CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Une mère qui allaite en envoyant des SMS, un père qui promène son bébé tout en consultant son réseau social… Ces pratiques, devenues courantes, ont-elles une influence sur la relation en construction entre un enfant et ses parents ?

Une célèbre expérimentation dite du visage impassible [1], durant laquelle une mère présente un visage figé à son bébé, a révélé que celui-ci s’en trouvait gravement perturbé. Un parent qui s’occupe de son bébé en étant absorbé par un écran lui fait-il vivre une expérience similaire ?

1 Elsa Godart : Je ne pense pas que l’on puisse comparer. Dans cette expérience, la mère joue avec son enfant puis, brutalement, ne présente plus la moindre expression. Cette disparition des affects est très angoissante pour le bébé, glaçante, et même mortifère. Quand le parent est absorbé par son écran, son visage n’est pas figé, donc pas terrifiant. En revanche, son regard est détourné de l’enfant. Mais serait-ce différent s’il lisait un magazine en lui donnant le biberon ?

2 Sophie Marinopoulos : Sans doute oui, car les écrans exercent de la fascination. On s’en détache plus difficilement que d’un magazine, on a moins de mobilité psychique. En caricaturant à l’extrême : si une maman ou un papa nourrit systématiquement son enfant en étant plongé dans son écran, le bébé va vivre une expérience d’effondrement interne, il risque d’être aux prises avec des angoisses profondes. Car, pour grandir, il doit pouvoir prendre appui sur le regard de celui qui s’occupe de lui au quotidien. En l’occurrence, il est privé de cet étayage.

3 Elsa Godart : Cette question du regard détourné est effectivement essentielle. C’est le regard posé par le parent sur son bébé qui fait surgir en lui le sujet. Un enfant qui n’est pas regardé ne peut donc se constituer comme sujet. Pourtant, des mères qui ne regardent pas leur bébé, il y en a toujours eu. Parce qu’elles-mêmes sont en difficulté, par exemple dépressives. L’usage excessif des écrans par un parent ne doit pas conduire à incriminer ces objets mais plutôt à se pencher sur le souci psychique sévère qu’il rencontre probablement par ailleurs.

4Sophie Marinopoulos : Il ne serait en effet pas judicieux de diaboliser les écrans car les pères, les mères et les enfants d’aujourd’hui vivent avec eux et ne sauraient s’en passer. Mais on ne peut nier non plus qu’ils occupent de plus en plus de place et que cela soulève des questionnements.

5 Elsa Godart : S’il devait y avoir un danger – et, je le répète, seulement dans les cas d’usage excessif –, ce serait une sorte d’oubli de soi. Quand une mère ou un père est happé par un écran, il perd la conscience de l’endroit où il se trouve, de la situation qu’il vit, il se déconnecte d’avec le réel au sens littéral. Comme ces mamans en difficulté, observées dans le cadre d’une recherche, qui oubliaient leur bébé dans le bain ou sur la table à langer pour répondre au téléphone.

Si ces « déconnexions d’avec le réel » arrivent trop souvent lorsqu’un parent s’occupe de son bébé, la construction du lien n’est-elle pas menacée ?

6 Sophie Marinopoulos : Un bébé trop fréquemment « lâché » par l’attention de son parent présente des symptômes très spécifiques d’agrippement. Quand son parent est occupé par un écran, il l’agrippe pour le rappeler à lui. Ou jette son assiette par terre, ou encore saute à pieds joints dans une flaque d’eau. Ce bébé peut être vécu comme persécuteur par son parent, capricieux, ayant un sale caractère. Or, ce n’est pas du tout le cas ! Les enfants sont des êtres de relations. Quand l’attention se détourne d’eux, ils la réclament. Tous les moyens sont alors bons car le lien est vital.

7 Elsa Godart : On pourrait presque dire que le caprice n’existe pas, tant se cache souvent derrière cette expression un message incompris. Les parents devraient réinvestir totalement les moments qu’ils passent avec leur bébé, ne pas être occupés en même temps à autre chose. Lorsqu’ils le retrouvent après une journée de séparation, ne pas téléphoner tout en l’embrassant. C’est aussi élémentaire que ça ! Il ne s’agit pas de renoncer à la modernité ni aux écrans mais de comprendre qu’il existe des temps pour tout. Des temps pour leur bébé, à lui accorder pleinement, des temps pour eux, pourquoi pas dans la virtualité s’ils le souhaitent.

C’est du simple bon sens, non ?

8 Sophie Marinopoulos : C’est bien le problème ! Depuis quelques années, notre métier de psychologue a beaucoup changé. Désormais, l’essentiel de notre mission consiste à rappeler ce que chacun considérait jusque-là comme des évidences. Notamment accorder du temps de qualité à son enfant. Beaucoup de parents n’ont plus aucune idée de la spécificité des besoins de leur bébé. Ainsi, lorsqu’il pleure, plutôt que de l’observer et d’imaginer des réponses eux-mêmes, ils le « lâchent » pour aller chercher une solution préfabriquée, donc inadaptée, sur Internet. Ayant perdu leur sécurité interne, ils pensent que LA réponse est extérieure à eux. Les parents d’aujourd’hui sont « prolétarisés » (au sens où Hannah Arendt l’employait pour les ouvriers), c’est-à-dire dépossédés de leur créativité. Ils peuvent certes aller chercher des connaissances sur Internet, mais doivent comprendre que le lien à leur enfant est singulier, qu’il leur appartient et se construit dans une subjectivité.

9 Elsa Godart : Pour répondre aux besoins d’un enfant, il faut avant tout s’en remettre à la simplicité. Mais cette simplicité est devenue de plus en plus difficile d’accès dans un monde rendu de plus en plus complexe par l’« infobésité ».

Les parents d’aujourd’hui seraient-ils plus intéressés par leurs écrans que par leur enfant ? Est-ce une manifestation d’une société devenue égotique ?

10 Elsa Godart : Notre époque célèbre le moi jusqu’à l’hypertrophie. Mais aucun parent n’est dans ce registre en permanence, au point de ne plus accorder la moindre attention à son enfant. À moins, encore une fois, d’avoir de graves ennuis. L’arrivée d’un bébé dans l’existence est un événement si extraordinaire qu’il supplante tous les autres intérêts, y compris celui pour un réseau social ! Il est certain que beaucoup de jeunes parents ont du mal à ne pas jeter régulièrement un œil sur leur téléphone portable, même en présence de leur tout-petit. Ce n’est pas une réelle addiction, mais c’est plus fort qu’une habitude : un geste qui est de l’ordre de l’impensé, une forme de réflexe. Toute la journée ils le consultent. Pourquoi s’arrêteraient-ils en présence de leur bébé ?

11 Sophie Marinopoulos : Je ne trouve pas les parents d’aujourd’hui égoïstes ou nombrilistes. Ils sont plutôt perdus, rencontrent des difficultés à inventer leur manière d’être parents. Immergés dans les nouvelles technologies, ils en arrivent à être davantage « en connexion » qu’« en lien » avec les autres. Sur un réseau social, on peut blacklister un interlocuteur pénible. Dans la vraie vie, on ne peut blacklister son enfant qui dérange par son altérité, sa différence, ses besoins spécifiques, sa réalité passant souvent par des pleurs et de l’agitation. Nous sommes des êtres de relations, pas des êtres connectés ! Les écrans commencent à poser problème quand nous les laissons nous enlever cette part de notre humanité.

Comment grandissent ces enfants qui doivent « s’agripper » à leurs parents pour obtenir leur attention ?

12 Sophie Marinopoulos : Ils vivent dans une forme de discontinuité, au rythme des lâchages que leur imposent leurs parents, pris dans des va-et-vient entre eux et leurs écrans. Difficile de construire de la continuité et de la cohérence dans un tel contexte… Ils dépensent aussi énormément d’énergie psychique à interpeller leur père ou leur mère, ce qui les fatigue et les empêche de s’investir dans d’autres expériences utiles pour grandir. Si par ailleurs un parent a des difficultés à interpréter ce qui se joue pour son enfant, cela fragilise le lien en construction. Le grand défi pour les parents d’aujourd’hui est de ne pas perdre leurs capacités interprétatives. Elles sont à l’origine de l’empathie, permettent de décrypter les besoins de l’enfant et de donner du sens au vécu partagé.

Le téléphone portable du parent est-il en passe de devenir le nouveau doudou de l’enfant, son objet transitionnel ?

13 Elsa Godart : Non je ne le crois pas. L’enfant désire cet objet parce qu’il voit son parent le désirer très fortement. C’est pour cette raison qu’il me semble violent d’interdire à un bébé de manipuler le téléphone portable de son parent. Il faudrait au contraire l’utiliser comme un objet-lien, comme une sorte de médiateur capable de créer un métalangage.

14 Sophie Marinopoulos : Beaucoup de tout jeunes enfants, pendant les consultations, fouillent dans le sac à main de leur maman à la recherche de son portable. Pour posséder non pas un objet transitionnel mais l’objet de la mère [2].

Diffuser des photos et des vidéos de son bébé sur les réseaux sociaux, est-ce porter atteinte à son intimité ?

15 Elsa Godart : Je ne veux pas m’inscrire dans une vision moraliste de la question, affirmer que c’est bien ou mal. Mais je m’interroge… Quel impact peut avoir le fait de filmer son tout-petit en train de faire ses premiers pas, de lui montrer la vidéo dans la foulée puis de la poster sur un réseau social ? Comment reçoit-il ces images où il se voit dans un autre temps alors qu’il n’a pas encore conscience de son image ni de sa présence dans le temps ? Quel effet sur l’élaboration de sa représentation de soi ? Peut-il avoir le sentiment d’être dépossédé de son image ? Est-ce qu’avant même d’être sujet pour lui-même ce bébé n’est pas donné à la face du monde ? Il y a là un enjeu important, qui mérite d’être pensé.

16 Sophie Marinopoulos : Ici, le problème me semble être la contraction du temps. Les nouvelles technologies de communication nous font vivre dans l’immédiateté, et les parents élèvent leurs enfants dans cette précipitation. Ils ont perdu de vue que, pour un bébé, se construire est un processus qui demande du temps. Par ailleurs, avant même qu’il soit né, l’échographie en trois dimensions leur impose une image de lui, interrompant leur processus fantasmatique, violant leur imaginaire. Avant même que le bébé se soit constitué en tant que sujet, des images de lui circulent partout sur les réseaux sociaux. Tout va trop vite…

Notes

  • [1]
    Expérience menée par Edward Tronick, psychologue du développement.
  • [2]
    Lire à ce sujet Les Nouveaux Objets transitionnels. Du doudou de Winnicott à l’iPhone de Jobs, dir. Daniel Marcelli, avec Anne Lanchon (érès, 2016).
Sophie Marinopoulos

Psychologue et psychanalyste et auteure de nombreux ouvrages, dont Écoutez-moi grandir (Les liens qui libèrent, 2016), elle a fondé l’association Prévention- Promotion de la santé psychique (PPSP) ainsi que des lieux d’accueil pour les familles, Les Pâtes au beurre (lespatesaubeurre.fr). Elle s’intéresse à la santé relationnelle et aux conditions que la société offre aux enfants pour grandir.
Elsa Godart

Philosophe et psychanalyste, directeur de recherche à l’université Paris-Diderot, elle est l’auteure de Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel (Albin Michel, 2016).
Elle oeuvre pour que la clinique psychanalytique intègre les problématiques contemporaines, dont celle des écrans et du virtuel, et s’interroge sur les conséquences psychologiques et sociales que peut provoquer l’environnement numérique.
Propos recueillis par
Isabelle Gravillon
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2017
https://doi.org/10.3917/epar.625.0044
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...