CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si les mères qui élèvent seules un enfant après une séparation sont moins stigmatisées qu’autrefois, celles qui décident d’avoir un bébé seules sont souvent plus sévèrement jugées et, parfois, taxées d’égoïsme. Qui sont-elles ? Pourquoi font-elles ce choix ? Comment le vivent-elles ? Le point de vue de deux spécialistes.

Quelles motivations peuvent pousser une femme à faire un enfant seule ?

2 Dominique Mehl : La motivation première des femmes que j’ai rencontrées est le désir d’enfant, conjugué au fait qu’elles n’avaient pas de conjoint. Leur désir n’était ni une lubie ni un caprice, il était présent depuis longtemps, mais n’avait jamais été questionné jusque-là. À un moment donné, à cause de l’avancée en âge, il s’est renforcé, est devenu plus vivant. Leur décision d’avoir un bébé toutes seules ne rompt pas idéologiquement avec les normes : si elles avaient pu le faire avec un homme, au sein d’un couple, elles l’auraient fait volontiers.

3 Elsa Godart : En effet, on ne rêve pas, quand on est petite fille, de faire un bébé toute seule ! Mais, d’une certaine manière, la société trompe les femmes. Les médias et la médecine leur font croire que la fertilité n’est pas un souci, qu’elles pourront facilement avoir un bébé à un âge avancé, qu’elles ont tout le temps devant elles. Or, c’est inexact ! Quand elles en prennent conscience, il y a urgence et elles n’ont plus toujours le temps de trouver le père. Entre les éternels adolescents, qui ne souhaitent pas s’engager dans la paternité, ceux qui ont déjà des enfants et n’en veulent plus, et ceux qui sont mariés, la quête s’avère complexe. Je ne suis pas sûre que l’on puisse parler d’un choix.

4 Dominique Mehl : J’appellerais plutôt cela un choix contraint ou un choix par défaut, entre deux issues dont aucune n’est satisfaisante.

5 Elsa Godart : Pour combler son désir de maternité, la femme seule est souvent amenée à sacrifier son envie de fonder une famille traditionnelle. L’issue n’est donc pas totalement satisfaisante, je suis d’accord sur ce point. Quant à l’égoïsme qu’on lui prête, je pense qu’il est le fait de toute personne qui décide de devenir parent, qu’elle soit célibataire ou en couple : au départ, on fait avant tout un bébé pour soi, car on ne sait pas ce que c’est, un bébé, on ignore ce que nous réserve cette altérité-là.

Sauf qu’en l’occurrence cet enfant-là sera nécessairement privé de père, d’où l’accusation d’égoïsme…

6 Dominique Mehl : Les mères solo ont vécu comme très agressif et accusateur le discours de la Manif pour tous affirmant qu’un enfant ne peut s’épanouir qu’auprès d’une mère ET d’un père. Mais, dans le fond, il ne les a pas vraiment ébranlées. Ce qui les préoccupe le plus n’est pas tant l’absence de père auprès de leur enfant que celle d’un sentiment amoureux ayant présidé à sa naissance. Il n’est pas un enfant de l’amour.

7 Elsa Godart : Certes, les chances ne semblent pas identiques au départ. Mais peut-être cette mère seule offre-t-elle à son enfant d’autres forces : celle, notamment, de le protéger d’une éventuelle rupture entre ses parents, si douloureuse, des heurts et violences qui peuvent la précéder. La plupart des mères seules ne sont pas dans la haine du couple ou du masculin, elles n’ont pas évacué les hommes de leur vie. Elles n’ont, tout simplement, pas trouvé de père pour leur enfant. Dès lors, psychiquement, elles n’ont aucune propension à l’empêcher de trouver des référents masculins auxquels s’identifier dans son entourage. Elles ont même tendance à l’encourager dans cette voie.

Quels moyens matériels s’offrent aux femmes qui ont décidé de faire un bébé toute seule ?

8 Dominique Mehl : Le moyen le plus « simple » est de procéder par rapport sexuel, soit en avertissant l’homme de son dessein et avec son accord, soit sans lui dire, donc en le « piégeant ». Parmi toutes les femmes que j’ai rencontrées, aucune n’avait choisi cette deuxième voie, qu’elles récusaient totalement. Certaines le font, certainement, mais elles n’en parlent pas volontiers, inquiètes du jugement d’autrui. Il existe aussi des sites Internet plus ou moins « sauvages », où des hommes proposent de donner leur sperme à des femmes en mal de bébé. En France, l’adoption est autorisée pour les célibataires, mais seulement à l’international. Or, de nombreux pays refusent de confier des enfants à une femme seule. Par ailleurs, le parcours pour obtenir l’agrément est particulièrement éprouvant pour ces femmes, interrogées sans ménagement sur leur désir d’enfant et leur prétendu égoïsme. Reste l’insémination artificielle avec don de gamètes qui, interdite en France aux célibataires, ne peut se dérouler qu’à l’étranger (Espagne, Belgique), à un prix élevé. On le voit, les moyens institutionnels sont plutôt fermés.

9 Elsa Godart : Les solutions semblent nombreuses mais, en réalité, beaucoup sont bancales. Comment raconter à son enfant l’histoire de ses origines si sa naissance est fondée sur une tromperie, après avoir piégé un homme ? Difficile de faire l’impasse sur cette dimension morale… La rencontre d’une nuit, très aléatoire sur le plan de l’efficacité, comporte aussi des risques de transmission de maladies. Quant aux donneurs sur les sites, ils proposent très souvent un projet de coparentalité. Mais il est compliqué de devenir parent avec quelqu’un dont on ne connaît rien, de le faire entrer dans sa vie et de cheminer avec lui toute l’existence ! L’insémination semble la solution idéale, à condition d’avoir les moyens. Et, là encore, le parcours peut être très difficile.

Fait-on un bébé toute seule « en attendant » de former un couple plus tard, ou est-ce une fin en soi ?

10 Dominique Mehl : Sur ce sujet, la réponse de ces femmes est souvent ambiguë. Officiellement, rien n’est fermé. Elles déclarent que ce serait un grand bonheur de rencontrer un homme avec lequel partager leur vie. À 40 ans, certaines attendent encore le prince charmant comme des jeunes filles ! En même temps, elles reconnaissent être moins ouvertes qu’elles ne l’étaient avant l’arrivée de l’enfant et très attachées à ce qu’elles vivent avec lui, désireuses de protéger leur lien privilégié. Il est probable que, leur enfant grandissant, elles saisiront plus volontiers les occasions qui pourront se présenter.

11 Elsa Godart : Après avoir tant désiré cet enfant, dépassé tous les obstacles pour le concevoir ou l’adopter, il est logique qu’une maman ait envie de vivre pleinement ce bonheur et n’éprouve pas le désir, à ce moment-là, de se lancer dans une aventure de couple. Elle peut aussi se montrer réticente, légitimement, à l’idée de faire entrer un étranger dans cette relation nouée avec son bébé, dans une histoire qui n’est pas la sienne. Mais les choses changent avec le temps, on peut évoluer d’un désir vers l’autre, ou pour un autre objet…

Les femmes qui revendiquent la maternité en solo sont-elles comprises ou jugées avec sévérité par notre société ?

12 Dominique Mehl : Les mères qui se retrouvent seules après une séparation qu’elles n’ont pas désirée sont souvent considérées comme des victimes. Celles qui l’ont choisi, en ayant le « culot » de remettre en cause un modèle de famille ancestral, sont en revanche moins bien considérées. Sauf dans les milieux de la petite enfance (crèches, écoles maternelles, travailleurs sociaux, etc.), qui se montrent en général très tolérants vis-à-vis des nouvelles façons de faire famille, quelles qu’elles soient.

13 Elsa Godart : J’ai personnellement bénéficié de cette grande compréhension au niveau de la crèche. Jusqu’à présent, quel que soit le contexte, je n’ai d’ailleurs souffert d’aucun regard suspicieux ou accusateur. À mon grand étonnement, c’est même plutôt l’inverse ! Sous prétexte que j’élève mon fils seule, on me considère comme une femme courageuse, presque comme une superwoman du XXIe siècle ! Au lieu de dire : « Elle a fait deux doctorats, elle a écrit de nombreux livres, elle parle devant des assemblées de mille personnes », on s’extasie sur mon parcours de mère solo ! Cela n’a pourtant rien d’extraordinaire… Mon arrière-grand-mère a élevé seule six enfants parce que son mari était mort à la guerre.

Et les proches, la famille, comment réagissent-ils ?

14 Elsa Godart : Ma famille a paru plus soulagée du fait que je ne passe pas à côté de la maternité qu’angoissée par mon choix d’élever seule mon enfant. Je pense que le regard est beaucoup plus accusateur à l’égard d’une femme qui décide de ne pas faire d’enfant qu’à l’égard de celle qui se bat pour en avoir un coûte que coûte. Cette idée qu’une femme doit absolument enfanter, que c’est son destin, est encore très ancrée.

Comment l’enfant sans père vit-il cette spécificité ?

15 Elsa Godart : Plutôt bien, du moment que sa mère a pu lui faire le récit de ses origines, lui raconter comment il est né, de quel désir parfaitement assumé il est issu.

16 Dominique Mehl : Un gros problème se pose néanmoins. Le don de gamètes étant anonyme dans la plupart des pays (notamment en Espagne), il ne peut y avoir de récit complet sur les origines de l’enfant. Certes, cela concerne aussi les enfants nés d’un don de gamètes au sein d’un couple traditionnel. Mais, dans le cadre d’une famille monoparentale, l’enfant pourra ressentir d’autant plus fortement ce manque qu’il n’y a ni père officiel, ni géniteur, ni éducateur.

17 Elsa Godart : Il est en effet très important de pouvoir accéder à ses origines, en toutes circonstances. Mais cela concerne tous les enfants. Arrêtons de nous faire des idées a priori catastrophiques sur le développement psychologique des enfants des mamans solo. Faisons confiance à ces mères, à ces enfants ! La société doit se montrer capable d’accueillir cette situation inédite, sans peurs et sans reproches.

18 Dominique Mehl : Tout enfantement est un risque, quelle que soit la forme de la famille, traditionnelle ou atypique. Certaines femmes n’« adoptent » jamais l’enfant qu’elles ont mis au monde, qu’elles soient seules ou en couple. Certains parents se séparent tout de suite après la naissance, d’autres se disputent sans arrêt devant l’enfant. Le devenir d’un enfant est toujours imprévisible.

Dominique Mehl
Sociologue et directrice de recherche au CNRS. Elle étudie les sociétés contemporaines sous l’angle de leurs évolutions, analysant notamment les nouvelles façons de faire famille. Entre fin 2013 et début 2015, elle a réalisé une enquête qualitative auprès de dix-huit mères célibataires volontaires, qui a donné lieu à la publication du livre Maternités solo (Éditions universitaires européennes, 2016).
Elsa Godart
Docteure en psychologie et en philosophie. Elle dirige un diplôme universitaire d’éthique à l’université Paris Est-Créteil. Elle explore les mutations dans la famille d’un point de vue théorique, mais aussi personnel, puisqu’elle élève seule un enfant. Son dernier ouvrage : De la bienveillance envers soi-même en 40 pages (éd. Uppr, 2017).
Propos recueillis par
Isabelle Gravillon
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2017
https://doi.org/10.3917/epar.623.0044
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