1 La guerre fait rage, et tout déplacement comporte des dangers certains. Nous sommes en 1944, peut-être un an avant ou après, peu importe pour notre sujet : Agnès, une petite fille séparée de sa mère (hospitalisée pour un épisode fébrile) cinq jours après sa naissance, qui refuse de s’alimenter depuis. La situation devient critique, les risques de déshydratation sont réels, et le père, impuissant, est venu par trois fois solliciter le pédiatre, totalement désarmé. En désespoir de cause, ce dernier lui propose de téléphoner à Françoise Dolto, qui raconte : « J’ai simplement répondu à ce père inquiet : “Allez à l’hôpital, ramenez-en la chemise que porte votre femme en faisant en sorte qu’elle garde toute son odeur. Vous la mettrez autour du cou du bébé et vous lui présenterez le biberon.” » Ce qu’il s’empresse de faire, suivant scrupuleusement la consigne. « Le biberon a été avalé tout de suite [1] ! »
2 « Une chemise que porte votre femme, avec toute son odeur » : quel étrange conseil pour l’époque ! Imaginer qu’un enfant se laissant mourir de faim accepte de s’alimenter de nouveau grâce à ce procédé paraît alors très farfelu. Mais l’inquiétude est parfois source de naïveté, de superstition et de confiance aveugle… pourvu que le symptôme disparaisse ! Aujourd’hui, au regard du savoir acquis, nous conseillons très souvent de laisser à un enfant éloigné de sa mère un objet imprégné de son odeur, oubliant que cette pratique émane de l’hypothèse d’une femme audacieuse, qui force l’admiration.
3 Cette pratique est devenue courante dans les milieux professionnels de la petite enfance. En néonatalogie, quand j’étais jeune professionnelle, à la fin des années 1980, les petits berceaux des bébés hospitalisés étaient ainsi ornés de tissus de couleurs variées, seuls objets non médicaux tolérés. À l’époque, nous préférions ce tissu porteur de l’odeur de la mère à la mère elle-même. L’enfant hospitalisé ne recevait pas souvent la visite de ses parents, encore moins celle de la famille élargie, au nom des risques sanitaires. Un argument qui ne souffrait aucune discussion : il n’était pas question, en effet, de faire courir le moindre danger à des nourrissons fragiles. Les mères et les pères restaient derrière la vitre, le cœur lourd, observant à distance les soins donnés à leur enfant. Avec le recul, nous mesurons à quel point nous considérions le bébé comme un objet de soins, et non comme un être de relations. Les conditions sanitaires prenaient le pas sur la présence vivante et vitale des parents.
4 Des parents qui, eux, parlent et transmettent leur désir de vie à leur enfant. Certes, nous parlions aux bébés, ainsi que me l’a rappelé en 1988 une surveillante bougonne (que j’adorais, par ailleurs) : « Si vous croyez que je vous ai attendue pour leur parler ! » Mais nous ne pensions pas que c’était essentiel dans la vie de l’enfant.
5 Mais revenons à la chemise odorante de cette mère éloignée, et tentons de saisir l’histoire de cet ancêtre du doudou et son arrière-plan théorique. Une belle revanche de la psychanalyse, si décriée de nos jours, grâce à laquelle, pourtant, chaque enfant tombe dans les bras de Morphée. Car, aussi petit soit-il, ce bout de tissu possède une filiation prestigieuse « inspirante ». En effet, jamais Françoise Dolto n’aurait imaginé une telle hypothèse si Freud n’avait pas proposé les instances de l’appareil psychique avec le ça, le moi et le surmoi, ces structures de l’inconscient dont le décodage demande une pratique clinique attentive. L’enseignement freudien l’a aussi incitée à distinguer, chez les enfants, l’« image du corps » et le « schéma corporel ».
6 Il importe ici de préciser ces notions, pour comprendre l’histoire de cet objet communément appelé « doudou ». Le schéma corporel est, en principe, le même pour tous, alors que l’image du corps est liée au sujet et à son histoire. Le premier est en partie inconscient, mais aussi préconscient et conscient, et le second, éminemment inconscient. Il est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles. Pour Dolto, « c’est grâce à notre image du corps portée par – et croisée à – notre schéma corporel que nous pouvons entrer en communication avec autrui [2] ». Le désir de l’être humain y trouve sa source. C’est là aussi qu’« un enfant solitaire est toujours présent à lui-même à travers le fantasme d’une relation passée, réelle et narcissisante, entre lui et un autre, autre avec lequel il a eu dans la réalité une relation qu’il a introjectée [3] ». Si Françoise Dolto s’exprime par des phrases longues et souvent complexes, elle nous permet cependant d’accéder au bébé, être de relations et sujet désirant qui attend, au-delà de la satisfaction de ses besoins, une présence désirante. Il y va de sa survie. Nous avons tous en tête des situations de bébés considérés exclusivement comme des corps à nourrir et à changer, auxquels personne ne parlait. Sans tomber dans ces situations carentielles extrêmes, parfaitement décrites, notamment, par une autre femme audacieuse, la pédiatre et psychanalyste Jenny Aubry [4], nous abordons ici la notion des nourritures qui tissent et structurent l’enfant dans son humanité, le rapport langagier y tenant une place essentielle. Sans parole, la structuration du symbolisme du sujet est impossible, les mots devant « prendre corps » avant de « prendre sens ».
7 Si nous nous contentions, avec ce thème en apparence simpliste du « doudou », de développer l’idée selon laquelle cet objet tient lieu de mère au bébé en son absence et l’accompagne dans son développement, nous serions loin du compte… Il nous faut d’abord comprendre comment s’élaborent les trois modalités de l’« image du corps », pour réaliser que celle-ci est non pas une donnée anatomique, mais un concept qui s’élabore dans l’histoire du sujet. Ces trois modalités, l’« image de base », l’« image fonctionnelle » et l’« image érogène », se complètent et assurent l’image du corps vivant et le narcissisme du sujet tout au long de son développement. La première permet à l’enfant de se sentir dans la « mêmeté d’être », elle est statique ; la deuxième, contrairement à la précédente, est « sthénique [5] » : elle vise l’accomplissement de son désir et permet que les pulsions de vie s’objectivent dans la relation au monde et à autrui. La troisième, quant à elle, ouvre au sujet la voie d’un plaisir partagé – et humanisant, car porteur d’une valeur symbolique. Ces trois modalités réunies donnent une dimension dynamique du sujet, un sujet « en désirance », nous dit Françoise Dolto. Sa théorie nous incite à considérer ce bébé grandissant en appétence pour entrer en relation, comprendre le monde qui l’entoure et accéder à son autonomie, sous réserve que sa « mêmeté » ne se trouve pas altérée.
8 Or c’est un long voyage que celui de la croissance, avec ses défis, ses moments de séparation où il faut renoncer au connu pour aller vers l’inconnu. Où il faut quitter l’ancrage corporel, s’éloigner, mouvoir son corps et abandonner les bras sécurisants et « contenants » de l’adulte winnicottien, qui a accepté sa mission auprès de l’enfant. Des étapes décisives, accompagnées de mots qui donnent vie et sens au vécu de l’enfant. « Des mots dont cet enfant n’a pas le vocabulaire, l’objet transitionnel est peut-être le lexique, non déchiffrable, promu à représenter l’entièreté du sujet qui s’intuitionne dans sa relation d’objet-corps potentiellement érogène et dans sa relation fonctionnelle encore fusionnelle à “la mère” (l’adulte dont dépend la survie de l’enfant [6]). »
9 Dans ces mouvements de croissance, l’objet transitionnel est nécessaire à l’enfant : il l’articule aux images tactiles des zones de base (fonctionnelle et érogène, orale et olfactive). Par-delà la distance des corps, il garde les perceptions de l’odeur et de la voix de l’adulte sécurisant, qui continue d’exister pour l’enfant. De ce fait, il apaise son appréhension lors des séparations, en conservant la mémoire de leur relation. Il le protège des brisures et préserve son sentiment de « mêmeté ». Ainsi, la mère partie, l’enfant garde en lui, soutenu par l’objet choisi, le continuum des perceptions répétées et reconnues émanant d’elle. Il reste entier au cœur de ce lien relationnel qui le caractérise et ne se détruit pas.
10 Il est intéressant d’observer comment Françoise Dolto associe et étend la notion d’« objet transitionnel » à celle de « mêmeté ». Elle parle d’ailleurs, à ce propos, d’objets « mamaïsés », « qui font surgir en l’enfant, par associations de fantasmes, la présence sécurisante mémorisée de sa mère [7] ». Cette précision, au vu de sa théorie de l’image du corps, donne du sens à l’existence d’un objet « mamaïsé » avant l’âge de 4 mois, période à laquelle Winnicott fait intervenir l’objet « transi-tionnel [8] ». Autre pédiatre prestigieux, Winnicott décrit la manière dont cet objet matériel, choisi par le nourrisson « dans son environnement immédiat », lui permet d’établir une transition entre la relation primitive au sein maternel et la constitution d’objets dans le monde extérieur ; et devient une part de l’enfant, tout en restant extérieur à lui. Cet objet autre, « porteur de mêmeté », nous renvoie vers l’enfant grandissant, avec ses besoins psychiques inscrits dans une connaissance de sa vie intérieure et de sa complexité. Naissance du « doudou », donc : une expression simpliste pour désigner toute une succession d’élaborations clinico-théoriques.
11 Ainsi en est-il de la chemise maternelle pour la petite Agnès de Dolto, dans les années 1940. Ainsi en est-il de la couche en coton des années 1970-1980 : l’enfant s’endormait avec ce bout de tissu qui, au fil des succions, devenait une guenille odorante ; les adultes la prenaient du bout des doigts, tandis qu’il plongeait le nez dans le reste de tissu avec un infini bien-être… Le doudou était alors un objet « trouvé » par le bébé dans son environnement. Il l’accompagnait très souvent dans l’apprentissage de la marche, un moment-clé dans le processus de séparation. Les enfants d’alors, bien que maladroits – nous pensions que, s’ils avaient les deux bras libres, ils trouveraient plus vite leur équilibre –, ne lâchaient pour rien au monde l’objet précieux. « Précieux », paradoxalement, par son pouvoir de stabilité, puisqu’il permettait à l’enfant d’agir seul en étant accompagné, d’avancer malgré le sevrage du corps. Il était là, au creux de sa main ou collé contre lui, sans cesse ramené au nez pour respirer encore et encore l’histoire de l’être-deux. Et l’enfant, porté par l’objet, accomplissait les gestes de l’autonomie, acceptait l’épreuve insupportable (y compris pour la mère) de l’éloignement. Tel était le prix de l’humanisation, puis, plus tard, de la socialisation.
12 Le temps a passé, la pratique du doudou demeure. Mais qu’a-t-elle gardé du sens premier de l’existence même de cet objet ?
13 Nos enfants possèdent en effet un doudou ; ce dernier est acheté, le plus souvent choisi par leurs parents, avant même leur naissance. Un « bel » objet qui enrichit le marché de la puériculture : ce dernier s’est emparé de l’objet de consommation, sans se préoccuper de son sens initial. Les fabricants, et les vendeurs à leur suite, répètent que « les bébés aiment avoir un doudou », qu’il doit être doux, coloré, sentir bon… Les conseils d’achat créent une logique d’achat et, en moins de trente ans, le doudou est entré dans les normes dictées par notre économie de marché. Un mouvement qui pourrait faire sourire, s’il ne s’accompagnait pas d’une perte de compréhension du sens de sa présence humanisante auprès de l’enfant.
14 Le doudou est devenu le « premier animal de compagnie » du bébé, puisqu’il se présente le plus souvent sous cette forme. À l’heure où nous luttons contre les stéréotypes, sources de discrimination, nos filles trouvent à leur naissance, dans leur berceau, un petit chat rose ou blanc, et nos garçons, un petit lion vert ou bleu. Une caricature bien proche de la réalité car, si l’esthétique prévaut dans l’achat du doudou, les projections symboliques sur l’enfant qui orientent les choix parentaux restent fortement liées à des caractéristiques sexuelles inchangées : de la douceur à la force, l’animal transmet à notre insu notre conception du féminin et du masculin.
15 Le doudou est aussi acheté en deux ou trois exemplaires, « au cas où », selon la formule consacrée. « Au cas où quoi ? », me direz-vous. Au cas dramatique où on l’égare. On le remplacerait alors, pour éviter que l’enfant ne souffre mille morts, face à cette perte et au manque. L’idée est logique, et le désir du parent de ne pas mettre son enfant dans la détresse, légitime. Mais, dans ce nouveau rapport de l’adulte à l’objet-doudou, nous mesurons la perte du sens de l’histoire même de l’objet, et l’absence de réflexion sur la vie intérieure de l’enfant. Comme si le doudou se réduisait à un simple objet de consommation, interchangeable à loisir ; et qu’il suffisait de respecter la « mêmeté » de son apparence, ignorant son contenu. La forme l’emportant sur le fond.
16 Il en va ainsi de ses caractéristiques sensorielles. Objet doux mais propre. Plus précisément, doux mais dénué d’odeur, vidé de sa substance vitale. L’expérience olfactive est une expérience sensorielle essentielle, que l’enfant recherche justement comme un continuum. Laver tous les soirs un doudou pour éviter sa contamination par les microbes est un acte respectable, mais qui fait l’impasse sur une partie non négligeable de l’existence de l’enfant. Celui-ci n’est pas qu’un corps physiologique, il est aussi un corps psychique, que la question du doudou rappelle avec pertinence à notre réflexion. S’il a besoin de l’odeur de sa mère absente pour se calmer, c’est bien parce que cette odeur contient les objets de la mère. La mère respirée par le nouveau-né deviendra par la suite image, puis pensée, permettant à l’enfant de l’intérioriser, donc de la garder en lui : une prévention possible des brisures symboliques. L’odeur, dans sa dimension archaïque, est un ensemble de mots, d’images, d’autres, de liens, de traces ; puis, quand le sujet grandit et accède à la conscience et construit ses souvenirs, elle devient mémoire. Un tissu retrouvé, une senteur de cuisine, un bruit de mer appartenant à notre enfance, toutes ces sensations peuvent servir de levier aux souvenirs.
17 Affirmer que le narcissisme contenu dans le doudou assure la continuité de l’être, toujours menacée par les réélaborations successives de sa croissance, est un sacré challenge, à une époque où l’hygiénisme contamine la vie psychique. Une vie psychique malmenée par notre modernité, qui nous considère comme des êtres rationnels, autodéterminés, qui poussent « comme des champignons », sans se préoccuper de notre intériorité. Étrangement, ce constat nous ramène aux transformations de la pratique du doudou, devenu un objet de consommation, qui garde une symbolique de surface portée par les représentations de l’objet acquis, mais vidée de son sens premier.
18 Le thème du doudou est, en définitive, un magnifique objet de thèse, tant il est porteur d’observations cliniques et d’élaborations théoriques toujours à ranimer, qui viennent rappeler ce que signifie le mot « humanité ».
Notes
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[1]
F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984.
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[2]
Ibid.
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[3]
Ibid.
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[4]
J. Aubry, La carence de soins maternels, Paris, Puf, 1955.
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[5]
Qui donne une impression de force et de dynamisme.
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[6]
F. Dolto, L’image inconsciente du corps, op. cit.
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[7]
Ibid.
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[8]
D.W. Winnicott, Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970.