L’interprétation et le traitement des dysfonctionnements d’apprentissage ne sont pas universels. Entre sévères rappels à l’ordre et interventions rituelles, comment l’enfant est-il pris en compte dans les milieux traditionnels ?
1Dans les pays qui disposent d’un système de santé publique bien développé et qui intègrent les apports de la recherche en médecine ou en psychologie, il est admis que les troubles de l’apprentissage de la parole, de la lecture ou de la gestuelle résultent souvent de dysfonctionnements neurologiques. De ce fait, les enfants qui en souffrent bénéficient généralement d’une prise en charge adaptée et de bienveillance de la part de l’école et de leur famille. Il n’en a pas toujours été ainsi, et ce n’est pas toujours le cas, aujourd’hui encore, dans les pays dont les systèmes de santé et d’éducation ne permettent pas le repérage précoce de ces troubles, ni donc leur traitement.
2En France, leurs noms scientifiques (dysphasie, dyslexie, dyspraxie, etc.) ne nous sont familiers que depuis quelques décennies, alors qu’ils existent depuis toujours. Jusque-là, les familles et les éducateurs s’en accommodaient comme ils pouvaient. Ils se montraient parfois indulgents pour l’enfant en difficulté, mais expliquaient le plus souvent la mauvaise maîtrise de ses gestes, de son langage ou de son écriture par des « défauts » inhérents à sa nature : maladresse, paresse ou bêtise. Parfois les trois réunies ! À la souffrance d’être en échec s’ajoutait donc celle d’un jugement dépréciatif de l’environnement : « Tu ne sais pas lire/t’habiller seul, à ton âge ? Tu écris vraiment comme un cochon ! » etc. Le pire était sans doute quand on reprochait à l’enfant de ne pas faire d’efforts pour s’améliorer. Il devenait ainsi responsable de ses propres troubles : « Si tu t’en donnais la peine, tu parlerais comme tout le monde, au lieu de bégayer ! »

3L’apprentissage des métiers manuels exigeant dextérité ou rapidité se faisait souvent dans la peur des coups et des privations. Les maladroits étaient accusés de faire preuve de mauvaise volonté et subissaient les conséquences de la colère de leur patron. Il en allait de même pour l’apprentissage de la lecture, de l’écriture ou du calcul à l’école primaire. Les élèves souffrant de défauts d’élocution, notamment, étaient la risée de leurs camarades, parfois à l’incitation du maître. La situation pouvait tourner au martyre dans certains cas. Jugés comme des « bons à rien », sans avenir, ces « cancres » – qui n’en étaient pas toujours ! – étaient promis à la pauvreté et à la marginalité. Ceux qui restaient à la charge de leur famille souffraient de leur condition d’inutile et de la pitié, pas toujours bienveillante, de leurs proches. Que faire des personnes considérées comme inaptes au travail dans une société où chacun doit apporter sa contribution à l’effort collectif ? Au mieux, ils devenaient des personnages pittoresques dont on se moquait gentiment – en se félicitant au passage de ne pas être comme eux –, des symboles d’innocence suscitant une certaine empathie, comme le veut la tradition chrétienne. Les « idiots du village », aussi appelés « innocents du village », n’étaient pas nécessairement atteints de retard mental ou de pathologies lourdes. C’étaient peut-être parfois, tout simplement, des personnes dysphasiques ou dyspraxiques, jugées incapables de participer à la vie de la société locale. Nous avons personnellement connu, dans les années 1960, une vieille dame dans un village des monts du Forez, surnommée la Muette. Elle ne l’était pas, mais s’exprimait de manière extrêmement laborieuse. Elle n’avait jamais travaillé de sa vie et tout le monde la considérait comme une personne amusante. D’elle on acceptait des comportements qui auraient choqué chez d’autres, comme faire des grimaces aux passants. Elle jouissait ainsi d’une certaine liberté, allait où bon lui semblait, aux heures où elle voulait… Ce statut protégé, cette forme d’intégration n’avaient pas cours dans les villes, où les habitants ne se connaissent pas et où de telles personnes pouvaient se paupériser et se marginaliser, voire être manipulées par des délinquants aguerris.
Des troubles à corriger
4Les troubles des apprentissages, aujourd’hui encore, peuvent être source de souffrance dans certains pays. Dans l’enseignement des écoles coraniques, tel qu’il se pratique dans divers pays africains islamisés, la « correction » des oublis ou de la mauvaise prononciation se fait encore à coups de cravache ou de bâton. Comme il s’agit d’apprendre par cœur le texte sacré, l’incapacité à le lire ne constitue pas véritablement un handicap. En revanche, l’incapacité à le psalmodier en raison de troubles de l’élocution est jugée sévèrement. Les élèves qui en sont affligés auront la chance de ne plus subir les coups… mais, dispensés d’enseignement, devront travailler gratuitement pour le maître. Ils seront aussi l’objet d’inquiétude de la part de leurs parents. Connaître le texte coranique par cœur et pouvoir le réciter est en effet un gage de protection contre le malheur et de salut. À défaut, la connaissance de quelques sourates importantes est une garantie, certes moindre mais suffisante, de se voir protégé par Dieu contre les mauvais esprits [1].
Des interprétations symboliques
5Les troubles des apprentissages peuvent aussi susciter des interprétations symboliques. L’extrême maladresse, notamment, est souvent mal acceptée, certains gestes étant lourds de résonance symbolique : faire les choses à l’envers est parfois assimilé à un acte démoniaque, confondre sa droite et sa gauche éveille les soupçons de possession par des esprits étrangers… Dans beaucoup de cultures, la main gauche est considérée comme impure. Le mot latin sinistra, qui désigne la main gauche, n’a-t-il pas inspiré le mot français « sinistre » ? Certes, les enfants dyspraxiques ne sont pas plus souvent gauchers, ne confondent pas plus leur droite et leur gauche que les autres enfants ! On peut néanmoins supposer que, comme les élèves gauchers autrefois, ils ont dû subir – ou subissent encore – des corrections à l’école destinées à les rendre moins maladroits [2].
6Mais les troubles des apprentissages ne sont pas toujours traités par la contrainte. Leur interprétation faisant appel à la symbolique, dans certaines cultures, on a recours à des procédés analogiques pour les « guérir ». Ainsi, dans les zones forestières du Sénégal oriental, on fera manger à un enfant atteint de troubles de l’élocution de la chair d’un oiseau qui pépie toute la journée ou dont le chant est continu et très mélodieux.
7En Afrique, l’existence de certains troubles invalidants, comme les difficultés d’élocution ou de coordination des gestes, peut être interprétée comme résultant d’un sort jeté par un ennemi de la famille, qui veut empêcher l’enfant d’exprimer le potentiel qu’il porte en lui. Pour lever le sort, ses parents pourront recourir à un rituel de désenvoûtement visant à renvoyer le sort sur l’agresseur. Même si le rituel échoue, il aura au moins permis de revaloriser l’enfant ou l’adolescent concerné : ses potentialités étant considérables, il a attiré la jalousie d’autrui. C’est la stratégie que déploient les Ngangas, ces guérisseurs traditionnels des pays d’Afrique centrale étudiés pendant plusieurs décennies par Éric de Rosny [3]. Si tous ces rites échouent et que les dysfonctionnements persistent à l’âge adulte, la personne souffrante est marginalisée par la société et, à force d’isolement, voit sa santé psychique se dégrader. Des troubles relativement mineurs donc, et susceptibles d’être compensés, peuvent être lourds de conséquences s’ils sont mal interprétés.
Notes
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[1]
« La monétisation de la mendicité infantile musulmane au Sénégal », de Joanne Chéhami, Journal des africanistes, t. 3, 1, 2013.
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[2]
En France, jusqu’au milieu du xxe siècle, on obligeait les élèves gauchers à se servir de leur main droite. Ce traitement a donné des résultats catastrophiques sur leur graphie comme sur leur psychisme. Cf. La Main sauvage. Les gauchers et les autres, de Dominique Pignon, Ramsay, 1987.
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[3]
Jésuite et ethnologue installé à Douala, au Cameroun, également initié aux pratiques des guérisseurs ngangas.