1 Quoi de neuf dans le monde des « doudous » ? La question suggère qu’il y aurait quelque chose de nouveau concernant ces objets investis de façon si particulière par les enfants, les parents et les professionnels. D’emblée, il me paraît important de distinguer, d’une part, les processus psychiques en jeu dans nos tentatives de mettre en lien notre monde intérieur et notre environnement et, d’autre part, les modalités d’usage de ces objets. Si les processus transitionnels peuvent s’entendre comme une constante anthropologique, nous remarquons une grande variabilité à travers le temps et entre les espaces culturels dans la façon dont les objets qui leur servent de support sont utilisés par les individus. Cette variabilité dépend de plusieurs paramètres : différences interculturelles, évolution du rapport aux objets dans nos sociétés contemporaines et fragilisation des liens sociaux et affectifs, qui rendent la sollicitation d’objets sur le mode transitionnel plus prégnante que jamais.
2 Ajoutons encore que parler de « nouveaux objets transitionnels » implique de s’intéresser précisément, mais de façon différenciée, à ces nouvelles modalités d’usage des processus transitionnels, ainsi qu’aux objets matériels eux-mêmes. Comme l’écrit Donald W. Winnicott : « On comprendra, j’espère, que je ne me réfère pas uniquement à l’ours en peluche du petit enfant, ni à la première utilisation que le nourrisson fait de son poing, de son pouce ou de ses doigts. […] Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la première possession et l’aire intermédiaire qui se situe entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu [1]. » Néanmoins, il est tout de même aussi question de la matérialité de l’objet, pour la raison complexe que celle-ci participe à son potentiel transitionnel. Si l’objet transi-tionnel est « trouvé-créé », cela signifie qu’il se situe, justement, dans cet interstice, ce creux, entre la créativité primaire de l’individu et la perception de l’objet, entre le dedans et le dehors, le self et l’environnement. L’objet transitionnel ne peut en aucun cas se voir réduit à sa qualité objective, mais il ne peut pas non plus s’envisager sans référence à sa matérialité, à ses propriétés qui lui permettent de résister à sa transformation par la créativité du sujet ou, au contraire, de la stimuler.
3 Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion, avec des collègues, de mener une recherche sur les doudous des enfants [2]. Le contexte en était original, puisqu’elle était le fruit d’une rencontre fortuite, à bord d’un train, entre un professeur de psychologie de l’université catholique de Louvain, Jean-Luc Brackelaire, et le dirigeant d’une société belge fabriquant du matériel de puériculture et, en particulier, des peluches. Ce chef d’entreprise était désireux de mieux comprendre les émotions suscitées par les objets qu’il produisait ; dans ce but, il lui avait proposé d’analyser un abondant courrier adressé par les parents, à propos de doudous perdus. Il est à noter qu’il y a bien ici un élément nouveau, par rapport à l’époque qui a vu naître le concept d’objet transitionnel. Les doudous se fabriquent désormais à la chaîne et sont conçus pour être investis sur le mode transitionnel par les enfants. De manière plus générale, on assiste depuis plusieurs années à une industrialisation d’« objets affectifs ». J’emprunte l’expression à ce directeur qui, avec son épouse, préférait vendre de tels objets plutôt que des jeux dits « éducatifs ». Concevoir un objet « affectif », c’est lui donner des qualités susceptibles de favoriser l’attachement particulier de l’enfant. Exemple : une peluche ou un carré de tissu surmonté d’une tête d’animal, que l’on aura soigneusement bordé d’étiquettes, puisque l’on sait que les bébés adorent les chipoter. Ces deux chefs d’entreprise fabriquent, pourrait-on dire, des « doudous virtuels » qui, par leur matérialité étudiée, deviennent potentiellement les objets transitionnels de petits consommateurs. Cette démarche n’est, à mon sens, pas critiquable. Quoi de plus normal, dans une société marchande, que le premier rapport au monde des enfants passe, notamment, par l’intermédiaire d’objets produits et achetés ? Tout au long de leur existence, ils auront affaire à des objets manufacturés.
4 Mais le plus surprenant, pour les chercheurs que nous sommes, c’est le fin questionnement qui s’était, au fil du temps, emparé de ces deux dirigeants. Ils percevaient bien qu’autour de ces objets fabriqués planait une certaine magie, dépassant largement ce qu’ils avaient pu y mettre.
Un objet « merveilleux »
5 Les premiers éléments susceptibles d’enrichir notre réflexion consistaient donc en un abondant courrier adressé depuis plusieurs années à l’entreprise par des parents ou par des proches d’enfants ayant élu comme « doudou » l’une de ses créations. Toutes ces lettres témoignaient d’un rapport on ne peut plus particulier à ces objets. Ce premier matériel de recherche continue encore de me surprendre, même si j’en comprends mieux les ressorts aujourd’hui. Il y a quelque chose, dans l’investissement pour ces peluches, de la part des enfants mais aussi des adultes, qui demeure « merveilleux ». J’entends par là « ce qui, dans un événement, dans un récit, s’éloigne du cours ordinaire des choses », ou bien « ce qui est produit par l’intervention d’êtres surnaturels [3] ». En effet, ces doudous transcendent leur nature, ils semblent échapper aux lois rationnelles de notre monde et feraient apparaître nombre d’individus comme « fous », si notre culture ne leur donnait raison. Je repense à cet enfant me racontant sa dernière bagarre avec son hippopotame en peluche ; à cette mère m’expliquant, les larmes aux yeux, que le doudou de son fils avait « disparu », et qu’elle avait placardé, autour du domicile familial, des affiches arborant le « visage » de la peluche ; ou encore, à ce père ayant pris le risque de s’arrêter au bord d’une autoroute pour récupérer une peluche passée malencontreusement par la fenêtre. Ces doudous sont, plus qu’autrefois, des objets fabriqués, consommables, mais ils acquièrent, par l’investissement qu’ils suscitent, des qualités hors du commun.
6 Toutes les lettres envoyées à l’entreprise visaient le même but : retrouver un exemplaire identique du doudou perdu, trop abîmé ou dont la perte éventuelle serait insupportable. Mais ce qui nous ramène, une fois encore, au caractère « merveilleux » de l’objet, c’est le fait que certaines de ces lettres étaient écrites au nom de l’enfant, voire du doudou lui-même ! Les nombreux entretiens réalisés ensuite avec des parents, leurs enfants, des professionnels de l’accueil de la petite enfance nous montrent qu’il serait erroné d’y voir une habile stratégie en vue d’attendrir l’entreprise et d’obtenir gratuitement un second doudou. Par ailleurs, ces lettres arrivaient en si grand nombre que l’entreprise a dû engager à temps plein une personne pour traiter ce courrier spécifique ! La première engagée pour ce travail laborieux a démissionné, tant la charge émotionnelle de ces lettres était intense à ses yeux. Cela peut paraître anecdotique, mais permet d’entendre que ces lettres parlaient moins d’objets produits et consommables que de liens intersubjectifs et affectifs.
7 Quelle « folie » circulait donc dans ces lettres, au point qu’une mère éplorée placarde les photos d’un doudou « disparu » et qu’une employée bouleversée donne sa démission ? Voilà comment, en quelque sorte, je me suis engagé dans cette recherche. D’emblée, je pressentais que cette « saine folie » n’en était pas vraiment une ; encore fallait-il l’étayer théoriquement, et empiriquement.
8 Voici quelques courts extraits de lettres parvenues à l’entreprise [4] :
« Cette lettre est une lettre de détresse, en effet je vous écris pour ma petite puce Angelina […]. Vous restez donc mon dernier espoir… »
« Je me permets de vous écrire pour une requête inhabituelle, mais vitale, pour mon bébé de 6 mois… »
10 « Détresse », « requête vitale » : autant de mots ou d’expressions qui suggèrent une certaine gravité et, sans nul doute possible, un immense désarroi. Chaque lettre, à sa façon, met en scène une situation dramatique, dont les enjeux évoquent fondamentalement les grands drames de notre existence : la séparation, la perte, l’absence. D’une certaine façon, toutes ces lettres racontent l’histoire d’une détérioration ou de la coupure d’un lien, dont la manifestation, ou plutôt le support, est l’objet concret lui-même. Si les mots paraissent excessifs, c’est qu’ils renvoient à des enjeux bien plus importants que la simple perte ou l’usure d’une peluche. On pourrait conférer à ces objets une « valeur sentimentale », qui désigne un attachement particulier à un objet, dépassant sa valeur marchande. Mais avec ces doudous, cela va plus loin : il s’agit moins d’un lien à l’objet lui-même que des liens affectifs entre des personnes, dont la peluche serait le support, la manifestation objectivement perceptible. Un objet matériel, certes, avec une certaine forme, une certaine texture, mais qui est aussi vecteur de liens affectifs et qui s’inscrit dans une histoire, celle du sujet et de son entourage.
11 Une peluche peut-elle être « vitale » pour un bébé de 6 mois ? Assurément, non. Pourtant, il est possible de croire en sa nécessité vitale si elle représente, peut-être pour le bébé et plus certainement pour cette mère qui écrit, ce qui va assurer à l’enfant la continuité de son existence et de son lien au monde. La dimension de « croyance » est ici déterminante, et il n’est pas anodin que Winnicott ait articulé le concept d’objet transitionnel à celui d’illusion. En effet, même si l’auteur n’en fait pas mention, il évoque cette notion d’illusion dans la première mouture de son discours [5], présenté à la Société britannique de psychanalyse en 1951, soit trois ans après la publication en langue anglaise de L’avenir d’une illusion, texte écrit par Freud en 1927 à propos des idées religieuses. L’un et l’autre appréhendent l’illusion comme le fruit de la rencontre entre une création subjective et des éléments de la réalité extérieure susceptibles d’en être le support [6]. Il existe donc bien quelque chose de l’ordre de la croyance dans ces doudous ; une croyance qui, comme les idées religieuses, se veut d’abord réconfortante, consolatrice. Il s’agit également, dans l’un et l’autre cas, de croyances qui n’ont pas à être démontrées ni argumentées. Bien au contraire, chercher à démontrer la « magie » du doudou de l’enfant en annulerait, sans aucun doute, la fonction même. Ici encore, la matérialité de l’objet n’est pas anodine. « On n’hallucine pas facilement l’expérience de la douceur d’un sein dans un objet tranchant et pointu, râpeux et blessant ! », écrit si justement le psychanalyste René Roussillon [7]. Par cette concordance relative entre ce qui est projeté et le support de cette projection, la peluche actualise une rencontre possible entre réalités intérieure et extérieure.
12 Au moment de conclure la partie de son article consacrée aux fonctions de l’objet transitionnel, Winnicott se montre plus éclairant : « Laissons donc ce bébé avec cet objet. Près de lui, il est en paix, dans la pénombre, entre une réalité personnelle ou psychique, et la réalité réelle et partagée [8]. » « Dans la pénombre », écrit-il, soit là où il devient impossible de décider qui, de l’ombre ou de la lumière, l’emporte. C’est parce qu’il est impossible de trancher entre ce qui vient du dedans ou du dehors que l’objet revêt des propriétés transi-tionnelles et se transforme en « un lieu de repos » (a resting place) pour l’individu ; un objet merveilleux, surnaturel ; un objet investi pour autre chose que lui-même. Le doudou de l’enfant est porteur de liens, il est un lien lui-même ou, pour être plus précis, il présymbolise le lien entre un sujet et d’autres sujets qui peuplent son environnement. Car, rappelons-le, l’objet transitionnel préfigure les processus de symbolisation.
13 Le lecteur se demandera sans doute ici ce qu’il peut bien y avoir de nouveau dans ces objets transitionnels. Et, effectivement, les processus transitionnels repérés dans le cadre de nos recherches circonscrivent ce que je nommais plus haut « constante anthropologique » pour désigner ce qui transcende les différences interculturelles et historiques.
Un contexte de fragilisation des liens
14 Si le contexte socioculturel influence la façon dont se déploient les phénomènes transitionnels, les transformations de notre société contemporaine, elles, modifient quelque chose de notre rapport aux objets transitionnels. Notre monde est peuplé d’objets plus ou moins utiles, plus ou moins nécessaires. Beaucoup d’entre eux, cependant, n’ont de sens que celui qu’on leur prête. Autrement dit, de plus en plus d’objets acquièrent des qualités que leurs utilisateurs leur attribuent. L’angoisse que génère chez quantité d’individus la perte d’un téléphone portable dépasse de loin la valeur rationnelle de l’objet. Ce qui semble alors menacé relève davantage de la nécessité d’être en lien avec les autres de façon continue, y compris en leur absence. Il faut être joignable et pouvoir contacter n’importe qui, à tout moment. Le téléphone portable, les nombreuses applications qu’il comporte et les réseaux sociaux auxquels il permet d’accéder représentent du lien ou, plus précisément, présymbolisent le lien aux autres. Comme l’objet transitionnel, le téléphone portable est investi pour autre chose que lui-même (symbole), qui doit s’actualiser dans un objet concret. Si l’usage de l’objet transitionnel ouvre le tout-petit aux processus de symbolisation, la persistance d’un recours obsessif à un ou à plusieurs objets concrets, dont la fonction première est de rassurer sur la continuité du monde et des liens à autrui, semble plutôt symptomatique d’une difficulté à intérioriser ces mêmes processus de symbolisation. Cette inquiétude généralisée sur la continuité de la relation à l’autre est liée au contexte de fragilisation des liens si bien décrit par quelques sociologues, comme Alain Ehrenberg ou François de Singly. Ce dernier insiste, par ailleurs, sur la tension subjective générée par des injonctions sociales contradictoires : sois libre… et connecté à un maximum de personnes [9]. Quoi qu’il en soit, ces fragilités nouvelles impactent nécessairement la façon dont nous nous comportons dans nos relations avec autrui et vivons, parfois, leurs impasses. Elles ont aussi des conséquences inévitables sur ce que nous transmettons à nos enfants, en matière de gestion subjective de ces phénomènes et événements. Voici un nouvel extrait d’une lettre envoyée par un parent, au nom de l’enfant, à l’entreprise productrice de peluches :
« J’ai reçu, pour mon premier Noël, un Edgard 2000 qui, depuis, est le compagnon de mes jours et de mes nuits, confident de mes peines et de mes joies […]. Malheureusement, d’ici quelques jours, je vais avoir deux maisons : une chez Papa et une chez Maman… Pourriez-vous adresser à Maman la marche à suivre pour que je puisse obtenir un de ses frères, afin d’en avoir un dans chaque maison ? »
16 Cet extrait est fort intéressant à plus d’un titre. Tout d’abord, il articule l’usage de l’objet transitionnel à un phénomène tout à fait contemporain : les situations de rupture conjugale. Ensuite, cette demande énoncée au nom de l’enfant illustre l’impossibilité de distinguer ce qui, dans cet usage, relève de l’attente de l’enfant ou de celle des adultes autour de lui.
17 Arrêtons-nous quelques instants sur la question spécifique des divorces et des séparations. Aujourd’hui, lorsqu’on demande à un enfant de se présenter, surgit inévitablement une information relative à la situation conjugale de ses parents. Certains diront : « Mes parents sont séparés » ; d’autres, plus curieusement, préciseront : « Mes parents sont toujours ensemble. » Cette formulation révèle deux choses. La première, c’est qu’il y a eu un déplacement de la norme : avoir des parents en couple n’est plus un critère de normalité et, de facto, avoir des parents séparés n’est plus considéré comme une anomalie. Le deuxième point, c’est que les enfants dont les parents sont toujours unis envisagent qu’ils pourraient ne plus l’être un jour. Cette anticipation de la rupture possible modifie probablement la façon dont les individus, enfants et adultes, envisagent la (dis-)continuité de leurs liens affectifs et de la connexion à leur environnement. Tous les enfants, donc, que leurs parents soient séparés ou non, font l’expérience, de multiples façons, d’une certaine fragilité des liens et d’une possible instabilité de leur environnement affectif. Nul doute qu’une telle précarisation des liens entraîne, notamment, une tentative de réintroduire ou d’assurer de la transitionnalité en cas de séparation : garantie qu’il y aura bien séparation, mais pas rupture.
18 Nombreux sont ceux qui se retrouvent perdus par rapport à cette question ; la lettre mise en exergue ici en est un témoignage poignant. Qui demande quoi ? Est-ce véritablement l’enfant qui aurait besoin d’un second doudou chez son autre parent ? Du point de vue de l’enfant, il serait beaucoup plus opérant qu’un seul et même doudou l’accompagne d’une maison à l’autre, d’un parent à l’autre, et l’aide à traverser cet entre-deux qui s’est ouvert pour lui. Son doudou serait alors la preuve tangible de la continuité des liens et du monde, par-delà les séparations vécues. Mais peut-être que ce sont les parents eux-mêmes qui cherchent à acquérir un doudou, qui présymboliserait le lien à leur enfant en son absence ! Si nous devions intervenir auprès de cette famille, sans doute évoquerions-nous l’intérêt pour l’enfant de n’avoir qu’un seul doudou qui voyagerait avec lui, mais aussi la nécessité pour le(s) parent(s) de se munir d’un objet-lien [10] qui le(s) rassure, au moins les premiers temps, dans les moments d’absence de l’enfant, vécus si douloureusement par tant de parents séparés.
19 Pour terminer cette réponse, non exhaustive, à la question de savoir ce qu’il y a de neuf concernant l’usage des doudous, je souhaite reprendre un point laissé en suspens, qui se laisse entrapercevoir dans ce dernier extrait de lettre.
« Un doudou, ça n’existe pas [11] ! »
20 Impossible, donc, de savoir qui demande quoi. Impossible même d’envisager ce doudou et le rapport que l’enfant entretient avec lui, sans considérer l’organisation des liens affectifs entre les adultes et l’enfant, entre les adultes eux-mêmes (parents notamment), mais aussi le rapport que les adultes autour de l’enfant entretiennent avec le doudou.
21 « Un doudou, ça n’existe pas ! » : telle est la conclusion de notre collègue Sophie Tortolano qui, durant plusieurs mois, a observé l’usage de ces objets en pouponnière. La chercheuse paraphrase volontairement la célèbre formule de Winnicott : « Un bébé, ça n’existe pas… » L’objet, pour être « transitionnalisé », doit nécessairement être investi par le réseau des personnes gravitant autour de l’enfant. C’est effectivement très proche de ce que Winnicott dit du bébé : « Un bébé, ça n’existe pas, parce que lorsque nous voyons un bébé dans les toutes premières phases de son développement, nous savons que nous allons trouver une unité incluant le bébé et des personnes qui prennent soin de lui [12]. » Winnicott va loin dans ce sens, puisque à la question : « Un bébé est-il un phénomène qui peut être isolé, au moins de façon hypothétique, pour l’observation et la conceptualisation ? », il réplique sans détour : « Je suggère que la réponse est non [13]. » Il insiste ainsi sur la réalité clinique et théorique des phases du développement, durant lesquelles l’« enfant » (infans) se trouve dans un état de dépendance à son environnement tel qu’il ne peut être observable et concevable en dehors de son cadre de soins [14].
22 Loin de nous l’idée de penser que le doudou est un équivalent de l’enfant ! Mais, par analogie, il évoque cet état de dépendance primaire qui cède le pas aux phénomènes transitionnels et aux capacités de lien avec les objets de l’environnement. En ce sens, si l’enfant devient observable comme une entité à part entière, le doudou rétablit quelque chose de cette phase primaire d’unité « bébé-environnement » et ne peut, de ce fait, s’envisager en dehors de ces liens particuliers entre l’enfant et son environnement.
23 Une puéricultrice raconte qu’il lui est arrivé d’être appelée chez elle, un vendredi soir, par des parents affolés [15]. Ils venaient de se rendre compte qu’ils avaient oublié le doudou de leur enfant à la crèche ; l’enfant s’en retrouverait, dès lors, privé pendant deux jours et surtout trois nuits ! N’hésitant pas une seconde, la puéricultrice se rhabille et se rend à la crèche, où l’attend déjà l’un des parents. Une fois le doudou transmis au parent, puis à l’enfant, tout le monde s’en retourne chez soi dormir paisiblement… Car c’est bien là une des fonctions du doudou : s’assurer que tout est en place, et que tout continuera à l’être en notre absence, notamment pendant notre sommeil.
24 Au-delà du constat du dévouement de cette puéricultrice, qui dépasse largement son engagement professionnel, cette petite histoire souligne à quel point le doudou n’existe qu’en tant que vecteur des liens autour de l’enfant. Elle ne nous apprendrait rien si nous ne portions pas particulièrement attention à la circulation de l’objet et à l’effet, d’abord d’entraînement puis d’apaisement, qu’elle suscite. Quelles sont les raisons sous-jacentes à l’oubli du doudou et à cette mise en branle inhabituelle du réseau de liens autour de l’enfant ? L’objet transitionnel est justement là pour éviter que cette question ne soit posée. Chercher à en savoir plus reviendrait à se demander : « Cette chose, l’as-tu conçue ou t’a-t-elle été présentée du dehors ? », question qui, en elle-même, anéantirait purement et simplement le processus qu’elle interroge [16]. Mon hypothèse est la suivante : poser la question des raisons sous-jacentes à cette mobilisation des liens autour de l’objet-doudou conduirait chaque protagoniste à s’ouvrir à ses raisons subjectives qui ne sont, par définition, pas les mêmes que celles des autres. En d’autres termes, le pacte intersubjectif lui-même, donc la conviction d’être liés les uns aux autres, s’évanouirait en fumée, laissant chaque individu, y compris l’enfant, dans la détresse propre à ceux qui sont sommés de donner du sens à ce qui, rationnellement, n’en a pas : le désespoir d’être seul pour l’un, le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur pour l’autre, l’angoisse face à l’impermanence du monde pour un troisième, etc.
25 L’affirmation illusoire des liens au travers des processus transitionnels permet de contourner une extrême « solitude » des êtres. Si cette solitude n’est pas neuve, la précarisation des liens sociaux et affectifs, donc des illusions réconfortantes qui permettent aux individus de se sentir malgré tout en lien avec les autres et le monde, renforce sans doute la nécessité de recourir aux processus transitionnels. Parfois de façon imparfaite, lorsqu’il s’agit, par exemple, de faire usage des réseaux sociaux et des mondes virtuels [17], parfois de façon régressive, comme l’indique l’attachement fétichisé à divers objets, comme nos téléphones portables. Quoi qu’il en soit, les êtres humains peuvent compter sur ces processus anciens qui demeurent opérants dans leurs actualisations nouvelles, par-delà les transformations de notre société contemporaine.
Notes
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[1]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 2002, p. 171.
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[2]
Les principaux résultats de cette recherche se retrouvent dans : J.-L. Brackelaire, A.-C. Frankard, C. Janssen, S. Tortolano (sous la direction de), Objet transitionnel et objet-lien. Regards croisés, Louvain-la-Neuve, Academia, 2011 ; et C. Janssen, L’illusion au cœur du lien. De l’objet transi-tionnel à la construction du couple, Louvain-la-Neuve, Academia, 2013.
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[3]
Le Nouveau Littré (édition 2006), Paris, Garnier.
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[4]
J.-L. Brackelaire, A.-C. Frankard, C. Janssen, S. Tortolano (sous la direction de), Objet transitionnel et objet-lien. Regards croisés, op. cit.
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[5]
D.W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 169-186.
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[6]
C. Janssen, L’illusion au cœur du lien. De l’objet transitionnel à la construction du couple, op. cit.
-
[7]
R. Roussillon, « Le jeu et le potentiel », Revue française de psychanalyse, vol. 68, n° 1, 2004, p. 92.
-
[8]
D.W. Winnicott, La famille suffisamment bonne, Paris, Payot, 2010, p. 34.
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[9]
F. de Singly, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000.
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[10]
J.-L. Brackelaire, A.-C. Frankard, C. Janssen, S. Tortolano (sous la direction de), Objet transitionnel et objet-lien. Regards croisés, op. cit.
-
[11]
Ibid.
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[12]
D.W. Winnicott, « The fate of the transitional object », dans C. Winnicott, R. Shepherd, M. Davis (sous la direction de), Psychoanalytic Explorations. D.W. Winnicott, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 53-58.
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[13]
D.W. Winnicott, « Further remarks on the theory of the parent-infant relationship », dans C. Winnicott, R. Shepherd, M. Davis (sous la direction de), Psychoanalytic Explorations. D.W. Winnicott, op. cit., p. 73-75.
-
[14]
« À ces niveaux très archaïques ou primitifs de la conflictualité psychique, les processus de subjectivation du bébé sont indissociables de sa situation intersubjective », D.W. Winnicott cité dans le chapitre « Introduction : les modalités primaires de la subjectivation du temps chez le bébé », A. Ciccone, D. Mellier (sous la direction de), Le bébé et le temps, Paris, Dunod, 2007, p. 1-9.
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[15]
Cette anecdote et le commentaire qui s’y rapporte se retrouvent dans l’ouvrage de C. Janssen, L’illusion au cœur du lien, op. cit.
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[16]
Lire, à ce sujet, le chapitre introductif, « À la rencontre du monde avec Winnicott », p. 13-27.
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[17]
C. Janssen, S. Tortolano, « Mondes virtuels et capacité d’illusion : les avatars du lien », Cahiers de psychologie clinique, n° 35, 2010, p. 57-76.