent à échapper à leurs exécuteurs, les blade runners.

2 Dans Blade Runner 2049, qui se déroule plusieurs décennies plus tard, la défaillance des Nexus 8 a été résolue : les nouveaux réplicants sont programmés pour être serviles quoi qu’il arrive et, pour mieux les contrôler, on leur greffe de faux souvenirs et de fausses émotions. Certains de ces nouveaux esclaves sont chargés d’exécuter les derniers Nexus 8 encore capables de se révolter. Le héros du film de Denis Villeneuve est l’un de ces blade runners. Comme tous les réplicants, il n’a pas de nom : on l’appelle agent K, ou encore officier K.

Une quête familiale inattendue

3 Fabriqués pour travailler servilement, les réplicants n’ont ni amis, ni famille. Au moment où il rentre chez lui, l’agent K (interprété par Ryan Gosling) se fait insulter par une voisine. « Allez, rentre chez toi, peau de robot ! lui crie-t-elle. Il n’y a personne pour t’attendre ! » La supérieure hiérarchique de K ne perd elle non plus aucune occasion de lui rappeler qu’il n’a pas de parents ni de passé, et même pas d’âme. Pourtant, les circonstances vont peu à peu amener ce réplicant ordinaire à croire qu’il est un « élu ». Certes, il n’a pas les pouvoirs extraordinaires d’un super-héros, mais il serait né trente ans auparavant « par miracle », de l’amour d’un humain, Rick Deckard (Harrison Ford), et d’un réplicant de sexe féminin, Rachel. Un nouveau Jésus-Christ, en quelque sorte ! La comparaison n’est pas excessive, car les réplicants sont censés considérer les hommes comme leurs dieux. Le patron de l’entreprise qui les fabrique, Neander Wallace (Jared Leto), prétend d’ailleurs les « sortir de la glaise », reprenant à son compte une phrase de l’une des deux versions de la Genèse, lorsque Dieu crée Adam et Ève à partir d’un peu de terre. Et il s’accorde aussi le droit de les tuer d’un coup de scalpel si tel est son désir. Or, Wallace va lancer sa meilleure assistante aux trousses de l’agent K pour le tuer. Il n’en faut pas plus à celui-ci pour se convaincre qu’il est bien une créature d’un genre nouveau, capable de réconcilier les hommes et les robots. Et, pour s’en assurer, il part à la recherche de ses parents. Il ne tarde pas à découvrir que sa mère est morte en le mettant au monde. Il ne lui reste plus alors qu’à retrouver son père…

Dans les rues de la ville, l’hologramme immense d’une femme dénudée invite les hommes solitaires à acheter une application qui le matérialise chez eux, à taille humaine, pour les satisfaire.

Dans les rues de la ville, l’hologramme immense d’une femme dénudée invite les hommes solitaires à acheter une application qui le matérialise chez eux, à taille humaine, pour les satisfaire.

Dans les rues de la ville, l’hologramme immense d’une femme dénudée invite les hommes solitaires à acheter une application qui le matérialise chez eux, à taille humaine, pour les satisfaire.

Quand les souvenirs des uns nourrissent les rêves des autres

4 Dans cette quête initiatique, l’agent K croise Ana Stelline (Carla Juri), une fabricante de faux souvenirs chargée de les implanter aux réplicants. Cette jeune femme rêve d’humaniser toujours plus les robots et, pour y parvenir, leur greffe des souvenirs d’anniversaires. Pourquoi ceux-là ? Parce que ces événements, explique-t-elle, rythment notre passé mieux que tous les autres et tissent le fil de notre histoire. Ana Stelline, d’ailleurs, insère aux robots qu’elle considère un peu comme ses enfants… ses propres souvenirs !

5 N’est-ce pas aussi ce qui arrive dans la vie de chacun d’entre nous ? En chargeant d’émotions personnelles une situation vécue avec leur enfant, les parents incitent ce dernier à la vivre lui aussi avec une intensité particulière. Il y a alors de fortes chances qu’il la mémorise, car c’est l’émotion associée à un événement qui permet à celui-ci d’échapper à l’oubli. Quel souvenir garderions-nous de nos premiers anniversaires si nos parents n’avaient pas éteint la lumière, allumé les bougies et chanté ensemble Joyeux anniversaire ? Nous les aurions probablement oubliés ! C’est parce que notre entourage a accompagné ces moments d’expressions et de gestes inhabituels que nous leur avons accordé tant d’importance et les avons gravés dans notre mémoire.

6 Mais il arrive qu’un enfant mémorise un événement alors que celui-ci ne le concerne en rien. Prenons le cas d’un père qui a d’excellents – ou de très mauvais – souvenirs attachés à une maison. Chaque fois qu’il passe devant elle, il ne peut s’empêcher de sourire sans raison apparente, peut-être de plaisanter ou, au contraire, de s’attrister. Son enfant le remarque, se réjouit avec lui, ou s’assombrit avec lui. Si cette expérience se déroule avec une grande intensité, ou si elle se répète régulièrement parce qu’ils empruntent souvent cette rue ensemble, l’enfant relie à ce lieu précis des souvenirs joyeux ou tristes et, si la maison est d’une couleur particulière, peut associer sa joie ou sa tristesse à cette couleur. D’une certaine façon, l’enfant se fabrique des souvenirs personnels, mais ces derniers sont lestés par les émotions d’un autre. Lorsqu’il s’agit de souvenirs heureux, aucun problème : le bonheur et la joie se passent d’explications. En revanche, si le parent est très affecté, l’enfant peut finir par associer un sentiment de solitude ou de tristesse à une rue, à une maison, voire à une couleur ou à un style architectural, sans raison personnelle. Nous serions bien inspirés, parfois, de nous interroger sur le rôle de nos parents dans la fabrication de notre passé : bref, de prendre conscience de ce que l’agent K va peu à peu découvrir à ses dépens…

Dissociation cognitive

7 Ce dernier, pour en revenir au film de Denis Villeneuve, est fortement encouragé dans cette quête par l’intelligence artificielle qui lui sert de compagne. N’ayant pas le droit d’avoir une famille, il n’a personne à qui se raconter, mais la technologie a pallié ce manque : une application lui permet de matérialiser à volonté, dans son appartement, l’hologramme d’une jeune et jolie femme (Ana de Armas), programmé pour satisfaire ses attentes en toute circonstance. La compagne de l’agent K. lui affirme ainsi ce qu’il a envie d’entendre, et de croire : oui, il est bien « l’élu », l’enfant miraculeux né d’un homme et d’une réplicante, appelé à ce titre à un destin extraordinaire. « Tu n’es pas un robot comme les autres, lui dit-elle. Tu as été désiré, tu as été aimé, tu es exceptionnel, comme un humain, tu dois te choisir un prénom. » K a beau savoir que cette application est conçue pour le confirmer dans son désir, il ne peut pas s’empêcher de le croire et opte pour le prénom de Joe.

8 Dans les années 1960, l’informaticien Joseph Weizenbaum a écrit un programme, baptisé Eliza, qui simulait un psychothérapeute rogerien [19]. Eliza reformulait les affirmations de l’interlocuteur sur un mode interrogatif, ou répondait « Je comprends… », créant rapidement une dépendance émotionnelle chez ses utilisateurs. Ils avaient conscience d’avoir affaire à une machine, mais ne pouvaient s’empêcher de penser qu’elle se préoccupait d’eux. Comme le déclara Joseph Weizenbaum, de courtes interactions avec ce programme relativement simple étaient capables d’induire des pensées délirantes chez des personnes tout à fait normales ! Il semble bien que, face aux machines conçues pour nous plaire, nous risquions de nous comporter comme K !

Métamorphose

9 Quoi qu’il en soit, dès que l’agent K se pense le fruit de l’amour, son monde intérieur bascule. Le programme qui lui a été implémenté se détraque, puis il s’humanise et s’ouvre à la dimension de l’altruisme et de la générosité. Quant à sa compagne hologrammatique, elle se révèle être un instrument permettant de le suivre à la trace : sa meilleure amie est donc, en même temps, sa pire ennemie ! Il faut nous faire à cette idée : les robots, réels ou virtuels, ne cesseront jamais de transmettre nos données personnelles à leurs fabricants !

10 Je ne dévoilerai pas la suite, pleine de surprises, pour ne pas gâcher le plaisir du spectateur. Jusque-là, celui-ci aura déjà été invité à méditer sur trois vérités : certains de nos souvenirs d’enfance ne sont à l’origine pas les nôtres, mais sont induits par nos parents, ou par nos frères et sœurs ; la possibilité de fonder une famille différenciera toujours l’homme de la machine ; enfin, ceux qui n’ont pas la chance de le faire pourront être tentés de la remplacer par une machine parlante, et apparemment désirante… mais, en réalité, toujours soumise à son programmeur.

Notes

  • [1]
    Carl Rogers (1902- 1987). Psychologue américain qui a mis l’accent sur la relation entre le thérapeute et le patient, et prôné une écoute non directive.
Serge Tisseron

Psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, chercheur associé au Centre de recherches psychanalyse, médecine et société à l’université Paris-Diderot. Membre de l’Académie des technologies, il est aussi président de l’EPE d’Aix et du pays d’Aix et producteur de l’émission Matières à penser : des machines et des hommes sur France Culture. Site : sergetisseron.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2018
https://doi.org/10.3917/epar.626.0018
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