CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Un bébé n’est pas un adulte miniature ! Son immaturité cérébrale le rend particulièrement vulnérable aux effets des images et des sons diffusés par les écrans de toutes sortes. Il est urgent d’en prendre conscience et d’adopter les nécessaires mesures de précaution.

1 « Je ne peux pas rester dans mon cabinet et dire que c’est la société qui veut ça. Je refuse de me résigner ! » s’exclame Carole Vanhoutte [1], orthophoniste libérale à Villejuif (94), cosignataire d’une tribune dans Le Monde [2] sur les dangers de la surexposition des jeunes enfants aux écrans. Quelle est donc la cause de la révolte de cette professionnelle de terrain ? « Depuis quelques années, je reçois de plus en plus d’enfants de 3 ans qui ne prononcent pas le moindre mot, ne me regardent pas quand je cherche à communiquer avec eux, sont très agités ou très passifs », décrit-elle. Après investigation auprès des parents, il s’avère que ces enfants passent six à huit heures par jour devant la télévision, qui fonctionne en continu dans l’appartement, ou à s’amuser avec une tablette tactile ou un smartphone. « Il ne faut pas confondre ces dérives, des cas très médiatisés par des groupes “anti-écrans”, avec la population générale des enfants ! Ce serait commettre une erreur tant statistique qu’éducative », relativise Olivier Houdé [3], professeur de psychologie du développement de l’enfant à l’université Paris-Descartes.

Parents en perte de confiance

2 Faut-il donc clore le débat sur la nocivité de la surexposition aux écrans pour les tout-petits sous prétexte qu’il ne concerne qu’une poignée d’enfants ? Ce serait sans doute un peu hâtif, mais aussi faire l’impasse sur un phénomène de société. « Beaucoup de parents se sentent incompétents. Ils ont le fantasme que les écrans apprendront davantage de choses à leurs enfants qu’ils ne pourront le faire, pallieront les imperfections de leur éducation. Ils ont très peu conscience de l’importance de leur rôle et de la nécessité d’avoir des interactions avec leur tout-petit par le regard, les mots, le jeu. On assiste actuellement à une véritable perte du mode d’emploi de la parentalité », observe Anne Gatecel [4], psychologue et psychomotricienne, directrice d’enseignement à Paris-VI. « Surtout, les parents constatent que, dès que leur bébé est devant un écran, il ne pleure plus, ne réclame plus rien, ne s’agite plus, ne crapahute plus partout, mange sans rechigner. Il est calme, comme hypnotisé, voire sidéré. La télé, la tablette ou le smartphone leur apparaît alors comme une solution très efficace aux difficultés éducatives qu’ils peuvent rencontrer », poursuit-elle.

3Il ne s’agit évidemment pas de juger ces mères et ces pères. « Ils sont victimes d’un discours social et marketing très injonctif, leur assurant que ces outils numériques permettront à leur enfant d’entrer plus vite dans les apprentissages, d’être plus performants dans une société de compétition. Ils ont l’impression que, s’ils lui donnent des cubes ou des Lego plutôt qu’une tablette tactile, ils lui enlèvent des chances de réussite par rapport aux autres », explique Carole Vanhoutte.

Autisme et écrans, des liens avérés ?

Dans une tribune publiée dans Le Monde en mai 2017 à l’initiative du Dr Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI, une dizaine de professionnels de la petite enfance alertaient sur « les graves effets d’une exposition massive et précoce des bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans ». Le texte évoquait des enfants « présentant des symptômes très semblables aux troubles du spectre autistique (TSA) ». Autisme, le grand mot était lâché, lançant immédiatement la polémique. De nombreux chercheurs se sont émus de ce qu’ils considéraient comme un raccourci inadmissible, aucune étude scientifique n’établissant de lien entre les écrans et l’apparition de cette pathologie. Cette affirmation était susceptible de culpabiliser à tort les parents, ce dont ils n’avaient, évidemment, pas besoin. À la rigueur, on pourrait admettre que certains signes présentés par ces enfants – retard de la pensée et du langage, repli sur soi-même, tendance à l’autostimulation – peuvent engendrer des risques de faux diagnostic d’autisme.
« On a affaire, en quelque sorte, à des “autismes virtuels”, artificiellement fabriqués, dont les symptômes régressent avec le sevrage », explicite Sabine Duflo. Ce qui, bien sûr, n’est pas le cas avec un « véritable » autisme.
I.G.

4 Sabine Duflo [5], psychologue de la fonction publique hospitalière et membre du collectif Cose (Collectif Surexposition Écrans), parle d’une démission des pouvoirs publics : « Pour ne pas fragiliser l’économie du numérique, l’État se refuse à informer les parents des dangers des écrans pour les bébés. Il nie littéralement cette question de santé publique alors qu’il faudrait au contraire diffuser partout et en permanence des messages clairs et simples de prévention. »

La tablette, un objet de stimulation parmi d’autres

5 Mais y a-t-il réellement matière à s’inquiéter ? Si l’on se réfère à l’avis publié en 2013 par l’Académie des sciences, pas vraiment : la tablette interactive constituerait même, par rapport aux autres types d’écrans, « le format le plus proche de l’intelligence des bébés (0-2 ans) ». « L’intelligence à cet âge est avant tout sensorimotrice. Elle s’applique donc bien aux tablettes interactives, à la fois tactiles, visuelles et sonores. Il est maintenant démontré scientifiquement que, dès le plus jeune âge, le cerveau s’enrichit par la vision et le toucher. Avec le concours d’un adulte, cet outil peut très bien participer au développement cognitif du bébé, constituer un objet de stimulation, d’exploration et d’apprentissage parmi les autres objets du monde réel », note Olivier Houdé, corédacteur de cet avis. Ce spécialiste n’est donc pas hostile à l’utilisation d’une tablette tactile pour initier un tout-petit à la catégorisation des formes, des couleurs et des sons – toujours en présence d’un adulte ou d’un enfant plus âgé – ni à l’observation des effets des mouvements des doigts sur celle-ci. À condition, insiste-t-il, que l’essentiel des activités motrices des bébés se déroule hors écrans, dans le monde réel.

6« Interdire purement et simplement les tablettes avant 2 ans serait à mon sens une erreur éducative. Mieux vaut éduquer très tôt les enfants à un usage raisonné et responsabiliser les parents. Les écrans font partie de notre environnement culturel et technologique, au même titre que les livres, les objets et, bien sûr, les humains. De même que la révolution de l’imprimerie à la Renaissance a donné lieu à la création d’une conscience littéraire, une conscience numérique est en train de naître. Les nouvelles générations doivent développer de façon équilibrée cette double conscience. Un vrai défi éducatif pour les parents, mais un beau défi ! poursuit-il. Par ailleurs, personne ne préconise de remplacer les humains par des tablettes ou des robots auprès des bébés ! Il faut faire preuve d’un peu de modération. »

Du temps volé sur des apprentissages cruciaux

7 Dans les faits, trouver le bon dosage n’est pas toujours aisé, notamment à cause de l’immense pouvoir d’attraction des écrans, bien supérieur à celui d’autres jouets. « Même si, dans le meilleur des cas, le parent est à côté de son bébé lorsqu’il manipule une tablette, pour partager avec lui ce moment et le guider, celui-ci ne le verra pas, ne l’entendra pas. Toute son attention sera happée et accaparée par les lumières, les sons, les changements très rapides survenant sur l’écran », observe Carole Vanhoutte. Et c’est là que le bât blesse. « Sur le cerveau immature d’un enfant de moins de 3 ans, les écrans ont un véritable effet neurotoxique. Ils surstimulent sa fonction visio-perceptive au détriment de toutes les autres, qui finissent par s’atrophier. Peu à peu, l’enfant ne devient réceptif qu’aux sollicitations des écrans et à rien d’autre », se désole Sabine Duflo. Résultat, si ses parents essayent d’interagir avec lui, il ne leur manifeste que peu d’intérêt. « Or, ces interactions parents-bébé sont absolument indispensables et irremplaçables pour que l’enfant construise certaines fonctions cérébrales supérieures : celles qui lui permettent de trier les perceptions et informations de l’environnement, de les organiser, de les hiérarchiser, de leur donner du sens », ajoute-t-elle. « Chaque heure passée par un jeune enfant seul devant un écran l’empêche de faire des acquisitions essentielles : elle le détourne d’apprentissages cognitifs, manuels et relationnels primordiaux, avec des conséquences graves sur son développement cognitif et ses compétences sociales », affirme Serge Tisseron [6], psychiatre, créateur dès 2008 de la fameuse règle des « 3-6-9-12 » pour guider les parents dans une exposition très progressive de leurs enfants aux écrans.

Au risque de perdre les mots

8 Première conséquence possible : des retards de langage, et même une absence totale de langage à 3 ans et plus. Une étude [7] de la pédiatre canadienne Catherine Birken menée entre 2011 et 2015 auprès de 894 familles ayant un bébé âgé de 6 mois à 2 ans conclut que plus un enfant passe de temps avec un smartphone ou une tablette, plus il est susceptible de développer un retard de langage. « Ni la télévision, ni les DVD prétendument pédagogiques, ni les applications éducatives des tablettes ne favorisent l’apprentissage du langage. Au contraire, ils l’hypothèquent ! » affirme Carole Vanhoutte. « Je reçois des enfants qui sont capables de compter et de réciter les couleurs en français et en anglais mais sont complètement hébétés quand je leur demande comment ils s’appellent ou que je les invite à me donner un objet précis posé sur le bureau. Ils ne comprennent pas », dépeint Sabine Duflo.

9 Et pour cause. « Un enfant intègre un mot parce qu’il lui est adressé. L’intonation particulière du parent, son regard orienté vers le bébé, l’émotion qui accompagne l’énonciation et la contextualisation : tout cela aide à l’intégration intelligente des mots. Sans ces éléments, le bébé peut répéter les mots telle une machine, sans communiquer réellement », détaille Sabine Duflo. « Le parent utilise une mélodie spécifique pour parler à son enfant, et met tout en œuvre pour faciliter sa compréhension. Il l’installe dans un statut d’interlocuteur en faisant silence pour l’écouter quand il babille, donne du sens à ses productions vocales en les répétant et en mettant des mots dessus : “Mais oui, tu veux dire papa !” », complète Carole Vanhoutte. Autant d’expériences qui ne se vivent pas quand les écrans empêchent ces face-à-face. À l’école maternelle, ces enfants auront beaucoup de mal à écouter l’autre, ils auront tendance à parler en même temps que lui, tout simplement parce qu’ils ne connaîtront pas les règles de base de la communication humaine. « À la maison, quand un enfant parle, la télé ou la tablette ne s’arrête pas pour l’écouter », remarque l’orthophoniste.

Un rapport au réel faussé

10 Le tout-petit qui reste des heures cloué devant des écrans ne joue pas avec des objets réels, il ne les manipule pas, ne les porte pas à la bouche, ne les lance pas en l’air pour les voir retomber, ne les secoue pas, n’expérimente pas leur douceur ou leur dureté, n’explore pas son environnement avec ses cinq sens et ne découvre pas les possibilités motrices de son corps. Conséquence ? « Il ne développe pas sa motricité globale, puisqu’il reste assis et n’utilise qu’un doigt pour effleurer l’écran, voire aucun devant la télé ! Il devient, dès lors, très maladroit dans la réalisation des gestes tout simples du quotidien comme empiler, transvaser, visser, dévisser, etc. », pointe Anne Gatecel. « Il n’acquiert pas non plus les grandes lois de la physique : dans un jeu vidéo, un carré peut rouler… pas dans la vraie vie ! L’enfant surexposé aux écrans adopte parfois des gestes absurdes, comme encastrer une grosse boîte dans une petite par exemple, à l’âge de 3 ans encore », observe Sabine Duflo.

11 Plus préoccupant : « Un enfant qui n’a pas le loisir de manipuler des objets que ses parents lui présentent en les nommant ne peut pas vraiment comprendre la fonction symbolique du langage : le fait qu’un mot désigne un objet et que l’on puisse ensuite l’évoquer même quand on ne le voit plus », avance Carole Vanhoutte. Cette lacune perturbera ses apprentissages futurs, notamment celui de la lecture. « De même, l’enfant ne se familiarise pas avec la notion d’irréversibilité. Dans la vie, quand on lâche un verre par terre, il se casse et il est impossible de le “réparer”. Sur la tablette, le joueur peut toujours revenir en arrière, modifier une action, faire réapparaître ce qu’il vient d’effacer. D’où une difficulté à concevoir l’irréversibilité des actions, et le risque d’une minimisation des conséquences des comportements », avertit Serge Tisseron.

L’attention perturbée

12 La télévision, avec ses sons stridents, ses musiques très fortes et ses images défilant à vive allure, représente le pire ennemi de la concentration pour un tout-petit qui y est exposé, même indirectement. « Un bébé apprend à se concentrer en se concentrant ! Plus il est sécurisé, dans une ambiance calme, et plus ses périodes spontanées de jeu sont longues. Des études ont montré que c’était là un excellent indicateur de ses capacités de concentration et d’attention ultérieures. Au contraire, plus ses périodes de jeu sont réduites par un environnement qui l’interrompt – c’est le cas quand le bébé se trouve dans une pièce où une télévision fonctionne –, plus cela laisse présager de difficultés de concentration et d’attention dans le futur », analyse Serge Tisseron.

13 La tablette interactive, elle non plus, ne favorise guère l’aptitude à se concentrer. Il existe deux types d’attention : l’attention volontaire, guidée par des objectifs à atteindre, et l’attention réactionnelle ou automatique, involontaire, qui nous sert à détecter ce qui peut être dangereux, amusant ou intéressant dans notre environnement. « La tablette tactile sollicite ce deuxième type d’attention. Son usage intensif développe fortement dans le cerveau les réseaux neuronaux qui lui sont dévolus, au détriment de ceux utilisés pour l’attention volontaire », commente Sabine Duflo. Même si un bébé semble ultra-concentré sur une tablette, il ne muscle en rien son attention volontaire, il est seulement « prisonnier » de son jeu.

14 Par ailleurs, entouré en permanence d’un grand nombre d’écrans, le bébé ne fait jamais l’expérience du silence, il est confronté à des simulacres de présence et privé de vrais échanges nourrissants. « Les enfants surexposés n’apprennent pas à jouer seuls, à utiliser leurs ressources intérieures pour nourrir leur imaginaire, ils ont du mal à prendre conscience d’eux-mêmes et à se connecter à leurs propres émotions. La constitution du soi est alors menacée », alerte Sabine Duflo. « Les écrans consommés à outrance trop tôt risquent de leur faire perdre le goût des rythmes lents, des mondes nuancés et du plaisir d’être seul avec soi-même », ajoute Serge Tisseron.

15 Un avenir dont personne ne rêve pour ses enfants… Heureusement, le cerveau étant d’une grande plasticité, un tout-petit qui cesse de regarder les écrans reprend le cours quasi-normal de son développement et rattrape bon nombre de ses retards, sous réserve, bien sûr, qu’il ne rencontre pas d’autres difficultés. « La période de sevrage peut s’avérer complexe. On voit des enfants qui se roulent par terre ou se tapent la tête contre les murs pour tenter de récupérer la tablette ou le smartphone », prévient Anne Gatecel. « Il s’agit d’une véritable addiction comportementale », estime Sabine Duflo.

16 Limiter drastiquement les écrans pour son tout-petit ? Une décision salutaire qui permettra en outre de (re)découvrir le plaisir de jouer avec lui.

Notes

  • [1]
    Créatrice de l’association Joue, pense, parle, un groupe de réflexion et de promotion du jeu comme moyen de prévention des troubles du langage, du raisonnement et des apprentissages.
  • [2]
    Daté du 30 mai 2017 : lemonde.fr/sciences/article/2017/05 /31/la-surexposition-des-jeunes-enfants-aux-ecrans-est-un-enjeu-majeur- de-sante-publique_5136297_1650684.html
  • [3]
    Auteur d’Apprendre à résister. Pour l’école, contre la terreur (Le Pommier, 2017).
  • [4]
    Auteure de L’Enfant et l’Imaginaire. Jouer, créer, rêver (Dunod, 2016).
  • [5]
    Initiatrice d’une tribune publiée dans Le Monde en septembre 2015 : lemonde.fr/sciences/article/ 2015/09/14/les-tablettes-a-eloigner-des-enfants_4756882_ 1650684.html et créatrice de la méthode 4 Pas pour mieux avancer (pas d’écran le matin, pas d’écran pendant les repas familiaux, pas d’écran le soir avant de s’endormir et pas d’écran dans la chambre de l’enfant).
  • [6]
    Auteur de 3-6-9-12. Apprivoiser les écrans et grandir (2017) et des Dangers de la télé pour les bébés (2009), érès.
  • [7]
    Présentée lors de rencontres des sociétés académiques de pédiatrie à San Francisco en mai 2017.
Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2017
https://doi.org/10.3917/epar.625.0030
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