Moins médiatisés que l’autisme et moins visibles qu’un handicap physique, les troubles « dys » sont rarement considérés comme une source de souffrance. Pourtant, vivre cette différence au quotidien s’avère particulièrement lourd. Pour les enfants comme pour leurs parents.
1Mais qu’est-ce donc qu’un enfant « dys » ? Serait-ce un enfant qui « dysfonctionne » ? D’une certaine manière, oui. Dyslexie, dysorthographie : autant de troubles qui hypothèquent les apprentissages fondamentaux de l’enfant. Les spécialistes parlent de « troubles spécifiques des acquisitions scolaires ». En l’état actuel de la recherche, il n’existe pas de certitude absolue sur leur origine. Même si les scientifiques s’accordent sur une probable cause neuro-développementale : certains désordres neuronaux qui apparaîtraient lors du développement cérébral du fœtus. Mais si le « pourquoi » est important, le « comment » l’est tout autant. De quelle manière ces enfants et leurs parents vivent-ils avec ce trouble (ou ces troubles, car ils sont souvent associés) au quotidien ? Quelles répercussions ont-ils sur leurs relations familiales, sur celles de l’enfant avec ses pairs ? Et sur son développement psychologique ? Dans quelle mesure peuvent-il compromettre son avenir scolaire, professionnel ?
Déception, culpabilité, inquiétude…

2Les parents d’un enfant souffrant d’un trouble « dys » peuvent être assaillis par une multitude de sentiments peu agréables. « On observe chez certains une forme de déception, même si elle s’exprime rarement et reste le plus souvent inconsciente : le regret de ne pas avoir un enfant plus “conforme” ou “parfait”. La culpabilité est aussi fréquemment au rendez-vous, surtout si l’un d’eux est lui-même porteur de ce trouble, sur le mode “c’est de ma faute, je suis responsable” », décrit Marianne Chatriot [1], pédiatre au sein du réseau Troubles des apprentissages d’Île-de-France [2]. « Beaucoup se sentent incompétents, ont l’impression d’avoir failli dans leur mission éducative, de ne pas avoir su bien accompagner leur enfant dans ses efforts d’apprentissage », analyse Jean Chambry, pédopsychiatre au sein de ce réseau et animateur de groupes de parole pour les parents. « Et surtout, leurs états d’âme sont dominés par l’impuissance : comment vont-ils pouvoir aider leur enfant alors qu’eux-mêmes se sentent si démunis ? C’est ce sentiment qui, plus que tous les autres, crée chez eux de la souffrance », ajoute Marianne Chatriot.
3Ces pathologies portant sur des aspects essentiels de la scolarité et sur les marqueurs symboliques de la réussite scolaire – la lecture, l’écriture, les mathématiques – ne peuvent manquer de susciter chez les parents une vive inquiétude quant à l’avenir de leur enfant. Que va-t-il devenir ? Réussira-t-il à s’insérer professionnellement et socialement ? Si certains parents parviennent à rester sereins, d’autres sont débordés par l’angoisse. « Ils construisent alors une vision très noire et pessimiste du futur de leur fils ou de leur fille, s’interdisant presque tout espoir pour éviter d’être déçus. D’autres s’enferment dans un déni de la durabilité des difficultés : ils sont dans une attente de réparation immédiate, demandent en combien de séances leur enfant ne sera plus “dys” », dépeint Anne Tirilly, orthophoniste du réseau TAP, psychologue et psychanalyste. Alors qu’on ne « guérit » pas d’un trouble « dys », même si l’on peut voir s’atténuer les difficultés qu’il engendre et mettre en place des stratégies permettant de les compenser.
Diagnostic et ambivalences
4L’étape du diagnostic est souvent une source d’apaisement, même s’il ne résout pas tout. « Les mots scientifiques posés sur les maux de leur enfant soulagent les parents. Non, ils ne sont pas de “mauvais parents” ! Grâce aux explications données par le professionnel sur le fonctionnement cérébral spécifique de leur enfant, ils ont enfin le sentiment de comprendre cet être qui, parfois, leur paraît si étrange. Cela peut ouvrir la voie à l’empathie : ils identifient mieux ce que leur enfant peut ressentir, ses difficultés à répondre à ce qu’on attend de lui », insiste Jean Chambry.
« Dys »-lexique
La dysorthographie. Elle se caractérise par un défaut d’assimilation sévère et durable des règles orthographiques, des difficultés à transcrire graphiquement des sons, à bien segmenter les composants d’une phrase, à appliquer les règles de grammaire.
La dyspraxie. Elle affecte les gestes de la vie quotidienne comme manger, se coiffer ou s’habiller, qui ne deviennent jamais automatiques. Le dyspraxique doit en permanence les réapprendre, réfléchir à la manière de les réaliser au moment où il les effectue.
La dysgraphie. C’est une sous-composante de la dyspraxie, qui n’existe jamais seule. Le dysgraphique ne parvient pas à acquérir une écriture automatisée, un geste graphique adroit, délié et rapide.
La dyscalculie. Elle est en rapport avec les mathématiques au sens large. Un enfant souffrant de dyscalculie a du mal à apprendre à compter, à manier les opérations arithmétiques (+, -, x, :), à résoudre des problèmes et à comprendre la géométrie.
La dysphasie. Elle concerne le langage oral : l’enfant bute sur l’apprentissage et la maîtrise de sa langue maternelle (et a fortiori d’une langue étrangère). Il parle peu, de façon télégraphique, utilise des verbes à l’infinitif.
5Mais il arrive que, malgré le diagnostic et les explications, certaines représentations tenaces persistent chez eux. « J’observe encore assez souvent chez certains la fameuse “théorie de l’effort” : si notre enfant est en échec, c’est parce qu’il ne travaille pas assez. Ce jugement spontané est fréquent dans les milieux socioculturels peu favorisés. Mais il peut aussi se rencontrer chez des parents diplômés. Alors difficilement avouable, car il s’oppose au discours scientifique en vigueur, il est moins conscient, mais reste susceptible de resurgir à l’occasion d’un moment de découragement », exprime Anne Tirilly.
6Si l’explication médicale est rassurante et déculpabilisante, elle ne répond toutefois pas à toutes les inquiétudes des parents. « Sur les sites spécialisés ou dans les ouvrages grand public, notamment, la démarche explicative est souvent simpliste : il s’agit d’un trouble neuro-développemental, il faut mettre en place une prise en charge adaptée ainsi que des aménagements scolaires, et avec tout ça le trouble se réduira ! Cela n’est pas faux mais la réalité que les parents et leur enfant vivent est infiniment plus complexe. On leur parle notamment très peu des désordres psycho-affectifs découlant du trouble “dys”, qui sont pourtant au cœur de leur quotidien. Du coup, certains parents se sentent incompris », remarque-t-elle.

Errance et solitude
7D’une manière générale, les parents d’enfants « dys » sont peu entendus, peu soutenus. Tout commence souvent par une longue période d’errance. « Quand un enfant est en échec scolaire, les causes peuvent être multiples. Les parents entendent et lisent toutes sortes d’interprétations. Pour les uns, c’est un problème d’angoisse, pour les autres un manque de motivation, pour d’autres encore le résultat d’une éducation trop laxiste. Les parents peuvent même en arriver à se questionner sur l’intelligence de leur enfant. Qui croire, à quelle porte frapper ? » expose Jean Chambry. « Le parcours est loin d’être fléché ! Sur le papier, les médecins, scolaires et généralistes, et les enseignants sont censés être formés aux troubles “dys” mais, sur le terrain, on est encore loin du but. C’est donc souvent le fruit du hasard et, surtout, d’une immense ténacité des parents quand enfin ils tombent sur la bonne personne, qui pourra les orienter vers le bon diagnostic », poursuit-il.
8Mais leur parcours du combattant ne fait que commencer ! « Dans les centres référents des troubles des apprentissages, un médecin s’occupe de coordonner la prise en charge de l’enfant, de hiérarchiser les différentes interventions dont il a besoin. Mais il faut en moyenne un délai d’un an pour obtenir un rendez-vous dans un tel centre. De nombreux parents se retrouvent donc seuls, sans chef d’orchestre, pour bâtir eux-mêmes la prise en charge de leur enfant. Sans savoir quel professionnel prioriser, celui dont leur enfant a le plus besoin à un moment précis. Beaucoup s’échinent alors à emmener leur enfant plusieurs fois par semaine chez l’orthophoniste, le psychomotricien, le pédopsychiatre, l’orthoptiste, menant tout de front, jusqu’à épuisement », détaille Jean Chambry.
9Ils n’ont hélas pas toujours la chance de rencontrer des professionnels de santé qui, au-delà de la prise en charge de leur enfant, s’intéresseront à eux aussi. Même si cela arrive parfois. « Je considère qu’une partie de mon travail d’orthophoniste consiste à être là aussi pour les parents. Pour les aider à trouver la juste place, à se montrer soutenants avec leur enfant sans pour autant se transformer en rééducateurs bis. Devenir le parent-soignant de son enfant, c’est renoncer à interagir avec lui dans le plaisir, c’est le réduire à sa dyslexie ou à sa dyspraxie, c’est faire que la vie de famille ne tourne plus qu’autour de ce seul sujet. Tout devient pénible, laborieux, source de conflit », souligne Anne Tirilly.
Une blessure narcissique
10Et les enfants, dans tout ça ? « La plupart d’entre eux sont en souffrance. Cela dit sans dramatisation aucune, mais c’est une réalité qu’il faut reconnaître », assène Jean Chambry. « Tous savent ce que c’est que de ne pas être performant, de ne pas parvenir à répondre aux attentes des adultes. Beaucoup pensent qu’ils sont bêtes, puisque, malgré leurs efforts acharnés, ils demeurent en échec. Beaucoup aussi sont tentés de baisser les bras, persuadés que, de toute façon, ils n’arriveront à rien », décrypte-t-il. « Dans ses premières années de vie, un enfant se construit essentiellement dans le regard de ses parents. Quand il décèle dans leurs yeux de l’inquiétude et de l’angoisse, mais aussi parfois de la déception et de l’agacement, il se juge lui-même de manière très dure et négative, lui, cet enfant ‘‘décevant’’ et ‘‘incompétent’’. S’installent alors une souffrance narcissique intense et une mésestime de soi pesante », analyse Marianne Chatriot.
11Cette blessure narcissique, quand elle est trop à vif, peut conduire à une forte anxiété, voire à une dépression. Surtout, elle s’installe sur le long terme et peut poursuivre un « dys » à l’âge adulte. « Je me souviens du suivi orthophonique d’une patiente adulte dyslexique, mère de famille de 40 ans, qui avait des crises d’angoisse invalidantes parce qu’elle devait suivre une formation professionnelle. Elle revivait un équivalent de situation scolaire et redoutait qu’un formateur ou un autre participant lise ses productions écrites et se moque d’elle. Ses angoisses étaient profondes et elle a eu besoin d’un suivi psychiatrique pour aller jusqu’au bout de son projet de formation », confie Anne Tirilly.
12« Ces aspects psycho-affectifs sont importants et viennent bien sûr alourdir le trouble. Parce qu’il a perdu toute confiance en lui, un enfant peut renoncer à exercer ce langage ou ce corps qu’il ne parvient pas à maîtriser, et s’enfoncer encore davantage dans ses difficultés », observe l’orthophoniste. À l’inverse, un autre petit « dys » pourra surinvestir ce domaine dont il sent qu’il est au cœur des préoccupations de ses parents – quitte à se désintéresser de tout le reste –, sans parvenir pour autant à les satisfaire, aggravant là aussi sa mésestime de soi. Cruel cercle vicieux…
13« Ces enfants peuvent en arriver à se couper de pans entiers de leur personnalité parce qu’ils ont l’impression que cela n’intéresse pas leurs parents, qu’il n’y a aucune utilité à les cultiver. Si un enfant est bon en foot, s’il a une belle voix et chante bien, s’il est serviable et drôle, s’il aime cuisiner et faire de bons petits plats, à quoi bon développer ces talents puisque seules comptent pour ses parents ses notes en lecture ou en maths ? Il se construit donc sur des inhibitions », remarque Anne Tirilly. « L’enfant se laisse en fait contaminer par ses parents, qui ont tendance à le réduire à son trouble, à ne plus voir en lui ni son énergie vitale, ni ses qualités, ni sa vie fantasmatique », insiste Marianne Chatriot. Sans compter qu’avec un programme de rééducation souvent très lourd et de multiples rendez-vous à honorer dans la semaine, il lui reste peu de temps personnel pour rêver ou, tout simplement, ne rien faire. Autant de passages que l’on sait pourtant obligés pour un développement psychologique harmonieux de l’enfant.
Colère, jalousie… et espoir !
14Fréquemment, le trouble « dys » s’accompagne de troubles du comportement. « Ce sont d’ailleurs souvent eux qui constituent le signal d’alarme, avant même qu’un trouble spécifique des acquisitions scolaires soit diagnostiqué. Prenons l’exemple d’un petit dyslexique. Alors qu’il fournit des efforts énormes, il constate que tous les autres élèves commencent à lire et lui non. Il éprouve un tel sentiment d’injustice, de colère, de découragement et d’impuissance, il est dans un tel état de fatigue qu’il peut manifester des colères violentes ou une opposition frontale vis-à-vis de l’enseignant », avance Anne Tirilly.
15L’école est rarement un lieu d’épanouissement pour les enfants « dys » : ils n’y sont pas toujours bien compris (lire pp. 44-47). Et, quand des adaptations pédagogiques sont enfin mises en place pour les soutenir – souvent après un long temps d’errance diagnostique et de « négociations » des parents avec l’école –, les réactions sont contrastées. Certains les vivent comme un immense soulagement, d’autres comme une insupportable stigmatisation qui les isole du groupe et constitue une occasion de moqueries de la part des autres élèves. « Au moment de la préadolescence et, surtout, de l’adolescence, de nombreux “dys” se braquent contre les adaptations scolaires. Le fait d’être aidés entre en contradiction avec le grand travail psychique qu’ils ont à mener dans cette période de leur vie : s’autonomiser et faire seuls », analyse Marianne Chatriot.
16Bien sûr, les équilibres familiaux sont également bouleversés par cette pathologie et les rivalités au sein de la fratrie attisées. Pas facile pour les frères et sœurs d’accepter que les parents consacrent autant de temps et d’énergie à ce « vilain petit canard ». Et quelle humiliation pour l’enfant « dys » de constater qu’un plus jeune que lui lit ou lace ses chaussures sans la moindre difficulté. Mais, malgré tous ces obstacles qu’ils rencontrent inévitablement, les enfants « dys » et leur famille ne sont pas condamnés au malheur. « La clé d’une certaine sérénité passe par une acceptation qui ne signifie pas un renoncement. Les parents qui parviennent à faire le deuil de Polytechnique pour leur enfant et qui admettent que la vie ne se résume pas aux performances scolaires lui donnent une chance de s’épanouir et gagnent en sérénité. S’ils réussissent aussi à poser sur lui un regard authentiquement confiant – tu as des difficultés, c’est certain, mais nous sommes sûrs que tu te construiras une belle vie –, leur enfant sera formidablement bien armé ! » encourage Jean Chambry. Garder confiance et espoir, malgré un quotidien fait de heurts, voilà sans doute le défi à relever.
À lire :

Questions sur les dys-. Des réponses, du Dr Alain Pouhet, Tom Pousse, 2016.

SOS mon enfant est dys, de Carol Valet, Jennifer Delrieu, Claudine Gardères et Carol Nelson, Hachette Pratique, 2017.

Dyslexie et troubles associés, on s’en sort !, du Dr Catherine Billard, Tom Pousse, 2016.

Dyslexie. Guide pratique, de Gavin Reid, Tom Pousse, 2014.

Du bon usage des dys, enfances & psy, n° 71, érès, 2016.