CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Dépendance aux écrans et vulnérabilité sociale vont souvent de pair, chez les jeunes parents, notamment. L’hyperconnexion est un moyen d’échapper à une réalité trop difficile.

1 En 2011, dans un hôpital psychiatrique du Gard, un patient d’origine africaine passe toutes ses journées devant le téléviseur mis à la disposition des malades. Il est la seule personne à le regarder en permanence. Cet homme reste mutique, en apparence indifférent aux images qui défilent, et ne s’exprime pas davantage avec les soignants. À un moment, pourtant, il réagit avec une certaine violence à la présentation d’une interview du président de la République. Ce dernier annonce des mesures nouvelles pour expulser plus facilement les immigrés en situation irrégulière. Cet homme, jusque-là complètement absorbé par sa consommation d’images, entre alors dans une grande colère, maudit Nicolas Sarkozy, le traite de raciste et bougonne longuement sur l’ingratitude de la France qui refuse d’accueillir les ressortissants de son ex-empire colonial. C’est la première fois que les soignants l’entendent autant parler. L’interview l’a ramené à la réalité de sa condition. Demandeur d’asile débouté, il est en situation de grande précarité administrative et sociale. Son mutisme et les signes apparents d’un état dépressif ont incité les professionnels qui géraient le centre d’accueil où il résidait à l’adresser à l’hôpital psychiatrique le plus proche. Là, il trouve un moyen de se protéger contre l’angoisse en se réfugiant dans une surconsommation d’images télévisuelles. Sa conduite semble moins récréative que déterminée par une volonté d’échapper à une situation sur laquelle il n’a aucune prise. Mais l’interview du président le libère de sa passivité. La menace de l’expulsion vient de s’incarner dans l’image et les propos d’un homme contre lequel il peut réagir, ne serait-ce que par l’insulte. Il retrouve ainsi la conscience d’une situation difficile, mais peut désormais l’imputer à un adversaire précis. La possibilité de lutter contre lui, au moins de manière symbolique, lui permet de se reconstruire comme individu actif. Peu de temps après, il sortira de l’hôpital et les soignants n’entendront plus jamais parler de lui [1].

2La dépendance aux écrans, comme bien d’autres formes d’addiction, résulte souvent d’un désir de fuir le réel quand celui-ci est difficilement supportable. L’omniprésence des écrans aujourd’hui, de plus en plus individuels et de moins en moins collectifs, favorise cette dépendance en permettant de consommer des images divertissantes. Plusieurs études réalisées dans les années 2010 montrent une progression importante de la consommation d’écrans et, plus particulièrement, d’écrans de smartphones, de tablettes et d’ordinateurs, qui ont l’avantage d’être facilement transportables, contrairement à la télévision. Selon une enquête réalisée aux États-Unis en 2016, le temps moyen consacré aux écrans – hors télévision – est passé de dix-huit minutes par jour en 2008 à deux heures et quarante-six minutes en 2015 [2].

3 Si les enquêtes menées sur les pratiques numériques ne prennent pas en compte les différences de niveau social et éducatif, il est prouvé que certaines situations de précarité favorisent un usage excessif des écrans [3]. La précarité est, par définition, une situation d’incertitude quant à l’avenir immédiat, génératrice de peur et d’angoisse : peur de manquer de biens de consommation courante (précarité sociale), peur de la marginalité ou de l’exclusion (précarité administrative), angoisse identitaire (précarité affective)… Les adolescents, qui s’interrogent sur leur identité et sur leur rapport à autrui, sont de loin les plus concernés par la surconsommation d’écrans. Selon une étude menée aux États-Unis [4], près de 70 % d’entre eux feraient un usage abusif des écrans, et 20 % seraient dans l’« hyperconnexion » permanente, envoyant au minimum 120 messages par jour. Ces derniers auraient deux fois plus de risques que les autres de consommer de l’alcool ou des drogues, autres pratiques destinées à fuir leur mal-être.

Un défi pour les parents

4 En devenant parents, un certain nombre de jeunes adultes se découvrent eux aussi démunis face aux attitudes à adopter vis-à-vis de leur enfant, qu’ils ont souvent souhaité mais ne savent trop comment éduquer. La multiplication des lieux d’accueil parents-enfants, en particulier dans les quartiers où se concentrent les difficultés sociales, et les nombreuses initiatives de soutien à la parentalité témoignent de cette crise de la fonction parentale. Les jeunes parents qui vivent des situations de précarité, auxquelles s’associent souvent des souffrances affectives, peuvent chercher refuge dans la surconsommation d’images, que la diversité des écrans disponibles met à leur portée. Même quand ils sont présents physiquement, ils sont parfois peu disponibles psychiquement pour répondre aux sollicitations de leurs tout-petits, qui ne sont pas encore capables de jouer de façon autonome et qui ont besoin de l’attention des adultes de leur entourage. La tentation est souvent grande de les installer devant la télévision ou une tablette où défilent des images susceptibles de capter leur attention.

5 Ces images, quand elles ont un contenu adapté à l’âge de l’enfant, peuvent avoir une certaine valeur éducative et, quand elles n’offrent qu’un divertissement relativement bref, permettre aux parents de « souffler » un peu ou de se consacrer aux tâches domestiques. Le danger vient plutôt d’une consommation inappropriée, à la fois dans la durée et le contenu et, surtout, de l’indifférence des parents, absorbés par d’autres images sur d’autres écrans. Visionner ensemble des images, en revanche, permet aux parents de contrôler le contenu, mais aussi d’observer les réactions de leur tout-petit face à certaines scènes, de les commenter ensemble et de partager des émotions. Dans une société où les écrans sont omniprésents et où il serait vain de les ignorer, cet usage collectif, s’il n’exclut pas d’autres activités pratiquées ensemble, peut avoir des vertus éducatives, permettre aux parents de prendre de la distance vis-à-vis de leur propre consommation et de réfléchir à l’impact des images sur leur enfant. L’essentiel étant d’être ensemble et attentifs les uns aux autres, en particulier à ces êtres vulnérables que sont les tout-petits. Le pire réside dans ces scènes où chacun est absorbé par un écran individuel et ne communique plus avec les autres, pourtant tout près de lui.

Notes

  • [1]
    Ce cas nous a été rapporté en septembre 2017 par un infirmier de l’hôpital d’Alès-en-Cévennes lors d’une formation consacrée à l’ethnopsychiatrie.
  • [2]
    « Internet Trends Report 2016 », Kleiner Perkins Caulfield & Byers, SlideShare, 26 mai 2015. slideshare.net/mobile/kleinerperkins/internet-trends-v1/14-14InternetUsage Engagement GrowthSolid
  • [3]
    Rapport « Conduites addictives chez les adolescentes : usages, prévention et accompagnement », Inserm, 2013.
  • [4]
    « U.S. Smartphone Use in 2015 », d’Aaron Smith, Pew Research Center, 1er avril 2015. pewinternet.org/2015/04/01/us-smartphone-use-in-2015/
Jacques Barou

Sociologue et anthropologue, docteur en ethnologie et en urbanisme, directeur de recherche émérite au CNRS.
Dernier ouvrage paru : Islam en France, Islam de France (La Documentation française, 2016).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2017
https://doi.org/10.3917/epar.625.0056
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