CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Deux adultes et leurs forces conjuguées ne sont pas de trop pour mener à bien la lourde tâche d’élever des enfants ! Mais parfois, du fait d’un accident de la vie ou d’un choix délibéré, la parentalité s’exerce en solitaire. Une configuration qui possède ses spécificités propres.

1Avant de se pencher sur un phénomène, encore faut-il le définir et le circonscrire. Aux yeux de l’Insee (l’Institut national de la statistique et des études économiques), il n’existe pas de « parent solo » (un terme apparu dans les médias dans les années 1990) mais des « familles monoparentales ». En France, une famille sur cinq revêt cette forme, et même une sur quatre en région parisienne. Dans 85 % des cas, le parent isolé est une femme. On devient famille monoparentale à la suite d’une séparation, d’un veuvage, par choix dès le moment de la conception (lire p. 44-47) ou encore parce que l’on a décidé de ne pas vivre sous le même toit que l’autre parent. La multiplicité des causes conduisant à la monoparentalité est justement l’une des raisons qui rend difficile l’appréhension de cette réalité.

2 Il n’y a, en effet, rien de commun entre une mère élevant seule ses enfants en l’absence d’un père qui a totalement disparu, n’exerce pas son droit de visite et ne paye pas la pension alimentaire et deux parents pratiquant une garde alternée ou classique sous le signe de la sérénité. « Quand, à la suite d’une séparation, le couple parental a pu survivre au couple conjugal, on ne peut pas vraiment parler de parents solo. Ils continuent de se partager la charge de l’éducation des enfants, aucun des deux ne connaît cette solitude éducative qui définit, selon moi, la vraie parentalité en solitaire. Il y a bien deux familles monoparentales aux yeux des statistiques, mais pas réellement de parent solo ! » insiste Marianne Souquet, médiatrice familiale. Nous nous intéresserons ici à ceux qui ne peuvent s’appuyer sur l’autre parent, ou seulement de manière très superficielle ou ponctuelle.

© Olivier Balez

Une solitude entretenue ?

3 Il est pertinent de comparer le parent solo à une déesse à dix bras ! Il doit assumer, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, l’intégralité des responsabilités éducatives, domestiques, matérielles et professionnelles de la famille. En bref, supporter seul des charges que les autres parents partagent habituellement entre eux. Souvent d’ailleurs jusqu’à ce qu’épuisement s’ensuive.

4 Pourtant, une telle issue ne devrait pas être une fatalité. La société, à travers ses dispositifs d’aide, la loi, qui garantit un certain nombre de protections juridiques, la famille, les amis, les voisins peuvent en effet constituer des ressources pour ce parent isolé. Même s’il manque de moyens financiers et ne parvient pas à payer une baby-sitter et une aide à domicile, il est susceptible de trouver du soutien.

5 « Malheureusement, beaucoup de ces parents solo, des mères pour la plupart, ne saisissent pas ces mains tendues ou renoncent à les solliciter, remarque Nour-Eddine Benzohra, pédiatre, psychiatre et thérapeute familial [1]. Beaucoup sont enfermées dans un défi qu’elles veulent relever à tout prix et sans aide : prouver au monde que, même si elles ont échoué dans leur vie conjugale, elles peuvent réussir en tant que mères et se révéler des mamans extraordinaires, hors normes. Cette hyperréaction, issue d’un sentiment d’échec et de culpabilité, les conduit souvent aux limites de leurs forces », explique-t-il.

6 Devant cette difficulté à accepter de laisser pénétrer « du tiers » dans leur dyade mère-enfants, certains évoquent un fantasme de toute-puissance.

7 « Je n’emploierais pas ce terme particulièrement stigmatisant, tempère d’emblée Patricia Rossi, psychanalyste [2]. Je dirais plutôt que certaines d’entre elles sont dans une telle fragilité psychique qu’il leur est impossible de se tourner vers l’extérieur. L’espace du maternel et du domestique leur apparaît comme un lieu de sécurité sur lequel elles ont tendance à se replier, voire à se refermer », décrit-elle. « L’importance accordée à la relation aux enfants, parfois sur un mode très fusionnel, est caractéristique de nombreuses situations de monoparentalité. Les enfants, c’est souvent ce qui permet au parent solo de se réparer du traumatisme induit par une séparation douloureuse. C’est ce qui l’aide à tenir le coup, à trouver une motivation pour avancer », ajoute Gérard Neyrand, sociologue [3].

Une vie affective et sexuelle en suspens

De nombreuses mamans solo renoncent, au moins pour un temps, parfois sur le long terme, à toute vie amoureuse. Leurs conditions de vie peuvent facilement expliquer ce retrait affectif et sexuel : il est difficile pour une femme de trouver le prince charmant quand elle est épuisée, n’a pas une minute de libre pour s’occuper d’elle et que ses enfants sont en permanence dans les parages…
Mais sans doute les mamans solo s’imposent-elles aussi certaines limites psychologiques. « Elles utilisent parfois leur situation comme prétexte. En réalité, elles n’ont pas encore pansé les blessures occasionnées par leur séparation (ou leur deuil), même si celle-ci est ancienne, et sont dans une attitude défensive vis-à-vis de toute relation amoureuse. Elles ne veulent pas courir le risque de souffrir à nouveau et s’abritent derrière leur rôle de mère », avance Nour-Eddine Benzohra.
Pourquoi pas ? Les enfants, sur le moment ravis d’avoir leur maman tout à eux, risquent cependant de le « payer » plus tard. « Ils comprennent bien qu’ils sont les pourvoyeurs exclusifs d’amour et d’affection de leur maman. Cela leur confère un sentiment de toute-puissance mêlé à une grande angoisse. Par ailleurs, grandir aux côtés d’une mère qui rejette la séduction peut engendrer chez eux certains malentendus autour de la question de la féminité », commente le Dr Benzohra.
À défaut de se lancer dans une nouvelle histoire sentimentale, les mamans solo doivent montrer à leurs enfants qu’elles ont d’autres centre d’intérêt qu’eux. Par exemple leurs relations amicales. « Beaucoup de mères seules apprécient de vivre des relations d’amitié. Elles les jugent plus tranquilles et moins houleuses que les relations amoureuses », note Patricia Rossi.
I.G.

Quelle place pour le père ?

8 Au-delà de cette solitude plus ou moins consciemment cultivée, une autre difficulté guette la mère solo : continuer à faire exister auprès de ses enfants le père absent ou présent en pointillé. Beaucoup sont à la peine dans ce domaine et ont même pu, au fil du temps – sans que cela soit toujours conscient – pousser le père à désinvestir son rôle. « Je suis très frappée par le vocabulaire employé par certaines mamans séparées. Évoquant le père, elles disent : “Je lui laisse voir les enfants”, comme si elles lui accordaient une faveur. Alors qu’elles ne font qu’obéir à la loi qui prévoit la coparentalité ! » note Marianne Souquet. « Quand le père est considéré comme un intrus, voire empêché d’assurer sa paternité, il y a souvent en toile de fond une séparation très conflictuelle. La rupture conjugale voile tout, la mère ne distingue plus l’ex-conjoint du père et rejette les deux en bloc. Le conflit psychique dont elle est prisonnière l’amène à nier l’importance du rôle paternel vis-à-vis de ses enfants », analyse Gérard Neyrand.

9 D’autres mamans solo souhaitent accorder au père toute sa place mais se heurtent à un mur. « Il est trop facile d’accuser les mamans seules de rejeter le père quand celui-ci ne revendique rien de sa paternité et ne crée aucun espace pour ses enfants dans sa nouvelle vie ! » s’insurge Patricia Rossi. Elle incite aussi à la bienveillance vis-à-vis de ces mères qui peuvent vivre les visites de leurs enfants à leur père, même rares, comme un arrachement. « Quand un père n’a jamais investi la relation à ses enfants du temps où le couple existait encore, la mère peut éprouver certaines difficultés à lui faire confiance. Les enfants aussi, d’ailleurs, peuvent se sentir en insécurité face à ce père qu’ils connaissent mal au quotidien. Une réaction qui exacerbe encore les angoisses de la mère et peut la conduire à des attitudes de refus, de rejet », avance la psychanalyste.

Et l’enfant, dans tout ça ?

10 Vivre principalement avec un seul de ses parents – le plus souvent la mère – et ne côtoyer l’autre – le plus souvent le père – qu’à la marge, voire plus du tout, a bien évidemment des incidences sur le développement psychologique d’un enfant et sur sa construction identitaire. Mais pas catastrophiques, comme certains sont tentés de le conclure un peu trop hâtivement. « Les capacités d’adaptation du psychisme d’un enfant sont impressionnantes. Même privé de son père, il parvient presque toujours à se réinventer une figure d’identification paternelle. Soit d’un point de vue fantasmatique, en s’accrochant à des héros de fiction, soit dans le réel, en investissant des personnages masculins de son entourage : un grand-père, un oncle, le père d’un ami proche, un ami de la mère, un enseignant, un moniteur sportif, etc. », explique le Dr Benzohra.

11 Cela dit, la mise en œuvre de cette « compensation » n’est possible qu’avec le consentement tacite de la mère. Si celle-ci tient en permanence un discours véhément et dévalorisant à propos du père ou, plus grave, à l’encontre de tous les hommes, l’enfant se retrouve pris dans un conflit de loyauté et entravé dans sa quête d’un substitut paternel, et plus généralement masculin. « Privé d’un pan de sa filiation et de ses origines, un enfant devient psychiquement boiteux et déficient. Cela peut engendrer de graves troubles, anxieux, notamment », alerte le pédiatre. Quant aux effets délétères d’un discours anti-hommes, ils sont nombreux. « Un petit garçon peut, au fil du temps, se détester en tant que sujet masculin, une petite fille devenir une femme fuyant les hommes et les relations amoureuses », observe-t-il.

© Olivier Balez

Dans le mauvais rôle

12 Quand la monoparentalité est vécue par le parent seul sur le mode de la souffrance – le plus souvent parce que le conflit conjugal n’a pas été dépassé et que la femme est envahie par un mélange de honte, de culpabilité et de colère, ce qui conduit inévitablement à toujours plus de repli et d’isolement –, l’enfant court un risque non négligeable de se retrouver à la mauvaise place, dans le mauvais rôle. « Il va tenter d’animer sa mère triste et déprimée par une agitation chronique ou se murer dans un calme inquiétant pour ne pas rajouter de soucis à sa mère. Ou encore venir dans son lit pour la consoler, constate Patricia Rossi. Souvent aussi, il se heurtera à l’indisponibilité physique et psychique d’une mère épuisée, qui n’aura pas les ressources pour être en relation avec lui, pas l’énergie pour poser des actes d’autorité », ajoute-t-elle. Un contexte peu idéal pour grandir harmonieusement… Ajoutons enfin la précarité financière, qui est le lot de nombreuses familles monoparentales : un tiers d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté ! « Constater que leur mère peine à payer les factures et le loyer entraîne, chez certains enfants, un fort sentiment d’insécurité, qui peut perdurer à l’âge adulte et installer à terme un rapport anxiogène à l’argent », remarque Nour-Eddine Benzohra.

13 Quel tableau déprimant, pourrait-on se désoler… N’existe-t-il donc pas de monoparentalité heureuse et épanouissante ? Évidemment si. « Certaines femmes vivent cette expérience comme une découverte de leurs ressources et potentialités, une réconciliation avec elles-mêmes, une revalorisation narcissique. Les préadolescents et adolescents voient alors une véritable mère courage dans leur maman solo, une figure d’identification dynamisante », affirme le pédiatre. Mais ce versant positif de la monoparentalité ne peut émerger qu’à certaines conditions. « La mise en place de dispositifs d’aide aux mères solo par les pouvoirs publics est essentielle, sur le plan tant matériel que symbolique. Ils viennent dire que la monoparentalité n’est plus une honte sociale mais un destin possible parmi d’autres dans l’histoire d’une conjugalité. Mais cela ne suffit pas ! Beaucoup de ces mères seules auraient besoin d’une aide psychologique pour guérir la blessure abandonnique ou narcissique infligée par la séparation, pour réussir à faire la différence entre l’ex-conjoint et le père, se projeter au-delà du conflit, accepter l’aide de tiers, oser s’ouvrir sur l’extérieur sans peur », insiste Patricia Rossi. La mise en place de lieux d’écoute et de recueil de leur parole – et de celle des papas solo, car ils connaissent exactement les mêmes affres (lire p. 37-39) – permettrait sans nul doute l’avènement d’une monoparentalité mieux vécue par tous les protagonistes.

À lire :

Un seul parent à la maison, de Jocelyne Dahan et Anne Lamy (Albin Michel, coll. « Ainsi va la vie », 2005).
Le Scandale du silence. Familles monoparentales, de Christine Kelly (Léo Scheer, coll. « Documents », 2012).
Christine Kelly, journaliste, a créé en 2010 la fondation K d’urgences pour venir en aide aux familles monoparentales en situation d’urgence.
Pour les enfants :
Vivre seul avec papa ou maman, de Catherine Dolto et Colline Faure-Poiré, ill. Joëlle Boucher (Gallimard jeunesse, coll. « Giboulées », 1996).

Notes

  • [1]
    Nour-Eddine Benzohra est coauteur avec Colette Barroux-Chabanol de L’Art d’être des parents séparés (Albin Michel, 2017).
  • [2]
    Patricia Rossi est coauteure avec Gérard Neyrand de Monoparentalité précaire et femme sujet (érès, 2014).
  • [3]
    Gérard Neyrand est l’auteur de Père, mère après séparation. Résidence alternée et coparentalité (érès, 2015).
Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2017
https://doi.org/10.3917/epar.623.0031
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