CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Livres, blogs, stages, conférences... L’éducation positive est partout, multipliant les incitations à une « parentalité bienveillante ». Cette approche constitue-t-elle une vraie révolution éducative ? Ou un nouveau dogme finalement très écrasant pour les parents ? Ni miraculeuse ni diabolique, elle est à considérer de façon nuancée.

2« Tu es trop méchant, va au coin et restes-y, je ne veux plus te voir ! » « Attention, je compte jusqu’à trois, si à trois tu n’as pas fini ton assiette, c’est la fessée ! » Ces petites phrases, beaucoup d’adultes les ont régulièrement entendues tout au long de leur enfance dans la bouche de leurs parents. Ils les jugent banales, anodines, éducatives, même, et n’hésitent pas à les reprendre à leur compte quand ils deviennent parents à leur tour. Les tenants de l’éducation positive parlent, à leur propos, de « violence éducative ordinaire » et y voient une véritable maltraitance émotionnelle. « Toute parole ou tout comportement qui rabaisse un enfant, le critique, le punit, lui donne un sentiment d’humiliation et de honte, lui fait peur ou le rejette, relève de la maltraitance émotionnelle. De même que le fait de l’ignorer ou de ne pas répondre à ses besoins d’affection, de soins et de protection », détaille Catherine Gueguen, pédiatre et spécialiste du soutien à la parentalité [1].

3Ce médecin et ceux qui se réclament de l’éducation positive prônent un tout autre accompagnement éducatif, fondé sur la bienveillance. « Au lieu de s’occuper de ce qui ne va pas chez un enfant, de le limiter et de rejeter ce qui nous gêne dans ses comportements, il s’agit de lui donner des ressources, de lui indiquer une direction et de trouver avec lui comment il peut faire autrement. C’est en cela que cette éducation est positive, parce qu’elle est constructive », explique Isabelle Filliozat [2], psychothérapeute, l’une des premières à introduire cette approche en France, au début des années 2000, et à proposer des ateliers aux parents ainsi que des formations aux professionnels.

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© Pascal Gros

Des mentors anglo-saxons

4Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’éducation et de la pédagogie, ces propos n’ont rien de très nouveau. Une Maria Montessori et un Célestin Freinet, tous deux empreints d’une philosophie du respect de l’enfant, auraient pu les tenir au début du siècle dernier ! Mais les promoteurs de l’éducation positive se réfèrent plutôt à d’autres penseurs, issus du monde anglo-saxon et d’un courant dit de psychologie humaniste. Leurs mentors sont notamment les psychologues Carl Rogers[3], qui a théorisé l’écoute active dans les années 1950, Marshall B. Rosenberg, à l’origine de la communication non violente [4] dans les années 1970, Thomas Gordon, auteur du best-seller Parents efficaces et créateur de la méthode de communication gagnant-gagnant, lui aussi dans les années 1970, Haïm Ginott, pour qui l’empathie doit être à la base de la communication parent-enfant, et qui a inspiré Elaine Faber et Adèle Mazlish, auteures d’un autre ouvrage à succès : Parler pour que les enfants écoutent, écouter pour que les enfants parlent[5].

5Outre leur vision humaniste, tous ces psychologues ont un autre point commun : aucun n’a accepté de jouer le jeu de la validation scientifique, qu’ils jugeaient réducteur. « Considérant que chaque individu est unique, ils n’ont pas voulu souscrire aux méthodes scientifiques qui comparent des groupes, établissent des moyennes et des statistiques. Résultat, il est impossible de prouver que les intuitions de ces pionniers étaient scientifiquement fondées », note Rébecca Shankland, maître de conférences en psychologie [6].

Pourquoi un tel succès, ici et maintenant ?

À coup sûr, un marketing puissant et savamment organisé sous-tend la déferlante de l’éducation positive dans les librairies et sur la Toile. Mais pas seulement… « Le succès de l’éducation positive s’explique aussi par le contexte social actuel. Alors que nous traversons une période de crise, très incertaine et anxiogène, de plus en plus de personnes se réfugient dans des postures de maîtrise. Cette éducation-là peut donner le sentiment qu’on garde la main, que tout est balisé, que les résultats seront au rendez-vous pour peu que l’on applique les directives données », suggère Marcel Sanguet.
La parentalité bienveillante est sans doute aussi venue combler un manque. Le modèle dominant de la famille – un papa, une maman, des enfants – a volé en éclats, laissant la place à des configurations familiales diverses, véhiculant chacune des formes d’interaction tout aussi variées. Face à ces métamorphoses, beaucoup de parents se sont sentis perdus, privés d’un modèle clair et unique pour réguler les inévitables dysfonctionnements éducatifs. « La plupart des structures d’aide à la parentalité, comme Parentel ou les Écoles des parents et des éducateurs, se refusent à imposer aux parents un modèle tout fait. Elles les accompagnent, mais les renvoient à leurs responsabilités afin qu’ils élaborent eux-mêmes de nouvelles formes de parentalité. Elles les incitent à un travail de réflexion sur eux-mêmes et sur leur histoire ; elles les encouragent à converser avec d’autres parents pour trouver ensemble des solutions. Mais cela ne suffit pas à certains, qui trouvent peut-être ce cheminement trop long et trop laborieux. Ils ont besoin de conseils plus pragmatiques, plus directement applicables », analyse Daniel Coum.
Les structures d’aide à la parentalité doivent-elles entendre cette demande de rentabilité immédiate ou maintenir leurs exigences ? Une réflexion de fond semble s’imposer pour trancher ce dilemme.
I.G.

6Au tournant du siècle intervient un changement radical. « En 2000, Martin Seligman, alors président de l’Association américaine de psychologie, fait un bilan du XXe siècle et des propositions d’orientation pour le siècle suivant. Il prend acte des grandes avancées effectuées en termes de compréhension et d’accompagnement des dysfonctionnements psychiques et des traumatismes. Mais insiste sur le fait que les chercheurs ne se sont pas assez intéressés jusque-là à l’épanouissement des individus, à leur bien-être, au développement de leurs compétences psychosociales. Et qu’il est temps d’y remédier ! » poursuit la psychologue. Depuis, les recherches foisonnent autour de ces thématiques davantage ciblées sur les ressorts à mettre en œuvre aujourd’hui et demain pour mieux vivre que sur le décryptage de nos souffrances passées. C’est ainsi qu’est née la psychologie positive au début des années 2000 – en opposition à la psychanalyse – puis, dans son sillage, l’éducation positive. « L’éducation positive n’est rien d’autre que la psychologie positive appliquée à l’éducation. L’une comme l’autre sont désormais scientifiquement validées », souligne Rébecca Shankland.

L’apport des neurosciences

7Que nous apprennent justement les recherches récentes concernant le fonctionnement du cerveau de l’enfant ? « Ces travaux nous ont notamment appris que, jusqu’à 5 ans environ, le cerveau émotionnel et le cerveau archaïque (ou reptilien) sont les plus actifs chez un enfant, alors que le cortex préfrontal est encore très immature. Or, c’est ce dernier qui permet d’analyser une situation difficile, de prendre du recul, de chercher des solutions et, par là même, de calmer les émotions et de limiter la sécrétion des molécules du stress. Le jeune enfant ne possédant pas encore ces mécanismes de régulation, il vit toutes les émotions – colère, tristesse, etc. – de manière exacerbée », analyse Catherine Gueguen [7].

8Selon elle, l’enfant qui pique une colère ou semble provoquer ses parents ne fait pas exprès de les énerver, son cerveau est juste immature. Une attitude qui devrait attirer leur compassion plutôt que des reproches ou une punition. « Face à un enfant qui hurle et trépigne, le parent bienveillant ne va pas lui demander de se calmer et lui dire : “Arrête ton caprice et va dans ta chambre !” mais plutôt l’aider à comprendre ce qu’il ressent : est-ce une crise de rage, un accès de stress, de la tristesse, de la déception ? Puis lui proposer les moyens de s’apaiser », décode Isabelle Filliozat. Accueillir et comprendre les émotions de l’enfant, décrypter les vrais besoins qui se cachent derrière des comportements habituellement jugés inappropriés, tels sont les préceptes fondamentaux de cette approche éducative. Les neurosciences affectives et sociales vont plus loin encore et s’intéressent à ce qui se passe dans le cerveau pendant les interactions humaines, quand nous éprouvons des émotions et des sentiments, et mettent en lumière l’impact des modes éducatifs sur celui de l’enfant. « Quand un enfant subit un stress chronique parce qu’il est l’objet de maltraitance émotionnelle, son cerveau sécrète une grande quantité de cortisol. Malheureusement, cette hormone empêche l’expression d’une molécule cruciale, le BDNF[8], facteur de croissance des neurones. En conséquence, la multiplication des neurones dans des zones très importantes comme le cortex préfrontal s’en trouve freinée. Parfois même les neurones sont détruits », argumente le Dr Gueguen. Et la spécialiste de citer de nombreuses recherches prouvant les effets délétères de la violence éducative ordinaire : diminution du volume du cortex orbito-frontal, zone dévolue à l’empathie, au sens éthique et moral ; diminution du volume de l’hippocampe, siège de la mémoire et des apprentissages. Parallèlement, d’autres études montrent que lorsqu’un parent adopte une attitude chaleureuse et soutenante avec son enfant, le volume du cortex orbito-frontal et celui de l’hippocampe augmentent. L’enfant apprend mieux, gère mieux ses émotions : en un mot, il développe un bien-être durable.

Pour le meilleur ou pour le pire ?

9Forte de cette légitimité scientifique, l’éducation positive séduit de plus en plus de parents. Certains même y adhèrent avec un enthousiasme si débordant qu’ils entrent en éducation positive comme en religion ! Pour le meilleur ou pour le pire ? « Après le discours de certains spécialistes dans les années 1990, qui voyaient des enfants tyrans partout, encourageaient les parents à renouer avec l’autoritarisme d’antan et ne parlaient plus que de cadre et de limites, l’éducation positive a eu le mérite de faire entendre un autre son de cloche, plus mesuré et subtil », remarque Marcel Sanguet, psychologue clinicien et psychanalyste [9].

10Ce qui n’empêche pas cette philosophie éducative d’avoir certaines limites, dont l’une est lisible dans son intitulé même. « Ce terme d’éducation positive constitue à mon sens un coup de force sémantique car il rend le concept incritiquable. Comment oser émettre des réserves sur une éducation censée apporter du positif à son enfant ? Questionner cet énoncé, c’est prendre le risque d’être taxé de négatif, de pessimiste, de Cassandre ! » note Daniel Coum, psychologue et psychanalyste, directeur de l’association de soutien à la parentalité Parentel [10]. Pourtant, cette approche éducative – comme n’importe quelle autre – mérite d’être interrogée. Notamment parce qu’elle fait l’impasse sur certains aspects essentiels de la vie familiale. « L’éducation positive nie purement et simplement toute la dimension inconsciente de la famille, cette “arrière-cuisine” qui inclut toutes sortes de pulsions, y compris bien sûr de la haine et de la violence. Elle considère que les parents sont toujours clairement conscients de ce qu’ils font, qu’il leur suffit de vouloir bien faire et d’adopter les “bonnes” méthodes pour rendre leur enfant heureux », poursuit-il.

11Un présupposé particulièrement culpabilisant pour tous ceux qui, justement, ne parviennent pas à être à la hauteur de cet idéal. Quel parent le peut, d’ailleurs ? « L’éducation positive sert finalement à ceux qui en ont le moins besoin, qui ont les ressources culturelles, psychiques et économiques pour réussir à transformer leurs mouvements inconscients profonds en activités symboliques et en paroles. Quant aux autres, ceux qui se laissent emporter par leurs pulsions, ils sont abandonnés sur le bord du chemin de l’éducation positive. » Le psychanalyste raconte l’histoire de cette mère reçue à Parentel qui, ayant échoué à appliquer les préceptes de la parentalité bienveillante, s’était mise à nourrir une véritable rancœur contre son enfant l’empêchant d’être le parent parfait qu’elle rêvait d’être. Quand le prétendu meilleur devient l’ennemi du bien… « Ce qui me gêne, dans l’éducation positive, ce n’est pas la philosophie dont elle est porteuse, ni sa conception de l’humain. C’est le fait qu’elle soit devenue prescriptive, dans le sens où elle prescrit des comportements très normés aux parents. En se proclamant dogme, elle porte en elle les germes de l’exclusion de ceux qui ne réussissent pas à entrer dans le cadre », insiste Daniel Coum.

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© Pascal Gros

Une grande prétention

12Les promesses de l’éducation positive sont certes alléchantes : une ambiance familiale sereine, harmonieuse et sans conflit ; l’épanouissement de l’enfant et le développement de son plein potentiel. Mais, à y regarder de plus près, est-ce un idéal aussi doré qu’il le paraît ? « Le danger est que l’enfant se soumette totalement à ses parents. Non par peur des représailles mais parce qu’il perçoit qu’ils ne supporteraient pas de le voir devenir différent de ce qu’ils avaient projeté pour lui. Quand un enfant se sent au cœur d’une ambition parentale aussi forte que celle qui est véhiculée par l’éducation positive, a-t-il vraiment la possibilité et la liberté de trahir les désirs de sa mère ou de son père ? Je ne le pense pas. Ce renoncement ne peut se faire qu’au détriment de la construction de son autonomie et de sa subjectivité », s’inquiète Marcel Sanguet. Or, permettre à son enfant de « s’échapper » et de devenir un vrai sujet, n’est-ce pas le but de l’éducation ?

13La parentalité positive se fonde également sur une certitude d’une grande prétention : croire que les parents peuvent comprendre tous les besoins de leur enfant et y répondre de manière adéquate. « Un enfant n’a surtout pas besoin d’un parent parfait qui deviendrait à terme un modèle écrasant et l’empêcherait lui-même, plus tard, d’essayer d’être un “bon” parent. Il a besoin d’un parent qui, même s’il se trompe et tâtonne, a le puissant désir de le secourir et ne lâche pas l’affaire ! » avance le psychanalyste. Un enfant se construit aussi dans le « négatif » auquel il est confronté, grâce aux déceptions, aux frustrations, aux manques, aux malentendus et aux insuffisances de ses parents. Sinon, comment aurait-il envie de s’ouvrir au monde pour trouver d’autres réponses ?

14Vouloir éradiquer toute violence de la sphère familiale n’est pas forcément souhaitable non plus. Non qu’il s’agisse d’encourager les cris, les insultes ou les coups ! Mais simplement parce que l’agressivité est inhérente à l’être humain et qu’elle n’épargne ni les parents, ni les enfants. « L’enfant doit pouvoir faire l’expérience du conflit au sein de la famille, pour constater qu’un désaccord ne conduit pas à l’implosion de sa cellule de vie. L’organisation familiale est aussi faite de bruits et de fureurs, c’est ainsi. Mais cette négativité qui s’exprime dans le conflit ordinaire produit un bénéfice : elle garantit de ne pas se fondre dans l’autre », assure Marcel Sanguet. Et prépare aux conflits extérieurs.

15Enfin, la référence appuyée aux neurosciences peut susciter quelques réserves. « On est là dans une véritable idéologie scientiste qui veut à tout prix rationaliser la psychologie humaine. Quitte à repousser toutes les autres interprétations : si l’inconscient ne se voit pas à l’IRM, c’est qu’il n’existe pas ! Si les sciences humaines ne sont pas évaluables, c’est qu’elles ne sont pas fiables ! L’éducation positive étant prouvée par la science, on ne peut qu’y croire et appliquer ses recommandations à la lettre ! » souligne Daniel Coum.

16Comment, enfin, conserver sa liberté et sa spontanéité de parent face au discours directif, voire tyrannique, de l’éducation positive ? « Quand on rationalise à outrance, que l’on adhère à un discours formel qui prescrit des comportements, on se perd, on fonctionne sur le mode du « faux soi-même ». Or, comme nous l’a si bien appris Françoise Dolto, seule une parole vraie et sincère peut toucher un enfant », ajoute-t-il.

17Et si la meilleure façon d’être un « bon » parent était d’écouter ce que nous sommes profondément et ce qu’est notre enfant, de mettre en place des manières d’être qui nous soient propres et qui lui soient adaptées plutôt que d’appliquer des recettes de « prêt-à-éduquer » ?

Notes

  • [1]
    Auteure de Vivre heureux avec son enfant. Un nouveau regard sur l’éducation au quotidien grâce aux neurosciences affectives (éd. Pocket, 2017).
  • [2]
    Auteure de nombreux ouvrages dont L’Intelligence du cœur et Au cœur des émotions de l’enfant (éd. Marabout, 2013).
  • [3]
    On lui doit la notion d’approche centrée sur la personne.
  • [4]
    Ou CNV (lire p. 42).
  • [5]
    Éd. Phare, 2012. Première éd. 1979.
  • [6]
    Chercheuse à l’université Grenoble-Alpes, responsable du diplôme universitaire de psychologie positive, auteure de La Psychologie positive (éd. Dunod, 2014) et de Les Pouvoirs de la gratitude (éd. Odile Jacob, 2016).
  • [7]
    Lire p. 40.
  • [8]
    Pour Brain-derived neurotrophic factor (facteur neurotrophique issu du cerveau).
  • [9]
    Auteur de « La Madone pratiquait-elle l’éducation positive ? » (Spirale n° 79, éd.érès, 2016).
  • [10]
    Auteur de Paternités : figures contemporaines de la fonction paternelle (éd. EHESP, 2016).
  • À lire :

    • Parents efficaces. Les règles d’or de la communication entre parents et enfants, de Thomas Gordon (éd. Poche Marabout, 2013).
    • J’ai tout essayé ! Opposition, pleurs et crises de rage : traverser la période de 1 à 5 ans, d’Isabelle Filliozat (éd. Poche Marabout, 2013).
    • Les 101 règles d’or de l’éducation bienveillante. Élever vos enfants sans élever la voix (ni baisser les bras !), de Gilles-Marie Valet (éd. Larousse Poche 2016).
  • À visionner :

Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2017
https://doi.org/10.3917/epar.622.0031
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