1 Quand, le 30 mai 1951, Donald W. Winnicott fait devant la Société britannique de psychanalyse un exposé sur le thème « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels : une étude de la première possession non-moi [1] », il ne se doute pas qu’il vient d’ouvrir un champ de recherche et de réflexion qui va bouleverser l’univers de la petite enfance, aux conséquences fondamentales sur l’accompagnement du développement du jeune enfant… mais aussi sur l’industrie et l’économie des jouets ! Rarement, dans ce domaine, article scientifique aura eu un tel impact ! Soixante-cinq ans plus tard, les cliniciens continuent d’être fascinés par cet objet et cette aire presque insaisissables, peut-être parce qu’ils en ont eux-mêmes la nostalgie. D’autant qu’ils nourrissent un sentiment ambigu face au succès des « doudous » actuels qui, souvent, dénaturent la pureté du concept initial. Tous ces objets que la société (parents, famille, amis) dépose complaisamment dans le berceau du nouveau-né ne sont-ils pas de pâles ersatz de ce que Winnicott a décrit, et ne reflètent-ils pas avant tout une intrusion commerciale dans l’espace intime du bébé ? Et que dire de ces multiples objets qui, aujourd’hui, accompagnent et assistent chaque individu, adulte comme enfant, dans sa quotidienneté, et dont il semble incapable de se passer : peluches, tétines gardées jusqu’à un âge avancé, attachées à la veste par une épingle de nourrice pour n’être pas perdues ou, plus précisément, immédiatement retrouvées (« épingle de nourrice » : quelle expression pertinente ! l’enfant étant effectivement « épinglé », mais à qui et à quoi ?), compagnons numériques (Tamagotchi ou Furby), portables, avec ou sans coque personnalisée, écrans Internet, jeux en ligne, sms, chat, blog… La liste s’allonge de ces objets ou activités qui font, autour de chacun, comme un halo indifférencié, où s’estompent les limites du moi et du non-moi. Même les personnes âgées atteintes de troubles émotionnels ont droit à leur « robot thérapeutique » : Paro, ce bébé phoque qui regarde son interlocuteur dans les yeux quand celui-ci lui parle et manifeste sa « satisfaction » quand il le caresse. Ces personnes ne sont plus jamais seules, elles ont un compagnon indéfectible et toujours présent. Quand Winnicott décrit cet objet transitionnel, la première fonction qu’il lui assigne est, justement, de faire face à la solitude, de maintenir une « présence » lorsque le petit enfant se retrouve seul. Dans une société de l’hyperconnexion, tous ces objets ne seraient-ils pas des analogons [2] de l’objet transitionnel, plus que de mauvais ersatz ?
2 En 1951, le bébé grandissait au sein de sa famille, un monde de proximité, qui avait peu changé au cours des siècles. En revanche, les progrès de la médecine et de l’hygiène, en réduisant la morbidité et la mortalité infantiles, autorisaient à se pencher avec plus d’attention sur ses besoins affectifs et développementaux : les articles de Winnicott en sont une brillante illustration. La puériculture, alors, n’était pas encore envahie par la technologie contemporaine, et ce qui était mis à la portée du nourrisson restait d’une grande simplicité : un bout de couverture, un poupon de tissu… et les doigts de la main ! À l’enfant de faire preuve d’imagination ! Grâce à elle, il nourrissait une illusion.
3 « Illusion », le mot est lâché… L’objet et l’aire transitionnels sont le lieu de l’illusion, qui permet à l’enfant d’affronter la solitude sans être seul et d’inventer, grâce à sa créativité, quelque chose qui résiste à la réalité dans sa brutale concrétude, où certaines questions peuvent rester en suspens, telles que celle de savoir si l’objet transitionnel est « moi » ou « non-moi », ou les deux à la fois. Cet objet étant plutôt mou, le tout-petit peut le modeler à sa convenance, s’en caresser, mais aussi le triturer, le mordre, lui arracher quelques fragments, lui infliger toutes les avanies qu’il souhaite, puis le serrer tendrement, se consoler avec lui, le humer pour y retrouver l’odeur familière, l’oublier un instant pour aller jouer… L’objet n’a qu’une obligation : rester à proximité, inchangé, disponible. Compagnon de ses peines – un enfant traverse, plus souvent que ne le croient les adultes, des moments de chagrin, et cette traversée doit être respectée, car il y découvre ses propres ressources –, l’objet transitionnel accompagne la solitude de l’enfant. Je dis bien « accompagne », et non pas « comble » ! Là réside sans doute le quiproquo, aujourd’hui. Cet accompagnement est d’ailleurs ce qui permet à l’enfant de délaisser peu à peu l’objet en grandissant et, comme le dit -Winnicott, de l’oublier « dans les limbes ».
4 Puisqu’il est question de Winnicott, rendons-lui hommage en évoquant ici un « paradoxe », lui qui a, plus qu’aucun autre clinicien, maintes fois joué avec les paradoxes. Il pourrait être, en l’occurrence, celui de la connaissance : en décrivant l’objet transi-- tionnel, sa nature, ses fonctions, Winnicott n’a-t-il pas pris le risque de le dénaturer ? En effet, dès l’instant où l’adulte (parent, professionnel) s’empare du concept, il peut être tenté de « fabriquer » un tel objet pour le mettre à portée de l’enfant et, ce faisant, lui facilite la tâche, fait intrusion dans son espace intime, bride son inventivité et sa créativité, accroît par là même son sentiment de dépendance et son incapacité à être seul. Bref, il dénature l’esprit du concept. Trop « comblant », l’objet transitionnel devient alors un fétiche dont l’enfant, puis l’adulte, ne peut se séparer…
5 Le 24 juillet 1957, six ans plus tard, Donald W. Winnicott prononce, devant la même Société britannique de psychanalyse, une conférence intitulée « La capacité d’être seul [3] », où il fait l’éloge de la capacité d’affronter la solitude, mais plus encore de l’apprécier, étape essentielle dans le développement. Comprendre l’objet transitionnel, c’est tenir ensemble ces deux réflexions. Néanmoins, force est de reconnaître que le succès du premier article a mis sous le boisseau le second, nous faisant méconnaître les vertus de la solitude ! La société technologique et informatique se fait un devoir de nous offrir des objets qui viennent faire transition entre le besoin de liens et la peur d’être seul, propres à tout être humain. Ces objets à fonction transitionnelle ont-ils un rapport avec ce que Winnicott décrivait en 1951 ? Il appartient à chacun de trouver la réponse, s’il y en a une, en prenant connaissance des contributions ici réunies, dont la richesse stimulera, nous l’espérons, la réflexion.