CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Élever les enfants à la dure, est-ce toujours répréhensible ? Pour en juger, il faut considérer la société qui produit tel ou tel type d’éducation et les objectifs qui le sous-tendent.

2Qu’est-ce qu’une éducation bienveillante ? L’association de ces deux termes ne constitue-t-elle pas un pléonasme ? Toute éducation visant en théorie à terme le bien des éduqués, comment une éducation s’afficherait-elle comme malveillante ? Si certaines formes d’éducation peuvent paraître négatives aux yeux des parents et des éducateurs d’aujourd’hui, ce n’est pas tant en raison de leurs objectifs que de leurs méthodes, considérées comme dures, humiliantes, voire cruelles. Pourtant, elles sont parfois justifiées par le contexte. Plus celui-ci est hostile, plus l’éducation prône l’endurcissement de l’enfant. La malveillance, c’est-à-dire l’ignorance volontaire de l’intérêt de l’enfant, consisterait en l’occurrence à ne pas le préparer à affronter le monde où il devra vivre, à le livrer sans capacité de défense à un univers impitoyable où chacun défend sa place sans considération pour les autres. Nous vivons aujourd’hui, au moins dans l’ensemble du monde occidental, dans un contexte privilégié. Quoi qu’on en dise, nos pays n’ont jamais été aussi riches ni aussi sécurisés qu’en ce début de XXIe siècle. Nous pouvons donc imaginer une éducation qui permette avant tout à l’enfant de s’épanouir, lui épargne autant que possible les contraintes qui nuiraient à son bien-être matériel et affectif ainsi que toute expérience pénible ou douloureuse. Plus les pays se dotent de systèmes de protection sociale efficaces et de législations limitant les risques de souffrance au travail, plus les citoyens sont attentifs à promouvoir le bien-être de leurs enfants. Ce n’est pas un hasard si les pays scandinaves ont été les premiers à interdire les châtiments corporels dans la sphère familiale, au début des années 1980, à une époque où l’État providence était à son apogée. Toute éducation reflète l’état de la société dans son ensemble. Si l’on peut y trouver des principes universels, comme le fait de conduire les enfants vers l’autonomie ou de leur inculquer des valeurs et des normes qui leur permettront de vivre en société tout en s’épanouissant sur le plan personnel, ceux-ci ne s’incarnent pas de la même façon selon le contexte.

L’école de la brousse

3Dans certaines sociétés, il faut encore effectuer des travaux pénibles pour survivre, souffrir de la faim, du froid, se battre pour l’accès aux biens de première nécessité, s’éloigner des siens pour gagner sa vie, etc. Dans un tel contexte, la bienveillance ne consiste-t-elle pas à préparer les enfants à affronter un monde dangereux et impitoyable, à les « endurcir » en leur imposant des traitements qui paraissent scandaleux du point de vue de nos sociétés privilégiées ? « L’école de la brousse », en Afrique sub-saharienne, visait ainsi à rendre les enfants autonomes et à les armer contre les dangers de la vie, avec des moyens qui peuvent paraître malveillants mais ne le sont pas, si l’on tient compte du contexte et des objectifs recherchés. Chez les Bassari du Sénégal oriental [1], par exemple, jusqu’au début des années 2000, les enfants de 6 ans quittaient leurs parents pour vivre avec tous les enfants du village dans une maison commune organisée en quatre classes d’âge, les plus jeunes étant soumis à l’autorité des préadolescents, mais protégés d’éventuels abus par les adolescents de 15 ou 16 ans, eux-mêmes placés sous l’autorité des jeunes gens de 18 à 20 ans. Leurs conditions de vie étaient dures : ils devaient assurer eux-mêmes leur alimentation et, pour cela, apprendre progressivement les techniques de chasse et de cueillette, entretenir les chemins, chasser les animaux nuisibles, etc. Le changement de classe d’âge s’accompagnait d’épreuves testant leur résistance à la souffrance physique : quatre coups de fouet dans le dos sans grimace de douleur pour passer des 6-11 ans à la classe des préadolescents et, pour les 15-16 ans entrant dans le monde des jeunes adultes, une grande épreuve d’initiation qui consistait à vivre plusieurs semaines en autonomie dans la brousse avant de rentrer au village et d’affronter en combat singulier, avec des bâtons, des hommes dans la force de l’âge portant des masques effrayants représentant les génies de la nature. Ils apprenaient ainsi à surmonter la peur, la souffrance et l’isolement, mais découvraient aussi la solidarité, en partageant ces épreuves avec les membres de leur classe d’âge. Et ressortaient de cette éducation parés pour affronter la vie dans un milieu de forêt tropicale où il était difficile de se procurer à manger tous les jours, et où ils pouvaient croiser des animaux sauvages ou des populations ennemies susceptibles de les attaquer. Aucune intention malveillante, donc, derrière ces méthodes éducatives. D’ailleurs, quand les conditions de vie ont commencé à s’améliorer, l’éducation traditionnelle a évolué. Aujourd’hui, le rite initiatique se limite à passer quelques jours en brousse et à un combat interdisant l’usage des bâtons, placé sous l’arbitrage de personnes qui interviennent quand les adultes abusent de leur force vis-à-vis des adolescents.

figure im1
Cérémonie initiatique en pays Bassari (Sénégal).
© D.R.

L’instrumentalisation par l’éducation

4En réalité, il serait plus pertinent de juger de la bienveillance ou de la malveillance d’un système d’éducation en fonction de ses objectifs plutôt que ses méthodes. La finalité est malveillante, par exemple, si l’éducation vise à asservir l’enfant aux adultes, à freiner son accès à l’autonomie et à lui ôter toute estime de soi pour l’obliger à admirer les figures parentales (ou adultes), afin de flatter leur ego ou de leur garantir sa docilité. Nul besoin pour cela d’user de méthodes brutales et humiliantes. Une sollicitude excessive qui aboutit à un chantage affectif, par exemple, amène l’enfant à refouler ses désirs s’il sent qu’ils déplaisent à ses parents. L’étouffement de sa volonté par un amour « dévorant » le conduit à se conformer à leurs attentes, quitte à accumuler les frustrations. Cela peut se traduire, à l’adolescence, par un surinvestissement scolaire ou par un choix d’études destiné à flatter le narcissisme des parents ou à réaliser leurs rêves. Ou, à l’âge adulte, par une incapacité à tisser des relations affectives heureuses avec l’être de son choix, tant la figure du parent possessif s’interpose entre lui et la personne aimée. Le roman de François Mauriac Génitrix[2] met en scène une mère dominatrice qui détourne son fils de toute activité intellectuelle, professionnelle ou sociale, puis l’empêche de vivre en couple avec une jeune femme tardivement épousée. Cela finit par se retourner contre la mère, que le fils accuse d’être responsable du décès de son épouse.

Au service de l’État

5Dans les systèmes d’éducation instaurés par l’État, les objectifs ne se limitent pas à inculquer aux enfants des savoirs de base et à les préparer au monde du travail, mais aussi à former des citoyens qui reconnaissent le pouvoir de l’État. Cela peut expliquer la volonté de l’école de la République, en particulier après chaque guerre entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, d’exalter dans les programmes d’histoire le sacrifice des héros morts pour la patrie, en vue de préparer les élèves à accomplir leur devoir en cas de conflit.

6Dans les systèmes totalitaires, l’éducation cherche à produire des adultes totalement asservis à l’État. La famille est alors complètement exclue du processus éducatif. À Spartes, au IVe siècle avant J.-C., les garçons étaient éduqués de façon militaire et persuadés que le plus beau destin consistait à se sacrifier pour la patrie [3]. Cette cité dominée par l’armée accordait aussi de l’importance à l’éducation des filles, qui se pliaient à un entraînement physique, non pas en vue de combattre mais pour donner naissance à des enfants sains et vigoureux. Cette tentation totalitaire, qui consiste à assigner aux garçons un rôle de combattants prêts à mourir pour l’État et aux filles un rôle de reproductrices pour fournir les armées en chair à canon, n’a pas disparu. L’endoctrinement entrepris par Daesh pour former des « lionceaux du califat » rappelle que l’instrumentalisation malveillante du processus éducatif reste malheureusement d’actualité.

7La bienveillance ou la malveillance en éducation s’évaluent plus en fonction du contexte et des finalités des éducateurs que des méthodes, qui, seules, n’expriment ni désamour ni désir de domination perverse. Il suffit que le contexte change pour que la bienveillance devienne malveillance, et vice-versa. Mieux vaut admettre, donc, qu’aucun système éducatif n’est en soi idéal.

Notes

  • [1]
    Lire Les Bassari du Sénégal à Tambacounda. Une communauté traditionnelle en milieu urbain, de Babacar Ndong, préface de Monique Gessain, postface de Jacques Barrou, (éd. L’Harmattan, coll. « Minorités et Sociétés », 2011).
  • [2]
    Éd. Le livre de poche, 1964.
  • [3]
    Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, t.1, Le Monde grec, d’Henri-Irénée Marrou (éd. Seuil, coll. « Points Histoire », 1981).

À lire :

  • L’enfant et son milieu en Afrique noire, de Pierre Erny (éd. L’Harmattan, 2000).
  • Éducation et Civilisation. Sociétés d’hier, de Lê Thành Khoî (éd. Unesco-BIE-Nathan, 1995).
  • Histoire de l’éducation et de l’enseignement en France, t. 4. Depuis 1930, d’Antoine Prost (éd. Perrin, 2004).
Jacques Barou
Anthropologue, chercheur au laboratoire Pacte, à Grenoble (CNRS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2017
https://doi.org/10.3917/epar.622.0060
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...