Mon observation dans le service d’hospitalisation où je travaille
1 J’ai commencé à exercer la fonction d’infirmière puéricultrice en 2005 et, depuis quelques années, je fais le constat d’un changement progressif dans le comportement des grands enfants, lorsqu’ils abordent cette période charnière qu’est l’adolescence, passage obligé entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte. Il y a quelques années, les adolescents étaient plutôt enclins à railler leurs camarades qui jouaient encore aux Playmobil à 12 ans, et ils cachaient leurs peluches dans les placards pour éviter les moqueries. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à les montrer et à les assumer, et n’hésitent pas à en parler avec les professionnels que nous sommes. Ce phénomène est particulièrement visible chez les filles, beaucoup plus que chez les garçons.
2 Dans le service où je travaille, je reçois des adolescents de 11 à 18 ans, hospitalisés pour des soins physiques et/ou psychologiques. J’observe régulièrement des jeunes filles de 13, 14, voire 15 ans ou plus, qui portent des pyjamas très enfantins, avec des motifs de nounours ou de souris, et des chaussons assortis. Certaines arborent même des sortes de combinaisons en fourrure polaire, avec des capuches à oreilles, comme des déguisements du type « Winnie l’Ourson ». Elles n’hésitent pas à sortir de leur chambre habillées ainsi, sans aucune gêne.
3 Dans leur lit, je remarque aussi fréquemment des peluches, parfois nombreuses, dont leur doudou de bébé, souvent bien amoché, qu’elles nous présentent sans honte particulière, et quelquefois même avec fierté, comme un trophée ! Elles en profitent pour nous parler de leur enfance, le doudou servant alors d’objet de médiation. De plus, il n’est pas rare que certaines sucent encore leur pouce.
4 D’autres objets propres à l’univers de l’enfance sont également présents, notamment leur matériel scolaire (les adolescents ont école à l’hôpital) : crayons, trousses et classeurs à l’effigie de Pucca, des Minions, de Bob l’Éponge ou autres héros de mangas… Elles possèdent aussi souvent des petits porte-clés assortis de peluches ou de personnages licenciés.
5 Ce qui m’interpelle, avec elles, c’est le clivage très important entre cet univers enfantin, très affiché, et, simultanément, celui de l’adolescence, très affiché lui aussi. Par exemple, ces mêmes jeunes filles qui, à première vue, ont du mal à renoncer à l’enfance, quittent facilement leur pyjama « nounours » pour enfiler un minishort et un top moulant à fines bretelles qui laisse voir leur nombril – sans oublier de se mettre du rouge à lèvres et du khôl –, et semblent aussi à l’aise dans cette tenue que dans l’autre. Comme si elles souhaitaient à la fois rester petites filles et s’affirmer en tant que femmes. Leurs dossiers médicaux nous apprennent d’ailleurs que certaines ont (ou ont déjà eu) une vie amoureuse et des relations sexuelles.
6 Cette alternance vestimentaire est vraiment marquée entre le jour et la nuit, le dedans et le dehors, comme si elles s’autorisaient à rester « l’enfant de leurs parents » à la maison, mais surtout pas à l’extérieur.
Ma réflexion sur ces constats : des causes sociales et sociétales
7 Nos adolescents sont en majorité des enfants très désirés et, de ce fait, l’objet d’un énorme investissement parental, avec de fortes projections : ils sont sommés de réaliser ou de réussir ce que leurs parents n’ont pas réalisé ou réussi dans leur vie personnelle, de réparer des blessures narcissiques. Cette pression peut expliquer qu’ils n’aient pas envie de grandir, de peur d’échouer dans cette lourde tâche. L’évolution est très nette, depuis une dizaine d’années : je constate chez eux beaucoup d’angoisse de performance, de peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas « réussir dans la vie », presque synonyme, pour eux, de « réussir sa vie ». Dans le langage, leurs parents ont aussi tendance à les infantiliser, n’hésitant pas à les appeler « mon bébé » ou « ma chérie », et manifestant leur affection de manière très physique.
8 Par ailleurs, de nombreux couples de parents sont séparés et tentent d’adoucir la souffrance infligée à leur enfant par de multiples cadeaux, malgré les soucis financiers, parfois importants. L’adolescent se retrouve donc dans une situation de grande dépendance financière à leur égard, accentuée par notre société de consommation, qui suscite toujours de nouveaux désirs à assouvir : objets technologiques et, notamment, téléphones portables, vêtements de marque… Même si la cellule familiale, éclatée ou « bancale », n’est pas toujours soutenante, l’adolescent y trouve des bénéfices et une certaine sécurité dans cette société anxiogène. Alors, pourquoi quitter le cocon familial et le monde de l’enfance ? Tout cela vient se heurter avec le tumulte de l’adolescence et les changements hormonaux qui font surgir la pulsion sexuelle. Et, dans ce domaine aussi, la société dicte ses modèles.
9 Dans mon service, de nombreux patients – y compris les garçons – suivent des émissions de téléréalité (Les Marseillais, Les Anges, Bachelor, L’île de la tentation…), qui mettent en scène des relations amoureuses et viennent (là encore !) imposer des modèles stéréotypés : d’où l’attrait de nos jeunes filles pour des codes vestimentaires sexy, pour les tatouages aussi (haut lieu transgressif à l’adolescence), d’où leur désir de séduire…
10 Mais grandir, c’est choisir ! Et faire des choix implique de les assumer, donc d’être responsable. Or les adolescents (et nous aussi, les adultes d’aujourd’hui !) n’ont pas envie de choisir, car cela implique des renoncements, par conséquent des pertes ! Nous vivons dans une société qui n’accepte pas de perdre, de posséder moins (bien que cela bouge un peu, grâce à l’écologie). Les mouvements de grève et les manifestations en rendent compte également : personne ne veut renoncer à ses acquis.
11 Je suis consciente que mon analyse reste à affiner et mériterait aussi de se confronter à d’autres lectures, mais pour moi, ce comportement clivé des adolescents pourrait s’expliquer en partie ainsi de manière plus ou moins consciente bien sûr : « D’un côté, je suis l’enfant de mes parents et j’ai envie de le rester longtemps car cela m’apporte la sécurité (affective, financière…), et de l’autre, j’ai envie de vivre ma vie, mes désirs nouveaux et changeants comme je l’entends ! »