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Parce que la garde des enfants leur a été confiée après un divorce (15 % des cas) ou parce qu’ils sont veufs, plus de 240 000 pères en France élèvent seuls leurs enfants. Comment se débrouillent-ils ? Inventent-ils une nouvelle paternité ? Entretien avec Patrice Huerre, pédosychiatre et psychanalyste.

Ils étaient 100 000 en 1990, 241 000 en 2011 [1] et sont sans doute plus nombreux aujourd’hui : les pères solo sont-ils en passe de devenir des figures « banales » de notre société ?

1 Patrice Huerre : Les pères solo sont encore victimes de représentations sociales très ancrées, qui ne leur sont pas forcément favorables. Un père solo qui vient chercher son enfant à l’école et tombe sur une enseignante remplaçante se voit presque systématiquement demander sa carte d’identité. Cela n’arriverait pas avec une femme… Un homme qui prétend s’occuper seul de son enfant, cela reste un peu louche. En revanche, passé cette première étape de suspicion et une fois qu’il est identifié comme père solo, le regard porté sur lui se transforme totalement : il devient une sorte de héros, attire la compassion, surtout si sa femme est décédée ou a déserté le foyer familial. La gent féminine vibre pour cet homme méritant qui s’occupe si bien de ses enfants et voit en lui un père potentiel pour ses propres enfants ! Aura et attractivité dont bénéficient rarement les mères solo de la part de la gent masculine…

Quand un homme se retrouve projeté dans cette aventure, comment réagit-il ?

2 Les premiers temps, beaucoup sont fortement déstabilisés, car cela ne correspond pas à leur projet initial. Mais, en général, ils s’adaptent plutôt rapidement sur le plan matériel et dans la gestion du quotidien. Faire les courses, préparer à manger, s’occuper des devoirs, aller aux réunions de parents : rien de cela ne leur pose de problème fondamental. Ça n’est d’ailleurs pas très étonnant. Si le partage des tâches ménagères et des soins aux enfants reste encore très largement inégalitaire au sein des couples, les « nouveaux pères » mettent de plus en plus la main à la pâte. En revanche, les pères solo peinent davantage à ajuster leur position parentale dans ce contexte très particulier, à trouver la « bonne » manière d’être père sans mère à la maison.

Les pères solo sous l’œil d’une chercheuse

Quelle perception les pères solo ont-ils de leur paternité ? La sociologue Alexandra Piesen a voulu répondre à cette question en suivant dix-huit d’entre eux. Son étude, « Une paternité à construire au quotidien : le cas de la résidence au père », vient d’être publiée [2]. Ses conclusions ? Ces papas sont particulièrement soucieux de s’inscrire dans les codes de la bonne parentalité et, pour eux, cela passe notamment par l’alimentation. Ils portent une attention soutenue à la préparation de repas équilibrés, avec des produits frais, des plats « faits maison ».
Autre caractéristique de ces pères seuls : quand ils ne se sentent pas « légitimes » concernant un sujet traditionnellement dévolu à la mère (par exemple les questions relatives à la puberté de leur fille), ils s’appuient sur des « référentes féminines » proches (leur mère, leur sœur, une amie). Ils expliquent aussi faire régulièrement appel à des professionnels de la parentalité (psychologue, pédopsychiatre, etc.) pour obtenir une validation de leurs choix éducatifs. I.G.

Ont-ils tendance à jouer les « mamans bis » pour compenser l’absence maternelle ?

3 Ce piège les guette en effet fréquemment car ils ne veulent surtout pas se cantonner à la mission d’autorité qui, pendant longtemps, a été assignée au père, même si ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui dans bon nombre de couples. Certains d’entre eux sont tentés d’imiter la manière d’être de la mère ou, en tout cas, celle qu’ils imaginent qu’elle adopterait. Tel père va par exemple gratouiller le dos de son fils quand il est triste parce que sa mère, quand elle était là, procédait ainsi. Or, la façon de manifester sa tendresse et son affection est rarement la même chez un père et une mère. Toute contrainte que le père s’impose pour endosser un comportement qui ne lui vient pas naturellement constitue une tromperie pour l’enfant. Il le ressent et n’a pas besoin de ça !

De quoi a donc besoin cet enfant qui vit seul avec son père ?

4 Que son père lui parle, lui explique : « Si maman était là, elle te gratouillerait sûrement le dos pour te consoler. Si je ne le fais pas, cela ne veut pas dire que je ne t’aime pas. » Ces mots ont en outre l’immense mérite de faire exister la mère dans la relation. Elle n’est pas niée ou passée sous silence, une place lui est accordée, au moins symbolique, à travers ces évocations. Le père signifie à son enfant qu’il est « seulement » son père, et en aucun cas « son père et sa mère à la fois ». Une situation claire, beaucoup plus propice au développement harmonieux de l’enfant. Ce dernier doit pouvoir grandir sous le signe du nombre trois : papa, qui s’occupe de moi tous les jours, moi et maman, dont je sais qu’elle existe ou qu’elle a existé.

L’erreur que peuvent commettre les pères seuls, comme les mères dans la même situation, n’est-elle pas finalement de vouloir trop bien faire ?

5 Exactement. Mieux vaut un homme qui investit sa paternité solo avec humilité et pragmatisme – il ne l’a pas choisie mais fait au mieux de ses possibilités, avec ses failles et avec ses manques… – plutôt qu’un homme qui considère son rôle comme une mission sacrée et la mène en excluant tous les autres pans de sa vie. Ces « super-papas solo », héros des temps modernes, créent chez leur enfant un sentiment de dette : comment se rebeller contre ce père qui s’est dévoué pour eux ? Ils hypothèquent également son avenir. Qui pourrait rivaliser avec ce Superman qui a réussi à tout mener de front (travailler, élever ses enfants) dans une position encore socialement marginale ? La mère solo, elle, pâtit de la banalité de son statut…

Le père seul n’a-t-il pas tendance, lui aussi, à sacrifier sa vie amoureuse ?

6 Sans doute encore plus que son homologue féminin ! Le père solo a souvent un sens du devoir parental poussé à l’extrême qui lui fait considérer toute nouvelle relation amoureuse comme susceptible de perturber son enfant. Il s’en préserve donc pendant une période qui peut s’avérer relativement longue, le temps que son enfant grandisse. La mère seule, elle, semble avoir moins de réticence à envisager de reformer un couple avec un homme qu’elle aimerait et qui, en même temps, pourrait l’appuyer dans son rôle maternel.

© Olivier Balez

Notes

  • [1]
    Source : Insee.
  • [2]
    Revue des politiques sociales et familiales n° 122, 2016.
Patrice Huerre
Pédosychiatre et psychanalyste, coauteur de Pères solos, pères singuliers ? avec Christilla Pellé-Douël (Albin Michel, 2010). Patrice Huerre est aussi coordinateur national de la pédopsychiatrie pour le groupe Clinéa.
Propos recueillis par
Isabelle Gravillon
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2017
https://doi.org/10.3917/epar.623.0037
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