Le psychologue Claude Coquelle et le sociologue Vincent de Gaulejac, qui ont dirigé ensemble l’ouvrage La Part de social en nous, nous expliquent comment leurs disciplines respectives pourraient s’enrichir mutuellement, notamment au bénéfice des patients.
1Comment démêler la part sociale et la part psychique en nous ?
2Claude Coquelle : Elles sont indémêlables. Nous parlons d’une même réalité – ce que vit et ressent l’individu –, que l’on peut lire sous un angle social ou sous un angle psychique.
3Vincent de Gaulejac : Il ne s’agit pas d’opposer un système explicatif à un autre, mais de montrer que les deux sont imbriqués. Lorsque je travaille sur la honte, je dis que c’est un sentiment 100 % psychique et 100 % social… La honte naît sous le regard d’autrui, donc à travers des rapports de domination, de genre par exemple, qui portent en eux des enjeux affectifs : envie, sentiment d’humiliation… Ces sentiments sont au cœur du fonctionnement psychique mais, en même temps, travaillés par le caractère social de l’expérience. La question est : comment penser la part propre à l’individu, que les psychanalystes nomment inconscient, et la part liée à sa fabrication sociale (comment il a été formé par sa culture, son éducation, son histoire familiale, etc.) ? Cette question intéresse les psychothérapeutes, travailleurs sociaux, etc. qui sont marqués par la dichotomie qui existe entre le discours psychologique et le discours sociologique, et par l’aveuglement de certains psychologues face à la dimension sociale de l’être humain, comme par celui de certains sociologues face à sa dimension psychique. Ces praticiens sont confrontés à la nécessité d’une « double » lecture et manquent généralement d’outils théoriques pour la maîtriser.
4Que peut apporter la sociologie à la démarche psychothérapeutique ?
5Claude Coquelle : Pour comprendre un patient, il est indispensable de prendre en compte sa dimension sociale ; sinon, il nous manque une clé. Prenons l’exemple du célibat féminin dans les catégories sociales supérieures. Beaucoup de mes patientes de 30, 40 ans appartenant à ce milieu vivent seules et en souffrent. Si elles s’interrogent exclusivement sous l’angle psychologique, elles vont se demander : « Qu’est-ce que j’ai qui ne plaît pas aux hommes ? » et se trouver des défaillances les rendant responsables de ce célibat. Une lecture sociologique leur permettrait de comprendre qu’elles n’y sont pour rien, qu’il s’agit d’un phénomène collectif et qu’elles sont victimes d’une (vieille !) norme sociale qui veut qu’au sein des couples l’homme ait une position sociale plus élevée que la femme. Lorsque je l’explique à mes patientes, l’effet libérateur est immédiat ! Cela ne résout pas leur problème concret, mais le célibat ne leur pèse plus de la même manière. Par ailleurs, cet éclairage les amène souvent à modifier leur attitude lors d’une rencontre ultérieure. Sans analyse sociologique, le thérapeute occulte des parties du réel déterminantes, il ment au patient et l’encourage à se mentir.
6Vincent de Gaulejac : C’est tout l’intérêt de multiplier les approches, qui s’influencent réciproquement. Reprenons l’exemple de la honte. Certains psychanalystes chercheront du côté de la culpabilité, de la sexualité, du narcissisme. Les anthropologues, eux, parleront d’une culture de la honte (chez les catholiques de l’Europe du Sud) ou de la culpabilité (chez les protestants de l’Europe du Nord). Des thérapeutes férus de psychogénéalogie travailleront sur l’histoire de la famille, et pourront découvrir que cette honte est liée à un secret de famille : inceste, héritage mal réglé, détournement d’argent, crimes impunis, etc. Chacune de ces trois entrées est intéressante, car elle éclaire une dimension du phénomène, mais partielle, car elle ne fait pas le lien avec les deux autres. Autre exemple : s’il y a un projet parental de réussite très fort auquel l’enfant n’arrive pas à répondre, la blessure narcissique est inévitable tant chez les parents que chez l’enfant. Elle est à mettre en lien avec le statut social des parents ainsi qu’avec la culture de la performance de notre société, qui exige d’être bon à l’école, sur un terrain de sport, etc.
7Certains psychanalystes ne voient pas la nécessité de s’ouvrir à la dimension sociale de l’expérience des patients, au prétexte qu’on ne peut pas changer le contexte social…
8Vincent de Gaulejac : Si on ne peut pas changer l’histoire, on peut au moins changer la façon dont elle agit en soi ! Par nature, la psychanalyse renvoie en permanence à « l’autre scène », l’inconscient. Certains psychanalystes disent : « Ce qui compte, ce n’est pas la réalité que vit le patient, mais le récit qu’il en fait. Notre grille de lecture lui permet d’aller voir du côté du “ça”, des pulsions, des désirs inconscients. » Je comprends cette posture, mais elle reste unidimensionnelle. Elle oublie que l’individu est le produit d’une histoire, ce qui ouvre à la psychogénéalogie, à l’analyse des déterminismes sociaux, etc. En mettant l’accent exclusivement sur la dimension intrapsychique inconsciente, le risque est de tenir au patient un discours qui se ferme aux autres interprétations possibles.
9Claude Coquelle : Rajouter des registres de lecture – surtout aussi complexes que celui de la sociologie – rend l’analyse plus difficile ! Je me demande aussi si l’approche sociologique n’est pas jugée trop « prosaïque » par certains psychothérapeutes. Face à des interprétations psychanalytiques sophistiquées, dire « c’est une question de classe sociale, de norme de genre ou d’argent » peut donner l’impression d’être plus accessible, moins brillant.
10À l’inverse, que peut apporter la psychologie à la sociologie ?
11Claude Coquelle : Les sociologues ont intérêt à prendre davantage en compte le vécu personnel de chaque individu face à des faits sociaux. Ils le font déjà, d’ailleurs, comme le montrent les travaux de Durkheim ou, plus récemment, ceux de Bernard Lahire, qui parle de « sociologie psychologique ». Ils tentent de comprendre un phénomène social en se rapprochant de l’intimité de l’individu, de ses relations, de ses émotions, etc. La sociologie des sentiments est du reste en plein essor.
12Vincent de Gaulejac : Les psychothérapeutes apportent une compréhension de certains phénomènes sociaux, en particulier des passions collectives que l’on dit « irrationnelles », car elles obéissent à une rationalité que l’on ne comprend pas. Je pense, notamment, au djihadisme, sur lequel je travaille actuellement, et à la pulsion de mort à l’œuvre dans la société. Elle s’exprime aujourd’hui dans le terrorisme, mais s’est déjà exprimée autrefois par l’adhésion au nazisme, qui a mis en œuvre la « solution finale ». Les sociologues ont du mal à aborder cette dimension inconsciente.
13L’alliance thérapeutique entre un psy et son patient est parfois entravée par la part de social… du thérapeute ! Vous citez dans le livre le cas d’un patient qui n’osait pas parler de sa misère sur le divan en cuir de son psy des beaux quartiers…
14Claude Coquelle : Il peut y avoir obstacle à l’alliance thérapeutique si le psychanalyste dit : « Le problème n’a rien à voir avec le social ; ce qui compte, ici, c’est le transfert » ou s’il nie la dimension sociale du patient. Ce dernier comprend alors ce qu’il peut dire ou non. Dans les deux cas, un non-dit plane. Honteux, le patient censure certains aspects de son histoire. Ce non-dit peut produire une alliance thérapeutique sur de mauvaises bases, entre fascination et haine sociale pour le thérapeute. En revanche, si ce dernier dit : « Parlons du confort de votre maison d’enfance, du métier de vos grands-parents », il libère souvent la parole. Je suis en colère contre les thérapeutes aveugles à cette dimension sociale. Le rapport à l’argent de certains relève parfois du déni : nous devons prendre en compte les problèmes financiers de nos patients.
15Vincent de Gaulejac : Si la psychanalyse est devenue une science bourgeoise – ou a été cataloguée comme telle –, ce n’est pas seulement en raison des honoraires pratiqués, mais aussi de ce que le psychanalyste privilégie d’entendre de la souffrance de ses patients du fait de sa grille de lecture. Par ailleurs, beaucoup de praticiens refoulent la part de social en eux : son influence sur leur choix de devenir psychanalyste, le fait de demander 150 euros la séance sans s’interroger sur les conséquences pour le patient… Les psychanalystes ne sont pas tous comme ça, bien sûr, mais il y a chez certains un « impensé de l’argent » qui laisse songeur.
16La situation inverse se rencontre également, par exemple entre une aide à domicile issue d’un milieu très modeste et un patient bourgeois, choqué par ses manières…
17Vincent de Gaulejac : C’est ce que Pierre Bourdieu appelle les « habitus [1] » : ils sont largement inconscients et liés à l’éducation, au milieu social. Tous les soignants (médecins, infirmiers, travailleurs sociaux, etc.) doivent travailler cette question, car ces différences d’habitus peuvent produire chez eux des sentiments d’humiliation, de mépris, d’envie, etc. qui restent totalement refoulés. Heureusement, les soignants se débrouillent pour dépasser cet obstacle : c’est ce qu’on appelle l’intelligence relationnelle !
18Claude Coquelle : J’ai été confronté personnellement à cette question. En raison de mes origines, j’ai une histoire particulière avec l’envie sociale. Découvrir que des personnes riches peuvent souffrir – y compris à cause de leur richesse – et qu’on peut faire preuve de compassion envers elles, autant qu’envers les autres, exige un travail sur soi. Aujourd’hui, j’y arrive. Mais, si j’avais été thérapeute à 30 ou 40 ans, j’aurais eu du mal !
19Enrichir ainsi sa démarche permet-il de mieux dénouer les conflits intimes des patients ?
20Vincent de Gaulejac : Essayer de donner une meilleure compréhension de ces conflits, c’est le minimum que l’on puisse faire…
21Claude Coquelle : Les conflits font partie de la vie : nous n’allons pas tous les résoudre ! En revanche, nous pouvons leur donner un sens différent. Par exemple, à propos de la névrose de classe, nous pouvons dire : il y a en moi un conflit entre la fidélité à mes parents pauvres et ce que je suis aujourd’hui, dominant socialement. Ce conflit ne sera jamais résolu : il fait partie du réel. Parfois il me gâche la vie, parfois il me porte. Mais il a du sens pour moi, je vois d’où il vient et comment il s’articule. C’est un travail passionnant et infini.
Quand la sociologie s’invite chez les psychothérapeutes

La Part de social en nous. Sociologie clinique et psychothérapies, dirigé par Vincent de Gaulejac et Claude Coquelle, érès, 2017.
Notes
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[1]
Les codes sociaux, les manières d’être.