Les questions financières dans la famille véhiculent des enjeux psychologiques forts, souvent inconscients. les deux thérapeutes ont conjugué leur savoir professionnel et leur expérience de couple dans un ouvrage écrit à quatre mains [1] et dévoilent ce qui se joue à travers l’argent. une aide précieuse pour vivre des relations familiales harmonieuses.
Alors que jusqu’à présent vous écriviez chacun de votre côté, pourquoi avoir rédigé cet ouvrage en couple ?

1 Nicole Prieur : Nos rapports respectifs à l’argent sont très différents ! L’un (moi, en l’occurrence) est plutôt cigale, l’autre plutôt fourmi… Nous avons eu envie d’exploiter ces différences qui, au fil des années, sont devenues une vraie complémentarité au sein de notre couple. Il nous a en effet semblé intéressant de nous pencher à deux sur ce sujet de l’argent dans la famille, avec chacun sa sensibilité mais aussi son expérience clinique.
2 Bernard Prieur : D’autant que nous avions tous les deux fait le même constat à propos de nos patients : ils répugnent fortement à parler d’argent, sans doute plus encore que de sexualité ! Comme si argent et famille, argent et amour étaient incompatibles. Et qu’évoquer ce type d’associations relevait du tabou le plus absolu.
3 Nicole Prieur : Notre inconscient collectif est profondément imprégné de la certitude que, lorsqu’on aime, on ne compte pas. Or, c’est une erreur totale ! Les liens de cœur n’échappent pas aux liens d’argent, loin s’en faut. Car cet argent qui circule dans la famille est chargé de symbolique et d’implicite. Il ordonne les places, organise les relations, il peut parler d’amour comme d’emprise, de solidarité comme d’inégalité, de générosité comme de pouvoir. Derrière les échanges d’argent intrafamiliaux se glissent des attentes et des désirs, des messages non explicitement exprimés. Il est essentiel d’en prendre conscience pour éviter que ne surgissent malentendus et conflits.
Ce thème semble tout aussi tabou chez les psychanalystes et les psychologues ! Hormis Freud et Lacan, très peu d’entre eux s’y sont intéressés… De votre côté, pourquoi investir ce sujet ?
4 Nicole Prieur : Les réalités sociétales et économiques du moment font que la famille est plus bousculée par les affaires d’argent qu’autrefois. Des questions jusque-là inédites se posent. Comment soutenir financièrement des enfants entrant de plus en plus tard dans la vie active ? Avec l’allongement de la durée de vie, comment assumer d’un point de vue matériel la dépendance de ses parents âgés ? Les nouvelles configurations familiales (familles recomposées, monoparentales) sont elles aussi le théâtre de problématiques financières souvent complexes. Autant de situations qui engendrent des affects encore plus nombreux. Il y a donc urgence à lever ce tabou et à oser, enfin, parler d’argent dans la famille.
5 Bernard Prieur : Il n’est pas très étonnant que ce sujet ait été si peu étudié. Pour la religion chrétienne, l’argent a toujours été du côté du « mal ». Pour Freud, il était du côté de l’analité, des excréments et du « sale ». Le mal et la saleté ne méritant pas qu’on s’y attarde, le débat était clos avant même d’être ouvert ! Il est plus que temps de l’ouvrir. Ne serait-ce que pour ne pas abandonner ce champ de l’argent familial aux seuls banquiers ! De plus en plus d’établissements bancaires, à grand renfort de publicité, proposent de se substituer aux parents pour éduquer leurs enfants à l’argent. Cela nous semble dommageable.
Pourquoi avoir choisi de construire votre livre de manière chronologique, de la constitution du couple à l’héritage en passant par la naissance des enfants, leur départ et la retraite, sans oublier les séparations et les recompositions ?
6 Nicole Prieur : Un billet de 10 euros n’a pas la même valeur ni la même portée symbolique à chaque étape de la vie familiale, à chaque passage d’un cycle à un autre. L’argent de poche que l’on donne à son enfant de 8 ans n’est pas porteur du même message que la petite somme glissée à son enfant adulte au chômage ou le règlement de la maison de retraite de ses parents. Pour pouvoir prendre en compte ces évolutions, il nous a semblé indispensable de resituer les relations familiales dans leur historicité et leur continuum.
7 Bernard Prieur : Chaque cycle de vie appelle un nouvel équilibre relationnel au sein de la famille et introduit une crise « normale », plus ou moins durable et profonde, pouvant être dépassée ou, au contraire, se transformer en impasse. Débusquer les non-dits autour de l’argent à chaque cycle de la vie facilite le passage à l’étape suivante. Autrement dit, parler d’argent en famille et régler les problèmes au fur et à mesure permet une continuité harmonieuse sur le long terme.
Selon vous, quel est le principal malentendu qui règne dans les familles autour de l’argent ?
8 Nicole Prieur : Nous confondons couramment la valeur économique de l’argent avec sa valeur symbolique. Nous avons ainsi tendance à penser que l’argent reflète l’amour et l’affection que nous portent nos proches, l’importance que nous avons à leurs yeux, la reconnaissance qu’ils nous accordent ou pas. Si un cadeau de nos parents n’atteint pas la valeur que nous espérions, nous en déduisons qu’ils ne nous aiment pas tant que ça, ou en tout cas moins que notre frère ou notre sœur qui a reçu davantage. Un sentiment d’injustice naît alors, qui gangrène les relations. Quitte à se disputer autour de questions d’argent, autant savoir pour quelles vraies raisons on se dispute ! En l’occurrence pour une affaire de rivalité fraternelle. Mettre le sujet sur la table donnera aux parents l’occasion d’expliquer à leurs enfants que l’égalité n’est pas synonyme d’équité, et qu’ils ne donnent pas en fonction de la force de leur amour mais en fonction des besoins d’un enfant à un instant précis de son existence. Une telle discussion aura le mérite de calmer le jeu sur le moment, voire, probablement, de déminer le terrain pour une future étape, cruciale, celle de l’héritage.
9 Bernard Prieur : Au sein du couple également, l’argent est souvent considéré comme le baromètre du sentiment amoureux. Le conjoint qui tient à conserver son compte bancaire personnel et ne verse pas la totalité de ses revenus sur un compte joint peut éveiller les soupçons de l’autre quant à son réel désir d’engagement. Comme si l’amour vrai ne pouvait se conjuguer que sur le mode « tout ce qui est à moi est à toi ». Cette idée est profondément ancrée dans l’inconscient collectif et se trouve à l’origine de nombreuses discordes. Le choix de la stratégie budgétaire ne dit pas forcément grand-chose du sentiment amoureux et de son intensité. Il a plus souvent à voir avec l’histoire familiale de chacun, avec ce qui lui a été transmis par ses parents sur la manière dont on gère l’argent, sur les valeurs qui lui sont attachées. L’enjeu, pour les couples, est de tricoter ces deux histoires, de coconstruire leur propre rapport à l’argent et, à travers lui, leur relation. Là encore, parler ouvertement de ses déceptions, de ses frustrations et de ses doutes liés à l’argent ne pourra que faciliter cette élaboration.
Dans votre ouvrage, vous insistez sur le fait que les enfants ont une vision anxieuse de l’argent. Est-ce nouveau ?
10 Nicole Prieur : Oui, ce phénomène est récent, directement issu de la crise. De plus en plus d’enfants sont confrontés très tôt aux difficultés financières de leur famille, au chômage d’un parent, à une pension alimentaire qui n’est pas versée régulièrement, à des factures que l’on ne parvient plus à payer. Il y a dix ans, l’argent était aux yeux de l’enfant un objet magique, qui allait lui assurer un bel avenir. Aujourd’hui, il est devenu ce qui risque de lui manquer ! Certains enfants culpabilisent même de peser sur le budget familial. Derrière ces inquiétudes, on peut lire un besoin de réassurance : mes parents sont-ils capables de me protéger ? Là encore, il s’agit de séparer ce qui est strictement pécuniaire du reste. Par exemple en expliquant à l’enfant que sa sécurité repose aussi sur d’autres éléments qu’un compte en banque : la présence de ses parents à ses côtés, la solidarité du reste de la famille, les ressources de chacun pour trouver des solutions…
11 Bernard Prieur : Certains parents sont tentés de ne jamais parler argent devant leur enfant de peur de développer cette anxiété chez lui. C’est une erreur. Il faut éviter de l’accabler avec des soucis financiers d’adultes, bien sûr, mais cependant lui montrer en quoi l’objet argent est complexe et paradoxal : il permet de s’acheter des choses qui font envie, mais jamais d’étancher tous les désirs ; il est à la fois comblant et frustrant. À cet égard, l’argent de poche constitue un excellent outil éducatif : il responsabilise les enfants, les met en situation de faire des choix (vont-ils économiser en vue d’un projet précis ou tout dépenser immédiatement ? vont-ils tout garder pour eux ou offrir un cadeau à quelqu’un qu’ils aiment ?). Ce peut être aussi l’occasion de leur transmettre des valeurs morales, éthiques ou d’altérité. Avec les adolescents, négocier le montant de l’argent de poche et les dépenses qu’il doit couvrir revient à négocier ses nouvelles marges d’autonomie. L’argent devient alors un outil constructif et utile pour faire évoluer la relation.
De plus en plus de jeunes entament des procédures contre leurs parents pour obtenir des pensions alimentaires. Que pensez-vous de ce phénomène ?
12 Nicole Prieur : La judiciarisation actuelle de notre société ne suffit pas à l’expliquer, elle le rend seulement possible. Ce phénomène signifie sans doute que, dans ces familles, on n’a jamais osé parler d’argent. Et qu’en conséquence les non-dits et les rancœurs se sont accumulés. Car que réclament ces jeunes ? Pas seulement de l’argent, mais la preuve sonnante et trébuchante qu’ils sont aimés et reconnus.
13 Bernard Prieur : C’est aussi le symptôme d’un malaise social très fort. Nous vivons en effet à l’heure du : « J’y ai droit. » Eh bien non ! Un enfant doit comprendre que l’argent n’est jamais un dû. On le gagne ou on le reçoit en don mais on ne l’exige pas. Voilà une belle idée que ses parents peuvent lui transmettre.
Notes
-
[1]
La famille, l’argent, l’amour. Les enjeux psychologiques des questions matérielles (éd. Albin Michel, 2016).