CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Peu de concepts psychanalytiques ont fait l’objet d’autant de commentaires que celui d’objet transitionnel proposé, dans les années 1950, par le psychanalyste anglais Donald W. Winnicott. Et la tentation a été grande, de la part de nombreux auteurs, d’en élargir considérablement le champ.

2 Nous rappellerons d’abord la signification originelle de ce concept, avant d’interroger la façon dont il peut être utilisé aujourd’hui pour désigner la relation que certains d’entre nous entretiennent avec des objets technologiques, à commencer par le téléphone mobile souvent qualifié, à tort, de « nouveau doudou ». Mais la révolution numérique ne fait que commencer, et il se pourrait que les robots de compagnie conçus dans les laboratoires jouent en partie ce rôle pour beaucoup d’entre nous. Avec ces nouveaux objets du quotidien, en fait, il nous faut penser moins en termes d’« objet » que de « fonction » transitionnels et, peut-être, modifier la définition initiale de Winnicott…

Objet transitionnel et fonction transitionnelle

3 À sa naissance, le nouveau-né ne distingue pas les objets qui l’entourent de sa propre personne. Il les perçoit comme de véritables prolongements de son corps, au même titre que sa salive ou ses excréments, et quand il s’y accroche, c’est comme à une partie intégrante de lui-même [2]. Dans son contact régulier avec l’adulte qui s’occupe de lui, il en découvre peu à peu certains comme privilégiés et distincts de lui, à commencer par le sein ou le biberon [3], puis les perçoit progressivement de manière objective. Souvent, il y en a un auquel il s’attache plus qu’aux autres. Lorsqu’on lui propose un objet semblable, par exemple une peluche identique, il reconnaît aussitôt la substitution : elle ne porte ni les traces d’usure ni les marques qu’il a imposées au premier [4]. Le « doudou » constitue véritablement une partie de lui-même : s’il vient à le perdre ou à l’oublier, cela provoque chez lui l’angoisse d’être incomplet. Donald. W. Winnicott remarque que les enfants établissent cette relation privilégiée entre 4 et 12 mois. Et il fait l’hypo-thèse que la stabilité de cet objet est destinée à compenser les indisponibilités grandissantes de la mère, qui commence à réinvestir sa vie de femme et se montre moins disponible aux attentes de son enfant.

4 Pour jouer ce rôle, l’objet, appelé « transi-tionnel », possède des caractéristiques bien précises. Tout d’abord, il s’agit d’un objet plastique et malléable – le plus souvent un morceau d’étoffe – qui n’a pas une forme bien définie et s’adapte à toutes les manipulations. Du point de vue de sa fonction, il est à tout moment « créé-trouvé », c’est-à-dire inventé par l’enfant pour remplacer ce qui lui manque. Il organise donc un espace d’illusion qui accompagne son développement, en assurant la transition entre le moment où l’enfant attend tout de son environnement (ce que les psychanalystes résument avec le mot « mère ») et celui où il accepte de ne pas tout y trouver. Autrement dit, l’attachement normal à cet objet ne dure qu’un temps limité, le temps nécessaire pour que l’enfant accepte de se séparer de lui et de renoncer à la relation exclusive et tyrannique établie avec sa « mère-environnement ». Il est alors prêt à accepter d’investir les relations sociales, en renonçant à contrôler totalement la situation [5].

5 Les objets dits « transitionnels » le sont donc dans deux sens différents : d’un côté, ils accompagnent un moment l’enfant dans son évolution, pour être ensuite abandonnés, et font transition entre un passé et un avenir ; et, de l’autre, ils jouent un rôle de transition entre la « mère » et l’enfant, en permettant à celui-ci de supporter une plus grande distance par rapport à elle. De ce point de vue, ils aident à accepter une réalité qui ne correspond jamais à nos désirs.

Objet trésor et objet fétiche

6 L’objet transitionnel est loin de toujours remplir ce double rôle. Deux dérives le guettent. La première détourne l’enfant de l’aire d’illusion, en l’engageant dans la voie de la maîtrise et du contrôle : c’est l’objet « trésor [6] ». L’enfant constitue un amas d’objets hétéroclites usagés, voire de déchets : un bric-à-brac qui reflète son propre état fragmentaire. L’investissement narcissique qu’ils reçoivent est ce qui fait tenir ensemble les éléments disparates de ce « trésor ». Enfin, il s’agit d’objets trouvés, pour lesquels l’enfant n’est pas entré dans un processus d’acquisition, ni financier, ni relationnel, ce qui lui permet de se percevoir comme totalement indépendant et d’échapper à toute forme d’angoisse de dépendance.

7 La seconde dérive possible est le « fétiche [7] ». À la différence de l’objet transitionnel, l’objet fétiche ne permet pas de renégocier les relations avec la mère-environnement, toujours disponible. Il devient un substitut de celle-ci, une prothèse. L’objet fétiche se distingue aussi de l’objet transi-tionnel par son aspect, plus défini : il peut s’agir d’une peluche, d’un bibelot, d’un morceau de bois ou d’un caillou évoquant une forme précise. Du point de vue de sa fonction, l’objet fétiche est également radicalement différent : il répond au désir d’être réuni à la mère primitive, c’est-à-dire à un environnement toujours disponible. Alors que l’objet transitionnel organise un espace d’illusion qui accompagne le développement de l’enfant, l’objet fétiche le referme : il ne le prépare pas aux relations avec les autres humains, mais tend à les remplacer. Il est destiné à répondre, toujours et immédiatement, à ses attentes et tient lieu de ce que les psychanalystes, dans leur jargon, appellent un « sein toujours disponible ». L’attachement à l’objet remplace une relation devenue impossible à la mère-toujours-disponible, dont l’enfant ne parvient pas à faire le deuil.

8 Mais, si l’opposition entre objet transitionnel et objet fétiche est devenue un lieu commun de la psychanalyse, et même de la réflexion philo-sophique, il est important de rappeler que Winnicott y ajoute une notion essentielle : un même objet peut jouer alternativement un rôle transitionnel et un rôle de fétiche, l’un prédominant à chaque fois sur l’autre. Autrement dit, Winnicott nous invite non seulement à penser le processus plutôt que l’objet, mais aussi à penser l’alternance des deux processus à propos d’un même objet.

Les objets de projection

9 Dans sa deuxième année, l’enfant investit beaucoup d’autres objets, en les reconnaissant comme totalement distincts de lui. Il identifie ceux qui lui appartiennent et se bat volontiers pour les protéger… voire pour s’accaparer ceux des autres [8]. Cette situation est d’autant plus fréquente que c’est souvent l’intérêt d’un autre enfant pour un objet qui suscite son propre intérêt : le désir qui le guide est mimétique. Lorsqu’il joue avec ses objets privilégiés, l’enfant leur fait volontiers interpréter des rôles en lien avec sa propre vie : s’il vient d’être puni, par exemple, il punit sa poupée ; s’il n’a pas été câliné autant qu’il le souhaitait, il la câline ou, à l’inverse, la rejette comme il s’est senti lui-même rejeté. À d’autres moments, il lui parle et lui raconte des histoires, comme son père ou sa mère pourraient le faire avec lui. L’enfant rejoue ainsi, avec ses objets privilégiés, tout ce qu’il vit avec son adulte de référence, comme dans une sorte de théâtre privé : les déceptions, les colères, mais aussi les mouvements affectueux, aussi souvent qu’il le désire. Cette manipulation permanente l’engage dans un processus de subjectivation, qui le console de ne plus être l’objet d’amour exclusif de sa mère et développe sa capacité à s’identifier aux différents pôles d’une relation. Autrement dit, l’objet de projection est aussi un objet d’introjection.

10 Pour comprendre nos relations à nos objets, technologiques ou non, il nous faut donc prendre en compte quatre modèles : la fonction transitionnelle, la fonction de fétiche, la fonction de trésor et les fonctions de projection et d’introjection, qui se succèdent dans le développement normal de l’enfant.

Des objets numériques multifonctions

11 La télévision ne peut pas être un objet transitionnel : elle est bien trop peu malléable pour cela ! L’espace Internet peut en revanche en être un, car il est susceptible d’être manipulé de multiples manières et permet de gérer en douceur la séparation d’avec les objets d’affection. Mais il peut aussi devenir un objet fétiche ; et il constitue, évidemment, un espace de projections et d’attentes innombrables. Le téléphone mobile, quant à lui, est le premier objet capable de remplir quatre fonctions à la fois :

12 – il est mon esclave, lorsque j’y dépose toute la mémoire dont je ne souhaite pas encombrer mon esprit, ou que j’utilise son gps ;

13 – il est mon témoin, lorsque je fixe l’image des lieux que je traverse ou que j’utilise ses applications, pour mieux connaître mon état de santé, par exemple ;

14 – il est mon complice, lorsqu’il me permet, grâce à un code, de laisser un message sur le répondeur d’un interlocuteur auquel je n’ai pas envie de parler (voire de le harceler incognito) ;

15 – il est mon partenaire, quand je le caresse, le tiens dans ma main ou que je joue à un jeu vidéo avec lui.

16 Du coup, il joue, selon les moments, le rôle d’objet transitionnel, de trésor – notamment avec toutes les photographies que j’y accumule – ou de fétiche. Mais c’est aussi un objet de projections multiples et un support de communication avec les autres. Dans nos relations aux techno-logies numériques, l’étude des processus doit l’emporter sur celle des objets proprement dits.

La manipulation de nos avatars numériques

17 C’est également le cas avec les avatars de nos écrans, ces marionnettes de pixels qui permettent d’entrer dans les espaces virtuels et d’y interagir. Elles remplissent cinq fonctions qui, là encore, ne sont pas toutes utilisées en même temps et peuvent, pour certaines d’entre elles, ne jamais l’être, tout en restant disponibles.

18 1. Mon avatar peut être un véhicule, qui me permet d’explorer des mondes virtuels inaccessibles sans lui.

19 2. Il peut être un outil, que j’utilise comme un prolongement de ma main pour saisir des objets numériques.

20 3. Il me permet d’entrer en relation avec d’autres joueurs : je choisis alors de voir le monde à travers ses yeux.

21 4. Il peut devenir une interface de communication avec moi-même. Je considère alors mon avatar comme une poupée, ou plutôt comme un enfant dont je serais le parent : je le guide et le protège.

22 5. Enfin, mon avatar peut se transformer en espace d’incarnation : son usage le plus intéressant pour un thérapeute. Il peut incarner une facette du joueur, idéalisée (les rêveries glorieuses, diriger un empire, etc.) ou sombre (le « côté obscur de la force ») ; une figure de l’histoire personnelle, comme une mère envahissante, abusive ou autoritaire, un père sadique, etc ; un disparu très cher, auquel le joueur redonne vie. Il peut aussi incarner un « fantôme psychique », c’est-à-dire une figure familiale qui ne renvoie pas nécessairement à une personne réelle, qu’il a pu (ou non) connaître, mais à une représentation construite à partir d’images ou de récits entendus dans l’enfance.

23 Si l’utilisation de l’avatar comme véhicule ou comme outil correspond à des fonctions psychiques opératoires, son investissement en tant qu’interface de relations avec les autres et, plus encore, avec soi-même permet au joueur d’apprendre à mieux se connaître. Quant aux différentes incarnations dont l’avatar peut être le support, leur signification reste le plus souvent inaccessible au joueur lui-même, mais elles constituent, pour le thérapeute, un matériel extrêmement riche et potentiellement utilisable dans le processus thérapeutique.

Demain, les robots

24 Les robots de demain, plus encore que nos smartphones d’aujourd’hui, seront multifonctions. Comme ces derniers, ils pourront être esclaves, complices, témoins ou partenaires, car programmés pour être l’un ou l’autre à volonté. Ils pourront aussi tenir, dans la réalité, tous les rôles remplis à l’heure actuelle par les avatars de nos écrans.

25 1. L’avatar peut être un véhicule ? Avec le robot comme exosquelette, je pourrai me rendre dans des endroits inaccessibles sans lui.

26 2. L’avatar peut être un outil ? Le robot télécommandé accomplit sous ma direction un certain nombre de tâches, et je peux le programmer pour qu’il les accomplisse seul.

27 3. L’avatar peut être une interface de communication avec d’autres humains ? Je peux guider mon robot à distance, et commander ses paroles et ses actions grâce au système woz (Wizard of Oz, en référence au Magicien d’Oz, dirigé par un humain).

28 4. L’avatar peut être une interface de communication avec moi-même, si je le guide et le protège comme je le ferais avec un enfant ? Je peux agir de même avec mon robot.

29 5. L’avatar peut incarner diverses personnalités de mon monde intérieur ? Mon robot aussi, si je lui donne l’apparence d’un proche disparu, d’une figure majeure de mon histoire familiale ou de l’histoire sociale. Avec le développement des fab labs, cela ne devrait pas être trop difficile…

30 Mais les robots ne se contenteront pas de prendre le relais des fonctions actuellement dévolues à nos smartphones et aux avatars de nos écrans en les tirant, selon l’usage privilégié par leur utilisateur, du côté de la fonction transitionnelle ou de la fonction de fétiche. Ils l’inviteront aussi à développer avec eux une relation semblable à celle qui le lie aux autres humains. En effet, contrairement aux poupées traditionnelles, les robots ne sont pas passifs et se présentent comme presque dotés de vie : ils formulent des exigences, expriment des besoins, simulent des émotions humaines, comme s’ils nous encourageaient à éprouver des sentiments pour eux, et à les partager. De là à imaginer qu’ils puissent avoir une vie intérieure, il n’y a qu’un pas que beaucoup d’entre nous franchiront.

31 Toute la question est de savoir, quand ils deviendront des objets de relation à part entière, s’ils seront véritablement des objets nouveaux, radicalement différents des animaux et des êtres humains, ou bien des ersatz destinés à combler l’absence ou le manque. Autrement dit, s’ils seront des objets de projections diverses seulement un peu plus sophistiqués que les autres ou des objets fétiches. Quant à leur rôle possible d’objets transi-tionnels, j’en doute fortement. Les robots auront une forme bien trop précise et une consistance trop dense pour en tenir lieu : pas assez informes, pas assez malléables… À moins qu’un concepteur n’en invente un justement pour jouer ce rôle. Un robot mou, plastique, pourquoi pas ?

Notes

  • [1]
    Cet article paraîtra en une version plus étoffée dans l’ouvrage de Serge Tisseron, Médiations numériques et robotiques en psychothérapie (Dunod, avril 2017).
  • [2]
    B. Licht, H. Simoni, P. Perrig-Chiello, « Conflict between peers in infancy and toddler age : What do they fight about ? », Early Years, vol. 28, n° 3, 2008, p. 235-249.
  • [3]
    À condition que ceux-ci soient introduits dans son monde perceptif au moment où il est le plus susceptible de les accueillir. C’est la fonction maternelle que D.W. Winnicott appelle « présentation de l’objet » (object-presenting). Il en fait, avec le handling et le holding, un des trois piliers de l’activité maternante à cet âge. Voir D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Payot, 1978.
  • [4]
    B.M. Hood, P. Bloom, « Children prefer certain individuals over perfect duplicates », Cognition, vol. 106, n° 1, 2008, p. 455-462.
  • [5]
    K.E. Green, M.M. Groves, D.W. Tegano, « Parenting practices that limit transitional object use. An illustration », Early Child Development and Care, vol. 174, n° 5, 2004, p. 427-436.
  • [6]
    B. Grunberger, Le narcissisme, Paris, Payot, 1971.
  • [7]
    Qu’il ne faut évidemment pas confondre avec un fétiche sexuel, car c’est d’attachement qu’il s’agit et pas de relation sexualisée. Les fétiches infantiles possèdent toutefois des fonctions qui ressemblent à celles du fétiche dans la perversion adulte. Voir P. Greenacre, « The transitional object and the fetish, with special reference to the role of illusion », International Journal of Psychoanalysis, n° 51, 1970, p. 447-456.
  • [8]
    O. Friedman, K.R. Neary, « Determining who owns what : Do children infer ownership from first possession ? », Cognition, vol. 107, n° 3, 2008, p. 829-849.
Serge Tisseron
Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, université Paris VII-Denis-Diderot. Serge Tisseron est membre de l’Académie des technologies. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de Le jour où mon robot m’aimera (Albin Michel, 2015), et 3-6-9-12. Apprivoiser les écrans et grandir (érès, 2013). Son site : www.sergetisseron.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2016
https://doi.org/10.3917/epar.s621.0077
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