1 Les consoles portables, les smartphones et Internet ont rendu possible la pratique du jeu vidéo partout et à n’importe quel instant. Dans les salles d’attente et, parfois, pendant la séance, les thérapeutes voient leurs patients jouer aux jeux vidéo. L’attachement de certains joueurs à leur passe-temps favori n’a pas manqué d’attirer l’attention des psychothérapeutes, qui se sont interrogés sur le lien qui unit le joueur à son jeu. S’agit-il du lien passionné qui unit le jeune enfant à son doudou ? En d’autres termes, les jeux vidéo sont-ils des objets transitionnels ?
2 Le rapprochement entre le jeu vidéo et l’objet transitionnel est ancien, mais peu d’articles explorent de manière approfondie cette question. La plupart du temps, les auteurs présentent comme un fait établi l’existence de liens entre jeu vidéo et phénomènes transitionnels. Dans l’un des premiers livres sur l’utilisation de l’ordinateur dans un contexte rééducatif, Hélène Garrel et Daniel Calin [1], enseignants, rapprochent le triangle formé par l’ordinateur, l’enfant et le rééducateur de l’« espace potentiel [2] ». Plus récemment, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron voit dans les personnages des jeux vidéo des équivalents des doudous de l’enfance [3].
3 L’article qui suit va à contresens de cette évidence première, en examinant en détail les liens qui existent entre le jeu vidéo et les phénomènes transitionnels. Il montre que les jeux vidéo ne sont pas en soi des objets transitionnels, mais qu’ils peuvent donner lieu à une expérience transitionnelle. Pour démontrer cette thèse, nous décrirons les caractéristiques et les mécanismes des jeux vidéo, puis des phénomènes transitionnels. Nous analyserons aussi leurs similarités et leurs différences.
4 Sur le plan théorique, l’examen de cette question permettra aux psychothérapeutes de mieux comprendre les jeux vidéo. Ce qui facilitera, sur le plan clinique, une meilleure prise en charge de leurs patients, qu’il s’agisse de joueurs excessifs, pour lesquels, précisément, l’expérience de la transitionnalité est perdue, ou des autres qui, dans leur immense majorité, jouent aux jeux vidéo aujourd’hui.
Définition du jeu vidéo
5 Nés dans les années 1960, les jeux vidéo sont devenus une pratique culturelle massive et complexe. Ils sont produits par des multinationales ou par de petites équipes. Les parties de jeux vidéo rassemblent maintenant aussi bien des jeunes que des adultes. Et il n’est plus rare, dans une famille, d’avoir deux générations de gamers. Les univers des jeux sont très différents : le joueur peut en effet se plonger dans l’imaginaire de l’heroic fantasy ou des mangas, du Far West ou de la conquête spatiale, dans le monde des courses automobiles ou du sport, de l’urbanisme, de la cuisine, de la gestion d’une entreprise ou d’un gang mafieux… Selon le type de jeu, le réalisme sera plus ou moins recherché, mais le joueur aura dans tous les cas le choix entre une immersion sensori-motrice, imagée ou narrative.
L’objet et l’espace transitionnels
6 La notion d’objet transitionnel a été développée par le psychanalyste anglais Donald W. Winnicott pour désigner un type d’objet particulièrement important dans le développement humain : c’est le premier objet « non-moi » du petit enfant. Il apparaît à une étape intermédiaire entre la période où l’enfant est totalement dépendant du bon accordage de sa mère à ses besoins, et le moment de dépendance relative où il la perçoit comme une entité différente de lui.
7 L’objet transitionnel peut être tangible, comme une pièce de tissu ou les doigts que le tout-petit porte à sa bouche. Il peut aussi s’agir d’un mot ou d’un comportement nécessaires à l’enfant pour s’endormir, ou utilisés comme défense contre l’anxiété.
8 L’enfant a des droits sur lui, et ces droits sont reconnus par les adultes. Cet objet est passionnément cajolé et mutilé ; il doit rester identique, ou alors ses changements sont le fait de l’enfant ; il doit survivre à l’amour, à la haine et à l’agression ; il doit aussi donner l’illusion de la chaleur et du mouvement, avoir sa propre vitalité ou réalité ; son destin est de disparaître progressivement.
9 L’objet transitionnel jette un pont entre plusieurs dimensions. Il aide l’enfant à passer de l’investissement de la mère imaginaire à celui de la mère réelle. En ce sens, il est un précurseur de l’espace et de l’expérience transitionnels. L’enfant qui en possède un a atteint un niveau de développement lui permettant d’utiliser des symboles. Cet objet remplace l’« aire d’illusion » créée entre la mère et l’enfant du fait des soins adaptés qu’elle lui apporte. Il permet à l’enfant de maintenir ensemble, mais séparément, ses états internes et la réalité externe.
Les jeux vidéo sont des objets transitionnels
10 Sherry Turkle est souvent présentée comme la première à avoir rapproché les jeux vidéo des phénomènes transitionnels. Sociologue, elle a été sensibilisée à la théorie psychanalytique lors d’un bref séjour à Paris. En 1995, elle consacre un livre à l’utilisation de plus en plus personnelle des ordinateurs [4]. Initialement conçus comme de formidables assistants de calcul, ces derniers sont en effet rapidement devenus des compagnons de vie. Turkle note que, pour certaines personnes, les ordinateurs ont une fonction « soutenante » : une fois connectées, ce qui leur semble hors de portée dans la vie quotidienne devient facile. La sociologue en conclut que le virtuel est un espace transitionnel.
11 Cette identification de fait de l’espace créé par les ordinateurs et le virtuel à l’espace transitionnel sera critiquée (voir infra), mais la valeur heuristique d’un tel rapprochement reste importante. Pour Winnicott, toute forme de jeu s’enracine dans les relations premières entre l’enfant et son environnement humain. La bonne réponse maternelle consiste non pas à répondre systématiquement aux besoins de l’enfant, mais à y répondre de façon suffisante. Par good enough mother, le psycha-nalyste entend : la mère qui ne sous-estime pas et n’excède pas les capacités de tolérance à la frustration de son enfant. Elle dégage ainsi pour lui, peu à peu, une aire optimale d’expérience où il peut se développer en toute sécurité. De la même façon, les game designers ont appris à construire des jeux qui ne dépassent pas les compétences du joueur. La facilité des premiers niveaux le met en confiance et lui permet de s’immerger dans le jeu. Des tutoriaux lui apprennent les rudiments des règles. Lorsqu’il a emmagasiné suffisamment d’expérience, on lui présente des challenges plus compliqués. Aucun jeu vidéo n’expose un joueur à une difficulté qu’il n’a pas précédemment rencontrée. S’il doit exécuter un double saut pour atteindre un point en hauteur, par exemple, il aura appris dans les niveaux précédents à faire un saut simple.
12 Selon Winnicott, la principale difficulté pour la mère est de trouver le bon tempo. Si elle expose trop tôt l’enfant au monde extérieur, il sera envahi par l’anxiété. Mais si elle tarde trop à se retirer, il aura du mal à construire l’aire optimale d’expérience nécessaire à son développement. En d’autres termes, un retrait trop précoce de la mère empêche l’enfant de comprendre la réalité extérieure, et un retrait trop tardif l’empêche d’agir concrètement sur celle-ci. Dans les jeux vidéo, cette oscillation entre l’ennui et l’anxiété se traduit par les niveaux de difficulté.
13 De nombreuses expressions présentent les jeux vidéo comme une réalité mixte et intermédiaire. Le game designer Jesper Juul les caractérise comme « à moitié réels » (half-real) : ils sont composés d’un ensemble de règles précises auxquelles se plie le joueur, mais impliquent des actions imaginaires. Pour Juul, jouer à un jeu vidéo, c’est inter-agir avec des règles réelles en imaginant un monde fictionnel.
14 Un autre game designer, Jenova Chen, nomme flow cet état intermédiaire idéal recherché par les concepteurs entre l’ennui, si le jeu est trop facile, et l’anxiété, s’il est trop difficile [5]. Le flow est l’expérience optimale vécue par une personne intensément immergée dans une activité, et qui met en adéquation ses capacités et les challenges de la situation [6]. Lorsque le jeu vidéo dépasse largement les compétences du joueur, celui-ci vit une expérience désagréable qui peut le conduire à abandonner la partie du fait de sentiments de rage ou de honte. Mais l’adage selon lequel « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » est aussi valable ici : un jeu trop facile ne fait pas honneur aux compétences du joueur. De plus, sans défi suffisant, ce dernier ne peut pas se situer dans l’aire transitionnelle et en tirer les fruits.
15 Enfin, les jeux vidéo sont aussi décrits comme des « tiers-lieux » : des espaces liminaires entre la maison et le travail [7], où l’individu vit une expérience sociale particulière, car il y est « comme chez soi [8] ». Ces tiers-lieux ont leurs habitués et leurs règles. Par ailleurs, le joueur de jeux vidéo ne se contente pas d’interagir avec le code informatique : les jeux en ligne sont des espaces sociaux où il échange avec d’autres joueurs, s’expose à d’autres points de vue. Ces interactions enrichissent son capital social et lui procurent parfois un soutien émotionnel important. Le jeu vidéo est, pour finir, une activité intermédiaire entre le travail et le loisir. Certains jeux exigent en effet de nombreuses heures pour parvenir à un certain niveau ou recevoir un objet donné. La durée devient alors si pénible que le jeu s’apparente à un travail. Un mot, le playbour, a même été créé pour désigner le fait qu’on y « joue » (play), mais que l’on y « travaille » aussi (labour).
Les jeux vidéo ne sont pas des objets transitionnels
16 Pour Sherry Turkle, les ordinateurs et les jeux vidéo apportent des « identités interactives », qui permettent d’étendre les frontières du self en donnant à l’utilisateur l’illusion d’être une personne différente de celle qu’il est réellement. Ces changements tiendraient au fait que le cyberespace est un espace transitionnel.
17 Le psychanalyste Michael Civin adopte une position plus prudente [9]. Pour lui, le cyberespace est un espace de repli, qui peut être utilisé de manière créative, ou non. L’important réside moins dans les caractéristiques d’Internet que dans les potentialités du joueur, qui saura faire du réseau un espace de subjectivation ou l’utilisera de manière défensive pour contenir une anxiété. Dans le premier cas, l’utilisation du cyberespace sera porteuse de transformation ; dans le second, elle sera au service des forces de l’immobilisme.
18 La théorie de l’objet transitionnel de Winnicott s’appuie sur l’observation clinique suivante : certains enfants sont éperdument attachés à un objet, qui ne revêt de valeur qu’à leurs yeux. Sa perte provoque une détresse intense, tandis que sa manipulation procure plaisir et réconfort. Il est généralement doux, malléable, facilement mis en bouche. Il peut être frotté sur le visage ou trituré. Les manipulations de l’enfant le détruisent petit à petit, sans que ce dernier s’en émeuve.
19 En tant qu’objet matériel, le jeu vidéo ne s’approche aucunement de ces caractéristiques. Il nécessite un ordinateur, une console ou un smartphone : des objets durs, qu’il ne viendrait à l’idée de personne de caresser ou de mettre à la bouche. Seul un accident est susceptible d’altérer leur apparence (écran de smartphone abîmé, console de jeu griffée…), entraînant une détresse passagère chez son propriétaire.
20 Dans leur partie logicielle, les jeux vidéo s’éloignent encore plus des objets transitionnels. Les enfants aiment tenir en main leur doudou. Or les mondes et les objets numériques sont intangibles : il est impossible de les toucher. Le joueur ne peut pas saisir concrètement les images qui apparaissent à l’écran et, de ce fait, les nourrit de sa propre sensualité.
21 Les objets transitionnels, pour finir, sont des objets usuels. L’enfant s’approprie une peluche – ou un vêtement – et déclare qu’elle lui appartient totalement. Les parents respectent cette prise de possession, en lui donnant un caractère presque sacré : seul l’enfant a le droit de toucher son doudou, qui doit être lavé le plus rarement possible et retrouvé au plus vite en cas d’oubli ou de perte. À l’opposé, les jeux vidéo sont des objets onéreux, achetés le plus souvent à partir de l’âge de raison. Et l’enfant ne les possède jamais complètement : il n’a pas l’autorisation d’y jouer en pleine nuit et doit souvent les partager avec ses frères et sœurs. Enfin, contrairement au doudou qui facilite l’entrée dans le sommeil, ils excitent et maintiennent éveillé.
22 Si le jeu vidéo n’est pas un objet transitionnel, donc, ce qui se passe entre le fauteuil et l’écran peut être en lien avec les phénomènes transitionnels.
Une troisième voie
23 On peut aussi tenter d’aborder la question sous l’angle culturel. Les jeux vidéo, en tant que produits culturels, possèdent certaines caractéristiques de l’expérience transitionnelle décrite par Winnicott. La culture est en effet un phénomène transitionnel à deux voies, qui permet aux personnes les plus créatives d’exprimer leur imaginaire par des récits, des jeux, des œuvres d’art, et aux autres d’être au contact de ces dérivatifs transitionnels [10]. Par leurs règles, leurs narrations et leurs images, les jeux vidéo sont des constructions sociales et culturelles. Par leurs récits, ils revisitent les mythes et les contes [11]. D’une façon générale, ils reprennent la structure du monomythe décrit par Joseph Campbell dans Le héros aux mille et un visages : un héros appelé à l’aventure triomphe d’épreuves terribles à l’aide d’un objet magique ou de partenaires trouvés en chemin [12].
24 Le joueur y découvre aussi des objets avec lesquels un travail de subjectivation peut être réalisé, comme avec des objets tangibles. Serge Tisseron a montré comment les objets du quotidien participaient à notre vie psychique [13] : ils sont des lieux de dépôt d’expériences non élaborées, subjectivés par la manipulation, l’investissement affectif dont ils bénéficient et les commentaires qu’ils attirent. Il en va de même pour les jeux vidéo, qui permettent au joueur, parce qu’il s’y sent moins en danger, d’expérimenter ce qui ne peut pas être actualisé, du fait d’inhibitions ou d’anxiété. Une personne phobique, par exemple, choisira un héros qui combat à distance. Une autre, mal à l’aise avec l’image maternelle, donnera à son personnage un pseudonyme évoquant le nom de sa mère. Son agressivité à l’égard de cette « imago » se traduira par des combats au corps-à-corps : elle la protégera ainsi, l’ayant toujours sous les yeux, tout en lui faisant courir les plus grands dangers. Le joueur de jeux vidéo s’offre des occasions de symbolisation sensori-motrices, émotionnelles, imagées et verbales. Ses parties rendent visibles ses difficultés : en l’occurrence, pour le premier, la distance qu’il doit mettre entre lui et les autres, et, pour le second, l’agressivité et l’affection portées à l’imago maternelle.
25 Plus que des objets transitionnels, les jeux vidéo sont des lieux de dépôt et de reprise de l’expérience subjective. Le jeu Overwatch, par exemple, permet de comprendre la fonction de contenance des personnages. Dans ce First Person Shooter [14] (fps), les joueurs s’affrontent dans des équipes composées de personnages sexués, aux apparences et aux capacités différentes. Le joueur choisira celui dont les « affordances [15] » correspondent le mieux à son self actuel. Il pourra aimer l’aspect simiesque et puissant de Winston. Puis la dynamique du jeu l’amènera peut-être à choisir un personnage peu à son goût au départ, comme l’adolescente Tracer. En passant d’une représentation masculine et puissante, avec laquelle il est à l’aise, à une représentation féminine, qui le met plus en difficulté, il explorera des aspects de son self qu’il réprime habituellement.
26 La dynamique sous-jacente est celle de l’« internalisation transmutative » décrite par le psychiatre et psychanalyste américain Heinz Kohut [16]. Pour celui-ci, le développement du self est lié à l’utilisation d’« objets-soi », qui sont les héritiers de la fusion primitive entre l’enfant et la mère. Les objets-soi réalisent pour l’enfant les opérations psychologiques qu’il n’est pas encore capable d’effectuer et qui sont nécessaires à son développement. L’internalisation transmutative lui permet de s’approprier les fonctions de l’objet---soi grâce à ses compétences et ses talents, en les adaptant à ses propres buts. Ces objets particuliers ne se limitent pas à l’enfance, ils accompagnent la personne toute sa vie, les besoins narcissiques n’étant jamais comblés. Kohut a décrit trois types d’objet-soi : l’objet-soi miroir, qui confirme la vigueur, la grandeur et la perfection de la personne, l’objet-soi idéalisé, qui lui permet de fusionner avec le calme et l’omnipotence de l’objet-soi, et l’objet-soi jumeau, qui renforce la personne dans son humanité en lui donnant le sentiment d’appartenir à une communauté.
27 Les jeux vidéo sont des activités dans lesquelles des objets-soi peuvent être trouvés et investis, et nourrir le fonctionnement psychique de la personne. Des objets-soi miroirs, pour commencer : les personnages joués sont généralement des héros avec des pouvoirs surnaturels. Ils sont habiles de leur corps, font des bonds immenses et possèdent des réflexes extraordinaires. Lorsqu’ils ne possèdent pas ces capacités, des objets ou des armures les mettent à leur portée. Le design des personnages joués n’est pas toujours décisif. Parfois, l’objet-soi miroir est trouvé dans le déroulement du jeu : renverser une situation délicate par son habileté ou par sa ruse fait expérimenter des sentiments de maîtrise et de toute-puissance. D’une façon générale, jouer à un jeu vidéo permet d’éprouver, au travers de son personnage, une vigueur, une grandeur et une perfection qu’il est difficile de vivre par d’autres moyens. Lorsque le joueur perd cet objet-soi miroir dans le jeu (si son personnage échoue dans sa quête, par exemple), il le manifeste par des sentiments de colère ou de rage.
28 Les objets-soi idéalisés se rencontrent dans la fréquentation de personnages qui incarnent, ou lui permettent d’expérimenter le calme ou l’omni-potence. La position de sniper, dans les fps, en est un bel exemple, car il peut commettre de grands dégâts avec très peu de moyens. Perdre des objets-soi idéalisés au cours d’une partie provoque des sentiments de honte.
29 Dans les parties en ligne, pour finir, le joueur développe ses capacités à interagir, à communiquer et à coopérer avec d’autres joueurs. Ces jeux sont des espaces parfaits pour les personnes qui cherchent des objets-soi jumeaux. Les personnages sont en effet souvent très semblables dans leur design et leurs capacités. Le joueur est donc assuré de trouver des alter ego en quantité, avec lesquels il pourra cultiver le sentiment d’appartenir à un groupe, sans que cela mette en question son narcissisme. Il peut aussi trouver des objets-soi jumeaux dans les situations où son héros est accompagné d’un objet, d’un animal ou d’un personnage. Dans les mmorpg [17], par exemple, les chasseurs ont souvent à leurs côtés un animal auquel ils donnent des ordres simples, comme « attaquer » ou « rester ici ».
Conclusion
30 Les jeux vidéo, en dépit des apparences, ne sont pas des objets transitionnels. Ils permettent de vivre une expérience subjective et contenue qui n’est pas, en soi, transitionnelle. En effet, si les expériences vécues dans les jeux vidéo peuvent être au service de la subjectivation, elles peuvent aussi tenir lieu de mécanismes de défense. Ils contribuent alors non pas à élargir les frontières du self, mais plutôt à les rétrécir, par clivage et par refoulement. Si, dans le premier cas, le jeu vidéo facilite la création de liens avec des personnes ou des objets culturels, dans le second, il coupe au contraire les ponts avec le monde, le joueur se retranchant dans une activité répétitive. Les jeux vidéo ne sont donc pas des objets transitionnels en soi, mais ils permettent de vivre, parfois, une expérience transitionnelle.
31 Enfin, quelles que soient l’intensité ou la profondeur de l’expérience vécue pendant les parties, celle-ci ne prend véritablement de valeur qu’après coup, lorsqu’elle est verbalisée et partagée avec un tiers, notamment un thérapeute. Sans cette reprise, sous forme de parole, avec autrui, l’internalisation transmutative risque de rester lettre morte.
Notes
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[1]
H. Garrel, D. Calin, L’enfant à l’ordinateur, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[2]
L’espace potentiel se place, pour Donald W. Winnicott, entre l’objet objectivement perçu et l’objet subjectif. C’est dans cet espace que le jeu a lieu.
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[3]
S. Tisseron, Virtuel, mon amour. Penser, aimer, souffrir, à l’ère des nouvelles technologies, Paris, Albin Michel, 2008.
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[4]
S. Turkle, Life on the Screen. Identity in the Age of the Internet, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 1995.
-
[5]
J. Chen, « Flow in games (and everything else) », Communications of the acm, vol. 50, n° 4, 2007, p. 31-34.
-
[6]
M. Csikszentmihalyi, I.S. Csikszentmihalyi, Optimal Experience. Psychological Studies of Flow in Consciousness, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
-
[7]
C.A. Steinkuehler, « The new third place : Massively multiplayer online gaming in american youth culture », Tidskrift Journal of Research in Teacher Education, vol. 3, n° 3, 2005, p. 17-32.
-
[8]
A. Burret, Tiers-lieux… et plus si affinités, Limoges, Fyp éditions, 2015.
-
[9]
M. Civin, Psychanalyse du Net, Paris, Hachette, 2002.
-
[10]
J.W. Hull, « Videogames : Transitional phenomena in adolescence », Child & Adolescent Social Work Journal, vol. 2, n° 2, 1985, p. 106-113.
-
[11]
J. Alvarez, D. Djaouti, J.-P. Jessel, G. Methel, P. Molinier, « Morphologie des jeux vidéo », dans Hypertextes, hypermédias. Actes du colloque « H2PTM’07 », Paris, Hermès Science Publications/Lavoisier, 2007 ; article en ligne sur http://dams.cv.free.fr/files/articles/[h2ptm07]morphologie desjeux.pdf
-
[12]
J. Campbell, Le héros aux mille et un visages, Paris, Robert Laffont, 1977.
-
[13]
S. Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Aubier, 1999.
-
[14]
« Jeu de tir en vue subjective » ; la série Call of Duty en est un bon exemple.
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[15]
Le concept d’affordance a été introduit par le psychologue James Gibson. Il se réfère à toutes les actions possibles qu’un organisme peut effectuer dans un environnement.
-
[16]
H. Kohut, E.S. Wolf, « The disorders of the self and their treatment. An outline », dans A.P. Morrison (sous la direction de), Essential Papers on Narcissism, New York, New York University Press, 1986, p. 177.
-
[17]
Massively Multiplayer Online Role-Playing Games, à savoir « jeux de rôle en ligne massivement multijoueur ».