En Afrique subsaharienne comme dans la population immigrée issue de cette région, un grand nombre de mères se retrouvent seules à élever leurs enfants et à pourvoir à leurs besoins. Malgré les difficultés, elles s’en sortent plutôt bien.
1 Les organisations familiales étendues de type lignager [1], caractéristiques de l’Afrique rurale traditionnelle, ont commencé à se transformer dès les années 1950 sous l’effet de l’exode rural et de l’introduction de l’économie monétaire qui a rendu les individus moins dépendants de la famille. Pronostiquant leur disparition, les États africains indépendants ont, dans les années1960, élaboré des codes de la famille adaptés à un modèle dont ils souhaitaient l’avènement comme signe de progrès : la famille nucléaire de type occidental. En réalité, les bouleversements qu’a connus l’Afrique à partir de la fin du XXe siècle (l’urbanisation, les crises politiques) ont plutôt conduit à une diversification des formes familiales. Comme en Occident, les unions libres et les ménages monoparentaux se sont développés. En Afrique, et au sein des immigrations subsahariennes en France qui se sont développées dans les années 1990 et 2000, on observe une tendance commune à la matrifocalité : un modèle familial qui désigne la mère comme principal agent de l’éducation des enfants et pilier du ménage, qu’elle soit seule ou en couple.
En Afrique…
2 Ces transformations de l’organisation familiale profitent parfois aux femmes, dont l’aspiration à l’autonomie est, avec l’exode rural et l’urbanisation, l’un des principaux facteurs de l’évolution de la société. Elles bénéficient alors pleinement des avantages économiques que leur octroie la tradition : leurs biens et leur budget sont séparés de ceux de leur conjoint et elles gardent l’entière propriété de ce qu’elles produisent. En milieu rural, où domine une économie de subsistance, elles ne tirent que de maigres profits de ces privilèges coutumiers. Mais en ville, où l’économie de marché est plus dynamique, certaines parviennent à prendre une place avantageuse dans les activités marchandes. L’exemple le plus emblématique de cette réussite féminine est celui des Nana Benz de Lomé, au Togo. Ces femmes, engagées depuis plusieurs générations dans le commerce, contrôlent une bonne part des circuits internationaux d’approvisionnement et de vente de tissu [2], et affichent des signes ostentatoires de réussite entrepreneuriale, notamment en roulant dans de grosses Mercedes-Benz, d’où leur surnom. Mais il existe d’autres cas d’entrepreneuriat féminin. Dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, au Sénégal, au Bénin ou en Côte d’Ivoire, des femmes cultivent des fruits et légumes sur des parcelles qui leur sont concédées par la tradition ou qu’elles louent à des hommes qui ne les travaillent pas. Elles emploient parfois leur mari pour vendre leur production sur les marchés des grandes villes, renversant ainsi les rapports contractuels qui les lient à eux [3]. Cette inversion des rôles économiques entre hommes et femmes est l’une des causes de l’instabilité matrimoniale constatée dans la plupart des pays africains depuis la fin du XXe siècle.
3 L’éclatement fréquent de la cellule conjugale explique la multiplication de modèles familiaux inédits jusque-là, comme les familles monoparentales dirigées par des femmes. Les crises économiques et politiques, ainsi que la mortalité élevée chez les hommes adultes en raison de la pandémie de sida ont amplifié ce phénomène dans les années 2000. Une étude menée en Côte d’Ivoire montre que la proportion de familles monoparentales a doublé en deux décennies, passant de 7,4 % de l’ensemble des ménages en 1975 à 16,4 % en 1993. Contrairement à la hausse de la monoparentalité observée dans les années 1970, due au déclin des pratiques du lévirat (qui imposait le remariage des veuves avec leur beau-frère [4]), cette dernière a été interprétée comme résultant d’une déstructuration liée à la crise des années 1990. La pauvreté conduit souvent l’homme à s’éloigner de son foyer pour tenter de trouver des revenus lui permettant de mieux pourvoir aux besoins de ses proches. Qu’il y parvienne ou non, il finit souvent par abandonner femme et enfants : soit il échoue et n’ose plus revenir, ne pouvant plus contribuer au budget du foyer, soit l’éloignement l’amène à constituer un autre ménage ailleurs et à oublier le précédent. La femme, dans tous les cas, se retrouve seule à élever les enfants, souvent dans un contexte de pauvreté. Ses enfants courent alors plus de risques de déscolarisation et d’entrée dans la délinquance que dans le cas des ménages conjugaux.

4 Il ne faut toutefois pas associer systématiquement monoparentalité et précarité. Les recherches montrent que certaines mères seules scolarisent mieux leurs enfants – en particulier leurs filles – que les autres ménages et soulignent que la cause déterminante, dans le phénomène de la monoparentalité, relève plus du mode de filiation que de la pauvreté. Dans les systèmes matrilinéaires, en milieu traditionnel, les femmes élèvent seules leurs enfants, avec l’aide de leur mère et de leurs frères et sœurs, mais souvent sans participation active de leur mari. Si, en ville, celui-ci disparaît, elles ne sont pas prises au dépourvu. Dans le système patrilinéaire, en revanche, le père garde un rôle déterminant dans la prise en charge matérielle du ménage et, s’il disparaît, sa famille peut se trouver dans une situation de grande précarité.
5 Enfin, la recrudescence de la monoparentalité féminine s’explique aussi par des contradictions que les hommes peinent aujourd’hui à assumer. Influencés par les modèles traditionnels de réussite masculine, beaucoup d’entre eux veulent encore être polygames ou, au moins, entretenir « un deuxième bureau ». Devant le coût élevé que représente l’entretien de plusieurs foyers, certains abandonnent leur première famille, qui se retrouve entièrement à la charge de leur ex-épouse [5].
6 Dans l’ensemble, les mères solo ne sont pas perçues comme marginales, et elles assument parfois mieux leurs responsabilités que bien des familles conjugales ou étendues, leurs enfants constituant leur principal entourage et leur unique espoir de prise en charge pour leur vieillesse [6].
Et en France ?
7 En France, les familles originaires d’Afrique subsaharienne se différencient des autres familles sous l’angle de la structure : 29 % d’entre elles sont monoparentales, contre 19,5 % pour l’ensemble des familles immigrées et 12,3 % dans la population totale [7]. Le phénomène de monoparentalité est donc presque trois fois plus répandu au sein de cette population que dans l’ensemble de la société !
8 La monoparentalité africaine s’accroît dans le contexte de l’immigration, qui amplifie un phénomène déjà bien engagé dans les pays d’origine. Par ailleurs, les statistiques sur les entrées montrent une hausse générale du nombre de femmes seules, venues pour des raisons autres que le regroupement familial. Beaucoup viennent pour poursuivre des études, chercher un travail pour aider leur famille au pays ou même créer une entreprise. Une fois leur situation régularisée, elles peuvent ensuite faire venir leurs enfants restés au pays et constituer des ménages monoparentaux. Les ruptures conjugales sont également fréquentes dans les familles regroupées. Les conjoints ayant fréquemment été mariés en Afrique par leurs familles sans véritable assentiment de leur part, ils se séparent souvent, sans drame, grâce à la prise de distance vis-à-vis de l’influence des parents. Il arrive aussi que la séparation soit la conséquence d’une modification des rôles traditionnels au sein du couple, les hommes ne supportant pas toujours que leur épouse acquière trop d’autonomie financière par rapport à eux [8].
9 L’isolement féminin et la monoparentalité ne s’expliquent pas de la même façon pour les ressortissants des pays côtiers ou de l’Afrique centrale que pour ceux du Sahel. Dans le premier cas, ils constituent des phénomènes déjà bien inscrits dans la dynamique des transformations familiales dans des sociétés fortement touchées par la modernité et, pas plus en France qu’en Afrique, ne sont automatiquement liés à la précarité. Des recherches montrent que la plupart des femmes seules, avec ou sans enfants, développent des activités entrepreneuriales avec une certaine réussite en transférant en France des coutumes comme la tontine [9], leur permettant d’investir dans l’achat d’un fonds de commerce [10]. Chez les originaires des pays du Sahel, restés plus influencés par les traditions, la monoparentalité est un effet de l’immigration sur des structures familiales inadaptées à la société française. La polygamie est une cause, parmi d’autres, de la monoparentalité féminine, la rupture conjugale étant parfois provoquée par le fait que le mari veut imposer une ou plusieurs coépouses à la femme qu’il a fait venir en France. Le processus d’émancipation des femmes lié au travail ou à l’influence de la société environnante l’explique également.
Pères absents, mères toute-puissantes
10 De manière générale, on observe chez les familles immigrées subsahariennes, qu’elles soient conjugales ou monoparentales, une tendance à la matrifocalité. En effet, les mères assument souvent l’essentiel des tâches éducatives et le suivi de la scolarité des enfants. Les pères sont plus ou moins absents… même quand ils sont présents ! Cela ne résulte pas d’un désintérêt de leur part, mais d’une gêne à exercer une fonction paternelle qui n’a plus rien à voir avec ce qu’elle est dans la société d’origine, où le principe de séniorité fait du père un dépositaire d’une autorité qui n’a pas à se justifier. En France, le plus souvent, le père ne peut compenser cette perte d’autorité par une valorisation professionnelle et sociale aux yeux de ses enfants et de son épouse. Même relativement diplômés, les immigrés africains ont du mal à accéder à des emplois qualifiés et beaucoup sont réduits à accepter des emplois précaires, peu gratifiants. De ce fait, les femmes se retrouvent seules à assurer de multiples responsabilités.
11 Une enquête menée en 2010 auprès d’un échantillon de familles africaines en France montre qu’un grand nombre de mères font remarquablement face à ces situations : elles se chargent de l’éducation de leurs enfants, travaillent, maintiennent le lien avec le pays d’origine, assument les relations avec l’administration, etc. Les récits recueillis témoignent d’une forte entraide féminine entre mère et grand-mère, mère et fille, mère et sœur si la proximité résidentielle le permet. De plus, ces femmes se sentent responsables de leur parentèle restée au pays et lui envoient régulièrement de l’argent. Elles concentrent toutes les fonctions d’autorité, de dialogue et d’affection, parfois difficiles à concilier. Souvent, elles reconnaissent avoir été assez dures avec leurs enfants, ce que ces derniers confirment, mais pour se féliciter que cette sévérité les a finalement incités à faire plus d’efforts pour réussir. Le lien entretenu avec la mère chez les jeunes adultes est souvent très fort.
12 Certes, des nuances sont à apporter selon l’arrière-plan culturel qui caractérise les origines des unes et des autres : les femmes venues de sociétés plus urbanisées et plus marquées par les organisations familiales matrilinéaires assument mieux leur monoparentalité que celles qui sont issues de sociétés plus conservatrices et patriarcales. Dans l’ensemble, toutefois, elles paraissent assumer le rôle de parent isolé et se montrent plus à l’aise que bien d’autres femmes pour gérer la situation.
Notes
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[1]
Un lignage est une organisation familiale qui fait remonter ses liens à un ancêtre commun en ligne masculine (patrilignage) ou féminine (matrilignage) ayant vécu il y a six à huit générations.
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[2]
Femmes africaines et commerce. Les revendeuses de tissu de la ville de Lomé, de Rita Cordonnier (L’Harmattan, coll. « Villes et Entreprises », 1987).
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[3]
« Contrats économiques entre époux dans l’Ouest africain », de Colette Le Cour Grandmaison, L’Homme, 1979.
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[4]
« Évolution de la structure des ménages et différenciation des modèles familiaux en Côte d’Ivoire 1975-1993 », de Patrice Vimard et N’cho Sombo, Ménages et familles en Afrique : approches des dynamiques contemporaines, Les Études du Ceped n° 15, 1997.
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[5]
« Les Nouvelles Formes d’union en Afrique de l’Ouest : aspirations et ruptures », de Thérèse Locoh, conférence « Femme, famille, et population » (UEPA, 1991).
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[6]
« Les Femmes chefs de ménage en Afrique : état des connaissances », de Marc Pilon, Femmes du Sud, chefs de famille, sous la direction de Jeanne Bissilliat (Karthala,1996).
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[7]
De l’Afrique à la France. D’une génération à l’autre, sous la direction de Jacques Barou (Armand Colin, 2011).
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[8]
« Le Lien conjugal en migration. Des destinées matrimoniales de femmes d’Afrique de l’Ouest et centrale immigrées en France à Villeurbanne des années 1960 aux années 2000 », de Nadia Mounchit, thèse de sociologie en cours, université de Lyon-II, centre Max-Weber.
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[9]
Association collective d’épargne dans laquelle se regroupent différents épargnants en vue d’un investissement.
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[10]
Femmes camerounaises en région parisienne. Trajectoires migratoires et réseaux d’approvisionnement, de Sophie Bouly de Lesdain (L’Harmattan, 1999).